Rêveries d’après guerre sur des thèmes anciens/01

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Rêveries d’après guerre sur des thèmes anciens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 98-119).
RÊVERIES D’APRÈS GUERRE
SUR
DES THÈMES ANCIENS

I
AU PRINTEMPS DE NOS BISAÏEULES

Les sages, qui jamais ne furent plus nombreux, à en juger par la quantité de gens aujourd’hui occupés à disserter de l’état social à venir, les sages annoncent que des modifications radicales s’opéreront après la guerre dans les façons d’être et de penser des Français ; ils prévoient un renouvellement des mœurs et un bouleversement de la société comparable à celui dont fut la cause cette succession d’événemens justement désignée sous le terme synthétique de « grande révolution. »

Il se peut bien que les sages ne s’abusent pas ; mais leur pronostic est contesté par d’autres, joyeux sociologues, atteints d’une sorte de nostalgie de la frivolité, lesquels prédisent que rien ne sera changé quand le monde aura retrouvé son assiette après la formidable commotion ; ils assurent que l’arrière, aussi bien que le front, est d’autant plus désireux de plaisirs qu’il en est sevré depuis bientôt trois années pleines, et que Paris, à peine éveillé du cauchemar, reprendra, avec le même entrain qu’auparavant, son rôle jalousé de conducteur des mondiales farandoles.

Ainsi divergent les prophètes : un seul (Joint sur lequel tous s’accordent, car on le discerne dès maintenant, c’est que, graves ou gais, il nous faudra, de toute nécessité, restreindre notre ardeur dépensière d’antan ; nous ne serons pas pauvres : on n’est jamais pauvre en France où, écrivait un historien de Paris, « le peuple sait être riche même quand on lui prend son épargne ; » mais nous aurons à solder le prix de la victoire ; nul, bien certainement, n’estimera qu’on la paie trop cher, encore que certains considèrent déjà avec amertume l’amoindrissement de revenus, naguère jugés à peine suffisans, et que vont rogner sensiblement la majoration des impôts, la « lourdeur » des cours, le rapide et progressif renchérissement des denrées. On n’avait pas tout à fait assez pour vivre selon ses prétentions ; — de tout temps, les plus fortunés ont possédé « un peu moins qu’assez ; » — on devra se réduire et l’on s’effare. Déjà quelques-uns crient misère ; d’autres tirent gloriole de la pénurie menaçante ; car nous allons voir indubitablement renaître une mode qui semblait abolie depuis le Directoire : le suprême bon ton, en ce temps-là, consistait à être complètement ruiné : on regrettait fort de n’avoir pas été un peu guillotiné sous le règne de Robespierre ; mais on devait monter à l’échafaud le lendemain du 9 thermidor, et, sauf la vie, on se vantait d’avoir tout perdu, terres, rentes, pensions, emplois, voulant ainsi se distinguer des « nouveaux riches, » expression qui n’est pas nouvelle et qu’on rencontre à satiété chez les chroniqueurs des premières années du XIXe siècle. À une belle quêteuse qui sollicitait son aumône, l’auteur du Génie du Christianisme répondait, d’un ton navré, mais non sans orgueil : « Je n’ai pas un écu vaillant ; je vis pêle-mêle avec les pauvres de Mme de Chateaubriand !… » C’était l’époque où le cours de la Bourse était si bas que le cinq pour cent se cotait à six francs : — vous entendez bien : — un capital une fois versé de six francs, — assurait a perpétuité une inscription au Grand Livre pour cinq francs de rente annuelle : et personne ne risquait son argent, soit qu’on n’en eût pas, soit qu’on redoutât ce nouveau genre d’agiotage.

Les gens d’autrefois professaient, en général, un beau dédain de la spéculation et de l’argent dont la source n’était pas limpide. Ceux de la classe moyenne vivaient du revenu d’un bien de campagne qu’ils faisaient valoir, d’une modeste charge héritée ou acquise et, comme leur existence était suffisamment occupée, sans surmenage, par ces paisibles devoirs, ils avaient résolu le problème, — que nous aurions profit à étudier, — d’être riches avec peu de ressources. Sauf exception de comédies, dont M. Jourdain demeure le personnage type, l’envie ne leur venait jamais de prendre part aux amusemens perpétuels, aux sarabandes mondaines, de ce qu’on appelait alors « les personnes de qualité. »

C’est que, dans ces intérieurs de jadis, chacun avait sa tâche et s’y plaisait : de toutes les causes de dissipation l’oisiveté étant la plus exigeante, on la redoutait à l’égal d’un fléau et on se garait d’elle comme d’un mal insidieux. Il y a peu de maisons bourgeoises où ne soit conservé quelque portrait de trisaïeule, mi-citadine, mi-campagnarde, montrant une belle figure épanouie, un peu rougeaude, mais réjouissante de santé, de calme et de satisfaction. La bonne dame a fait toilette pour poser devant le portraitiste de passage, soucieuse de se présenter dans ses plus beaux atours aux regards respectueux de sa postérité : trois coques de cheveux bouffent sur chacune de ses joues ; le plus magnifique bonnet de son trousseau nimbe sa tête d’une auréole de jolie dentelle ; un châle brodé est épingle sur ses épaules, et ses deux mains, croisées sur sa poitrine, exhibent à leurs doigts toutes les bagues de la maison. Aimables Françaises d’aujourd’hui qui, peut-être, vous épouvantez des restrictions dont est menacé votre budget, et qui bornez pour le moment vos projets de réforme à des lamentations et à des « Comment va-t-on faire ? » interrogez cette image de grand’mère, si, toutefois, vous ne l’avez pas reléguée au grenier pour la remplacer, sur les murs de votre salon, par quelque portrait d’ancêtre plus flatteur, mais moins authentique ; elle vous répondra et vous recevrez d’elle leçon autrement profitable que du plus expérimenté des économistes. La bonne dame au bonnet et au châle était levée, tous les matins, avec l’aube ; attentive atout, elle allait du potager à l’étable et de l’office au poulailler ; elle excellait aux confitures et présidait à la lessive : elle régnait sur le fruitier, embaumé de la persistante odeur des pommes, et sur l’armoire au linge qui sentait bon la lavande et le vétiver. À la campagne, elle tenait compte des gerbes engrangées, s’occupait des semailles et percevait les fermages ; elle connaissait d’admirables recettes, et si quelque visiteur la surprenait dans sa cuisine, les bras enfarinées, en train de battre la pâte d’une tarte, elle n’en avait point de gêne, et bavardait sans quitter sa besogne. Il faisait bon dîner chez elle, ce qui n’avait lieu, d’ailleurs, qu’aux anniversaires solennels, aux baptêmes, aux premières communions. Jamais on ne la trouvait oisive, étant persuadée que toutes les heures du jour sont à peine suffisantes au bon gouvernement du ménage. Et si quelque devin, dans le miroir magique des contes sur le cristal duquel on entrevoyait l’avenir, lui eût montré ce qu’est la journée d’une de ses arrière-petites-filles d’aujourd’hui, — courses dans les magasins, thés, visites, vernissages, premières, la hâte, la trépidation, les papotages, le désir irraisonné d’être partout où vont les autres, de voir les mêmes choses, de rester chez soi le moins possible, de lire son nom dans les journaux mondains, joie suprême, — la bonne aïeule en serait tombée d’incompréhension, d’effroi et de fatigue.

