Rêveries d’après guerre sur des thèmes anciens/05

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Rêveries d’après guerre sur des thèmes anciens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 487-521).
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RÊVERIES D’APRÈS GUERRE
SUR
DES THÈMES ANCIENS

V [1]
SUR LES ROUTES DE LA DOUCE FRANCE

M. Reichard, de Gotha, conseiller de guerre, était, en sa qualité d’Allemand, doué du génie de l’organisation. Comme, en outre, à l’égal de tous ses compatriotes, il se plaisait à professer, il s’avisa, vers la fin du XVIIIe siècle, que nul mortel avant lui n’avait su voyager avec commodité et profit, et il résolut de contribuer au bonheur de l’humanité en faisant part à ses contemporains des résultats de sa culture personnelle. Ce beau trait nous vaut un Guide des Voyageurs en Europe, trois volumes in-octavo, du format et de l’épaisseur d’un Gradus ad Parnassum, dédiés à Sa Majesté Impériale Alexandre Ier, « autocrateur de toutes les Russies, » et dont la préface, compendieusement réduite à 228 pages, peut être considérée comme l’une des conceptions les plus divertissantes de la pédanterie teutonne.

Persuadé que « le devoir d’un ami des hommes est de communiquer les lumières qu’il a acquises, » M. Reichard pose en principe que tout voyageur doit avoir pour buts « sa propre instruction, le bien de la société et la prospérité de sa patrie ; » tâche « extrêmement pénible, » exigeant de préalables et longues initiations. D’abord il est nécessaire qu’un touriste, avant de se mettre en route, étudie à fond « l’histoire naturelle, la mécanique, la géographie, l’agriculture, les langues, le dessin, la calligraphie, la sténographie, la natation, la médecine et la musique, » en donnant, pour ce dernier article, la préférence « aux instruments à vent qui peuvent se démonter et se mettre en poche. » Cette préparation menée à bien et le plan du parcours combiné, il sera indispensable au voyageur de « se procurer la liste des manufactures qui se trouvent dans chacune des villes par où il doit passer et dans leurs environs, avec un détail du nombre des artisans de chaque classe, leur âge, etc. la quantité de matières premières qu’on y met en œuvre, les endroits où elles se débitent et autres renseignements similaires. » Dans tous les bourgs et villages qu’il traversera, il devra « s’informer de l’accroissement ou de la diminution de la population, quelles en peuvent être les causes, de même que de la consommation actuelle qui s’y fait, surtout dans les cinq, dix ou vingt dernières années. » Sans se douter que, par instinct national, il rédige bien plutôt le manuel du parfait espion que celui du bon voyageur, M. Reichard conseille au touriste qui visite les pays étrangers « de ne pas confier ses intentions à ceux qui se donneront de la peine pour les pénétrer, » remarquant « qu’on peut toujours trouver des prétextes honnêtes pour éluder les questions sans offenser la vérité ; » mais qu’il faut aussi « éviter avec soin tout air de mystère pour ne point exciter la curiosité des avides examinateurs. »

Ainsi admonesté, le candidat voyageur se mettra en quête « d’un domestique ayant quelque notion de chirurgie pour que, dans un cas de besoin, il puisse faire une saignée à son maître ; » puis il lui faudra écrire son testament, « afin d’éviter toute discussion entre les membres de sa famille s’il venait à décéder au loin, » et procéder à la composition de son arsenal de route : une paire de pistolets à deux coups ou de tromblons à mitraille « qui sèment et éparpillent bien une douzaine de petites balles dont on les charge. « Il s’occupera ensuite de ses bagages : outre les livres, les cartes géographiques, les vêtements de rechange, le linge, les chaussures, il lui faudra se pourvoir de quelques petits objets indispensables, à savoir : « un cric, un fort marteau, une ou deux chaînes de fer, de bonnes cordes, une couverture de soie, un étui de mathématiques, de l’encre de Chine, une boussole, un pot de graisse, de la bougie, un télescope, une seringue, une chambre obscure, des draps de lit, des verrous postiches qu’on puisse adapter à toutes les portes, deux peaux de cerf cousues ensemble d’environ six pieds six pouces de longueur sur trois pieds six pouces de large, » — sauvegarde assurée contre la fraîcheur des lits d’auberge et la morsure des punaises, — une pharmacie sommaire contenant obligatoirement « une provision de bon vinaigre distillé, de l’eau d’arquebusade, du baume du Pérou, du vin de Hongrie et du Cap, du vinaigre des Quatre Voleurs, de la rhubarbe, de l’ipéca et un flacon de sel ammoniac contre les évanouissements. » Si, ces préparatifs terminés, le futur touriste se sent encore assez de jeunesse et d’énergie pour affronter les hasards du chemin, si le courage ne lui défaut pas aux lugubres perspectives envisagées par le Guide, il se mettra, durant une quinzaine de jours, « au régime des purgatifs doux, » avant de monter en berline et M. Reichard lui promet un heureux voyage, si toutefois il ne meurt pas en route frappé par la foudre en traversant un bois, ou noyé au passage d’une rivière, ou écrasé par la chute d’un ciel de lit d’auberge, ou victime d’un accident de voiture, d’une maladie inflammatoire, d’une apoplexie due aux trépidations de la chaise de poste ; et encore, à la condition qu’il s’astreigne à ne point porter de jarretières, à ne pas s’endormir sous un arbre, à ne jamais boire de l’eau sans y avoir fait macérer une croûte de pain grillé, à ne pas se refroidir s’il a chaud, à ne pas s’approcher d’un grand feu s’il a froid, à garder dans sa bouche, quand il traversera quelque région insalubre, une éponge ou un tampon de papier gris, et, par les temps de soleil, de neige, ou de vent, à tenir attachées sur ses yeux de petites tablettes d’ivoire percées dans leur milieu d’une fente mince[2].

Je pense que, après s’être pénétré des deux cent vingt-huit pages de Conseils pratiques inspirés par l’expérience a M. Reichard, aucun de ses lecteurs n’aura eu le cœur de quitter son chez soi et de risquer tant de tribulations pour l’avantage problématique de contribuer à l’amélioration du genre humain. Cet ouvrage étrange demeure cependant précieux en quelque façon, parce qu’il nous révèle une partie des tracas et des incommodités auxquels se devait résigner, il y a quelque cent vingt ans, l’homme assez téméraire pour courir le monde. De tels embarras sont si loin des aises actuelles que nous ne pouvons exactement nous représenter ce qu’était un voyage au temps d’avant les chemins de fer. Ceux qui prirent la peine de se déplacer et qui nous ont laissé le récit de leurs pérégrinations se sont montrés, par malheur, plus soucieux de nous exposer leurs impressions artistiques que de nous prendre pour confidents de leurs déceptions et de leurs contraintes ; de sorte qu’il est assez difficile aujourd’hui de connaître les moyens pratiques qu’il fallait mettre en œuvre, les obstacles et les fatigues qu’on devait braver pour se rendre à une ville d’eaux, gagner une province quelque peu éloignée, ou passer « les Monts » afin de visiter l’Italie.


À vrai dire, on ne quittait guère sa maison, à Paris surtout. Mercier, à l’époque de Louis XVI, constatait avec amertume que les riches sortaient peu de la ville : « Tous ceux qui voyagent, écrit-il, ont malheureusement une médiocre fortune. Quelquefois le garçon tailleur a mieux vu la France que celui qui jouit de quarante mille livres de rente ; il a visité tour à tour les belles villes de ce superbe royaume, et tel millionnaire n’a jamais vu les bords de la Loire[3]. » Ce garçon tailleur, de même que certains peintres nomades, ou les ouvriers d’art, fort nombreux alors, parcourait à pied le pays, son portemanteau à l’épaule, et ce genre de locomotion supprimait pour lui la majeure partie des inconvénients de la route. On possède le journal de voyage d’un « faiseur de bas » d’Avignon, venu à Paris au printemps de 1789 : il accomplit en dix-sept jours ce parcours de cent quatre-vingt-cinq lieues, et son récit, encore que très laconique, offre des particularités qui méritent attention. Pourtant le négociant que ses affaires appelaient au loin, le bourgeois allant recueillir en province un héritage, l’étudiant se rendant à quelque centre de Faculté éloigné de sa bourgade, employaient, pour économiser le temps et les écus, la voiture publique, et de celle-ci nous sont conservées quelques descriptions pittoresques. Dans les années qui précédèrent la Révolution, la Turgotine était en grande faveur. Elle datait de 1775. Son surnom indique suffisamment qu’elle était due à l’initiative de l’infatigable Turgot, et l’engouement fut, d’abord, unanime : c’était le nec plus ultra de la rapidité. Mais, comme il arrive, l’innovation connut bientôt la critique : ces voitures portaient, il est vrai, une masse énorme de marchandises ; mais elles étaient trop lourdes, leur caisse était étroite et les places y étaient si pressées que chacun redemandait « sa jambe ou son bras à son voisin, lorsqu’il s’agissait de descendre[4]. »

Les zoïles, en outre, ou, pour mieux dire, les concurrents évincés, accusaient la Turgotine, — qui l’eût cru ? — de tendances philosophiques et subversives ; les anciens entrepreneurs de voitures devaient, en effet, par leur cahier des charges, assurer aux voyageurs la possibilité d’entendre la messe ; ainsi les bureaux de la diligence de Lyon, qui partait, de deux jours l’un, du Port Saint-Paul, contenaient une chapelle où l’on célébrait l’office, à trois heures et demie du matin, les dimanches et jours de fête[5]. Or, l’activité imprimée par Turgot aux services de voitures publiques supprimait messe et chapelain. Puis l’on jugeait que, s’il y avait péril pour l’âme, les corps mortels transportés par la Turgotine n’étaient guère plus en sécurité ; cela allait trop vite : songez donc ! trois jours seulement de Paris à Rouen, douze jours de Paris à Strasbourg, vingt jusqu’à Bayonne ! N’était-ce pas là précipitation démoniaque ? Ce fut bien autre chose quand parurent les malles-poste, roulant jour et nuit avec leur moyenne de deux lieues à l’heure ; mais on était alors en 1793, et les gens se montraient moins timorés ; on allait voir mieux encore, et les diligences Lafitte et Caillard se révélèrent, dès leurs premières sorties, comme de tels miracles de luxe, d’exactitude et de vitesse que les plus audacieux et les plus férus du progrès déclarèrent qu’un tel moyen de transport ne serait jamais détrôné.

