Rêveries d’un païen mystique/Alliance de la religion et de la philosophie
- Mon cher enfant,
Vous me demandez la permission de faire célébrer votre mariage avec ma fille dans un temple protestant. Si cela dépendait de moi, je n’ai pas besoin de vous dire que cette permission vous serait accordée. Je suis libre penseur, et j’aurais préféré un mariage purement civil ; mais, si ma fille veut se faire protestante, cette conversion ne sera qu’un retour à la religion de ses ancêtres. Mon trisaïeul est mort dans la persécution qui suivit la révocation de l’édit de Nantes, et ses enfants ont été convertis au catholicisme par autorité du roi.
Mais vous savez que ma femme était une fervente catholique. J’ai toujours respecté ses croyances, et c’est pour me conformer à ses dernières volontés que j’ai fait élever mes deux filles dans un couvent. Depuis que l’aînée est mariée, elle va rarement à confesse, par égard pour son mari : je suis sûr qu’il en sera de même de sa sœur. Mais vous me paraissez attribuer à cette question plus d’importance qu’elle n’en a. Il faut aux femmes des superstitions, comme il faut des joujoux aux enfants. Elles craignent par-dessus tout de n’être pas comme les autres, et elles savent que leurs amies ne les croiraient pas bien mariées si le prêtre ne s’en mêlait pas. Je me suis conformé à l’usage, parce qu’on ne m’acceptait qu’à cette condition, et je n’en ai pas moins été fort heureux en ménage. Je crois bien que vous serez obligé aussi d’en passer par là.
Au reste, je vous répète que cela ne dépend
pas de moi. C’est à ma fille qu’il faut vous
adresser ; mais je doute fort du succès. Pour convertir
quelqu’un à une religion, il faut commencer
par y croire soi-même, et vous êtes libre penseur comme moi. Vos convictions sont même plus
raisonnées que les miennes. Comment pourriez-vous
prendre au sérieux le rôle d’apôtre ? Vous
vous exposez à voir repousser votre première demande,
ce qui est un fâcheux précédent. Croyez-moi,
il est bien plus simple de faire comme tout
le monde : on achète un billet de confession, on
entend une messe, et quand on a payé les frais
de la cérémonie, on n’y pense plus.
Vous vous étonnez, mon vieil ami, de l’importance que j’attache au mariage religieux. Pour vous, comme pour la plupart des libres penseurs, c’est une simple formalité, une concession qu’on est obligé de faire à l’esprit routinier des femmes, et qui n’engage pas l’avenir. Je pense tout autrement, et je vais essayer de vous donner mes raisons.
Une des causes de la faiblesse du lien moral en France est que, dans presque toutes les familles, la femme est catholique et le mari libre penseur, ou plutôt indifférent. Je sais bien qu’il y a malgré cela des mariages heureux, et vous me citez le vôtre. Convenez cependant que l’intimité de la famille ne peut être complète quand on ne parle pas la même langue, quand on n’a pas la même manière de comprendre le devoir, de distinguer le bien du mal. On en vient bientôt, pour éviter les discussions irritantes, à s’abstenir de parler des pratiques religieuses, que la femme juge obligatoires, et que le mari trouve inutiles ou mauvaises. La religion est un lien entre les consciences ; ce lien n’existe plus chez nous, et voilà pourquoi notre société est si malade.