On n’entreprend point ici l’éloge suranné du « bon vieux temps ; » mais puisqu’il est urgent de nous accommoder de certaines réformes à nos mœurs d’avant-guerre ; puisqu’un obligatoire changement s’impose à l’optique universelle et que l’effort de ceux qui n’ont pas eu à combattre va commencer dès que sera terminée la tâche glorieuse de nos défenseurs ; puisque, enfin, le but unanime est de restituer à notre France sa souveraineté jadis incontestée, il n’est pas tout à fait oiseux de démêler de quels élémens se composait le charme qui lui avait valu la royauté des nations et de rechercher en quoi consistait cette « douceur de vivre » exaltée par un mot fameux qu’on a cité jusqu’à l’abus, sans nous mettre en mesure d’en apprécier la valeur et d’en comprendre pleinement la justesse. Joubert disait : « Il ne peut y avoir de bon temps à venir que celui qui ressemblera aux bons temps passés, » et, pour rendre à notre pays sa bonne vieille renommée et tout son prestige, il n’est pas besoin de chercher des modèles et des leçons ailleurs que chez nos pères.


Ce par quoi nous séduit la lecture des mémorialistes et des chroniqueurs de la société d’autrefois, c’est, d’abord, l’absence de toute prétention, de toute emphase, la simplicité des habitudes décrites, le ton familier des gens, exempt de morgue, d’affectation ou, comme nous dirions, « d’esbrouffe. » L’ancienne France était simple, ce qui n’est pas l’indice de peu d’esprit.

On objectera Versailles, manifestement créé pour la magnificence et dont nous n’imaginons pas facilement les habitans autrement qu’en parade et en perpétuelle représentation. Est-ce bien sûr ? Ce qui reste du château de Louis XIV est le somptueux décor de la monarchie, et certes on peut penser que les merveilles d’un tel logis influaient sur les allures de ses occupans ; mais, en dehors des cérémonies pompeuses contées par les Saint-Simon, les Dangeau, les Luynes, on s’aperçoit, quand on furette dans les détails dédaignés par la grande histoire, que les acteurs de ces galas, une fois leur rôle déposé, avaient hâte de se mettre en pantoufles et vivaient « à la bonne franquette, » selon une expression qui leur était chère et qui reste plaisante parce qu’elle est bien de chez nous. L’étiquette, si sévère et respectée fût-elle, n’entamait pas chez eux l’atavique gaminerie de la race : lors du sacre de Louis XVI, les chevaliers du Saint-Esprit, réunis à l’archevêché de Reims en chapitre solennel, virent, sans en être choqués, ni même étonnés, le jeune roi, jusqu’alors si recueilli au cours des longues cérémonies, gambader d’aise en présence de la noble assistance, dès qu’on l’eut désaffublé de l’écrasant manteau qui lui pesait aux épaules[1].

Il n’y a, sans doute, dans aucun palais du monde, salle plus superbe que la chambre à coucher du Roi, à Versailles : c’est, à proprement parler, une sorte de temple, un sanctuaire, où tout est noble, riche, imposant, évocateur de défilés réglés comme des ballets et majestueux comme des offices. Se représente-t-on Louis XV, qui coucha dans celle pièce jusqu’en 1738, sortant de son lit de bon matin pour allumer lui-même son feu[2] ? Voit-on bien le roi de France, les jambes nues sous sa belle robe de chambre en soie blanche, accroupi devant la cheminée, échafaudant des bûches, déliant des cotrets et soufflant sur les braises, pour ne pas déranger ses domestiques ? « Il faut laisser dormir ces pauvres gens, disait-il, je les en empêche assez souvent. » Un bourgeois, en notre temps de démocratie, n’eût-il qu’un valet de chambre, ou même une bonne à tout faire, refuserait de s’astreindre à une corvée si humble et si réfrigérante.

Même simplicité de façon à l’heure du a coucher du Roi. » Ceux qui ont l’honneur d’y assister égaient autant qu’ils le peuvent, — à l’époque de Louis XVI, du moins, — cette obligation du cérémonial. Près de cette belle porte à vantaux dorés qui, de l’Œil-de-bœuf, donne accès dans la chambre royale, un gros suisse « quarré et colossal » est de garde, jour et nuit. Il vit là et n’en sort point ; mieux chauffé que le Roi, à côté d’un énorme poêle, il boit, il mange, il digère : un simple paravent dissimule son petit ménage, sa cuisine et son lit qu’il pousse, le soir, dans la Galerie des Glaces où il dormira. C’est un personnage : douze mots composent tout son vocabulaire ; « Passez, messieurs, passez ! Messieurs, le Roi ! Retirez-vous. On n’entre pas, monseigneur… » Et monseigneur file sans rien dire[3]. Ce cerbère franchi, les gentilshommes admis à saluer le Roi avant son sommeil, pénètrent dans la chambre et, à heure fixe, la cérémonie commence, toujours très joyeuse. On ôte au Roi son habit, sa veste et sa chemise ; il reste nu jusqu’à la ceinture, « se grattant, se frottant, comme s’il était seul, en présence de toute la Cour et souvent de beaucoup d’étrangers de distinction. » Le plus qualifié des assistans présente la chemise de nuit : Louis XVI fait « de petites niches pour la mettre, l’évite, passe à côté, se fait poursuivre ; » il rit si fort qu’on l’entend de l’Œil-de-bœuf. La chemise enfin passée, trois valets de chambre défont à la fois la ceinture et la culotte qui tombe jusqu’aux mollets : et c’est dans ce costume, trébuchant dans ces entraves, traînant les pieds, que le Roi commence la tournée du cercle. Puis il se laisse choir dans un fauteuil, en levant les jambes dont deux pages s’emparent pour déboucler les souliers et tirer les bas. C’est l’instant des gais propos, des plaisanteries ; parfois on s’amuse à chatouiller un vieux valet de chambre si sensible que la peur le fait fuir et se cacher jusque dans l’alcôve royale[4]. Ou bien le Roi exécute des tours de force, « lève à bras tendu une très lourde pelle de fer qui se trouve à l’Œil-de-bœuf, en mettant encore sur cette pelle un petit page[5]… »

La vie journalière du château est ainsi : chacun y prend ses aises sans prétention à l’apparat. À la chapelle même, dans cette tribune royale que notre imagination peuple de figures hautaines et compassées, le Roi reste bonhomme et ne pense pas à jouer un rôle. Quand, les jours de grande fête, ou lui présente le pain bénit sous la forme d’une brioche de forte taille, Louis XVI fouille dans sa poche, tire son couteau, l’ouvre et se coupe une tranche du gâteau, — à moins qu’il ne prenne pas tant de peines et qu’il morde à même la brioche. Tous les soirs, à neuf heures, il y a pique-nique à Versailles : le Roi et la Reine font porter chez Monsieur leur dîner qu’on réchauffe, tant bien que mal, sur un fourneau de fortune. Madame a rapporté, de sa maison de Montreuil, des petits oiseaux pris par elle au filet ; elle en compose une soupe dont elle détient la recette et qui se prépare sous ses yeux, non point dans la cuisine, mais dans son appartement[6].

