Rêveries d’un païen mystique/Préface
Durant sa vie, Louis Ménard n’a eu qu’un nombre restreint de lecteurs, Il disait en tant qu’érudit : « Je n’écris que pour une dizaine de personnes. » En tant que versificateur, il aimait à se qualifier de « poète inconnu ». Une élite de lettrés l’appréciait. Des bruits de ce que pensaient et disaient entre eux savants ou fins critiques épris d’art circulaient bien parfois dans le grand public ; mais cela ne dépassait pas la louange banale, mal documentée et ne cherchant nullement à l’être un peu plus. Des jeunes se rendaient cependant aussi place de la Sorbonne, entre autres le libertaire écrivain des Porteurs de torches, Bernard Lazare, l’enthousiaste poète Quillard et surtout l’égotiste raffiné, l’ami de la petite Bérénice, un des maîtres d’aujourd’hui de la jeunesse française, Maurice Barrès.
Quelques érudits, et des plus forts ; quelques littérateurs, et des plus exquis ; quelques jeunes enfin : je ne vois personne autre autour de Louis Ménard jusqu’au jour de sa mort.
Cette mort, comme il était arrivé déjà à d’autres que la postérité s’est plu à mettre en lumière, cette mort a tout changé. Actuellement, on s’occupe de Louis Ménard, on écrit sur Louis Ménard, on réimprime Louis Ménard,
Puisque l’éditeur Grès va faire reparaître les Rêveries d’un païen mystique et qu’il me demande une préface pour cette réédition, pourquoi n’imiterais-je pas ceux qui me donnent l’exemple d’un peu de justice enfin rendue à un penseur profondément original, doublé d’un écrivain de premier ordre ? Je manque peut-être d’autorité pour cette tâche ; mais, en échange, j’ai une excuse à faire valoir ; c’est que j’ai été très mêlé à la vie de Louis Ménard, que je l’ai beaucoup et intimement vu.
J’ai une opinion, en quelque sorte expérimentale sur lui, et c’est cette opinion que je voudrais mettre en présence de celles que l’on a émises de droite et de gauche, et qui ne me paraissent pas répondre à la réalité.
On a admiré dans Louis Ménard l’helléniste pénétré par l’hellénisme jusqu’à en sembler un fils de l’antique Grèce n’ayant revécu parmi nous que pour y chanter les louanges de… de « sa mère », comme il aimait à s’exprimer tendrement lui-même.
Certes, on a eu raison de louer, et on ne saurait trop louer, sans une restriction dans les louanges. Seulement, on ne fait ici que la part de l’érudit : L’homme était un Français de La première moitié du XIXe siècle, un bien marqué à l’empreinte de cette jeune moitié de XIXe siècle français, c’est-à-dire avant tout, un romantique.
Quoi ! ce classique !
Un classique qui, à son entrée dans la vie de la pensée, avait lu Byron, et qui, jusqu’à sa dernière heure a senti le « poison de Byron circuler dans ses veines ».
Je n’oublierai jamais la lecture par lui du Caïn place de la Sorbonne, dans la tombée du crépuscule d’abord, ensuite à la vacillante clarté d’une petite lampe à essence posée de travers sur un monceau de livres et de papiers couvrant la table. Il y avait des sanglots dans la voix de Louis.
À un moment, pris de suffocation, il s’écria, assénant un coup de poing d’énervement passionné sur le livre qui l’hypnotisait :
« On meurt de cela ! mais que c’est beau ! que c’est beau ! »
Et après un silence, il ajouta, revoyant le passé, tout son passé de romantique :
« Nous nous sommes nourris de cela !… »
Sa voix tremblait et ses prunelles fixaient, sondant dans l’espace mélancolisé par l’envahissant du nocturne encore comme flottant :
« Que c’est beau ! que c’est beau ! » Tout à coup, il ferma le volume : « Veux-tu ?… causons d’autre chose ? »
Oh ! alors, il me parla des Grecs et des Grecs et des Grecs ! Il se réfugiait parmi les Grecs ; mais préoccupé, agité, très ému, ne parvenant pas à échapper à Byron.
Mais, dans ce cas, qu’était donc la terre d’Hellas pour l’auteur de la Morale avant les philosophes et du Polythéisme hellénique ?
C’était une patrie d’adoption, une seconde patrie si l’on veut, mais une patrie tout idéale. Il y avait acquis droit de cité par la magique et sympathique puissance d’évocation, allant jusqu’à la résurrection artiste de sa marmoréenne beauté, faisant songer involontairement à la frise des Panathénées attribuée au ciseau de Phidias et qui semble faire circuler processionnellement la vie d’Athènes sur les murs du Parthénon.