L’opposition entre les hommes et les femmes devient de plus en plus profonde, parce que le catholicisme prend de plus en plus le caractère d’un parti politique. Connaissez-vous beaucoup de femmes républicaines ? Quand on appartient, comme moi, à la nuance la plus avancée du parti radical, on est exposé à se trouver en face de la prison ou de l’exil. Quel appui et quel encouragement un homme peut-il trouver chez une femme qui ne partage pas ses croyances ? Au nom de la liberté, un libre penseur respecte la religion de sa femme ; mais les femmes ne se croient pas tenues de nous rendre la pareille, car elles n’admettent pas qu’une conviction politique soit l’équivalent d’une religion. Elles ne renoncent jamais à l’espoir de nous convertir, fût-ce au dernier moment. Vous recevez la lettre qui vous annonce la mort d’un ami, et vous êtes surpris d’y trouver la formule : « Muni des sacrements de l’église. » Vous dites : « Sans doute, il n’avait plus sa tête à lui, autrement il n’aurait pas renié les opinions de toute sa vie. » Eh bien, non, ce n’est pas cela ; le malheureux avait toute sa raison ; mais il a vu près de son lit de mort une femme en pleurs qui lui disait : « Je ne te reverrai donc plus, ni dans ce monde ni dans l’autre ! » Il n’a pu lui refuser une dernière concession ; il a laissé entrer le prêtre, et on a fait de lui ce qu’on a voulu.
Vous me citerez telle femme qui va rarement à confesse par égard pour son mari. Ce rarement-là est encore trop pour moi. Il ne me plairait pas que ma femme se mît à genoux devant un homme pour lui avouer ses fautes et lui demander pardon : je trouve cela immoral. L’homme qui dirige la conscience d’une femme est son véritable époux : le mari n’a que le corps, c’est le prêtre qui a l’âme.
Les difficultés sont encore plus graves s’il y a un enfant. Le père et la mère, responsables au même titre de son éducation morale, ne s’entendent pas sur le principe de cette éducation. Ils ont beau éviter de parler des questions qui les divisent, l’enfant voit bien que sa mère va à la messe et à confesse, et que son père n’y va pas. L’un des deux a tort, évidemment, mais lequel ? L’enfant hésite, sa conscience est troublée, il perd le sentiment du respect. S’il interroge son père, celui-ci n’ose pas répondre, de peur de contredire l’enseignement du catéchisme ; car presque toujours l’enfant est abandonné à la femme, qui le livre au prêtre. Ce qui lui est dit dans le silence du confessionnal, le père n’en sait rien. Eh bien, je trouve cela monstrueux : c’est la dissolution de la famille, qui est la base de toute société. Je ne conteste pas le droit de la femme sur l’éducation de l’enfant, mais à la condition qu’elle exerce ce droit elle-même, et ne le délègue pas à un étranger. Celui qui dirige la conscience de l’enfant est son véritable père. Le mari ne sert qu’à subvenir aux dépenses ; c’est le seul droit qui ne lui soit pas contesté.
Vous voyez le mal aussi bien que moi, mais vous le croyez incurable. Vous dites : il faut des superstitions aux femmes, comme il faut des joujoux aux enfants. On a dit aussi : il faut une religion pour le peuple. Pourquoi ne pas avouer que la religion répond à une aspiration de l’âme ou, si vous aimez mieux, à une bosse du cerveau ? Quand même la religiosité serait particulière aux femmes, il faudrait bien en tenir compte, car elles sont la moitié du genre humain, et c’est cette moitié-là qui mène l’autre. On dit que les Chinois sont arrivés à se passer de religion ; si cet exemple avait de quoi nous tenter, ce n’est pas les pieds des femmes qu’il faudrait enfermer dans des boîtes, c’est leur cerveau qu’il faudrait pétrir pour les besoins du positivisme. Autrement elles convertiront leurs maris plutôt que d’accepter une philosophie qui ne leur offre que des négations. Une mère veille au chevet de son enfant malade ; le médecin n’a plus d’espoir, mais la mère espère toujours. Lui prouverez-vous que les lois de la physiologie sont inflexibles, et qu’il n’y a personne là-haut pour faire un miracle en sa faveur ? Si son enfant meurt, et si elle espère le revoir au ciel, lui direz-vous d’écarter cette hypothèse, que la science ne peut pas vérifier ? Non, vous lui laisserez cette espérance qui la console, peut-être même tâcherez-vous de la partager.