Et, d’un bout à l’autre du vaste palais, c’est, à l’exemple des maîtres, le train de vie bourgeoise. Rien qui ressemble à ce que nous imaginons d’après les belles estampes que nous a laissées le XVIIIe siècle : jusqu’au milieu du jour, il y a, dans la galerie, défilé de frotteurs, de porteurs d’eau et de monteurs de bois ; même on y rencontre des bestiaux, car vaches, brebis, ânesses sont conduites, pour y donner leur lait, jusque dans l’appartement des princesses[7].

Ce qui paraît plus singulier encore, et, à vrai dire, inexplicable, c’est le livre tenu par le Roi des comptes de ses « petits appartemens, » avec la minutie que n’a point certainement de nos jours la plus honnête et la plus scrupuleuse servante d’un ménage d’employé. Est-ce à dire que nous ignorons tout de ce qu’était la vie de la famille royale, à Versailles, au temps des splendeurs ? Connaissant, par les états du personnel, la foule de serviteurs de tous rangs dont est entourée la personne du Roi, comment admettre que Louis XVI ait été même informé des menues dépenses qu’il mentionne dans ce journal ? Car il marque soigneusement les œufs frais achetés pendant le mois, les pourboires du porteur d’eau, le prix des ports de lettres, le linge remis à la blanchisseuse, — 49 nappes et 438 serviettes en juin 1775. — Il note les carafes cassées, — et on en casse ! — 249 en ce même mois de juin, 545 en juillet ! — Voici, en septembre, « deux harengs frais » cotés 3 livres, ce qui est un bon prix ; — « une corde pour le tournebroche de Fontainebleau, 1 livre 4 sols. » — Lisons au hasard : « Six paniers de grosses cerises (évidemment c’est le jour des confitures) ; » — « abricots pour de La marmelade ; » — « des brosses à vaisselle et une livre de savon ; » — « deux livres, pour avoir serré des fagots ; » — « deux livres encore, pour le raccommodage d’une fourchette et d’un pot à bouillon. » Une indication qui revient fréquemment est celle-ci : « Pour des pieds de mouton et du gras-double, 4 livres 12 sols. » À quoi lui servaient donc, à ce maître de maison si « regardant » tant de panetiers, de cuisiniers, de maîtres d’hôtel, de sommeliers, de coureurs de vins, et les quarante-huit fourriers, et les garde-vaisselle, et les pourvoyeurs, et les hâteurs qu’on trouve à l’énoncé de sa Maison, s’il payait, de sa bourse, « 12 sols une bouteille de vin rouge pour une matelote ; » et comprend-on ce Roi de Trianon, de Marly, de Choisy, de Saint-Hubert, avec des parcs grands comme des provinces, ce Roi qui avait pour jardiniers Jussieu, Richard et Buffon, comprend-on qu’il eût recours à la fleuriste quand il avait besoin d’un bouquet pour la Reine, et qu’il consignât sur son livre de comptes des mentions telles que celle-ci : « Pour les fleurs naturelles des soupers du mois, 48 livres ? » Ceci, en moyenne, portait la décoration de la table royale à trente-deux sous par jour[8] ! Ce qui n’étonne pas moins, c’est que la comptabilité du règne de ce prince, si parcimonieux, se solda par un déficit de centaines de millions ; tandis qu’il vérifiait les additions de sa blanchisseuse, se creusait dans la caisse de l’État le gouffre où la monarchie allait s’engloutir.

Un économiste éloquent tirerait, sans nul doute, grands effets de ces oppositions ; il importe seulement ici de constater que les plus grands de ce temps-là, et aussi les plus riches, se plaisaient à la familiarité et professaient pour la solennité un dédain d’essence toute française. Ce n’était point caprice de mode, encore moins bravade à la tyrannique étiquette, mais bien goût inné du sans-façon, si naturel à la vieille France que les survivans de la noble société d’avant la Révolution, ne s’étant point départis de ces habitudes de simplicité, les pratiquèrent, sans vergogne, durant tout le premier tiers du xix° siècle, alors que, par contraste, les bourgeois triomphans rivalisaient entre eux de gros luxe et d’embarras.

Rien ne surprenait davantage les enrichis du nouveau régime, roulant carrosse avec piqueurs et valets de pied, que de voir Mme de Vintimille ou Mme de Fezensac descendre de la diligence d’Arpajon ou d’apprendre que la comtesse de Lubersac, au château de Saint-Maurice, écumait le pot-au-feu, tournait la broche et donnait, tous les dimanches, 24 sols à son mari pour jouer à la bouillotte. On rencontrait, dans le faubourg Saint-Denis, Mme Molé voyageant, de Champlâtreux à Paris, dans une carriole qu’elle empruntait et dont aurait rougi un notaire de chef-lieu de canton[9] ; et, des fenêtres du faubourg Saint-Honoré, on apercevait M. de Boissy, « en pet-en-l’air, faisant, dans le jardin de son hôtel, des fagots destinés à sa cuisine. » Même quand vint la Restauration et qu’on reprit de l’importance, alors qu’on pouvait croire au renouveau de l’ancien monde, on continua de vivre à sa guise, sans souci d’éblouir, ni d’accroître, en se guindant, son bon renom, préoccupation de parvenu qui ne vaut que par son argent. Les jeunes mondains de cette époque-là riaient entre eux de M. le baron de Damas, qui, ministre de la Guerre sous Louis XVIII, ne sortait jamais de chez lui le soir et se couchait invariablement à neuf heures[10]. Les visiteurs surprenaient M. le vicomte de Martignac, président du Conseil, arrosant, habit bas, le jardin de son hôtel[11], et, tous les jours, depuis l’automne de 1815 jusqu’à la fin de 1818, on rencontrait, vers une heure de l’après-midi, M. le duc de Richelieu, autre président du Conseil, sortant de l’hôtel de la Chancellerie pour fumer sa pipe au pied de la colonne Vendôme et dans la rue de la Paix. Il gagnait ainsi le boulevard et poussait jusqu’à la Madeleine, sans quitter sa bouffarde d’écume qu’il rebourrait et allumait tout en marchant, ce qui attirait d’autant plus l’attention que l’usage du tabac n’était point alors répandu comme il le fut plus tard. Arrivé à la rue Royale, le duc de Richelieu, toujours fumant, revenait sur ses pas, et il ne changeait jamais de parcours parce que. s’il parvenait au ministère une dépêche importante, l’huissier, qui avait la consigne, venait prévenir l’Excellence[12].