Mais, si droit de cité il y a, — et je crois la chose incontestable, — ce droit, je le répète, est acquis. Il résulte non de la naissance, mais d’une culture d’esprit jusqu’à un certain point transformante, ayant eu la morphologisante action d’imprégnation que les anthropologistes reconnaissent aux milieux géographiques.
Louis Ménard est devenu Grec, ce qui est le contraire de l’avoir été tout naturellement. Par exemple, après l’être devenu, il l’est demeuré pieusement, sans une seconde d’hésitation ni de doute, jusqu’à son dernier soupir. Une fois devenu Grec, il n’a plus cessé de vivre dans son rêve de Grec, de vivre ce rêve, en imposant au présent plein de tristesse, de désillusions, de rapetissants contacts, la sérénité olympienne, la mâle noblesse, la lumineuse et harmonique conception à la fois mythique et républicainement sociale faite de « vrai par le beau » et de « moral se confondant avec la justice ».
C’est le démocrate déçu qui a poussé Louis Ménard à chercher en Grèce un divin d’où devait découler la liberté comme de sa source logique : des dieux lois vivantes, en même temps lois de la nature et lois de la conscience. Il en a appelé des démentis du présent au tribunal de l’histoire, à la preuve de la possibilité d’un peuple libre fournie par l’existence de la Grèce.
Quoi ! le païen Louis Ménard ? Le « dernier des païens » Louis Ménard ?
« Païen mystique », comme il est dit en tête de ces Rêveries. N’était-il donc point convaincu ? Si, il était un sincère. Mais ce sincère voyait, dans les religions, l’expression idéale des sociétés, et, de plus, pour lui, le fond se confondait avec la forme. Il « parlait la langue des mythes », comme M. Jourdain faisait de la prose, tout naturellement.
Un second souvenir caractéristique :
Un après-midi, toujours Place de La Sorbonne, je trouvai Louis en train de lire un recueil de nouvelles que l’auteur, Bernard Lazare, lui avait apporté Le matin même.
— Écoute-moi ceci… C’est très, très bien !
Il s’agissait de celle intitulée le Disciple, C’étaient les derniers moments, c’était l’agonie d’un affirmateur du divin qui, comme Jésus sur la croix, sentait s’effarer en lui la désespérance à béant d’abîme du (Golgotha : « Mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ! » et qui, le glaçant frisson passé, se raidissait, gardait sa suprême pensée en lui, orgueil ou pitié pour le besoin de croire de la faiblesse humaine, se condamnait à un silence qui laissait intacte sa doctrine.
Lorsque Louis eut fini de lire, il me demanda
— Eh bien ?
— Et toi ? que penses tu de ce sublime mensonge ?
— Qu’il a bien fait.
— Tu en aurais fait autant, à sa place.
— Je te répondrai dans la langue qui m’est familière que les dieux…
— Ce qui, traduit dans la mienne, plus abstraite…
— Tu as donc peur des mots ?
Avec ce merveilleux manieur de verbe qu’était Louis Ménard, il fallait toujours craindre d’être emporté dans le domaine des symboles. Il vous éblouissait d’un terme, vous troublait et vous imposait à sa suite tout un ordre d’idées, vous entraînant malgré vous en sa sphère de mythologue.
Sterne et Balzac prétendaient que le nom d’un individu avait une influence sur sa destinée. Louis Ménard souriait de cette superstition ; mais il n’en attachait pas moins à certains noms une importance esthétique suffisante pour en faire changer quelqu’un à l’occasion. Ce fut ainsi qu’il débaptisa un de ses frères appelé Joseph, et qu’il fit prévaloir le nom de René sur le premier. René, en souvenir du héros de Chateaubriand, ce qui nous ramène au romantisme.
On connaît le déjeuner donné par l’éditeur Charpentier en l’honneur des trois païens : Chenavard, Théophile Gautier et Louis Ménard, déjeuner durant lequel ils ne furent pas une minute d’accord sur ce qui leur tenait au cœur, Chenavard voyant dans les philosophes de l’antiquité les précepteurs de la morale, Louis Ménard les accusant d’en être les destructeurs, et Théophile Gautier ne voulant pas de morale du tout pour sa Grèce de prédilection. C’est que ces trois Grecs venaient de trois points de l’horizon. Comment venir ensemble de la Grèce, venant ainsi ? Chenavard était un Grec de la Renaissance, Théophile Gautier un Grec bien près d’être un Turc, un Turc qui avait figuré parmi les chevelus, en pourpoint rouge, à la première d’Hernani, et Louis Ménard…
Ah ! il fallait lui entendre lire cet Hernani ou quelques drames de Shakespeare ! Il ne lisait pas, il mimait, il jouait sur une scène, se drapant — pas à l’antique, mais dans le manteau du bandit qui est un banni. Il était sombre, amère, fatal, maudit, damné, funèbrement passionné et passionnément funèbre ! Il lisait Victor Hugo et Shakespeare comme il lisait Byron, en le vivant pour son compte, pour son compte de romantique.