Lafitte et Caillard : ces deux noms sonnent encore familièrement à nos oreilles, tant ils ont été répétés et vénérés par nos grands-pères ; leur association évoque un passé déjà lointain, garde une sorte de grâce fanée, éminemment bourgeoise et « Louis-Philippe ; » elle fait songer à Henri Monnier et à son Monsieur Prudhomme, à Jérôme Paturot ralliant son château d’Auvergne avec tout un étalage de parapluies en coton rouge, de sacs de voyage en tapisserie, et de malles élégamment recouvertes de peau de sanglier. Ce qu’on sait de l’histoire du banquier Lafitte justifie ces prosaïques réminiscences ; quant à celle de Caillard, il en est peu de plus singulièrement romanesques : la voici. Quelques années avant la Révolution, un petit paysan quittait son village de la Beauce, portant tout son avoir, — quelques hardes, — noué dans son mouchoir au bout d’un bâton, suivant la tradition séculaire des piétons arpentant les routes de France ; il s’appelait Vincent Caillard, ne possédait pour pécune qu’un demi-louis, ne savait ni lire ni écrire, ne connaissait nul protecteur et n’attendait aucun héritage. Il se rendit à Orléans, fut admis comme manœuvre chez un entrepreneur, travailla avec obstination, se conduisit bien, passa piqueur, puis surveillant, ensuite conducteur ; en 1790, il s’établissait et devenait entrepreneur à son compte.

Peu de temps auparavant étaient venues se fixer à Orléans deux personnes étrangères au pays, une dame âgée et une jeune fille ; bien que leur séjour défrayât les commérages, personne n’avait appris d’où elles venaient ni qui elles étaient ; elles vivaient honorablement, menant avec décence un train fort modeste. La vieille dame, d’aspect tout à fait aristocratique, avait l’air hautain d’une femme de cour ; sa tenue était recherchée et elle se promenait, poudrée à frimas, tenant en main une canne à pommeau d’or qui impressionnait les passants. La curiosité des Orléanais s’aiguillonnait d’autant plus que le nom sous lequel vivaient les deux étrangères était, — on ne l’ignorait pas, — un nom de fantaisie. La jeune fille, d’une saisissante beauté, disait s’appeler Madeleine Trotereau ; le bruit courait qu’elle était une fille naturelle de Louis XV.

Vincent Caillard épousa Madeleine le 9 février 1790 : elle n’avait pas un liard de dot et son mari lui en constituait une sous forme d’une petite vigne achetée à Meung-sur-Loire. Le texte de l’acte de mariage ne laisse place à aucune supposition de fraude ou de mystère : le père et la mère Trotereau y sont désignés et le signent ; mais, d’après la tradition de la famille Caillard, c’étaient là figurants de complaisance et la naissance de la belle Madeleine demeura une énigme. Le mariage célébré, la vieille dame disparut et, comme il convient dans les légendes, on ne la revit jamais[6].

Madeleine fut une épouse modèle : l’amour donna à Caillard du génie. Durant la Terreur, il est conducteur des Ponts et Chaussées à Beaugency : au début de l’Empire, il dirige les travaux de réfection de la grande route Paris-Bordeaux dans la traversée du département du Loiret. Il explore ainsi les vastes landes de la Sologne, consacre ses minces économies à l’aménagement d’immenses territoires incultes qui lui sont cédés pour rien et qu’il plante de pins des Landes. En quinze ans sa fortune est faite : il s’installe à Paris, achète l’hôtel de Juigné, — un palais qu’ont habité les Conti et les Mazarin, — et réalise un projet qui, depuis longtemps, le hante : à force de vivre sur les routes et d’y voir passer des diligences disparates, des coucous délabrés traînés par des haridelles fourbues, il rêve de centraliser en une grande administration le service des voitures publiques réparti alors entre trois mille cent trente-quatre entreprises rivales. Il expose l’affaire au banquier Lafitte qui ouvre ses coffres-forts, fournit les fonds et associe un de ses cousins à Vincent Gaillard. Bientôt les Messageries générales desservaient trente grandes routes et deux mille deux cents postes ; les actionnaires recevaient des dividendes de 15 à 18 pour 100… On était loin des Turgotines et, vers 1840, les vieux Parisiens qui voyaient passer la Lafitte et Caillard à heure fixe, comparaient avec extase et fierté cette voiture merveilleuse aux lourds et bruyants véhicules de leur jeune temps : carabas, pots-de-chambre, désobligeantes, accélérées, gondoles, diligentes, guimbardes, inversables et autres qui reliaient jadis la capitale à la province, poudreuses, cahotées, penchantes, remplissant du vacarme de leurs chaînes et de leurs vitres secouées les rues du centre de la ville ; tirées par six chevaux blancs ou gris, la queue nouée, couverts de harnais rapiécés, stimulés par les claquements de fouet des postillons sautillant droit sur leurs selles dans leurs bottes bordées de pièces de bois ; lourdes, massives, énormes, laissant apercevoir la silhouette des voyageurs entassés dans des compartiments trop étroits ; — bâches informes, larges roues, paniers attachés par derrière et débordant de paquets ; « sabots » brimbalant et sonnant la ferraille, essieux grinçant, soupentes gémissantes, cercles des roues broyant les pavés, et, juchés à côté du conducteur, les lapins, — sur l’impériale les singes, et, par derrière, les araignées[7], clients en surnombre, accrochés de-ci de-là au hasard d’une courroie ou d’un marchepied. Exténué, moulu, courbaturé, ahuri par les heurts, le fracas, le vent, la poussière, les appels de trompe, ce chargement humain se déversait dans la cour qu’a peinte Boilly, rue Notre-Dame-des-Victoires, parmi la foule des badauds, des commissionnaires, des porteurs de malles, et se dispersait dans les hôtels du quartier dont la plupart des maisons portaient enseigne et « logeaient » à l’heure, à la nuit, ou à la semaine.

Certes ceux qui s’exposaient au supplice de ces arches de Noé sur roues consacrées aux transports en commun, ne s’y résignaient pas sans motifs impérieux : ils supportaient l’inévitable épreuve sans penser que le tableau des affligeantes sensations qu’elle leur procurait pût être de nature à intéresser la postérité. Toutes leurs impressions de route, révélées en des lettres intimes qui n’ont pas connu l’honneur de la publicité, se résument en des souvenirs d’ankylose, de meurtrissures, de crampes variées, de fourmillements occasionnés par la stagnation et d’âpres discussions qui se prolongeaient durant des lieues à propos de « pieds croisés » ou d’une vitre ouverte. C’est donc dans les récits des plus heureux, de ceux qui voyageaient « pour leur plaisir, » qu’il faut chercher trace des désagréments que réservait à ces privilégiés la circulation sur les routes de France. Car si, comme le dit Mercier, les Parisiens ne se risquaient qu’à regret hors de leur ville chérie, il était de tradition que tout provincial suffisamment rente entreprit une fois en sa vie le voyage de la Capitale. Il tenait le journal de cette exceptionnelle et mirifique exploration et, au retour, en rédigeait une relation qu’il déposait dans les archives de la famille pour transmettre à ses descendants un témoignage de sa hardiesse et leur donner en exemple le plus grand exploit de son existence. Sans nul doute ces longs voyages à petites journées devaient déjà paraître en leur temps bien timides et bien arriérés à quelques « avancés » qui brûlaient sous le moindre prétexte le pavé du Roi et se mobilisaient pour un simple caprice : tels ces amis du prince de Ligne qui, au grand étonnement de Mme Vigée-Lebrun[8], « parlaient de Bruxelles après leur déjeuner, arrivaient à l’Opéra de Paris tout juste à l’heure de voir lever la toile, et, le spectacle fini, retournaient à Bruxelles, courant toute la nuit. »

Mais c’étaient là folies de jeunes snobs, — il y en eut de tout temps, — et le hobereau de nos provinces, le conseiller au Parlement de Metz ou de Toulouse, qui entreprenaient le pèlerinage de Paris, s’y préparaient longuement et supputaient toutes les chances bonnes ou mauvaises d’une si périlleuse pérégrination. les femmes se donnaient pour but l’achat d’une parure depuis bien des années retardé ; les hommes niellaient au nombre de leurs projets le bonheur d’apercevoir le Roi, se promettaient de prendre l’avis d’un célèbre médecin au sujet de quelque rhumatisme récalcitrant que ne parvenait pas à guérir le praticien local, ou bien caressaient en secret l’espérance d’échapper, durant quelques heures, à la surveillance conjugale, pour goûter, au moins une fois, à quelqu’un de ces fruits défendus si abondants au verger parisien et dont les explorateurs revenus de ce lieu de délices contaient merveille d’un ton de discrète fatuité. Bref, on rêvait à cette grosse détermination longtemps à l’avance, on en parlait à tous ses voisins, on se chargeait des commissions de tous ses amis, on se mettait ainsi dans l’obligation de ne pas reculer ; et, quand tout retardement eût compromis l’honneur, on montait en voiture et on se mettait en route, le cœur gros, sans trop regarder derrière soi, pour ne pas faiblir au dernier moment.

Le 9 juin 1782, le chevalier de Kerpoisson, Mme de Kerpoisson, M. et Mme de Rouaud quittent Guérande qu’ils habitent, afin d’accomplir, sans autre motif que leur amusement, le traditionnel voyage à Paris. M. de Rouaud se charge de tenir le journal de l’expédition, et il s’y astreint fidèlement[9]. Le premier soir, les voyageurs s’arrêtent à Donges, après avoir parcouru six lieues ; ils s’y reposent durant cinq jours : le 14 juin, ils traversent la Loire, passent à Paimbœuf et arrivent à Nantes, — lourde étape de dix lieues. Là, ils louent, à raison de cent dix livres, une chaise de poste qui doit les porter jusqu’à Paris, et les voilà s’acheminant, avec courage. La première couchée est à Ancenis, la seconde à Angers où, contrairement à leurs projets, ils ne peuvent séjourner dans la crainte de n’en pouvoir repartir, le comte du Nord, le futur empereur de Russie, Paul Ier, ayant retenu sur la route tous les chevaux de poste. D’Angers à Durtal, de Durtal à la Flèche, puis à Guécelard, au Mans, à Conneré, à la Ferté-Bernard… Ils se traînent ainsi sur les grands chemins, se querellant aux relais, logeant en de mauvais gîtes, un peu déçus des embarras qu’ils rencontrent, mais se réconfortant à l’espérance « des commodités qu’ils se procureront à Paris… » s’ils y parviennent jamais ! Il faut noter que l’usage autorise, sur cette route très fréquentée, les voyageurs à se délasser de la voiture en chevauchant, sans supplément de prix, les bidets de la poste[10] ; mais, dans ce cas, ils doivent veiller personnellement à la monture qui leur est confiée et lui donner des soins en cas de blessure. Reichard abonde à ce sujet en conseils aussi minutieux que peu pratiques : « Ne jamais aller qu’au pas ; — ne pas laisser le cheval entrer à l’écurie quand il est en sueur, mais le promener aux environs de l’auberge en le tenant par la bride jusqu’à ce que tout son poil soit sec ; — lui frotter les cuisses avec de la lavure de vaisselle dans laquelle on aura fait bouillir de petits os concassés, du vieux tard et de la vieille graisse ; — envelopper les sabots dans des feuilles de chou salé cru à quoi on mêle de la bouse de vache… » toutes opérations éminemment utiles, on n’en peut douter, à la santé du cheval, mais qui ne devaient rien ajouter à la satisfaction du cavalier.