Mœurs patriarcales dont l’exemple est donné par les hôtes augustes des Tuileries. Ainsi que son bisaïeul Louis XV, avec lequel il avait, pour le reste, peu de ressemblance, Mgr le duc d’Angoulême, levé à cinq heures, allume lui-même son feu[13]. Il faut le dire, à l’excuse de sa livrée : les appartemens royaux n’étaient pas chauffés avant le 1er novembre ; qu’un habitant du château se permit d’avoir froid avant que l’étiquette ne l’y autorisât, c’eût été d’une inconvenance dont personne, fût-ce une Altesse royale, n’eût osé se rendre coupable ; on devait souffler dans ses doigts et battre la semelle[14], ou se servir soi-même, comme faisait le duc d’Angoulême.

À l’Elysée qu’habitaient le duc et la duchesse de Berry, le train de vie, encore que somptueux aux jours de réception, n’en était pas moins, à l’ordinaire, familial et dénué de toute prétention : par les beaux jours d’été. Leurs Altesses portaient une petite table sur une pelouse et dînaient en tête à tête, à l’ombre des arbres, comme des boutiquiers retirés à la campagne. Le soir, Monsieur, — le futur Charles X, — le duc d’Angoulême et la fille de Louis XVI venaient très souvent des Tuileries, et l’on entamait, entre parens, une partie de loto, amusement que la jeune duchesse jugeait, à la longue, « un peu sérieux[15]. » Le cérémonial était même si dédaigné que, les jours de grands dîners aux Tuileries, le duc et la duchesse de Berry allaient, à pied, de leur palais à celui du Roi ; c’était à l’époque où, sur le point d’être mère, la princesse redoutait les courses en voiture ; elle avait dû renoncer, non sans grand regret, à prendre, pour se promener dans Paris, le populaire omnibus qui lui plaisait tant[16], Alors les deux époux, en dépit de la pluie et de la boue, enjambant les flaques, se garant des bousculades, suivaient, parmi la foule, toute la rue Saint-Honoré, et revenaient la nuit chez eux, bras dessus, bras dessous, à l’égal de bourgeois rentrant du spectacle[17]. Plus tard exilée, mère de Roi, la duchesse de Berry se souciait tout aussi peu du décorum : sir Richard Acton, chargé pour elle d’un message des souverains de Naples, racontait combien il avait eu de peine à découvrir la demeure de la princesse dans la petite ville de Massa. Il faisait nuit. Quelqu’un pourtant lui indique la maison ; il frappe à plusieurs reprises, entend enfin des pas qui s’approchent, le verrou qu’on tire : c’est Madame elle-même qui vient ouvrir sa porte, un chandelier à la main…[18].

Au Palais-Royal, chez le duc d’Orléans, sauf en quelques circonstances exceptionnelles, la vie de famille est de règle. Même aux soirs de réception, les princesses se tiennent dans la galerie de Valois autour d’une table ronde où chacune d’elles a son tiroir avec un « ouvrage » auquel elle travaille, tout en accueillant les visiteurs qu’introduit un chambellan. Après 1830, quand Louis-Philippe a monté en grade et occupe les Tuileries, la reine Amélie, ses filles et sa belle-sœur ne perdront pas ces habitudes laborieuses : les ambassadeurs et les ministres, venus pour leur rendre hommage, les trouvent toujours assises autour de leur table, au milieu de laquelle est un grand candélabre, avec un petit bougeoir devant chacune des dames qui, toutes, ont une tapisserie à la main[19]. Le Roi n’est pas plus cérémonieux : on le rencontre dans l’avenue des Champs-Elysées, revenant à pied de Neuilly jusqu’aux Tuileries, — et il y a du chemin ! — Un jeune freluquet de diplomate autrichien, grand conducteur de cotillons, qui l’aperçoit, certain jour, en cet équipage, note dans son journal : « Vieil habit, vieux chapeau, parapluie passé sous le bras, sale et crotté jusqu’à l’échine, le Roi, accompagné d’un de ses commensaux, saluait pour se faire remarquer des passans, entendant les moqueries sur cette ridicule parade et ayant tout à fait manqué ce bel acte de popularité. » L’Autrichien se trompait : Louis-Philippe gardait les habitudes bonasses du temps de sa jeunesse où « l’étalage » n’était pas de bon goût. En quoi, d’ailleurs, il retardait. Car c’est un phénomène déconcertant autant qu’inexplicable : plus Paris se démocratise, au cours du XIXe siècle, plus il exige de ses maîtres éphémères le faste et la représentation. Depuis qu’il les paie, il en veut pour son argent. Aussi tournait-il en dérision le parapluie du Roi-citoyen, la tapissière où, pour les promenades au Raincy, celui-ci entassait toute sa famille ; et les bouzingots considéraient ce sans-façon royal comme un manque d’égards à leur adresse.

Si l’on cherchait l’origine de l’épidémique prurit de « paraître » qui a envahi la société française, entraînant, pour bien des gens, l’obligation de mener un train contraire à leurs goûts et supérieur à leurs moyens et à leur fortune, on la trouverait, je pense, dans une conception de Bonaparte recréant le monde à son idée. En dotant richement ses maréchaux, ses sénateurs, ses ministres, ses chambellans, il entendait qu’ils fissent de la dépense et jugeait mauvais qu’on ne paradât point en proportion des richesses qu’on lui devait ; mécontentement qu’il ne dissimulait pas et qu’il marqua, un jour, d’une manière assez piquante, au sénateur comte Lemercier. S’étant aperçu que celui-ci continuait à se rendre en fiacre aux Tuileries, quoique pourvu de 36 000 francs de revenus à raison de son titre et de la sénatorerie d’Angers qui lui en produisait tout autant, Bonaparte fit conduire un carrosse neuf, attelé de deux beaux chevaux, le tout « venant de sa part, » à la porte du sénateur économe : celui-ci ne manqua pas d’user de la voiture pour aller aussitôt remercier l’Empereur, lequel se contenta de répondre « qu’il était charmé qu’elle fût de son goût. » Les illusions du comte Lemercier durèrent peu, car, quelques jours plus tard, le carrossier se présenta avec le mémoire qu’il fallut payer[20]. La leçon ne fut pas perdue, et chacun s’ingénia pour ne point s’en attirer une semblable. On se trouvait gratifié d’une dotation considérable ; on se voyait propriétaire d’un vaste domaine situé en Pologne, en Hanovre, en Westphalie, mais dont les fermages étaient irréguliers. Cependant, « le désir de plaire au maître, une confiance imprudente dans l’avenir faisaient qu’on montait sa dépense sur les revenus qu’on attendait. Les dettes s’accumulaient ; la gêne se glissait au milieu de cette prétendue opulence… Le maréchal Ney acheta une maison où il dépensa plus d’un million, et souvent il exprima les plaintes de la gêne qu’il éprouvait après une pareille dépense. Il en fut de même du maréchal Davout. À tous était imposée l’acquisition d’un hôtel entraînant les frais du plus magnifique établissement. Ce luxe plaisait à Napoléon, réjouissait les marchands, éblouissait tout le monde, mais tirait chacun de sa sphère et les prétentions devenaient extrêmes[21]. »