La sereine beauté de sa Grèce c’était pour lui « ce qui devrait être » ; mais dans ce qui était, il apercevait et signalait partout la trace d’Érinnyes. Il revenait fréquemment dans la conversation sur les acharnées poursuites de la hurlante meute.
Dans son œuvre capitale de la Morale avant les Philosophes, il se montre disciple de JeanJacques Rousseau, ce précurseur des romantiques. Son plus de morale après les philosophes n’est-il pas de la lignée du plus rien de bon avec les sciences, les lettres, les arts, du prôneur de l’état de nature, de l’éducateur d’Émile ?
Pourquoi tant insister ?
D’abord, je le répète, parce que j’essaye d’esquisser ici un Louis Ménard vrai à opposer à certain Louis Ménard de convention ; ensuite, parce que ce Louis Ménad peut seul expliquer le petit chef-d’œuvre des Rêveries l’un païen mystique pour lequel m’a été demandée cette préface.
Est-ce donc à dédaigner que pouvoir être dit romantique érudit dans la voie à la fois critique et poétique à laquelle on doit le Génie des Religions d’Edgar Quinet et la Bible de l’Humanité de Michelet ? Eh bien, le Polythéisme hellénique de Louis Ménard a sa place à côté de ces deux ouvrages. Il a droit au même rang et appartient à la même époque.
Quant aux Rêveries d’un païen mystique, elles sont du Louis Ménard déposé goutte à goutte, vivant en un généralisé d’art sa quotidienne existence. Là, il s’est mis tout entier, mais dans sa langue, dans la langue des symboles, en mythologue et en platonicien… beaucoup d’Alexandrie.
L’étude qui précède sa traduction des livres hermétiques prouve à quel point Louis Ménard avait respiré l’air métaphysiquement exaltant, dans son subtil de la gnostique cité.
Le désert de l’Égypte chrétienne ne se trouvant pas loin, il était allé de là rendre visite aux cénobites et aux anachorètes. Dans l’élargissante solitude, ceux-ci avaient trouvé un cadre de sans bornes où l’Infini mystique nostalgiquement débordant d’eux pouvait s’épandre et planer à l’aise. Louis Ménard y a fait la connaissance de Saint-Hilarion, dont les Rêveries ont emprunté poétiquement la légende pour rythmer une angoisse du cœur et de l’esprit impersonnalisée dans un merveilleux moule
à coulée d’or pur ayant un timbre d’or pur.Néant divin, plein du dégoût des choses ;
Las de l’illusion et des métempsycoses,
J’implore ton sommeil sans rêve ; absorbe-moi.
Ces trois vers, d’un lyrisme devant son élan à l’exhalé d’une désespérance que l’oubli de tout peut seul apaiser, sinon satisfaire, appartiennent à un sonnet des Rêveries d’un païen mystique ayant pour titre : Nirvana.
Ce n’est qu’un cri ; mais le ciel en est dépeuplé. L’Olympe disparaît comme un décor de théâtre au coup de sifflet du machiniste, mais le coup de sifflet de Nirvana, en le faisant disparaître, siffle la pièce.
Avec Saint-Hilarion, restait La prière ; Nirvana, c’est l’attirance vertigineuse de l’abîme voulu ami. Le nihil vainqueur, n’est ce pas la faillite du divin enregistrée dédaigneusement, mais cette fin du règne des dieux n’avait-elle pas été prédite dans le Prométhée délivré, premier poème de Louis Ménar ?
Quel culte nous est-il encore permis ? Le culte intérieur de « ceux des nôtres qui ne sont plus ». Lisez Jour des morts dans les Rêveries. Lisez aussi de Louis Ménard son Catéchisme religieux des libre-penseurs, cette brochure, devenue très rare, qu’il y aura à réimprimer elle aussi un jour ou l’autre. Louis Ménard y est présent — on pourrait écrire palpitant — jusque dans chaque point, chaque virgule.
« Quand on sort des cimetières le jour des morts, on en rapporte une sérénité grave : tous ces gens-là ont des regrets ; pour quelques-uns peut-être ces regrets sont déjà une espérance, et peut-être que pour une génération nouvelle, plus heureuse que nous, l’espérance deviendra la foi. »
Telles sont les dernières lignes du Jour des morts : une espérance semée comme une graine, confiée au terrain, souhaité fécond, de l’avenir.
Les pages finales des Rêveries disent la pensée intime de Louis Ménard en ce qui concerne le passé.