M. de Kerpoisson, M. de Rouaud et leurs compagnes n’eurent point, d’ailleurs, à subir des contrariétés de ce genre : après quatorze jours de route, des « nuitées » à Mont-Landon, à Chartres et à Trappes, ils passaient enfin, le 22 juin, au pied des terrasses de Versailles, et arrivaient le soir à Paris, but de ce voyage entrepris « sous l’étendard de l’amitié. » Nous les y retrouverons plus tard, ne nous intéressant, pour le moment, qu’à leurs procédés de pérégrination. Quand ils décidèrent de retourner chez eux, ils renoncèrent à la chaise de poste dont ils n’avaient point gardé bon souvenir, s’empilèrent bourgeoisement dans la diligence d’Orléans et, parvenus aux bords de la Loire, firent achat d’une « cabane, » sorte de bateau plat qu’ils chargèrent de provisions et qui les porta jusqu’à Nantes, après escales à Saint-Dyé, à Blois, à Amboise, à Tours, à Langeais, à Saint-Martin de la Place, aux Ponts-de-Cé et à la Meilleraie… Huit jours de navigation avant d’aborder au quai de la Fosse : ces téméraires Guérandais se seraient charitablement employés à faire interner comme dangereux le devin assez clairvoyant pour leur prédire que, avant un siècle écoulé, ce même parcours s’effectuerait normalement en moins de trois cents minutes.

Qu’on courût la poste en simple particulier, ou qu’on circulât avec tout un train d’écuyers, de piqueurs, de courriers, de majordomes et d’estafettes, il ne fallait point ambitionner beaucoup plus de confortable ni moins de lenteur. En 1783, âgée de treize ans, Lucie de Dillon accompagne, de Paris à Montpellier, son oncle, l’archevêque de Narbonne, président des États du Languedoc. L’archevêque ne ménage pas la dépense : il a 510 000 livres de revenus, ce qui ne l’empêche pas « d’en être toujours aux expédients. » Outre le prélat et sa nièce, la grande berline à six chevaux contient la grand’mère de Lucie, Mme de Rothe, et un ecclésiastique, secrétaire de M. de Narbonne. Deux domestiques sont assis sur le siège extérieur. Une seconde berline également attelée à six est réservée aux deux valets et aux deux femmes de chambre. Une chaise de poste suit, emmenant le maître d’hôtel et le chef de cuisine. Un courrier précède le convoi d’une demi-heure ; deux autres accompagnent les berlines. Le précepteur de Lucie voyage par la Turgotine. On se lève à trois heures du matin, on monte en voiture à quatre heures, on roule tant bien que mal jusqu’à deux heures, on dîne, on repart, on est cahoté jusqu’à la nuit et l’on met pied à terre, brisé, exténué, moulu, malade de fatigue et d’engourdissement. Les routes de la vallée du Rhône sont en si mauvais état qu’on risque de verser à chaque tour de roue. Certain torrent qui court à travers la ville de Montélimar, et qu’il faut franchir à gué, est, pendant l’hiver et au printemps, si grossi par les pluies ou la fonte des neiges qu’on est obligé souvent d’attendre durant plusieurs jours que le passage soit praticable. Lucie de Dillon se souvenait, cinquante ans plus tard[11], de la traversée de ce torrent : l’eau se précipitait avec tant de violence qu’elle soulevait les voitures, et il fallut ouvrir les portières « pour qu’elle pût passer au travers ; on avait attaché aux ressorts des pièces de bois sur lesquelles se tenaient des gens armés de longs pics, pour empêcher l’équipage d’être entraîné ; la grand’mère et la fillette étaient grimpées sur les coussins, jupes retroussées ; les hommes, prélat compris, juchés sur l’impériale, et l’on naviguait ainsi, au péril de ses jours, en pleine grande rue de Montélimar. Ce que Lucie ne dit point, — il lui arriva depuis lors tant d’autres et plus tragiques aventures ! — c’est l’état de la belle berline archiépiscopale, après un tel arrosage et comment on pouvait, le mauvais pas franchi, reprendre ses places sur ces banquettes soyeuses et, sur ces oreillers de plume aussi bousculés, maculés et imbibés que s’ils s’étaient trouvés entre les deux portes d’une écluse rompue, envahie par l’afflux des eaux. C’étaient là, manifestement, petits inconvénients habituels et avec lesquels on était si bien familiarisé qu’on ne jugeait pas qu’ils valussent la peine d’être mentionnés.

Les téméraires, — très rares, d’ailleurs, — qui, vers la même époque, formaient le dessein d’aller à Nice, se heurtaient à un obstacle bien autrement périlleux : l’exemple est d’autant plus démonstratif que cette excursion est aujourd’hui consacrée, en quelque sorte classique, et si communément réalisable dans des conditions de facilité et d’agrément qu’elle est promue au rang de « voyage de noces. » Or, de tous ceux de nos contemporains qui vont se délasser dans l’ensorceleuse capitale de la Côte d’Azur, combien peu se sont avisés que, avant de s’engager dans les faubourgs de la ville, le train passe sur un pont qui ne se distingue que par sa banalité des autres travaux d’art de la voie ! Le site n’a rien de « romantique ; » la plaine est vaste ; les montagnes n’apparaissent qu’au loin et, le plus ordinairement, le cours d’eau qu’enjambent les arches ressemble si peu à un fleuve et si bien à un banc de sable qu’on le confond facilement avec le champ de courses tout voisin. C’est le Var, jusqu’en 1792, frontière de la Provence et limite du royaume de France ; le Var, barrière, sinon tout à fait infranchissable, du moins si unanimement redoutée qu’il fallait, pour en affronter le passage, porter autour du cœur le triple airain de l’homme d’Horace. Les relations de ceux qui l’ont effectué font frémir : une douzaine d’indigènes absolument nus sont à demeure sur les bords du fleuve : agréés et taxés par le gouvernement, ils ont pour mission de guider d’une rive à l’autre les voitures et les chevaux et de porter sur leurs épaules les voyageurs. Ils ne doivent passer personne de nuit, sous peine des galères ; prennent leur poste dès l’aube et se disputent les arrivants : hommes ou femmes sont empoignés par ces tritons qui, se tenant enlacés deux à deux, vous les hissent sur leur dos et se lancent intrépidement à travers l’effroyable courant, en recommandant bien au patient de ne pas regarder l’eau, « si rapide que la tête tournerait et que porteurs et clients seraient engloutis. » Quelquefois, le torrent se précipite avec tant de fureur et de fracas qu’il faut attendre durant vingt-quatre heures, et davantage encore, que la hauteur du flot soit diminuée. Au vrai, ces gueyeurs exagèrent le péril et spéculent sur les craintes que provoquent leurs hâbleries : une femme terrorisée par le tableau qu’on lui présente de « la fureur de ces eaux qui brisent les montagnes et charrient des rochers, » n’hésitera pas à payer un louis, au lieu de six sous, les courageux Hercules qui vont risquer leurs jours pour la porter sur l’autre bord. Encore n’est-il pas bien sûr que, par astuce et pour ajouter à leur apparent mérite, ils ne choisissent pas l’endroit le plus profond et le plus dangereux, dût la voyageuse sortir de leurs bras trempée d’eau, percluse de peur et trop heureuse d’être en vie pour s’attarder à marchander sur le pourboire[12].

À ceux et à celles que rebutent de tels malencombres s’offre l’éventualité de gagner par mer l’inaccessible Nice ; mais l’entreprise est ardue ; on trouve facilement, il est vrai, à Antibes, des felouques qui font la traversée, mais, pour peu que le passager tienne à ne point partager l’ordinaire peu appétissant des matelots, pour peu qu’il ne lui suffise pas, comme à Chateaubriand, de « souper d’un biscuit, d’un peu de sucre et d’un citron, » il doit se pourvoir de provisions et se résigner à cuisiner ses repas tout le temps qu’il sera en mer. Les plus avisés se procurent un petit four de tôle et une marmite à esprit-de-vin : on vend même des « machines à rôtir très pratiques et peu encombrantes ; » mais il est de toute nécessité d’emporter de l’eau potable, du pain, des œufs conservés dans la graisse fondue, des noix, des fruits confits et aussi, — car si l’on connaît à peu près le jour du départ, la durée du voyage est le secret de Dieu, — des moutons vivants, un ou deux porcs, des volatiles, des légumes secs, sans oublier un boulet de canon de deux livres qu’on jettera dans la marmite pendant la cuisson de la soupe, afin que, mis en mouvement par le roulis, ce projectile fasse l’office de pilon et écrase les pois et les haricots qui refusent de s’amollir dans l’eau de mer. Tout cela pour aller d’Antibes à Nice ? Six à sept lieues ? Une promenade en barque ? — Eh ! oui, tout cela. Quand le capitaine Gal qui commande la felouque les Ames du Purgatoire, ou le capitaine Clerici, propriétaire de la Vierge de la Garde, vous ont admis à prendre place sur leur bateau et ont reçu le prix du trajet, fixé à quatre louis d’or (cent francs), ce serait se bercer d’un espoir fallacieux que de se croire assuré du voyage. Les vents de la baie des Anges sont contraires et les courants perfides : « tel qui part pour un an croit partir pour un jour » menace le proverbe, et il arrive bien souvent que, prenant la mer à Antibes pour débarquer le soir aux rives du Paillou, on ne mette pied à terre, — après quelles secousses et quelles péripéties ! — qu’à Savone, à Gênes, voir à Livourne ou à Bastia.

Quand, dans l’été de 1780, Mme de Genlis, accompagnant la duchesse de Chartres en escapade sur la côte de Provence, s’embarqua à Antibes pour gagner Nice, elle attendit durant dix jours les vents favorables : encore le commandant du port n’accorda-t-il l’autorisation de sortir des jetées que sous la condition qu’une felouque d’escorte « portant un régiment tout entier suivrait l’embarcation de la princesse pour la garantir des corsaires. » Il y a les corsaires d’Afrique, que j’allais oublier, et aussi le Ciabattino (le Savetier) gros écueil qui barre l’entrée de la rade de Nice et sur lequel le vent du Sud pousse invariablement les navires qui se dirigent vers le port. Certain voyageur italien a conté comment le bateau qui le portait faillit, par un gros temps, se briser contre ce rocher, aux yeux ravis de toute la population de Nice, massée sur les rives et bien persuadée qu’un équipage, assez aventureux pour s’engager en de tels parages par une mer aussi démontée, ne pouvait appartenir qu’à quelque pirate de Barbarie. En vain le patron agitait-il son chapeau en signe de détresse, en vain les passagers poussaient-ils des appels de désespoir, les Niçois, groupés là « pour assister au naufrage des bandits africains, engeance détestée, s’obstinaient à ne point faire un mouvement. Ils ne reconnurent leur erreur qu’au moment où le navire allait se briser sur le Ciabattino : une barque, montée par vingt rameurs, fut lancée à son secours et l’amena heureusement au port[13].