« Les changemens de fortune, a dit un penseur, ont un grand inconvénient : les enrichis n’ont pas appris à être riches et les ruinés à être pauvres. » De ces accroissemens inopinés de situation, succédant, sans transition, à une pénurie quasi générale, résultait un désarroi social dont on retrouve l’écho chez tous les mémorialistes. Un Prussien, qui connaissait bien Paris pour y avoir séjourné plusieurs fois au temps de Louis XVI, ne le reconnaissait plus quand il le revit sous le Consulat : « Le monde parisien actuel a peu d’attraits, note-t-il en son journal. Dans les réunions où la haute société essaie de se reformer, à l’aide de dîners fastueux et d’assemblées qui sont des cohues, ce n’est pas la culture intellectuelle, mais l’argent des « nouveaux riches » et l’appoint des étrangers qui servent de moyen de rapprochement. Les conversations de ces tables opulentes, roulant toujours sur les mêmes sujets, deviennent vite fastidieuses… Le théâtre, les discussions sur les qualités ou les défauts des pièces nouvelles, qui occupaient autrefois, paraissent n’avoir plus d’intérêt. La Cour de Versailles fournissait aussi une ample matière à la médisance, les anecdotes foisonnaient : on est très réservé sur la Cour de Saint-Cloud ; l’étranger qui se hasarde à en parler ne trouve pas d’écho ; les Parisiens coupent court par quelques mots brefs : « C’est ça ; c’est égal[22] !… » Et le même touriste qui regrette l’ancien ton se lamente : « Il y a incontestablement des troubles et un manque d’équilibre dans les esprits. Plus de la moitié des gens que l’on rencontre ont l’air absorbé ; ils bâillent à se démancher la mâchoire quand on leur parle, parce qu’ils ont pris l’habitude des nuits blanches ; ils répondent à peine lorsqu’on leur pose une question. Si, par hasard, vous demandez votre chemin à un passant, il dira d’un air distrait, sans même vous regarder : Première à droite. Insistez-vous en faisant le geste indicateur, il réplique : C’est-à-dire, à gauche ! Revenez-vous à la charge, il répond : Je veux dire la seconde, la troisième, un enfant vous dira ça !… » Même pour les Parisiens le contraste est sensible entre l’autrefois et le présent : on ne sait plus causer, ou, du moins, on n’y prend plus de plaisir : ce La société, dit tristement Rœderer, a fait à la Révolution une perte immense, peut-être irréparable… elle a perdu la conversation, » et Ségur ne retrouve plus à Paris « cette douceur, cet atticisme, cette urbanité qui en avaient fait si longtemps le charme et la grâce ; chacun parle haut et écoute peu[23]. »

À la Cour impériale, plus rien de l’aimable liberté, plus rien des familiarités et des gamineries de Versailles : un ennui superbe pèse sur les Tuileries ; tout y est somptueux et écrasant de magnificence, empreint de grandiose et de solennité ; mais comme on redoute d’y entrer, et comme on a hâte d’en sortir ! Les grands bals y ressemblent à des revues : les invités sont parqués suivant la couleur de leur billet, avec défense de circuler. L’Empereur et, l’Impératrice entrent en scène, suivis de leur cortège, prennent place sur une estrade d’où l’Empereur descend seul pour faire le tour de la galerie, ne parlant qu’aux femmes et seulement pour demander leur nom, — et quelquefois leur âge[24], A neuf heures, Leurs Majestés se retirent ; les consignes sont levées, on peut s’en aller : ouf !

L’intimité de la Cour est plus morne encore. Mme de Rémusat[25] nous a laissé d’un séjour à Fontainebleau un tableau consternant. Ceux qui ont les entrées peuvent se présenter, le soir, dans la galerie où se tient le cercle des souverains : on frappe à la porte ; le chambellan de service annonce ; l’Empereur ordonne : qu’il entre ! Le nouveau venu se glisse dans le salon et demeure debout contre la muraille à la suite des personnes introduites avant lui : les femmes, elles, exécutent dès la porte leurs trois révérences et s’assoient sans mot dire. Napoléon se promène de long en large, le plus souvent silencieusement, rêvant, sans se soucier de ce qui l’entoure. Il ne sait ou ne veut mettre personne à l’aise et s’étonne qu’on n’ait pas l’air de s’amuser. — « C’est chose singulière, dit-il, j’ai rassemblé à Fontainebleau beaucoup de monde ; j’ai réglé tous les plaisirs, et les visages sont allongés ; chacun a l’air bien fatigué et triste. — C’est, lui répond M. de Talleyrand, que le plaisir ne se mène pas au tambour et qu’ici, comme à l’armée, vous avez toujours l’air de commander : en avant, marche ! »

D’ailleurs l’Empereur tenait à ce que sa cour fût aussi grave qu’imposante. Lue Française qui avait vu Versailles et qui, revenant d’émigration, pénétra aux Tuileries impériales, écrivait : « Cela avait grande façon dans un autre genre. »

Cet « autre genre » fut lancé par les « nouveaux riches, » — le terme, on l’a vu, est consacré dès 1802. On les persifle, on les raille, on les parodie sur les théâtres populaires ; — Madame Angot, poissarde millionnaire, vêtue de soie, couverte de point de Bruxelles, trônant sur de riches sofas et parlant argot, fait le maximum à la Porte-Saint-Martin ; mais on va chez eux, on s’y bouscule, on s’y piétine. Ah ! ce n’est plus de ces intérieurs d’autrefois, meublés vaille que vaille mais dont l’arrangement, — ou le désordre, — reflétait les goûts, l’originalité et jusqu’aux manies de la maîtresse du logis, comme cette vaste salle de Chenonceaux dont la vieille Mme Dupin avait fait son salon, sa salle à manger, son boudoir et sa chambre à coucher et où elle vivait, entourée de jeunes paysannes, sans heure fixe ni pour manger ni pour dormir[26] ; — ni comme le grand cabinet du magnifique hôtel de la duchesse de Châtillon, rue du Bac, où cette ex-très jolie femme avait groupé huit à dix pendules qui toutes marquaient une heure différente, accroché au plafond, en manière de lustre, une grande cage dorée remplie d’oiseaux qui, tout le long du jour, chantaient à plein bec, et encadré sa glace des portraits de tous les hommes que, au cours de sa galante jeunesse, la dame avait distingués[27] ; — c’était encore moins la patriarcale maison du brave Thouin, l’acolyte et le successeur de Buffon au Jardin des Plantes, qui, durant vingt ans, reçut, tous les dimanches, dans sa cuisine enfumée, la plus haute et la plus célèbre société de Paris, et où l’on voyait M, de Malesherbes, alors qu’il était garde des Sceaux, prenant place sur la huche à pain où il restait des heures entières[28]. — Chez les « nouveaux riches, » le tapissier en vogue a tout le mérite ; mais que c’est beau ! « Une multitude de réverbères éclaire la cour ; » tapis turcs et arbustes rares sur le perron et dans le vestibule ; tout l’appartement illuminé a giorno, est ouvert aux invités, y compris le boudoir et la salle de bains. À chaque arrivant la maîtresse de la maison dit : « Voulez-vous voir ma chambre ? » Et on passe en foule dans le sanctuaire : contre une glace immense est placé, sur une estrade, le lit entouré de candélabres à huit bougies, de vases antiques et de cassolettes. Une fine mousseline l’abrite, relevée sur une tenture en damas de soie violet que couronne un lambrequin de satin vieil or. Dans le salon, Vestris danse aux sons d’un orchestre conduit par un violoniste mulâtre « qu’on se dispute à prix d’or. » Trois soupers chauds se succèdent, gibiers rares, poissons invraisemblables, fruits merveilleux, vins enchanteurs, sucreries inédites… Et voilà une soirée à la Chaussée d’Antin, chez Mme Récamier[29].