La dernière Nuit de Julien n’est-elle pas une nuit d’insomnie du poète qui fait dire à cet
Empereur :J’ai relevé l’autel des Dieux de la Patrie,
Et j’aperçois déjà le temps qui foule aux pieds
Les vieux temples déserts de mes Dieux oubliés.
Au culte du passé j’ai dévoué ma vie.
Bientôt sous sa ruine il va m’ensevelir.
Le passé meurt en moi, victoire à l’avenir !
Et le génie de l’Empire, qui dialogue avec cet ultime païen, s’avoue vaincu, lui aussi ; « Cédons, nos dieux sont morts. »
Il a dit à Julien qu’il ne devait pas se repentir de sa tentative de restauration polythéistiquement religieuse : mais il en constate l’avortement par cette raison des raisons, cette raison qui tranche la question comme la hache tranche, en tombant d’aplomb, une existence condamnée sans appel : « Nos dieux sont morts. » Louis Ménard n’a pas reculé dovant le « Ne touchez pas à la hache » menaçant à la façon du fantome de la fatalité. Il a avancé la main et il a touché.
En rendant les derniers devoirs à ses morts dépouillés par le temps de leur divine immortalité, il a touché à la hache. Ce qui jadis était un autel s’est alors montré à lui sous la forme d’un échafaud. Il a continué à rendre les derniers devoirs, il n’a pas laissé les morts ensevelir leurs morts comme le veut l’Évangile ; mais il a écrit sur leur tombeau, en attristé, respectueux que ses regrets n’empêchent pas d’aller jusqu’au bout de son devoir d’ensevelisseur : Ci-gît.
Il n’eut jamais pu tracer : « Ci-gît la Grèce » c’est Rome qu’il a couchée dans son suaire. Mais avec la Rome d’alors n’était-ce pas tout le panthéon païen qui tombait en poussière ? La Grèce ne s’était-elle pas absorbée dans l’Empire ? l’Empire n’était-il pas l’Univers ?
C’est que le théologien Louis Ménard avait en lui l’étoffe d’un pénétrant philosophe qui savait redescendre des hauteurs de l’hymne pour prendre pied sur le sol et y marcher du pas de la raison.
Le dialogue intitulé : Le Diable au café, nous permet de ju^er de ce qu’était et valait l’escrime de ce logicien que Diderot et Satan suffisent à peine à incarner. Ce dialogue, paru d’abord sous le nom dudit Denis Diderot, trompa les malins qui le crurent réellement de cet encyclopédiste. Cela amusait beaucoup Louis Ménard de penser qu’il avait failli paraître dans les Œuvres complètes de Diderot en tant que Diderot. Je l’entends encore répéter :
« Dire que sans Anatole France, ça y était ! »
Il vaut mieux que le Diable au café ouvre les Rêveries d’un païen mystique comme il les ouvre. Tout ce qui suit en est éclairé pour qui sait voir. Le Satan du Diable au café devait finir par tuer tous les dieux, quels qu’ils fussent. C’est lui leur impitoyable assassin.
Il avait versé de son café à Louis Ménard chez Procope, et quand on a une fois pris de café-là !... où cela peut vous mener, le délicieux morceau ayant pour titre : L’Origine des insectes, le dit éloquemment. Là, le diable ne se contente plus d’embarrasser l’homme par sa dialectique serrée, il s’attaque à Dieu lui-même, et Dieu perd la partie, ce n’est pas douteux. Il la perd même piteusement : « Tu le vois, maître, dans l’humble création que j’ai produite pour t’obéir, j’ai pris le contrepied de ton œuvre. C’est à toi de décider si j’ai réussi. » Et Dieu se contente de répondre : « Parlons d’autre chose. »
Mais pourquoi Louis Ménard revenait-il toujours à ces dieux finis ? Lisez Alliance dela philosophie et de la religion et Sacra privata. Il voulait qu’un homme et une femme ne vécussent plus simplement attelés par le mariage, mais pussent avancer ensemble dans la vie unis d’esprit et de cœur, unis complètement de cœur parce que aussi d’esprit. Il ne voulait pas non plus qu’une vieille grand’mère put mourir privée d’espérance, et il savait l’espérance sur le chemin de la foi. Il croyait devoir conserver pour les faibles et les humbles la poésie du divin.
Il ne se contentait pas de « dieux pour le peuple », il voulait en ce monde sa place à l’idéal. Or, on ne saurait trop insister là-dessus, les religions étaient pour lui « l’expression idéale des sociétés ». Sur ses dieux, « forces libres, lois vivantes », il basait la morale que, comme les Grecs, il « ne distinguait pas de la politique ». Ces dieux symbolisaient à ses yeux la liberté, la liberté sur la terre comme au ciel, à l’exemple du ciel. L’abstrait impératif catégorique de Kant lui paraissait trop froid et trop sec pour les besoins de l’imagination, cette folle du logis de Malebranche, mais aussi cette source de l’inspiration. Sa bible était les poèmes d’Homère, l’aède inspiré.