On parvenait donc quelquefois à Nice, — non sans peines, — mais, quelque délicieux que fut l’endroit, à moins d’y passer le reste de ses jours, il fallait bien se décider à en sortir et cette opération se hérissait de difficultés devant lesquelles reculaient les plus braves. La résidence des princes de Savoie présentait en effet cette particularité qu’elle n’était reliée au reste du monde par aucune route carrossable : le chemin de Turin était impraticable, si ce n’est pour les mulets, et l’on était forcé de démonter les voitures pour franchir le col de Tende. Vers Savone et Gênes la seule voie était un sentier qu’on appelait la Corniche, « si étroit qu’une personne y pouvait à peine passer », reste informe de la Voie Aurélienne établie par les Romains un siècle avant l’ère chrétienne et que personne n’avait réparée depuis le temps de Jules César. La description laissée par Mme de Genlis, qui se hasarda sur cette effrayante Corniche lors de son voyage en Italie, n’était point de nature à y attirer les touristes : « d’un côté d’énormes rochers formant une espèce de muraille qui paraît s’élever jusqu’aux cieux, et, de l’autre, des précipices de cinq cents pieds au fond desquels la mer, se brisant contre les écueils, produit un bruit aussi triste qu’effrayant… Tout le pays est aride et affreux… L’horreur des précipices me fit faire plus des trois quarts du chemin à pied sur des cailloux et des roches coupantes… » La malheureuse parvint à Gênes « sans souliers, les pieds enflés et pleins de cloches, » déclarant que ce voyage est « le plus dangereux que l’on puisse faire[14]. » Saussure constate que même pour les mulets la Corniche est très périlleuse, « parce que la terre qui paraît solide manque sous les pieds de ces animaux et, s’ils tombent, ils sont perdus et roulent infailliblement dans la mer sans que rien puisse les retenir[15]. » Et Lalande, dans son Voyage d’Italie, conserve un souvenir tragique de ces rochers sur lesquels on passe en montant ou descendant alternativement des uns aux autres, faisant saillie sur les ondes effrayantes qui se brisent au bas avec un mugissement épouvantable »… Assertions qu’on ne peut suspecter, mais qui étonnent les gens d’aujourd’hui : la Corniche existe encore, elle a même conservé son nom : il n’y a pas de route en France qui soit plus parcourue, plus vantée, plus fameuse ; il n’y en a pas de plus belle, de plus facile, de plus douce, de mieux entretenue, — une allée de parc, — et les paysages « épouvantables » et « affreux, » qu’elle domine ou qu’elle contourne, si attristants et repoussants au dire de nos pères, paraissent à nos yeux d’à présent les plus enchanteurs et les plus merveilleux qui soient au monde.


Une si complète modification des impressions optiques n’est pas aisément explicable. D’où provenait la répugnance unanime que témoignèrent les touristes d’autrefois pour les régions montagneuses ou d’aspect sauvage ? Des peines dont il leur fallait payer le plaisir de les contempler ? — Non point : ces peines mêmes sont un attrait ajouté au plaisir de l’excursion et dont s’amplifieront largement les relations qu’on en infligera aux sédentaires. — Nos pères étaient-ils à ce point férus de sage ordonnance, de mesure, de symétrie qu’ils appliquaient ce goût inné aux beautés naturelles et n’appréciaient point en elles les apparences indisciplinées et chaotiques ? Qu’ils aimassent la campagne, cela ne peut être mis en question ; mais ils la voulaient proprette, peignée, reposante et productive. Sans parler des châteaux, les maisons bourgeoises de la fin du XVIIIe siècle abondent aux environs de Paris : toutes sont des modèles de simplicité, de disposition et d’aménagement. Point d’ostentation ni d’étalage : sur la rue du village une rustique porte charretière entre deux pilastres qu’enguirlande-une glycine ou que couronne un lierre ; les vantaux pleins découragent l’indiscrétion ou la curiosité des passants ; c’est presque l’entrée d’un couvent ou celle d’une ferme et il faut pénétrer dans la propriété pour s’aviser qu’elle est un lieu de plaisance. La maison est grande, orientée savamment à l’Est et au couchant de manière à ne rien perdre des rayons du soleil. Les pièces sont vastes et, le plus souvent, prennent jour sur les deux faces ; tout est riant, clair, attachant, intime. On peut vivre sans sortir de chez soi : il y a un puits dans la cour ; l’écurie du cheval, la remise, l’étable, le bûcher sont dans les communs ; le potager, de bonnes dimensions, se termine par une carpière ; dans le verger pâturent deux ou trois vaches, et il y a toujours une charmille bien taillée où l’on peut lire à l’ombre et dîner au frais.

On aurait trop beau jeu à comparer ces demeures rustiques avec les contrefaçons de « villégiatures » dont notre banlieue parisienne s’est peuplée depuis un demi-siècle : minuscules pavillons prétentieux, entassés, pressés dans une mitoyenneté besogneuse, hérissés de clochetons, plaqués de céramiques dissimulant mal l’indigence de la bâtisse. Le long d’avenues rectilignes et poussiéreuses où l’ombre est plus rare que sur les boulevards parisiens, une grille, un carré de fleurs, un cube de briques ou de béton aggloméré… et ces alignements de « lots, » mesurés au mètre, sans aucune licence à la fantaisie ou à la personnalité, évoquant la lugubre pensée d’un cimetière de vivants, divisé, comme l’autre, en concessions provisoires, en attendant la perpétuelle d’une disposition toute semblable : une grille, un carré de fleurs, un cube de maçonnerie.

Au XVIIIe siècle tous les Parisiens aisés possèdent dans les environs de la ville leur maison des champs ; les moins fortunés ont, pour la grande majorité, une guinguette, un vide-bouteille, un « ermitage » où ils vont, en tapecu, passer le dimanche. Toutes les grandes villes de France se ceinturent de propriétés d’agrément : près de Tours, de Reims, de Rouen, d’Angers, les maisons d’été sont en nombre surprenant. « Ce ne sont ni manoirs, ni parcs profonds, » mais une vieille baraque de vendangeoir, une bicoque, une « closerie » où « marchands, boutiquiers, artisans même » se rendent après la Fête-Dieu pour rentrer en ville vers la Toussaint[16]. Les Marseillais ont leurs bastides ; autour de Montpellier les « campagnes » foisonnent ; près de Bordeaux « le pays en est couvert, » toutes « plus jolies les unes que les autres et rivalisant de beauté et d’agrément[17]. » Aux entours de Lyon, chaque marchand, chaque boutiquier, chaque ouvrier de la ville possède un petit bien rustique : tout est là si bon marché « qu’un homme peut, avec sa femme et une petite famille, bien vivre de soixante livres par an[18]. »

Voilà qui explique pourquoi les Français voyagent peu. Iraient-ils courir les routes et enrichir les aubergistes, quand presque tous ont pour la durée des beaux jours un abri auquel ils sont attachés ? Ils préfèrent à tout la vigne qu’a plantée leur père, le potager où ils ont couru alors qu’ils étaient enfants. À quoi bon aller en Suisse quand on possède à sa portée la Brie, le Hurepoix, le Valois, la Beauce, la Touraine, régions les plus attrayantes et les plus policées du monde et où on ne risque pas de se casser le cou en roulant dans un précipice ? Aussi la montagne n’a-t-elle point de fervents : il semble qu’aucun de ceux qu’un mauvais sort y a conduits n’en a compris ni la grandeur ni le pittoresque. Montesquieu voyage dans le Tyrol : « sans cesse entre deux montagnes, sans rien voir qu’un petit morceau de ciel et il est au désespoir que cela dure si longtemps ; » Henault traverse le Jura : « toujours un ruisseau à côté de soi et des rochers sur la tête qui font appréhender de se noyer ou de se précipiter ; » un autre, revenant de Suisse, garde l’impression « d’une contrée fort inégale et très désagréable a la vue. » On va à Plombières pour se soigner ; mais la reine Marie Leczinska a jugé que « c’était le plus vilain lieu du monde. « Le pays de Cauterets « ressemble à l’enfer comme si on y était, excepté cependant qu’on y meurt de froid. » Bagnères et Barèges sont « des lieux hideux au fond de gorges épouvantables, » et certain abbé De La Forte, très méfiant, insinue que tous ces pays « où l’on ne voit que des précipices, des torrents, de la neige et des glaçons, pourraient bien n’être pas des séjours aussi charmants qu’on voudrait nous le persuader. » Ces « glaçons » surtout terrifient : de la neige en plein été ! Quelle horreur ! Voltaire lui-même qui, pourtant, s’est fixé au Mont-Blanc, écrit à d’Argental que le pays de Ferney est délicieux, « à condition de ne point se tourner du côté des montagnes de glace… Et nul n’éprouve le désir de parcourir ce « pays de loups-garous » quand paraît la Nouvelle Héloïse. Clarens est « immortalisé ; » subitement la mode exige qu’on parte en pèlerinage pour les bords du Léman et qu’on y pleure les malheurs de Julie. On promène aux abords de Vevey des âmes avides de s’émouvoir et des cœurs suffoqués par les soupirs : certains parcourent le pays épongeant leurs larmes d’une main et, de l’autre, tenant ouvert le livre de llousseau qu’ils consultent comme un guide, empressés d’errer dans ces lieux où Saint-Preux et sa loquace amie ont respiré, pensé, aimé. « Monsieur a sans doute lu la Nouvelle Héloïse ? » demandent d’un air narquois les paysans du Valais à l’étranger qu’ils rencontrent, les yeux rougis et un mouchoir trempé à la main. Et, une fois consolés, ces pèlerins profitent du voisinage pour pousser jusqu’en Savoie et s’égarer du côté de Chamonix ; on voit errer par-là, dès 1777, de jeunes Parisiens « en culotte soufrée et manchettes de filet brodé[19]. » Bientôt, la vogue aidant, le beau monde voudra connaître ces « sublimes horreurs » et respirer l’air des montagnes ; mais il faudra attendre près d’un siècle avant que M. Perrichon s’y hasarde et que le bourgeois de chez nous quitte son vendangeoir ou sa closerie pour aller s’essouffler au Montanvert ou passer une nuit blanche au Righi[20].