Au lieu de se retrancher obstinément dans des camps ennemis, les hommes et les femmes auraient un intérêt égal à vivre en paix sur un terrain commun. En réalité, ce n’est pas la religion qui nous gêne, c’est le clergé. La plupart des croyances et même des superstitions, sans nous paraître plus raisonnables, deviendraient inoffensives, s’il n’y avait pas de prêtres pour les exploiter. Que nos femmes admettent autant de personnes qu’elles voudront dans la Trinité, qu’elles se couvrent de scapulaires et de médailles miraculeuses, qu’elles boivent de l’eau de Lourdes quand elles sont malades, pourvu qu’elles n’aillent pas à confesse. Il me semble qu’elles peuvent bien nous accorder cela. Des gens plus religieux que nous, les Anglais, les Américains, les Hollandais, les Suédois, vivent et meurent sans confession, et ils nous valent bien. Vous avez tort de mettre toutes les religions dans le même sac. Le protestantisme n’est pas une théocratie ; un pasteur protestant ne confesse pas les femmes des autres. Il prêche les vertus de famille, et il tâche de les pratiquer.
Vous me dites que, pour convertir quelqu’un à une religion, il faut commencer par y croire. Vous ne voyez dans la religion qu’un ensemble de dogmes plus ou moins inacceptables pour la raison d’un philosophe. J’y vois quelque chose de bien plus important que cela : une règle idéale pour la conduite de la vie. Ceux qui ont accepté cette règle forment un groupe social, une assemblée, — c’est le sens du mot Église, — et se sentent reliés les uns aux autres dans une aspiration commune : c’est le sens du mot religion. Vous me direz peut-être que la conduite de la vie regarde la morale, et que la morale est la même pour tous les hommes, à quelque religion qu’ils appartiennent, et même en dehors de toute religion : c’est une erreur. Examinez par exemple les principes moraux des deux grands systèmes de philosophie sociale qui se sont produits dans notre siècle, celui de Saint-Simon et celui de Fourier. Le saint-simonisme prêche la réhabilitation de la chair, et fonde une hiérarchie de castes sur la différence des capacités : tout pour l’intelligence, rien pour la vertu. Le fouriérisme proclame les attractions proportionnelles aux destinées ; toutes les passions lui semblent légitimes : il suffit de les distribuer en groupes pour produire l’harmonie. Ni d’un côté ni de l’autre il n’y a place pour l’énergie virile de la lutte contre soi-même, pour l’héroïque effort de la volonté. Le christianisme, au contraire, héritier de la morale grecque, établit la suprématie de l’âme sur les attractions du dehors. Pour lui, la vie est un combat sans trêve, et le prix de la victoire, c’est la paix divine de la vertu. Quiconque admet cette grande morale de la lutte intérieure, poussée jusqu’au sacrifice de soi-même, a le droit de se dire chrétien.
Les sectes chrétiennes sont nombreuses, et pourraient l’être plus encore sans inconvénient. Leurs différences ne portent pas sur l’idéal moral, qui est seul du domaine de la foi, mais sur des questions de dogme ou d’histoire que chacun peut résoudre comme il l’entend. Dans l’exégèse comme dans toute autre science, les opinions les plus diverses peuvent se produire. Je ne me fais, pour ma part, aucun scrupule de chercher les sources de la tradition chrétienne dans le polythéisme hellénique, dont le christianisme est le complément naturel et la légitime conclusion. Entre les lois éternelles dont l’accord produit l’ordre de l’univers, et que l’antiquité appelle les Dieux, l’homme a sa loi propre, qui est la morale. Le devoir est sa religion ; car, en faisant ce qu’il doit, l’homme se relie à l’ensemble des choses. Ce qui doit être étant la règle de ce qui est, les chrétiens ont eu raison de dire, après les philosophes, que la loi de justice qui règne au delà du monde visible, le Dieu intérieur que chacun porte en soi, est le seul dieu que l’homme doive adorer. Subordonner toutes ses actions à cette loi, qui se révèle dans la conscience, c’est ce qu’on appelle aimer Dieu par-dessus toute chose.