Louis Ménard situait les dieux dans la nature parce que la nature est le milieu où se meut l’homme et que ses dieux sont à sa ressemblance, ne sont que de l’homme à la dernière puissance, comme on dit en mathématiques ; mais cette nature, il la tenait à distance au nom de son stoïcisme. Il disait à la douleur née d’elle : « Tu n’existes pas. » Et du coup, confisquant Le Dieu force de la nature, il le métamorphosait en dieu du for intérieur, en loi de la conscience.
Il sauvait ainsi du naufrage la poésie, l’art, la justice reposant sur Le droit. C’était une formule politiquement sociale qu’il reflétait en l’admirable azur du ciel d’Hellas.
Renan, dans son Histoire du peuple d’Israël, montre les Juifs élargissant et dressant plus haut l’idée messianique à mesure qu’ils sont plus vaincus, plus abaissés, plus trompés dans leurs espoirs présents. Ils en appellent d’abord à un avenir prochain, puis à un avenir plus éloigné, puis à un avenir qui ne tient pas compte du temps, y mêle l’infini. C’est ainsi que le suscité de la maison de David, l’oint du Seigneur, le Sauveur de Juda a pu devenir chrétiennement le sauveur du monde, le fils de Dieu, Dieu lui-même, personne de la trinité. Les dieux de Louis Ménard sont d’un ordre analogue. Eux aussi sont fils de Dieu et fils de l’homme. L’aspiration les fait descendre vers nous, pour nous de l’Olympe ; mais l’apothéose du héros nous y fait monter pour siéger à côté d’eux, devenus égaux à eux.
Qu’aime avant tout de son ciel Louis Ménard ? La forme républicaine qui y fait prévaloir sa divine harmonie.
Les Grecs « prient debout » ; c’est ainsi que prie Louis Ménard. Le tort que l’on a eu, ç’a été de se le figurer agenouillé, à la catholique. Cela a empêché de s’apercevoir que sa langue des mythes était conforme à son attitude.
Sa religiosité, surtout plastique, se borne à pétrir de l’abstrait pour en faire du concret. Il imagine des images parce qu’il cherche le « vrai dans le beau » et qu’il ne voit que la forme pour manifester le beau. Ses dieux, comme les productions supérieures de la statuaire hellénique, ne sont en somme que les types de Platon. Il n’y a que la différence du taillé dans le marbre au modelé dans la lumière.
Voyez-vous maintenant comment le païen peut être mystique et comment Le mystique peut être païen ?
Il prend mystique dans son sens étymologique, qui est : initié. Il vous initie au mystère dont il est l’hiérophante. Le mysticisme demande l’allégorie : Louis s’est fait mythologue. Les mythes du polythéisme ont fourni au païen, ce que ses tendances d’artiste réclamaient impérieusement. Plus tard il a fait entrer Jésus-Christ et la Vierge dans son panthéon en les retouchant quelque peu, les costumant, les esthétisant à la grecque.
Sa vierge n’est ni la vierge céleste de Fra Angelico de Fiesole, ni la vierge extatique de Murillo, mais l’épouse chaste, la suavement tendre mère des saintes familles de Raphaël. Il ne dit pas avec son camarade de collège et son ami, Charles Baudelaire :
Saint Pierre a renié Jésus, il a bien fait.
Il n’eût pas plus renié le fils du charpentier s’il avait été Barjone, qu’il ne niait sa divinité mythiquement interprétée. Jésus-Christ, pour lui, c’était « l’humanité s’offrant en sacrifice et s’adorant dans sa souffrance et dans sa mort ». Il n’avait quelque éloignement que pour Dieu le père, pour Iahweh, parce qu’il le trouvait trop ’un, et par là trop autoritaire, trop despote asiatique. Il se vengeait de ce despotisme en en faisant la personnification du simoun, du vent brûlant du désert. La colère d’Iahweh n’est-elle pas « comme un feu dévorant » ? C’est à ce démiurge jaloux que le diable joue le mauvais tour du fabriqué d’un insecte.
On a maintenant, je crois, la manière d’être théologique de Louis Ménard. On a également sa façon de se montrer stoïcien : un stoïcien l’une sensibilité de poète Lyrique comme on était en 1830.
Au total, c’était un Grec ayant envié la mort en Grèce pour la cause grecque, de lord Byron, un Grec philhellène.