La mer, chez nos paisibles aïeux, ne compte pas plus d’admirateurs que n’en ont les Vosges, les Alpes ou les Pyrénées. On la dédaigne ; personne n’en parle : Rousseau l’a vue et il ne lui consacre pas une ligne[21]. Quelques Parisiens vont à Dieppe par curiosité ; mais il ne paraît pas qu’ils soient émerveillés, ni même intéressés par le spectacle de « cet élément. » Le prince et la princesse de Condé, avec une douzaine de compagnons, s’y rendent en partie de plaisir ; ils restent trois heures sur la jetée et s’en reviennent largement salis-faits[22]. À part quelques « âmes sensibles, » dont l’émotion semble être plus artificielle et littéraire que sincère, le bourgeois terrien est dérangé de ses impressions coutumières en présence de ce grand spectacle qui ne lui est pas familier. Il juge la chose exagérée. Croyez bien que l’exclamation prêtée par Henri Monnier à Monsieur Prudhomme : « Une telle quantité d’eau frise le ridicule, » est un mot de boutiquier parisien ébahi à la vue de l’Océan. Même ceux qui, comme l’Ariste du P. Bouhours, font le voyage exprès pour le contempler, paraissent n’en comprendre ni le charme ni la puissance. Deux Nanréians, venus en 1787 de leur Lorraine à Paris, poussent jusqu’au Havre : dans le journal très détaillé qu’ils nous ont laissé de leur expédition, ils ne gaspillent pas une épithète à peindre ce spectacle qu’ils sont venus chercher si loin, et ne trouvent pas un mot qui sente le recueillement ou l’admiration : ils visitent une corvette, mangent des moules et de la raie, parcourent la ville et reprennent la diligence[23]. On les eût grandement surpris en leur prédisant qu’un temps viendrait où, dans la belle saison, plusieurs millions de Français iraient, chaque année, s’installer incommodément sur les plages et y vivraient durant des semaines et des mois, sans autre distraction que la contemplation du flux, la flânerie sur les galets ou la sieste alanguie sur le sable, en plein soleil.


La montagne dénigrée, la mer sans attraits, où se rendent les gens qui arpentent le pavé du Roi ? Car, si l’on voyage peu, au sens propre du mot, on circule incessamment. À lire les mémorialistes de la fin du XVIIIe siècle, on constate que leurs contemporains sont toujours en course ; on entreprend rarement de longues randonnées ; mais, sous le moindre prétexte, on attelle la calèche, le cabriolet, la carriole ou la tapissière : ceux qui n’ont pas de voiture vont à cheval : s’ils sont chefs de famille, ils prennent la femme en croupe et les enfants trouvent place sur l’encolure. On va ainsi surprendre ses voisins de campagne, Chez qui l’on séjourne ; consulter le notaire ou le procureur de la ville prochaine ; une fois dans l’année on se rend aux foires lointaines, le Landit, Guibray, Beaucaire, Lyon, selon la région. Les relais de poste fournissent des chevaux jour et nuit ; pour trente sous on a un bidet qu’on échangera contre un autre au relais suivant. On n’allait pas vite : deux lieues à l’heure étaient l’allure habituelle ; mais comme on cheminait plus lentement qu’aujourd’hui, le monde semblait à nos pères être beaucoup plus vaste qu’il ne le paraît à nos yeux blasés, et on était dépaysé dès qu’on perdait de vue son clocher. On n’avait pas besoin d’aller loin pour se donner l’illusion d’une expédition de découverte et tout était nouveauté après trois heures de route.

Il est manifeste que, de nos jours, s’il n’a pas au moins traversé l’Afrique ou exploré la Micronésie, nul ne se risquerait à publier ses « impressions de voyage. » Tel prend place dans le rapide au crépuscule et s’éveille avec le jour à trois cents lieues de son point de départ ; mais il n’a pas, en quelque sorte, quitté son domicile : il n’a rien vu, il ne lui est rien arrivé qui vaille d’être noté, et il a traversé la France sans même savoir, s’il ne consulte l’indicateur, quelles sont les villes importantes devant lesquelles son train aura soufflé. Eût-il voyagé de jour qu’il en eût été exactement de même : comment et pourquoi s’intéresser à un pays que l’on parcourt à la vitesse de cent kilomètres à l’heure quand on est assuré qu’on n’a à se préoccuper de rien, qu’on franchira montagnes et fleuves sans même ralentir et qu’on touchera le but à la minute fixée ? A-t-on remarqué combien peu de gens, en express, « regardent par la portière ? » Ils lisent, ils fument, ils somnolent, ils causent, ils jouent aux cartes et si, par lassitude, ils vont se dégourdir dans le couloir du wagon, le nez aux glaces, ils contemplent d’un air consterné la fuite éperdue du ballast et le fascinant défilé des poteaux du télégraphe, sans paraître accorder un regard aux paysages incessamment changeants qui s’encadrent dans le châssis de la vitre. Soyez persuadés que si l’on n’écrit plus d’impressions de voyage, c’est que les voyageurs n’ont plus d’impressions : en ressentiraient-ils qu’elles seraient parfaitement semblables à celles d’autres indifférents qui, pour le même prix, dans les mêmes conditions, aux mêmes heures, ont effectué la veille le même parcours ou l’effectueront demain.

Au temps des grandes routes il en était autrement : une côte à gravir faisait événement ; le relais ménageait toujours quelque incident, ne fût-ce que le manque de chevaux ou les discussions avec le maître de poste ; l’imprévu de l’auberge, le hasard de « la couchée, » les rencontres de la table d’hôte offraient autant de surprises et d’amusements. Surtout, celui qui courait les chemins n’abdiquait pas toute personnalité ; il n’était pas un colis qu’on transporte et qu’on dépose en lieu convenu : il lui fallait s’ingénier de cent façons, combiner son trajet selon ses ressources, ses goûts, le temps dont il disposait : qu’il fût à cheval, en voiture, à pied, tout lui était spectacle, motif de curiosité ou sujet d’émotion.

Qui donc a dit que, grâce à la rapidité de nos moyens de transport, nous vivons « plus que nos pères ? » Le contraire paraît bien probable, si vivre c’est éprouver des sensations nouvelles et exercer son individualité. Ce qui est sûr c’est qu’ils avaient du temps pour tout, — comment s’y prenaient-ils ? — et que nous n’avons le loisir de rien. Le rapide, c’est reconnu, « supprime les distances » : eux se traînaient nonchalamment sur les routes et s’arrêtaient à tous les carrefours. Si nous écrivons, c’est à la hâte, deux lignes de griffonnage : ils traçaient posément des lettres de seize pages et attendaient durant trois mois la réponse. Nous restons vingt minutes à table : ils s’y attardaient joyeusement durant des heures. Grâce au téléphone, nous traitons en quelques instants des affaires qui exigeaient d’eux des semaines et des mois de rendez-vous, de visites et de pourparlers. Tandis qu’ils se complaisaient en de longues et cérémonieuses formules de politesse, nous avons réduit à la plus mince expression nos épanchements affectueux : — « Quoi de neuf ? — La santé ? — Bonjour chez vous ! » et nous passons, tout courants, sans même attendre la réplique. Nos demeures et nos rues sont, quand vient le soir, éclairées comme en plein soleil, ce qui nous permet de nous démener une bonne partie de la nuit : nos aïeux, dès le crépuscule, demeuraient forcément oisifs sous la lueur de la bougie vacillante ou d’un « creuse-yeux » fumeux. Et ils trouvaient cependant le moyen de s’acquitter comme nous, mieux que nous peut-être, de leurs devoirs de vivants : ils lisaient les classiques, tenaient minutieusement les comptes de leur maison, faisaient « des extraits » des bons auteurs, suivaient assidûment les offices, assistaient à de longs sermons, écoutaient consciencieusement des tragédies, traduisaient Horace ou mettaient leur vin en bouteilles ; et lorsqu’ils arrivaient sans fièvre au terme de leurs jours, ils ne laissaient ni plus ni moins que les hommes d’aujourd’hui leur tâche inachevée. Encore une fois, comment faisaient-ils ? C’est la question qui harcèle quand on lit leurs récits de voyage. Personne n’est pressé ; le but n’est pas, semble-t-il, d’arriver, mais de flâner et de prendre plaisir à la lenteur du trajet. Quand on quitte la grand’route pour s’engager sur les chemins de traverse, non desservis par les voitures publiques, — et c’est le plus fréquent, — le moindre parcours exige une singulière provision de patience. Sous la Restauration, pour aller de Segré a Angers, — onze lieues, — il faut deux jours : on part, au matin, dans une charrette sur laquelle on a placé des chaises et que tirent des bœufs ; on s’arrête, le soir, au Lion d’Angers où l’on soupe et où l’on passe la nuit ; une voiture à deux roues, traînée par un cheval, vous prend là le lendemain et vous dépose à Angers vers la fin du jour[24]. Rien de plus variable et de plus varié qu’un itinéraire de ce temps-là : chacun suit sa fantaisie. Sans qu’il soit permis de généraliser l’expédient très économique du pastelliste Latour qui, lorsqu’il voulait voyager, gagnait le bord de l’eau, se déshabillait complètement et, accroché à l’arrière d’un chaland, se laissait flotter jusqu’au point où il prenait pied, à moins que, pour changer de direction, il ne s’amarrât à quelque autre bateau[25], il paraît bien qu’on usait, la plupart du temps, d’une diversité de moyens de locomotion tout à fait récréative : pour aller de Paris au Havre, par exemple, deux jeunes gens, en 1787, se gardent de prendre la Turgotine, trop banale et trop rapide au gré de leur curiosité : ils partent à pied, par Marly et Saint-Germain, arrivent à Poissy, s’y embarquent sur la galiote qui les descend à Rolleboise, vont à pied jusqu’à Bonnières, y dorment quelques heures ; à l’aube, ils prennent place sur le coche d’eau, le quittent au route, louent deux mazettes (bidets de poste) qui les portent au port Saint-Ouen, laissent là leurs montures et arrivent en barque à Rouen. Une autre galiote les conduit à la Bouille, d’où ils gagnent, à cheval, Pont-Audemer, puis Honfleur où ils s’embarquent pour le Havre[26].