Le culte de la justice implique la lutte incessante contre soi-même, le sacrifice de toutes nos passions égoïstes au bonheur d’autrui. Par cette abnégation sans réserve, l’homme s’unit à Dieu, c’est-à-dire au bien absolu. Le type de cette vertu suprême s’appelle l’Homme-Dieu. C’est le modèle que se proposent ceux qui prennent le nom de chrétiens ; c’est en s’élevant par un effort continu vers cette perfection idéale qu’ils entrent dans la communion des saints, et se reposent après la lutte dans la béatitude intérieure qu’on nomme le ciel.
En passant en revue les dogmes fondamentaux du christianisme et en les traduisant sous une forme abstraite, il me serait facile de montrer qu’ils sont parfaitement acceptables pour un libre penseur. Qu’importe que la pensée soit enveloppée de symboles mythologiques ? La mythologie est la langue des religions, et les symboles sont toujours transparents pour qui veut les comprendre. Ils sont l’incarnation vivante de la conscience humaine, et il n’est pas de poète ou d’artiste qui puisse en créer de plus beaux. Qu’on cherche par exemple une expression visible et plastique du dogme républicain de la fraternité : où pourrait-on trouver une légende plus saisissante que celle du Juste mourant volontairement pour le salut des hommes ? Ce drame sublime de la Passion restera le type de toutes les condamnations injustes et de toutes les douleurs volontairement acceptées. Devant toutes les proscriptions politiques ou religieuses, devant les autodafés, les échafauds et les fusillades, on se rappellera toujours les détails profondément humains de l’agonie divine. Quand toutes les haines et toutes les lâchetés s’acharnent sur une insurrection vaincue, on pense à la trahison de Judas et au reniement de Saint Pierre, aux insultes des soldats et des juges, aux soufflets, aux crachats, à l’éponge de fiel ; et quand on voit les victimes de nos réactions sanglantes porter les chaînes des forçats, on se souvient que le Dieu du sacrifice fut crucifié entre deux voleurs.
Je vous assure, mon ami, que je serais moins embarrassé que vous paraissez le croire pour prendre au sérieux le rôle d’apôtre ; seulement je ne puis être chrétien qu’à la condition d’être protestant, car je tiens absolument à garder mon droit illimité de libre examen et d’interprétation. Vous supposez peut-être qu’à un mariage protestant je préférerais, au fond, un mariage purement civil ; détrompez-vous. Je ne crois pas comme vous qu’il soit inutile de donner une consécration religieuse à chacun des grands actes de la vie. Le mariage est un engagement réciproque contracté devant la société politique à la mairie, en présence du maire, représentant de la commune, et devant la société religieuse au temple, en présence du pasteur, représentant de l’Église. Si j’ai des enfants, ils entreront dans la société politique par la déclaration à la mairie, dans la société religieuse par le baptême au temple protestant. L’acte de naissance, inscrit sur les registres de la commune, constatera leurs droits de citoyens ; l’acte de baptême, signé par le pasteur, empêchera qu’ils ne soient comptés officiellement au nombre de mes ennemis politiques.
Le baptême est le premier acte de l’initiation chrétienne. Si l’enfant a reçu avec le sang quelque instinct mauvais, héritage de ses parents ou de ses ancêtres, que cette tache originelle soit lavée. Une éducation religieuse et morale triomphera de l’atavisme : c’est ce qu’exprime symboliquement l’eau lustrale versée sur la tête de l’enfant. Quand il aura l’âge de raison, il formera lui-même ses convictions religieuses selon le caractère et le degré de son intelligence, car la religion ne relève que de la conscience individuelle. Il appartient au père et à la mère d’éclairer ce choix ; mais ils doivent respecter dans leurs enfants le droit de libre examen qu’ils réclament pour eux-mêmes, et proposer leurs croyances sans jamais les imposer.
Vous doutez, mon vieil ami, du succès de ma tentative : eh bien, montrez ma lettre à votre fille. J’ai plus de confiance que vous dans la rectitude de son jugement, et je crois pouvoir compter sur son adhésion.