Il nous a servi littérairement Les Grecs en exemple un peu comme Tacite a servi les Germains à la Rome de son temps, comme Xénophon, dans sa Cyropédie, a servi les Perses aux Grecs du sien. Il ne peut pas ne point y avoir un léger mirage à redouter dans de telles thèses tendantiellement historiques. Les types dans le goût de Platon risquent de s’y glisser, substituant un plus beau que nature de bas-relief au train-train normal des choses.
Pour employer un expressif terme d’atelier à utiliser, puisqu’il y a effet d’art, ce n’est pas chiqué, mais c’est sûrement embelli. Ce n’est pas de la Grèce vue en Grèce, à l’époque de l’antique Grèce, mais de la Grèce vue dans un auréolant éloignement au sein du passé, vue de la romantique période de 1830.
Quoi qu’on fasse, on est toujours de son temps. Louis Ménard a été profondément du nôtre. C’est ce qui fait qu’il a été un poète érudit et non un pédant. Il nous tient parce qu’il est nous. Nous n’avons pas besoin d’aller à lui : en dépit de certaines apparences, nous sentons son cœur battre, tout contre notre cœur, à l’unisson de notre cœur. Il vit, il vibre, et nous vibrons de sa vibration. Sa langue des mythes devient facilement nôtre parce que sa pensée est nôtre.
Rien de ce qui est nous ne lui est étranger. Vous voyez en lui un historien et lui se voudrait journaliste pour entrer plus avant dans notre vie, pour en remuer de sa plume le quotidien, agir sur le quotidien dont il sent, si vivants, tant d’échos en lui.
Ceci me fournit l’occasion d’offrir de l’inédit de Louis Ménard. Il m’écrivait, vers 1896, à propos ’l’un article intitulé : Graminées, que je venais de faire paraître dans le journal La Justice :
« Tu as joliment raison de lâcher le roman, qui est la littérature d’hier, pour la littérature de demain, la polémique des journaux. Quant à la poésie, c'est une langue morte comme le grec et le latin.
« Cependant il faut travailler pour les graminées, et je n’ai pas d'aptitude pour le journal ; j’écris, le plus brièvemenl possible, mes cours de l'Hôtel le Ville dont je prépare une édition posthume, ce sera mon testament littéraire. »
Voilà l’attention de l’éditeur bien attirée sur le projet de cette édition posthume.
Conformément à l’opinion de Louis Ménard sur la littérature de demain, où la polémique se place marquée, et, pourtant, ne voulant pas renoncer à l’admirable forme artiste du roman, je tâchai de faire entrer un peu de cette polémique dans son moule. De là une nouvelle intitulée : Une solution difficile, où la question, modernement effarante au point de vue de l’action de la justice, d’un dédoublement de conscience était posée.
Louis Ménard m’avoua que ce problème mis à l’ordre du jour le troublait profondément. Sa conception de la Némésis incarnant le droit au châtiment prononcé dans l’intérêt même du coupable, imposé sans une hésitation comme de nécessité absolue, recula un moment devant la fatalité du crime dramatisé par moi d’après des documents scientifiques. Enfin, son besoin de l’affirmé d’un sentiment du bien et du mal l’emportant, il m’adressa cette protestation, qui sent un peu l’énervement :
« Ton roman est très bien, très bien, excessivement bien — mais ce compliment est purement littéraire, et je réserve entièrement la question scientifique. Tu as fait un roman scientifique, comme la Morte amoureuse de Théophile Gautier ou l’Homme à l’oreille cassée d’Edmond About, c’était ton droit : mais pour avoir une opinion sur un cas de pathologie et surtout pour en tirer des conclusions juridiques, il faut des faits réels et non imaginaires. Si ce que tu racontes était arrivé, et si j’étais juré, je dirais : Il faut une consultation de médecins aliénites. Si l’accusée est folle, qu’on l’enferme à Sainte-Anne. Si elle n’est pas folle, qu’on lui coupe le cou. »
Il avait tort en m’accusant d’avoir écrit une nouvelle romanesque dans le genre de la Morte amoureuse : j’avais emprunté les données de mon étude a une série de constatations médicales tirées d’ouvrages scientifiques. La douche pouvait être d’un utile effet ; mais comment couper le cou à une créature parfaitement innocente durant un temps et coupable jusqu’au crime durant un autre. Comment guillotiner la criminelle sans faire tomber du même coup la tête de qui n’avait jamais eu même une mauvaise pensée ?