La palache desservant Corbeil, — le Corbillard, — est d’allure si retenue que l’on a donné son nom aux chars funèbres qui portent les morts vers le cimetière, au petit pas des chevaux empanachés ; et si l’on fait usage des coches d’eau qui remontent la Seine et l’Yonne jusqu’à Auxerre et descendent la Saône et le Rhône de Chalon à Avignon, il convient de s’armer d’une sérénité angélique en désaccord apparent avec la traditionnelle impétuosité du tempérament français. Le coche d’Auxerre a son port d’attache au quai Saint-Paul : c’est « une arche immense, toute pleine, à l’arrivée, de raisiné, de futailles et de nourrices. » Les passagers s’entassent sur le pont, ou, moyennant un supplément de prix, s’abritent dans « la cabane, » assis sur des sacs de laine ou de coton filé. — « En jetant les yeux sur le toit du bateau, il me sembla voir les restes mourants des Troyens fugitifs, » écrit un ecclésiastique italien qui usa de ce mode de transport ; « parmi les cris des enfants et des femmes et le désordre de tous ces gens qui se disputaient un peu d’espace, je croyais passer le Styx sur la funeste barque de Caron… Assis avec mes compagnons sur des ballots de marchandises… j’eus grand’peine à terminer mon bréviaire[27]. » Et il tient son « journal de bord ; » après trois heures de navigation et quatre lieues de parcours, escale à Châtillon pour dîner ; dans l’après-midi, trois lieues sans plus : on soupe et on couche au Coudray. Quoique les bateliers exigent des passagers qu’ils se lèvent à minuit, c’est le lendemain seulement que le coche croise devant Melun et, le jour suivant, on découvre Montereau… À chaque pose on descend à terre ; on boit, on mange, on festoie ; dans les bousculades du rembarquement, des femmes tombent à l’eau, — grande diversion ! — les mariniers les repêchent à l’aide de solides crocs de fer. Le dimanche, tout l’équipage et tous les passagers descendent à terre et se mettent en quête d’une messe à entendre. Voilà comment, après une traversée de cinq jours, si le vent est bon et le flot, propice, on atteint Joigny, distant de Paris de trente-cinq lieues.

De Chalon en Avignon les coches se livrent au courant et leur marche est un peu plus rapide : ils sont, d’ailleurs, plus confortables : Mme Cradock qui, en novembre 1784, se rendit par ce moyen en Provence, parle du « joli bateau à voiles » où elle prit passage : « il y avait, à peu près, trente passagers et les cabines, nouvellement tendues de soie, ressemblaient à de petits salons. » La « diligence d’eau » qui fait le service du Rhône est beaucoup plus vaste et moins élégante : « les cabines sentent mauvais, elles sont sales, petites, sombres, les passagers trop nombreux. » On embarque humains, bagages, volailles, marchandises, bestiaux, chaises de poste, pêle-mêle ; les gens fortunés qui voyagent en berline, peuvent, une fois à bord, s’isoler dans leur voiture et y passer la nuit. Plusieurs fois par jour l’embarcation s’échoue sur un banc de sable : en voilà pour des heures : il faut que les bateliers gagnent le rivage, aillent requérir dans des villages souvent éloignés du fleuve, toute une cavalerie : trente chevaux sont nécessaires pour désensabler la pesante machine qui, à peine à la dérive, va heurter quelque autre îlot… Au total, malgré la force et la rapidité du courant, cinq jours pleins de Lyon à Avignon[28].

Eh bien, malgré cette lenteur dont la pensée seule nous est exaspérante, pas trace d’une plainte ou d’une critique dans les récits ou journaux de voyage ; pas l’ombre de maussaderie, d’impatience ou d’ennui. Chacun met en pratique ce sage prétexte que n’a pas encore formulé Töpffer : « il est très bon d’emporter, outre son sac, provision de gaité, de courage et de bonne humeur ; il est très bon de compter, pour l’amusement, sur soi et ses camarades plus que sur les curiosités des villes ou les merveilles des contrées. » Ceux que véhiculaient des chars à bœufs ou que portait le somnolent coche d’eau nous imaginons qu’ils s’affectaient de la monotonie du trajet, qu’ils trépignaient d’impatience ou se désolaient du retardement apporté à leurs affaires… Pas du tout : ils jouissaient avec exubérance de cette diversion au trantran de leurs habitudes, saluaient d’exclamations admiratives les paysages variés de cette douce France dont tous portaient au cœur l’amour inné ; ils se sentaient fiers de la découvrir ; ils chantaient des chœurs et, par la pluie battante ou le soleil cuisant, amoncelés sur le toit de la galiote, ils s’amusaient de tout ce qui, à l’idée des actuels « bouffeurs de kilomètres, » donnait à leur voyage une ressemblance marquée avec celui de galériens à la chaîne traînés vers le bagne. Les étrangers, auxquels les inconvénients du transport plaisaient moins, restaient confondus de cette joyeuseté : « Vivre est un art où le peuple français n’a pas d’égal, » a dit un Anglais. Aussi fallait-il voir, quand, l’heure de la « nuitée » venue, le coche ou la patache s’arrêtaient à quelque bourgade, avec quel entrain ces nomades épanouis se mettaient en quête d’un solide souper et d’un logis quelconque où ils s’installaient pour peu d’heures comme s’ils y devaient passer le reste de leurs jours.


Ces auberges de France, réjouissant souvenir des anciens qui les avaient pratiquées, regret de ceux qui ne les connurent que par ouï-dire, gloire et attrait de nos grandes routes jadis grouillantes et maintenant délaissées, quelle réputation elles avaient conquise ; comme elles ont porté loin le renom de l’hospitalité française, des accueillantes et expertes ménagères de chez nous et de la cuisine abondante et délicate, monopole de notre pays ! C’est merveille de suivre, à travers les âges, leurs transformations et leurs efforts vers l’idéal du genre, idéal qui n’est point, comme on l’imagine à présent, d’offrir au passant l’abri d’un simili-palais où s’impose une étiquette d’apparente et banale élégance, mais, bien au contraire, de suggérer au voyageur, à force de cordialité et de prévenances, qu’il a retrouvé son chez soi, ou, tout au moins, qu’il est personnellement l’objet d’attentions particulières.

Si l’on écrit un jour l’histoire, déjà tentée, des auberges françaises, on constatera que tel était le but vers lequel tendait, depuis l’origine, l’ingéniosité des hôteliers et plus spécialement celle des hôtelières. D’abord leurs maisons furent des lieux de refuge, presque des abris de charité où seuls fréquentaient les nomades douteux, trop peu recommandables pour se permettre de frapper à la porte d’un monastère ou d’un château, ménétriers, pardonneurs ou marchands de reliques, joueurs de dés, jongleurs, trouvères et autres « malandrins[29]. » Promiscuité louche et lieux si peu sûrs que, dès le début du XVe siècle, l’autorité imposa aux tenanciers l’obligation du registre d’entrée et de sortie. Cette formalité, toujours en vigueur, est l’une de nos plus vieilles institutions : elle date de 1407 ; elle eut pour heureux effet de former aux hôteliers une clientèle et de distinguer les maisons honnêtes des bouges mal famés Dès Henri IV, il y avait dans nos provinces des auberges où l’on fréquentait, sinon par plaisir, du moins en sécurité et, dans le cours du XVIIe siècle, l’hospitalité s’y manifeste à ce point accueillante qu’elle y devient quelque peu suspecte.

À l’époque dont nous cherchons à fixer quelques traits, c’est-à-dire dans les cinquante années qui précédèrent le premier établissement des chemins de fer, l’auberge de France est respectable comme un lieu familial ; on y est accueilli non en étranger, presque en ami. L’hôtellerie est habituellement au relais, le plus souvent dans la maison de poste ; ce n’est point une construction babylonienne à balcons et à dômes, mais une bonne maison campagnarde, avec un banc près de la porte, une enseigne pendue à un bras de fer ouvragé, un grand porche, une vaste cour encombrée de voitures et des écuries profondes où s’alignent devant les râteliers, sur la paille fraîche, trente ou quarante chevaux, — de ces robustes chevaux de poste à lourde queue, à longue crinière, aux pieds pattus[30]. Rien à l’intérieur de l’auberge ne vise à l’apparat : s’il y a une salle à manger, ce qui n’est pas commun, sauf dans les villes, elle est des plus modestes ; les chambres à coucher sont ordinairement, en revanche, d’un luxe sérieux, tendues le plus souvent de tapisseries, parfois même d’étoffes plus somptueuses : à l’hôtel Gallère, à Blois, sur le quai de la Loire, en aval du pont, Mme Cradock est logée, en 1786, dans un appartement dont « les portes, les fenêtres et le plancher sont d’une chaumière, mais dont les murs sont couverts d’un brocart ancien tissé de soie et d’argent ; le sofa est de velours vert, richement brodé[31]. » Partout les pièces sont vastes : à Rochefort, dans l’hôtel du Grand Bazar, pas une chambre ne contient moins de quatre lits ; dans l’auberge d’un petit village de Vendée, la pièce la plus exiguë contient trois lits et elle est de telles dimensions qu’on y peut sans embarras dresser, en outre, une table pour de nombreux convives[32]. Car c’est une habitude dont nul ne s’offusque : on partage la chambre, voire le lit d’un inconnu. Quelquefois on est gîté dans un dortoir : à Toulouse, au Griffon d’or, en 1784, sept « messieurs » couchent dans la même chambre. Encore est-on entre hommes ; mais quand le hasard ou l’affluence oblige à l’empilement, il se joue des scènes étranges : Mme de Nouaillé arrive à Niort et descend dans une hôtellerie fort encombrée, au moment même où s’y présente un jeune homme nommé Patrot ; les gens mettent les hardes du voyageur et de la dame sur l’unique lit demeuré libre. Cela fit contestation. Patrot dit : — « Je coucherai dans ce lit-là. — Je ne dis pas que vous n’y coucherez point, riposte Mme de Nouaillé, mais j’y coucherai aussi. » Par point d’honneur et, pour ne pas céder, ils y couchèrent tous les deux[33]. Tard, dans le XIXe siècle, il y avait encore des auberges et non des moindres ou, sans gêne ni protestation, on faisait chambre commune avec des compagnons de rencontre : le comte de Puymaigre rapporte que, à Nuits, il fut logé dans une pièce contenant deux lits : « Le second était occupé par deux jeunes époux mariés depuis peu et d’un physique fort agréable. Il dormirent si peu que je ne dormis pas du tout[34]. »

Si, pour les Français dont la bonne humeur est inaltérable, cette promiscuité devient motif à plaisanteries ou prétexte à gaillardise, elle paraît à certains étrangers importune et désagréable. Ils ont, pour tout dire, d’autres griefs : glissons sur la vermine dont sont infestées certaines régions de l’Ouest de la France ; mais, en général, même dans les plus pauvres villages, l’hôtellerie est « propre et bien tenue. » Mme Cradock, fort sévère sur cet article, et dont les appréciations sont par conséquent très précieuses, descendant à Amboise dans une auberge de rouliers, — au Cheval bardé, — constate que le gîte est attrayant et la nourriture excellente. À Mortagne, en bas Poitou, l’hôtel Louis le Grand dont l’extérieur est « minable » la séduit par les mêmes avantages, et aussi l’hôtel de la Poste, à Saint-Herman, « modèle de propreté et de confortable, » et encore à Langon l’hôtel des Princes, qu’elle ne peut mieux louer qu’en le comparant à une auberge anglaise, et pareillement à Castelnaudary, le Lion d’Or, « vieil hôtel propre, gens attentifs et nourriture bonne, » et même dans un simple hameau, situé au bord du canal des Deux Mers, hameau dont elle ignore le nom et où elle trouve « des chambres parfaites et un souper délicieux, » preuves, ajoute-t-elle, que « la maîtresse préside elle-même à tout[35]. »