À l’autre extrémité de Paris, rue de Babylone, réception chez Mme Tallien. Les Anglais sont en majorité ; ils sont curieux de voir la divorcée du fameux conventionnel. Là aussi on exhibe le lit, tout en ébène décoré de bronzes ; un dais très ample et très élevé est soutenu par un grand pélican doré ; les rideaux de satin blanc et cramoisi, frangés d’or, retombent en plis opulens, jusqu’au parquet. En robe de satin blanc recouverte de rares dentelles, l’ex-Notre-Dame-de-Thermidor fait seule les honneurs de sa maison. Ses magnifiques cheveux noirs sont roulés en tresses et entrelacés de cordons de perles fines. On chante des romances espagnoles avec accompagnement de guitare ; sur le tapis des tables de jeu les louis roulent, s’entassent et disparaissent. Pourtant la soirée paraît longue ; on ne s’amuse guère : quant à la « Nymphe » qui reçoit cette foule de visiteurs d’occasion, elle se donne beaucoup de peine, accueille, présente, circule, s’exclame, remercie, implore les artistes de se faire entendre, réclame le silence, excite les applaudissemens, retient les gens pressés qui voudraient être chez eux, reconduit jusqu’au perron ceux qui réussissent à quitter la place, et, le dernier invité disparu, elle tombe sur un fauteuil ; défaillante, presque évanouie, soupirant : « Je n’en puis plus ! Je suis morte ! » La corvée est terminée. Mais certains qui se fourvoient dans ces assemblées de hasard en comparent déjà, non sans regret, la banalité au charme de ces petits cercles que formaient entre eux les Parisiens d’antan. Nous les connaissons par les tableaux attendris que nous en ont tracés Thiébault, Frenilly, Dufort de Cheverny, Beugnot, Norvins et bien d’autres. Là ne se rencontraient que gens du même monde, venus pour se trouver ensemble, sûrs de plaire et de pouvoir, sans bourde ni esclandre, parler en toute expansion ; réunions d’une folie charmante, intarissable en badinages, en plaisanteries de toute nature, tempérées par le sens exquis des convenances et qui, « par l’esprit et l’urbanité, étaient la capitale de Paris et faisaient de Paris la capitale du monde[30]. »

La société de la province tenait à ces vieilles habitudes et s’en trouvait bien. Plus réfractaires, et pour cause, à l’intoxication de l’argent et à la ridicule émulation de dépenses dont il est la cause, elle vécut, jusqu’en 1830, sur le vieux fonds des amusemens ancestraux, sans avoir l’idée d’innover en cette matière où tout changement est périlleux. Et c’était délicieux, à en croire les souvenirs un peu négligemment rédigés mais très sincèrement évoqués par une femme de la société poitevine, la vicomtesse de Poilouë de Saint-Mars, née Gabrielle de Cisternes, qui devint auteur, et auteur prolixe, sous le pseudonyme de Dash, emprunté à son bien-aimé king’s Charles.

Ah ! la bonne ville qu’était Poitiers au temps de l’Empire et de la Restauration ! Ce n’étaient que bourgeois exquis, douairières éblouissantes, prélats indulgens, galans militaires, gentilshommes irrésistibles et magistrats incomparables. Les belles dames y étaient d’une vertu insoupçonnable et les jeunes filles n’avaient jamais feuilleté ni roman ni livre futile ; les plus hardies et les plus avancées se vantaient, — en cachette, — d’avoir lu Florian. Tout de même, l’existence s’écoulait en réjouissances perpétuelles : à personne ne serait venue l’ambition mesquine et grotesque de s’obérer pour paraître aussi bien renté que le voisin, et le plaisir semblait à tous d’autant meilleur qu’il était moins coûteux. La cérémonie était bannie comme un trouble-fête : on se rejoignait, par les beaux soirs, à Blossac, — Blossac est une promenade publique dont les habitans de Poitiers sont justement orgueilleux ; — on faisait cercle, on jabotait de tout ; quand la nuit tombait, l’une des dames présentes proposait de rentrer chez elle : c’était à tour de rôle ; on soupait d’un morceau de jambon ou d’un reste de veau froid découvert dans le garde-manger ; on buvait frais le vin du pays que « les messieurs » allaient tirer au tonneau ; on faisait des chansons ou on dansait au ronron d’un simple violon raclé par un homme de « la coterie. »

L’été, on s’invitait à la campagne et l’on menait « la vie de château. » Actuellement, rien que ce mot nous épouvante, au souvenir de certaines villégiatures aussi guindées qu’assommantes… Non ! Ce n’était pas ce que vous croyez : les amis arrivaient à cheval et quelquefois à deux ou trois sur la morne monture ; ceux qui avaient voiture ne tiraient point vanité de leur équipage : un « tapecu » était aussi bien accueilli qu’une calèche ; tout le bagage des plus élégantes consistait en une robe de mousseline ; la toilette du matin était celle du soir. Était-elle ternie ? on allait au lavoir, et c’était encore une occasion de gaieté et de divertissement. On déjeunait toute la matinée dans la cuisine, on péchait des écrevisses, et on dansait dans la cour le rond de Renchin ou le Grand-Père, autour du crincrin du village qui annonçait en tapant du pied et en criant, du haut de la chaise sur laquelle il était juché : « En avant, les quat’z’autres ! » Il ne faut pas omettre que le décor s’harmonisait avec le costume et le ton des acteurs : un château, en ce temps-là, ne ressemblait en rien à ce que nous nommons ainsi à présent, ni même à une villa, encore moins à un cottage. Un vieil homme qui en avait beaucoup vu racontait : « Le luxe n’avait pas fait grands progrès ; dans les châteaux, les glaces, les parquets, les plafonds, les meubles d’acajou, les grands rideaux de croisées étaient inconnus ; les cheminées de marbre, les tentures, même en papier, étaient encore rares ; quant aux tapis de pied, ainsi que les descentes de lit, on ne les connaissait nulle part en 1820[31]. » On se passait de tout cela, et, au dire des contemporains, on ne souffrait pas de cette rusticité, au contraire. La comtesse Dash, écrivant en 1860, comparant avec mélancolie la jeunesse qu’elle voyait alors avec celle dont elle avait été quarante ans auparavant, disait : « La génération, actuelle ne peut pas se faire une idée de cela ! On ne pourrait jamais croire que c’est le même pays et que ce sont les mêmes gens[32]. »