Je termine par une citation en partie inédite, par une lettre que Louis Ménard m’écrivit alors que j’étais dans ma vingtième année. Cette fois, il avait archi raison de fustiger mon aplomb d’inexpérimenté qui parle sur ce dont il ne saurait avoir la moindre idée :
« Décidément ton article sur les femmes et l’amour ne me va pas. Quand les jeunes gens veulent écrire sur ces choses-là, ils ne cherchent pas la vérité, ils veulent être galants, ils font de la littérature au lieu de faire de la physiologie. Moi qui n’ai plus d’arrière-pensées de conquêtes, je vais te dire ce que c’est que l’amour et les femmes.
« L’amour, c’est un enfant qui veut naître. Les anciens l’appelaient de son vrai nom, le Désir, (Eros, Cupido), parce qu’en effet c’est le désir qui fait entrer tous les êtres dans la vie. Voilà pourquoi les peintres et les sculpteurs représentent des enfants ailés qui voltigent autour des amants : ce sont des âmes qui voudraient s’incarner, des germes qui demandent à naître ; pour cela, ils se changent en désirs, et sollicitent les vivants à leur donner un corps.
« Ils les poussent vers leurs complémentaires : les bruns aiment les blondes, les blonds aiment les brunes, parce qu’il faut que les tempéraments se complètent et s’équilibrent pour fournir à la génération qui va naître de bonnes conditions d’existence. Les romanciers s’imaginent que l’amour a été inventé pour faire le bonheur d’un monsieur et d’une dame : cela est bien égal à la grande Isis que vous vous amusiez ; ce qui l’intéresse uniquement c’est l’amélioration de l’espèce. Vous avez bien vos haras et vos concours d’animaux reproducteurs : pourquoi donc la nature n’aurait-elle pas les siens ?
« On s’étonne qu’il y ait tant de passions absurdes, que les bommes se battent en duel ou se brûlent la cervelle pour des créatures sans esprit et sans cœur qui les grugent , les trompent et les déshonorent, que les femmes se laissent séduire par une paire de moustaches gommées ou par un bel uniforme qui les plantera là le lendemain. Mais ce n’est pas avec de l’esprit et du talent qu’on fabrique des enfants robustes et bien constitués. L’histoire de Mars et Vénus est éternelle. Tant pis pour les gens de lettres s’ils sont plus chétifs que les sous-lieutenants. L’amour n’est pas chargé d’être raisonnable ; il n’est sublime que parce qu’il est absurde. C’est une puissance supérieure à nous, qui dompte la raison et la volonté, comme dit Hésiode. S’il était toujours d’accord avec le bonheur, il ne serait plus qu’un calcul, il n’y aurait plus ni drame ni roman, et les littérateurs ne pourraient plus gagner leur vie : tu vois bien que tout est compensé.
« La beauté est mère du désir, disait la mythologie grecque. Qu’est-ce que la beauté ? c’est une pondération de formes qui annonce l’aptitude au développement des germes et au perfectionnement de la race. L’ampleur des hanches, la fermeté de la gorge sont des garanties pour l’enfant qui naîtra. La volupté est un piège des Puissances cosmiques, pour nous faire travailler à l’œuvre de la création. Les âmes qui nous demandent de les faire entrer dans la vie choisissent sans nous consulter la maison où elles veulent s’établir. Si leur choix n’est pas toujours d’accord avec les convenances sociales, ce n’est pas leur faute, elles ne connaissent que les convenances physiologiques.
« Napoléon disait à Mme de Staël que la femme qu’il estimait le plus était celle qui faisait le plus d’enfants ; il ne s’occupait que de la quantité, parce que les hommes n’étaient pour lui que de la chair à canon. Mais s’il avait tenu compte de la qualité, son appréciation aérait juste. Le rôle de la femme est de former des générations saines et fortes, mens sana in corpore sano. Comme l’homme est un animal social, selon la définition d’Aristote, la vraie femme doit posséder non seulement l’aptitude à la génération, mais l’aptitude l’éducation des enfants. Si nos choix en amour sont souvent mauvais, c’est que les âmes qui gravitent autour de nous sont viciées d’avance, une génération étiolée naîtra d’une race décrépite. Il n’y a pas à s’apitoyer sur ceux ou celles qui ont mal placé leurs affections, ils n’ont que ce qu’ils méritent : c’étaient des êtres mal bâtis au moral, tant pis pour eux.
« La femme est faite pour être mère, c’est sa fonction dans la nature et la société. S’il y a quelque chose en elle qui ne serve pas à cette fonction, c’est un hors-d’œuvre. Il ne lui faut pas trop d’esprit, cela fait des Célimènes. L’éternelle Circé qui change l’homme en bête, n’a pas besoin de tant de finesse pour nous enchaîner. À quoi bon la coquetterie ? Les séductions naturelles de la femme lui suffisent. Qu’a-t-elle besoin de briller au dehors ? Qu’elle règne dans la maison pendant que l’homme travaille, qu’elle l’accueille à son retour et l’encourage dans les luttes qu’il doit soutenir pour elle et pour leurs enfants. La chasteté pour la femme, comme la probité pour l’homme, est synonyme de vertu, parce que la chasteté est la garantie de la pureté des races, comme la probité est la garantie des relations sociales. Or le milieu de la femme est la famille, comme le milieu de l’homme est la cité.