L’hôtesse, en effet, est la magicienne grâce à qui « l’hospitalité de l’auberge perd quelque chose de sa laideur d’hospitalité payée. » Elle a de ces fines attentions de femme, « qui voilent la vénalité de l’accueil. » Au vrai l’hôtesse est admirable : son mari s’occupe des chevaux ou boit avec les rouliers ; elle « va, vient, ébauche tout, achève tout, complète tout, talonne les servantes, mouche les enfants, chasse les chiens, complimente les voyageurs, stimule le chef, sourit à l’un, gronde l’autre, surveille un fourneau, porte un sac de nuit, accueille celui-ci, embarque celui-là[36]… » Jour et nuit, à toute heure, les voitures s’arrêtent à sa porte ou s’engouffrent sous sa voûte ; il lui faut tenir toujours prêts son sourire avenant et des repas chauds. Des Anglais, en novembre 1184, décident de courir la poste sans désemparer ; le premier jour on n’a pas diné, et, dans la nuit, l’appétit réclame compensation. Un relais. Où est-on ? À Arnay-le-Duc. Quelle heure ? Une heure du matin. « On réveilla le maître de poste et sa fille, qui nous introduisirent dans la cuisine ; là, j’aidai de mon mieux la jeune fille à confectionner une omelette, à griller des côtelettes de mouton et à rôtir un canard ; puis, assis autour du feu, nous fîmes un repas des plus amusants[37]. » À Villeneuve-le-Roi, à cinq heures de l’après-midi, tandis qu’on change les chevaux ; les voyageurs, dans la cuisine, se restaurent « d’un délectable pot-au-feu. » À Moret, après un excellent café au lait, l’hôtesse empressée met dans la voiture « un pot de confitures d’abricots de sa façon ; » ailleurs, « à la suite d’un succulent dîner dans une salle très modeste, et la note acquittée, la maîtresse de l’auberge les presse d’accepter des pêches magnifiques pour qu’ils se rafraîchissent durant la route. » Et à ces passants succèdent d’autres passants : pas d’heures pour les repas, point de table d’hôte ; et c’est miracle de trouver en ces villages isolés, à tous instants de la journée et de la nuit, pareille abondance improvisée, poissons frais, gibier à point, fruits savoureux, laitages candides et volailles grasses ; et c’est miracle plus grand encore de rencontrer chez ces hôtelières, à qui ne sont permis ni sommeil, ni loisir, ni repos, de si infatigables prévenances, une si affable activité. L’une est « une enfant de seize ans, qui est partout et qui mène merveilleusement cette grosse machine, tout en touchant, par moments, du piano[38] ; » une autre « s’occupe de tout et trouve encore le temps de filer elle-même tout le linge de la maison[39] : » femmes de France, incomparables, prodiges d’adaptation, de résistance et d’aménité !

Le domaine de l’hôtelière est sa cuisine ; c’est là aussi le cœur de l’auberge : on s’y réunit, on s’y tient, on y mange, on y vient aux nouvelles, on y discute le trajet à effectuer, la route à suivre, le nombre de chevaux imposé ou indispensable. Des routiers, des étrangers, des bourgeois du pays, des marmitons, des servantes, des postillons s’y coudoient, s’y démènent, s’y disputent, y boivent ou s’y repaissent vingt-quatre heures par jour. Rien de l’appentis, exigu et obscur, niché au bout d’un couloir sombre où, trop souvent, est de nos jours reléguée l’officine des petits hôtels provinciaux. La cuisine de l’ancienne auberge n’est pas la coulisse, c’est la scène : tout s’y prépare au grand jour ; qui ne connaît la description qu’a notée Victor Hugo d’un de ces honnêtes et rutilants laboratoires de bonnes choses, au temps béni des feux de bois où les sauces blanches étaient sans tromperie et les « liaisons » sans mystères ? « Une salle immense : un des murs occupé par les cuivres, l’autre par les faïences. Au milieu, en face des fenêtres, la cheminée, énorme caverne qu’emplit un feu splendide. Au plafond, un noir réseau de poutres magnifiquement enfumées, auxquelles pendent toutes sortes de choses joyeuses, des paniers, des lampes, un garde-manger, et, au centre, une large nasse à claire-voie où s’étalent de vastes trapèzes de lard… L’âtre flamboyant envoie des rayons dans tous les coins… et fait resplendir l’édifice fantastique des casseroles comme une muraille de braise… Des marmites gloussent, des fritures glapissent… Le couperet cogne, la lèchefrite piaille, la fontaine pleure, les bouteilles sanglotent, les vitres frissonnent, les diligences passent sous la voûte comme le tonnerre… Cette forge à indigestions… est, jour et nuit, pleine de vacarme[40]… »

C’est qu’on y doit se prémunir contre de terribles appétits : ce qu’on mange en France, au XVIIIe siècle, depuis la table de Versailles où le Roi s’assied presque toujours seul, jusqu’à cette autour de laquelle s’empile toute une famille d’artisans, bisaïeux, grands-parents, papa, maman, oncles, tantes, cousins, marmaille, ce qu’on mange est invraisemblable. On n’est plus, certes, au temps où l’on engouffrait n’importe quoi en quantités formidables, sans ordre, sans choix, sans méthode, comme, par exemple, à ce dîner maigre, servi, un jour de carême, chez l’archevêque de Paris et où paraissent sur la table quatre grands saumons frais, dix turbots, douze homards, cinquante livres de baleine, deux cents tripes de morue, un panier de moules, neuf aloses fraîches, dix-huit truites d’un pied et demi, dix-sept brochets, soixante-deux carpes, dix-huit lamproies, deux cents grosses écrevisses, deux cents harengs blancs, deux cents harengs saurs, vingt-quatre saumons salés, dix-huit barbues, trois paniers d’éperlans et six cents grenouilles[41]. Je suppose que Monseigneur n’était pas seul et avait convié quelques chanoines à faire abstinence avec lui ; n’importe, après les tripes de morue et les deux cents harengs saurs, un Français d’aujourd’hui se serait avoué vaincu. Au XVIIIe siècle, on procède avec plus de mesure, et une sage ordonnance préside à la conduite d’un repas : on sait distinguer une entrée d’un rôti, et, si le menu débute par les hors-d’œuvre, il se termine par les entremets. Ces hors-d’œuvre et ces entremets n’étaient pas ce que vous pensez : le premier de ces termes éveille aujourd’hui la perspective de trois ou quatre olives ou d’une coquille de beurre grosse comme noisette ; le second évoque quelque mousse de blancs d’œufs, une crème légère… Attention : les hors-d’œuvre de nos pères, — et, sans être centenaire, on peut s’en souvenir, — consistaient en boudins, saucisses, côtelettes et andouilles ; comme entremets, on admettait des jambons ruisselant de graisse sous le couteau, des pâtés de nouilles baignant dans des sauces présentant la consistance du bitume en fusion, ou des hures embaumées, dressées sur un coulis d’oignons, d’échalottes et de laurier. Entre cette préface et cet épilogue… on dînait.

Il serait facile de terrasser les incrédules en reproduisant ici l’un des menus de la table de Louis XVI lors d’un repas du Petit Trianon, menu qui compte environ vingt pages pleines et comprend sept à huit cents plats. L’argument pécherait précisément par son énormité : il est évident que, à ces repas de Cour, les convives ne touchaient qu’à certains mets préparés à leur intention ; le surplus passait au Serdeau : on sait que tout Versailles vivait de l’opulente desserte du château. En se tenant dans l’ordinaire, on peut citer des exemples moins suspects et, partant, plus saisissants. M. de Védel invite, en 1760, Mme de Saint-Vincent à diner au restaurant : deux couverts seulement deux convives venus là bien plutôt pour causer à l’aise que pour faire bombance. Voici le menu de cette agape : bisque d’écrevisses, caneton à la Provençale, grenade de laitances de carpes, petits pigeons innocents, anguille à la rémoulade, hure de saumon, un turbot, une poule de Caux, truffes au Champagne, asperges, artichauts, pommes à la Charlotte… Le chevalier d’Eon, un sobre celui-là, affectant d’être petit mangeur et de se contenter d’un rien, déjeune seul : il commande un melon, une matelotte d’anguille, une carpe, deux poulets, une noix de veau à l’oseille, une compote de quatre pigeons, un lapin à la poulette, un aloyau à la sauce, une tourte à la frangipane, des haricots verts, poires, pêches, cerneaux, échaudés[42]. — J’estime d’un admirable scrupule l’échaudé survenant après cet entassement de nourriture. D’ailleurs, une telle abondance est si bien passée dans les habitudes et considérée comme indispensable que, au même chevalier d’Eon, détenu à Dijon en mit, l’administration des prisons sert, chaque jour : potage et bouilli, truite ou saumon, écrevisses, poularde ou bécasse, légumes, asperges, café, eau-de-vie, une ou deux bouteilles de Clos-Vougeot[43].

Ce sont donc des appétits de ce genre auxquels les cuisines d’auberge doivent satisfaire, avec cette aggravation que, en voyage, on est plus exigeant qu’à la table de famille : le cheval, la marche ou la voiture « creusent » et c’est une tradition de bien manger quand on est en route. Il faut compter que, en ce temps-là, un bourgeois de France absorbait régulièrement dans sa journée quatre à cinq livres de viande et quatre bouteilles de vin : vous pensez bien qu’il ne faisait pas abstinence lorsqu’il passait par l’hôtellerie. Voilà pourquoi, d’un bout de l’année à l’autre, sans un répit, actionnées par des barbets enragés et toujours en mouvement, tournent dans la cheminée profonde trois ou quatre étages de broches garnies de dindonneaux, de poulardes, d’oies suantes de graisse, de gigots joufflus et de pièces de bœufs qu’arrosent continuellement des marmitons accroupis ; voilà pourquoi bouillonnent au croc des crémaillères des pots-au-feu gigantesques, mijotent dans les cendres brûlantes des ragoûts onctueux et rôtissent sur des braises de sarments les perdreaux, les cailles, les bécasses et les ortolans.