Car cet heureux âge devait finir. À mesure que vieillissait le XIXe siècle et que, de plus en plus, les chemins de fer étendaient sur le pays leurs antennes, de placides provinciaux, jusqu’alors sédentaires, s’offrirent le voyage de Paris : ils en revenaient métamorphosés, affectant, comme Mercier l’avait déjà remarqué, « de tourner en ridicule tout ce qui s’écarte des usages de la capitale, parlant de la Cour comme s’ils la connaissaient, des hommes de lettres comme s’ils étaient leurs amis, des sociétés comme s’ils y avaient donné le ton[33]. » Ces explorateurs avertis, écoutés comme diseurs d’évangile, dénigraient les joies départementales, assuraient que l’air de la province était étouffant et prenaient l’attitude blasée de visionnaires retombés sur la terre après une excursion dans le Paradis. Ils prononçaient des oracles : « cela se fait à Paris » ou « cela ne se fait pas à Paris. » Souvenez-vous : c’est l’argument au moyen duquel, dans le roman de Flaubert, le beau clerc amoureux triomphe des scrupules chancelans d’Emma Bovary.

Comment ! Ça ne se fait pas à Paris de recevoir ses amis sans dilapider en embarras superflus son revenu d’une année ? De se plaire, non à ce qui est de mode, mais à ce qui divertit ? On ne s’y amuse pas sans toilettes, sans rivalités, sans bijoux, sans intrigues, sans faste et sans « manières ? » C’est dommage. Mais on ne le fera plus : il faut bien suivre « les arrêts de la Capitale. » C’est précisément vers la même époque que certains Parisiens, soucieux d’inédites élégances, s’inquiétaient de savoir ce qui se faisait ou ce qui ne se faisait pas à Londres. Il fut de bon ton d’aller là passer la season et d’en rapporter l’air gourmé et de prétentieuses dispositions au spleen. Et tandis que nos provinciaux se guindaient à singer les façons du beau monde, celui-ci apportait tous ses soins à se guinder bien davantage afin de copier les Anglais, chacun se démenant dans son petit coin et s’efforçant de « chasser le naturel, » dont on s’était si bien trouvé jusqu’alors.

Ces ricochets de pastiches ne passèrent pas inaperçus des moralistes : ils connurent les honneurs de la scène : Maison Neuve, la Famille Benoiton, de Victorien Sardou, les Lionnes pauvres d’Émile Augier, la Poudre aux yeux d’Eugène Labiche, sont des documens dont les historiens futurs ne devront pas négliger l’étude, car ils peignent au vif, et dans des tons différens, une étape de notre vie sociale. Par malheur, si le but de la comédie est de « châtier les mauvaises mœurs, » son effet indubitable est surtout de les propager et les succès retentissans lie ces œuvres d’actualité, — dont la seconde, principalement, fut jouée sur tous les théâtres de France, — promulgua jusque dans les cantons les plus innocens l’extravagance des toilettes et le bouleversement des habitudes parisiennes. Cette fois encore, on se soumit « aux arrêts de la capitale ; » ce fut le temps où les paysannes commencèrent à porter chapeau, où les bourgeoises se risquèrent rue de la Paix et où les élégans se firent habiller à Londres ; le temps encore où se créèrent, un peu partout, d’immenses bazars, dont les alléchans prospectus, imprimés à des millions d’exemplaires, allaient ébranler jusque dans les campagnes les fragiles sagesses féminines, par la reproduction, en séduisantes images, de falbalas mirobolans cotés moins cher qu’un tablier de cretonne ou un bonnet d’organdi ; le temps aussi, hélas ! où notre pays perdit, par ces causes, une part de ce qui faisait son pittoresque, sa grâce et son originalité.

Le fléau n’était pas de ceux qu’on endigue. Dans les vingt années qui précédèrent la guerre, il opéra des ravages. Comme si l’on eût ignoré « qu’il n’y a pas de place au sommet pour tout le monde, » nui ne consentait à être « moindre. » On se poussait dans « le beau monde ; » on voulait recevoir aussi luxueusement qu’on était reçu, sans souci ni lassitude de l’affreuse banalité qu’occasionnaient cette égalité de niveau et cette similitude de prétentions. Ce délire de parité a produit ce phénomène architectural que tous les appartemens de toutes les maisons, bâties depuis quelques années, sont établis sur le même modèle. Les archéologues de l’avenir s’effareront devant ces immeubles aux proportions cyclopéennes, divisés en compartimens dont la distribution varie, il est vrai, suivant la disposition du terrain, mais dont la décoration est partout pareille : ils ne s’expliqueront pas que, dans ce pays, réputé naguère pour son ingéniosité, une époque fut où aucun habitant, de quelque prix qu’il payât son loyer, ne supportait de n’avoir point, comme son voisin d’au-dessus, d’en face, d’au-dessous, d’à côté, des moulures à la grosse, des portes à petites vitres, des lambris de plâtre simulant la boiserie de façon à n’illusionner personne. De modestes rentiers, dans un appartement de 3 000 francs, vous ont une galerie, — une galerie ! — moins vaste que l’armoire à linge de leur grand’mère : cela s’appelle '‘eonfort moderne et cela joue la richesse, sans aucune des qualités du rôle. « Un logis qui ment depuis les bourrelets de la porte jusqu’aux cendres du foyer ; partout la singerie de l’opulence et du luxe, nulle part le vrai beau qui est le simple. Du stuc qui imite le marbre, du papier qui imite l’ébène. Frottez, ça s’efface ; frappez, ça s’écaille… » disait déjà, il y a cinquante ans, le « raisonneur » de Maison Neuve. Quelle serait aujourd’hui son indignation devant nos maisons en béton aggloméré qui prétendent ressusciter Trianon à tous les étages, mais où, la nuit, on ne peut tousser, sans réveiller, tant sont frêles les cloisons, tous les locataires de l’immeuble.