« L’enfant a besoin d’une mère pour l’allaiter et l’élever comme il a besoin d’un père pour le guider dans les luttes de la vie. La famille est la raison et la moralité de l’amour. Donc les femmes galantes sont des monstres. Quant aux femmes de génie, ce sont des déclassées, qui aspirent secrètement à devenir des hommes après la métempsycose et qui s’exercent à porter des culottes en attendant.
« Ne pas publier ma lettre dans ton journal, les femmes me déchireraient avec leurs griffes roses, comme elles ont déchiré autrefois ce pauvre Orphée, qui leur avait dit leur fait, à ce qu’il paraît. Il n’en avait trouvé qu’une à son goût, et quand elle est morte, il est allé la chercher aux enfers ; cela humiliait les autres, elles se sont vengées. Il paraît que je suis encore plus difficile que lui, puisque je n’ai jamais trouvé mon affaire. Il faudrait pouvoir fabriquer sa femme soi-même comme Pygmalion. »
Quoique des passages de cette lettre aient été repris par Louis Ménard pour s’en armer dans les Rêveries, j’ai cru devoir la publier sans y rien retrancher. Elle montre son auteur, en quelque sorte, dans le déshabillé de la pensée se donnant carrière sans préparation littéraire, jaillissant avec la fougue d’une improvisation d’une magistrale improvisation, sous la dictée des faits accumulés en soi-même et le coup de fouet d’une circonstance en provoquant la formulation.
On y voit Louis Ménard partant de la pure physiologie pour aboutir à la mythologie, en passant par la politique. On y voit les germes devenir des âmes et en cette qualité acquérir des ailes de papillons. Cette âme, c’est Psyché, que le désir Héros reconnaît sa compagne.
Mais ce qui nous fait redescendre de l’idéalisé du mythe, c’est qu’il faut à cet Héros, pour réussir, des moustaches de sous-lieutenant : deux flèches de poils gommés.
N’importe, la genèse des idées et surtout de l’exprimé des idées, chez Louis Ménard, en sa langue d’artiste éminemment original, est ici saisissable pour qui prête la moindre attention à son jeu très particulier. Eh bien, ne trouvez-vous pas que le rare écrivain des Rêveries d’un païen mystique, se peint dans sa lettre, comme je me suis efforcé moi-même de le peindre dans cette préface ?
Il termine en disant qu’il faudrait « pouvoir fabriquer sa statue ». Sa statue, il l’a fabriquée et refabriquée merveilleusement dans tous ses ouvrages. Sous sa plume comme sous le ciseau de Phidias sont nés des types divins, des dieux.
Quand on demandait à ce Phidias où il avait puisé son inspiration, il répondait : « Dans Homère. »
Louis Ménard, à la même question, eût fait la même réponse. Soit ! Mais il y a entre eux la différence des dates de naissance.
En terminant ces lignes, je me retourne et vois, pendue au mur de mon cabinet de travail, la photographie du portrait de Louis Ménard par son neveu Émile-René Ménard — portrait que l’on peut aller examiner au Musée du Luxembourg, que j’engage à aller y étudier, car il est ressemblant de la ressemblance des œuvres d’art vraiment dignes de ce nom, de la ressemblance morale[1].
Louis est là, sa pipe, un instant oubliée pour la méditation, se refroidissant entre ses doigts, découronnée des cercles de fumée s’y succédant ordinairement sans presque d’interruption. La bouche mâchonne une phrase non encore arrêtée, non encore frappée au coin qui la fera médaille. Sur le front, haut, large et bombé, la mèche de cheveux que le peintre eût eu à faire flotter au vent, au besoin dans la tempête, s’il avait exécuté sa toile à l’époque de la jeunesse romantique de son modèle. Elle est fatiguée par l’âge cette mèche ; mais il faudrait bien peu pour qu’elle reprît son allure à la Byron d’autrefois. Quant aux yeux, deux courtes flammes de vision intérieure en expliquent la fixité. C’est en lui que Louis Ménard regarde, qu’il regarde et cherche, ce qui met le sceau à la ressemblance du portrait.
Louis Ménard n’a-t-il pas été lui parce que, toute sa vie, il a regardé, cherché, vu, su trouver en lui… quoi ? Lui, humainement lui.
- ↑ Nous la reproduisons dans cette édition. (Note des éditeurs).