Certains jugeront qu’il est cruel de rappeler, en l’actuelle période de restrictions, ces époques fortunées ; mais il n’est pas sans intérêt pour l’histoire économique de constater l’extraordinaire et habituelle abondance dans laquelle vivait l’ancienne France : nos compatriotes n’en étaient pas surpris et n’en parlaient guère, mais les étrangers s’extasiaient. Sir John Carr passe à Mantes à huit heures du matin ; il s’arrête à l’auberge et demande à déjeuner : la table est dressée et, sur les réchauds sont placés un potage, un quartier de viande, une volaille… Non sans difficulté l’Anglais fait entendre qu’il ne déjeune pas de cette façon et que du café et une flûte lui suffisent. Tandis qu’il discute avec l’hôtelier consterné, ses compagnons de diligence, tous français, se sont joyeusement installés, serviette au cou, et font large brèche aux mets consistants qu’on leur présente. « Quel heureux peuple ! » écrit John Carr : « toujours prêts et à toute heure ! Il n’a même pas l’idée de ce qui peut le gêner[44] »… Locatelli n’a-t-il point parlé des voyageurs qui « par habitude des privations ou par économie, se contentent, le matin, de jambon, de viande salée et d’œufs ? » Que dévorent donc ceux qui ne regardent pas à la dépense ? Il est vrai que les déjeuners d’auberge sont bien alléchants : partout en France on trouve d’excellent lait, le beurre « sortant de la baratte » est un enchantement ; partout l’hôtelier s’ingénie et excelle en quelque plat inimitable ; « ragoût d’œufs de carpes avec des champignons, des truites, des pistaches et des câpres », ou « tourtes de queues d’écrevisses au beurre de noisette ». Chaque province, chaque ville, presque chaque bourgade a sa « spécialité » dont les ménagères locales se transmettent pieusement le secret ; et comme la réputation de ces bonnes choses n’est pas « industrialisée, » on n’en peut goûter les délices qu’à leur lieu d’origine : pâtés de Chartres ou de Toulouse, madeleines de Commercy, saucisson de Lyon ou d’Arles, cassoulets variés, bouillabaisse légendaire, macarons de Nancy, andouilles de Vire, de Troyes ou de Cambrai, langues de Valenciennes, pieds croquants de Saint-Menehould, rillettes de Tours… c’est par les auberges que se sont établies ces renommées européennes qui contribuent, plus qu’on ne le pense, au prestige de notre pays.

Dans le récit du voyage de Mme Cradock, document précieux touchant ces matières, reviennent à chaque arrêt ces mots : « excellent souper, vin délicieux. » La dame note avec attendrissement certaine auberge où lui furent servis des ortolans dont elle aperçoit, dans l’office, « un amoncellement. » À Toulouse, un jour de fête, elle compte dix-sept plats au dîner, de l’auberge, et s’effraie d’un voisin de table, — un Français, — qui n’en laisse point passer un seul et dont elle s’attend à voir craquer le beau gilet de soie bleue brodé d’argent[45]. À l’auberge de Bessay, la cave était si riche en vins parfaits et la broche sans cesse si opulemment garnie de volailles et de gibiers de choix, qu’il y eut parmi les voyageurs de la diligence une émeute certain jour où les conducteurs prétendirent relayer ailleurs[46].

Comment procédaient les hôteliers du vieux temps pour s’approvisionner, avec tant d’exactitude et de profusion, de victuailles à ce point recherchées ? À quel marché se les procuraient-ils ? Eh ! Ils les avaient sous la main et n’avaient pas besoin de recourir à des intermédiaires onéreux ou à des commissionnaires cupides ; toute maison d’auberge possédait son étable, son « toit à porcs, » sa basse-cour ; toute ménagère était laitière et battait son beurre, lequel, destiné à être consommé le jour même, n’exigeait ni lavage, ni mixture d’aucun genre. Le ruisseau, la rivière, le torrent ou l’étang voisin foisonnait de brochets, de truites, de carpes, d’anguilles et d’écrevisses ; le gibier pullulait en toutes les régions de France et n’était pas l’apanage des « plaisirs seigneuriaux ; » sinon on ne pourrait expliquer la débauche qui s’en faisait à la table des moindres hôtelleries. La production de chaque coin de France suffisait plantureusement aux besoins de ses régionaux et aux fantaisies des étrangers de passage. Mais ce qui devient mystère, — du moins pour qui s’étant aiguillonné l’appétit aux souvenirs émerveillés des voyageurs d’autrefois, a souffert par sa propre expérience de la pénurie de nos modernes auberges de campagne où, dans les années qui précédèrent la guerre, l’œuf frais devenait une rareté et l’on ne trouvait à peu près rien que du vermouth et de l’absinthe, — ce qui reste mystère, ce sont les causes qui ont amené l’abolition de ces richesses locales. Les droits de pêche et de chasse, tant enviés, dit-on, par nos ancêtres, sont accordés à tous moyennant des rétributions minimes ; avec une sollicitude méritoire, les pouvoirs publics ont créé des milliers d’emplois attribués à des fonctionnaires chargés de veiller au repeuplement de nos cours d’eau, de « protéger » notre gibier, d’enseigner aux paysans, dès l’école, les raffinements de l’élevage et de la culture maraîchère, d’inspecter, de garder, de diriger, de perfectionner tout ce qui se rapporte aux productions de notre sol prodigue… et c’est depuis ce temps-là que nous avons été réduits à réclamer de l’étranger ce que nous possédions jadis en pléthore : au temps qui précéda le coup de tonnerre d’août 1914, nos faisans venaient de Hongrie, nos lièvres de la Forêt Noire, nos écrevisses étaient nées dans la Havel ou dans la Sprée, et la France de la Seine, de la Loire, de la Garonne et du Rhône achetait annuellement pour dix millions de brochets, de truites et de saumons au Weser, à l’Elbe et au Rhin ! Les économistes allèguent qu’il ne convient pas de confronter notre époque aux jours d’autrefois, les conditions de la vie ayant totalement changé depuis cent ans, argument chétif auquel les esprits simples seront toujours en droit de répondre : « C’est bien dommage ! » jusqu’au temps où l’expérience les aura convaincus que leurs regrets ne sont pas justifiés. Encore faudrait-il expliquer pourquoi tous les étrangers qui avaient des loisirs et de l’argent à dépenser ne venaient jadis que chez nous : notre France était l’hôtesse sans rivale, même sans concurrente ; elle n’a point perdu ce renom, certes, mais peut-être l’a-t-elle, par insouciance paresseuse, quelque peu compromis. Aussi n’est-il pas superflu de rêver un peu maintenant à ce qui le lui avait valu et pour quelles séductions les oisifs, curieux de se procurer, ainsi que disait Monlaigne, « une continuelle exercitation à remarquer des choses nouvelles, » se figuraient découvrir en elle un coin de l’Eden et ne la quittaient point sans lui vouer un sentiment fécond de respect, de gratitude et d’amour.


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Guide des Voyageurs en Europe, par M. Reichard, conseiller de guerre. Trois volumes, à Weimar, au Bureau d’Industrie,
  3. Mercier. Tableau de Paris, CCCCVII.
  4. Mercier. Tableau de Paris, CCCCLII.
  5. M. Du Camp. Paris, ses organes et ses fonctions, I, 223.
  6. Un coin du Pré-aux-Clercs… d’après des documents inédits, par Léo Mouton, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale.
  7. Babeau. Paris en 1789. M. Du Camp, ouv. cit. et baronne d’Oberkirk, Mémoires.
  8. Souvenirs, édition Charpentier, 1, 55.
  9. Comte L. Remacle. Voyage de Paris en 1782. Journal d’un gentilhomme breton, Vannes, 1900. Extrait de la Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou.
  10. Souvenirs d’un nonagénaire, publiés par Célestin Port. Passim.
  11. Marquise de la Tour du Pin. Souvenirs d’une femme de cinquante ans, 1778-1815, publiés par son arrière-petit-fils le colonel comte de Liedekerke-Beaufort. Librairie Chapelot. I. 48.
  12. Docteur A. Barety. Le voyage de Nice autrefois, extrait du Nice historique (d’après les relations de Lalande, de Papon, de Roland de la Platière, etc).
  13. A journey from London to Genoa through England, Portugal, Spain and France, by Joseph Baretti, 4 vol. 1770. Cité par le docteur A. Barety. D’Antibes à Gênes par la mer, p. 11 et suivantes.
  14. Genlis, Mémoires et descriptions similaires dans Adèle et Théodore du même auteur.
  15. Voyage dans les Alpes, 1794.
  16. Daniel Mornet, Le sentiment de la nature en France de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre.
  17. Journal de mes voyages en France, manuscrit. Bibliothèque nationale. — Recueil amusant de voyages en vers et en prose, 1787. — F. Martin, Voyages en France et pays circonvoisins, etc. cités par D. Mornet.
  18. Voyage d’un Anglais en France. Lettre du docteur Bigby, traduite de l’anglais par M. Caillet, avec une introduction et des notes par le baron A. de Maricourt.
  19. Mayer, Voyage en Suisse, Amsterdam, 1786.
  20. D. Mornet, ouvrage cité. Passim.
  21. D. Mornet, ouv. cit.
  22. Mémoires du duc de Croy, p. 146, cité par Mornet.
  23. La Vie parisienne sous Louis XVI, p. 123 et suiv.
  24. Mémoires d’un Royaliste, par de Falloux, 1-16.
  25. Mémoires de Mme de Genlis.
  26. La vie parisienne sous Louis XVI.
  27. Voyage en France de Sébastien Locatelli, 1664-1665, traduit et publié par A. Vautier, 1905.
  28. La vie française à la veille de la Révolution. Journal inédit de Mme Cradock, traduit de L’anglais par Mme O. Delphine-Balleyguier.
  29. Comment on voyageait autrefois, par H. de Gallier, La Revue, 1er juin 1907.
  30. Lettres du docteur Rigby, p. 8.
  31. Cradock, 293.
  32. Idem, 245.
  33. Comment on voyageait autrefois, par H. de Gallier. La Revue, 15 septembre 1907.
  34. Comte Alexis de Puymaiyre. Souvenirs sur l’Émigration, l’Empire et la Restauration, p. 99.
  35. Cradock, 169, 170, 198, 242, 291.
  36. V. Hugo. Le Rhin. Lettre III.
  37. La Vie française à la veille de la Révolution. Journal de Mme Cradock, 95-96.
  38. V. Hugo. Le Rhin, loc. cit.
  39. Cradock, 242.
  40. V. Hugo. Le Rhin. Lettre III.
  41. H. de Gallier. Usages et mœurs d’autrefois.
  42. Regnault de Beaucaron, Souvenirs anecdotiques et historiques d’anciennes familles champenoises et bourguignonnes. Cité par H. de Gallier, ouvrage indiqué.
  43. Idem.
  44. Impressions de voyage en France de Sir John Carr, traduites par A. Babeau, correspondant de l’Institut. (Les Anglais en France après la paix d’Amiens, p. 125).
  45. Cradock, 173.
  46. Comment on voyageait autrefois, loc. cit.