Et, tandis que nous nous entassons dans ces fallacieuses demeures, le vieux Paris de nos pères est là, tout proche, avec ses honnêtes et solides maisons aux façades nobles, aux murs robustes, aux pièces vastes, aux plafonds élevés, aux larges escaliers de vraie pierre le long desquels se déroulent de belles rampes en vrai fer forgé. Elles ont la mine renfrognée et sombre, — mais c’est parce que nous les avons abandonnées ; l’arrêt qui les condamne est bref et sans appel : « quartiers impossibles ! » Soit ! Tout de même, lorsqu’on feuillette un Almanach Royal pour quelqu’une des années qui précédèrent la Révolution, le regard rencontre des mentions de ce genre : Monsieur l’abbé de Lattaignant, commandeur ecclésiastique des ordres royaux militaires et hospitaliers de Saint-Lazare de Jérusalem et de Notre-Dame du Mont-Carmel, rue Saint-Sébastien, près du Pont-aux-choux, ou Messire Louis François de Paule Lefebvre d’Ormesson de Noyseau, président à mortier de la Grand’ Chambre du Parlement, rue de l’Egout Saint-Paul ; en dépit de l’inélégance des adresses qu’un commis de magasin ne voudrait pas aujourd’hui imprimer sur sa carte, on se prend à rêver de beaux logis aristocratiques, d’antichambres sévères et recueillies, de grands salons silencieux avec de larges cheminées où brûlent des troncs d’arbres, de doubles portes de chêne épaisses de quatre doigts, et l’on songe à la gêne qu’éprouveraient ceux qui habitaient ces vieilles rues « impossibles, » s’il leur fallait vivre, ne fût-ce qu’une semaine, dans la sonore camelote où, par vaniteuse recherche des apparences, nous nous plaisons à grouiller.

Il ne faut point voir en ceci un essai de réquisitoire contre le luxe, féconde expression de la richesse, mais contre l’ostentation « qui n’en est que la grimace. » Après tout, chacun se loge comme il lui convient, et le confort moderne a des partisans respectables. Là où on ne saurait trop le combattre, c’est quand il exerce ses ravages au détriment des monumens du passé. Le cas est fréquent dans nos provinces où des municipalités ignorantes, sinon hostiles par principe à tout ce qui vient de nos pères, prises, d’ailleurs, de cette frénésie moutonnière de calquer ce que font les villes riches, dilapident les finances de la commune à édifier des bâtisses aussi prétentieuses que ridicules, sous le prétexte d’améliorer. Le chef-lieu du département s’est endetté pour se mettre « à l’instar de Paris ; » il a voulu de « grandes artères, » un lycée de filles, une bourse du travail et un hôtel terminus. Il a fallu, pour cela, renverser des vieux quartiers qui avaient vu l’histoire ; l’effet, du reste, n’est pas ce qu’on attendait ; les indigènes sont flattés, mais déroutés de leurs habitudes et les touristes qui, jadis, affluaient, passent maintenant sans séjourner, ayant vu ailleurs, et en mieux, des hôtels terminus, des lycées de filles et des « grandes artères. » La sous-préfecture se ruinera, mais elle se mettra « à l’instar » du chef-lieu, et le résultat est déplorable. Je sais, entre autres, une petite ville ancienne qui serait charmante encore avec ses rues tortueuses, ses toits roux, ses maisons vieillotes et ses fontaines rococo, si, afin de montrer qu’on n’est pas arriéré, on n’avait rasé jusqu’au fond des cryptes une chapelle du XVe siècle, seul vestige intéressant qui subsistât du passé de la cité, pour élever à sa place un hôtel des postes modern-style, si blanc, si cru, si laid, si baroque, si contourné, si insolent, si exotique et si « contresens, » qu’il a l’air d’avoir été transplanté là, tout bâti, des nouveaux quartiers de Leipzig ou de Francfort. Encore trois ou quatre « embellissemens » de ce genre et la petite ville aura perdu tout attrait, toute la physionomie propre qui la distinguait de ses voisines. Fassent le ciel et les « urbanistes » que la reconstruction des localités détruites par la mitraille allemande soit confiée à des architectes soucieux de ne pas donner à ces ressuscitées figure de parvenues, et de leur épargner « la peine de porter à jamais le deuil de leur caractère et de leur beauté[34]. » C’est là une question qui n’est pas sans préoccuper ceux qui professent l’amour du pittoresque et le respect de la tradition : elle nous entraînerait trop loin de cette « douceur de vivre » que se vantaient d’avoir connue nos aïeux et dont nous essaierons d’isoler et d’analyser, en quelque sorte, les divers élémens.


LENÔTRE.

  1. Mémoires du duc de Croy, p. 328.
  2. Mémoires du duc de I.uynes, 26 novembre 1737. Cité par Nolhac, Le Château de Versailles sous Louis XV.
  3. Mercier, Tableau de Paris, 1782. Tome IV, p. 233, et Comte de France d’Hézecques, Souvenir d’un page, 163.
  4. Mémoires de la comtesse de Boigne, I, 36. Souvenirs d’un page, loc. cit.
  5. Souvenirs d’un page.
  6. Mémoires de Mme Campan.
  7. Consigne des appartemens du château de Versailles, publiée par Nolhac, le Château de Versailles sous Louis XV.
  8. Comptes de Louis XVI, publiés par M. le comte de Beauchamp, d’après le manuscrit autographe du Roi, conserve aux Archives nationales. 1900.
  9. Souvenirs du baron de Frenilly, p. 264, 251, 270.
  10. Journal du comte Rodolphe Apponyi, publié par M. Ernest Daudet, I. 20.
  11. Docteur Poumiès de la Siboutie, Souvenirs d’un médecin de Paris, publiés par Mmes A. Branche et L. Dagoury, ses filles, p. 197.
  12. Armand Marquiset, A travers ma vie, p. 98.
  13. Comte Alex. de Puymaigre, Souvenirs sur l’émigration, l’Empire et la Restauration, p. 288.
  14. Mémoires du général comte de Saint-Chamans, p. 468.
  15. Mémoires de Mme la duchesse de Gontaut, gouvernante des Enfans de France. p. 191.
  16. Souvenirs d’un médecin de Paris, p. 194.
  17. Mémoires de Mme la duchesse de Gontaut.
  18. Journal du comte Rodolphe Apponyi.
  19. Apponyi, I, p. 2, ch. Il, D 252.
  20. Souvenirs d’un nonagénaire. Mémoires de François-Yves Besnard, publiés par Célestin Port.
  21. Mémoires de Mme de Rémusat, III, 275.
  22. Un hiver à Paris sous le Consulat, 1802-1803, d’après les lettres de J.-F Reichardt, par A. Laquiante.
  23. V. du Bled, La Société française du XVIe au XXe siècle, VIIe série.
  24. Mémoires de la comtesse de Boigne, I, 274.
  25. Mémoires, III, 233.
  26. Frenilly, 178.
  27. De Boigne, I, 216.
  28. Mémoires de La Reveillère-Lépeaux, I, 75.
  29. Lettres de Reichardt, 96 et suiv.
  30. Frenilly, 334.
  31. Souvenirs d’un nonagénaire, II, 281.
  32. Mémoires des autres, I, passim.
  33. Tableau de Paris, 1782, I, 87.
  34. Pour relever les ruines, par M. Joseph Dassonville, Les Études, janvier 1917.