Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/06

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SIXIÈME RÊVERIE.



Les excès physiques ou moraux de nos passions et de notre intempérance, prouvent sensiblement ce besoin d’énergie intérieure et de mouvement corporel, ce principe actif qui est la vie même, qui ne cesse que dans le vieillard, et ne s’éteint en lui que parce que sa vie elle-même s’éteint. Nous animons nos sensations, nous nous plaisons à outrer non-seulement celles du plaisir, mais aussi celles de la douleur. Toute passion se concentre en quelque sorte, et se veut nourrir d’elle-même. Le cœur mélancolique cherche une mélancolie plus profonde. L’infortuné chérit le sentiment de ses douleurs ; il aime sa passion malheureuse, il s’abreuve de ses amères délices : leur oubli serait un vide plus intolérable ; il redoute le terme de ses maux, il ne veut point être consolé. L’excès caractérise et nos douleurs et nos joies ; il produit et nos vertus et nos forfaits. Nous portons en tout une sorte d’enthousiasme, un certain besoin de nous livrer à toute la fougue du penchant, dans la colère comme dans la joie, dans la bienveillance, l’amour, les vengeances. Nos vertus sont extrêmes comme nos erreurs ; car il n’est point de détermination sans passion, de passion sans excès, ni d’homme sans passion.

L’on a aimé, dans toutes les parties du globe, ces boissons fermentées, dont les esprits exaltent et agitent jusqu’à l’égarement de l’ivresse. L’infortuné veut oublier un moment et son sort et lui-même, et l’heureux cherche un bonheur plus grand. Le premier degré est celui du bien-être, le second celui de la joie ; viennent ensuite l’oubli, l’égarement, la fatigue et la destruction. Malgré cette progression inévitable expérimentée chaque jour, peu d’hommes savent s’arrêter à ce premier bien-être, et, dans cette joie légère, ne pas chercher une joie plus forte : la plupart sont toujours entraînés par ce besoin d’aller au-delà ; toujours éprouvant et pourtant oubliant toujours qu’il n’est point de bien extrême, et qu’au-delà du sommet commence la chute.

L’opium dans l’Orient, le bethel vers le Gange, le coca dans les mines du Potose ; le tabac, le café, les liqueurs spiritueuses chez tous les peuples[1] ont produit des goûts qui ne périront point, quoiqu’ils ne soient pas fondées sur des besoins absolus. Les alimens d’une saveur exquise, et les compositions les plus recherchées lasseront à la longue : le tems en peut faire perdre l’usage ; mais les essences et les boissons spiritueuses ne seront point oubliées tant qu’il y aura sur la terre de la tristesse et de la joie ; tant que l’on y distinguera ce charme indicible d’une existence satisfaite d’elle-même d’avec ce sentiment pénible d’une vie léthargique et fatiguée de sa triste indolence ; tant que l’ivresse secouera les chaînes factices ; tant que la joie sera expansive et confiante, et que le plaisir rapprochera les hommes ; tant que les cœurs opprimés chercheront à boire l’oubli d’une vie misérable…

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… Toute joie exaltée est nécessairement peu durable. Il est entre nos sensations y comme entre toutes les forces de la nature, une sorte d’équilibre qui modère les unes pour ne pas détruire les autres. Dans leurs oscillations une impulsion trop grande produit une réaction inévitable. Une tristesse accablante suivra la joie immodérée ; l’action est convulsive, le repos sera léthargique…

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… L’on ne voit pas, l’on ne veut pas voir qu’il n’est qu’une joie durable, ce bien-être que donnent seules la paix intérieure et une santé toujours jeune. En changeant ce sentiment d’une volupté tranquille pour une joie plus vive, plus animée, l’on détruit à jamais en soi l’aptitude au bonheur[2].

Rien n’est beau hors de sa destination ; le bonheur de l’être actif n’est que dans son activité. Le travail corporel et l’élévation de la pensée, sont les seuls moyens réels de soutenir ou de rappeler l’énergie qui console, utilise et embellit la vie ; eux seuls sont sûrs, féconds, durables, eux seuls maintiennent la vraie santé, emploient et prolongent nos jours, conservent nos goûts, nos désirs, effacent nos regrets, et dissipent nos pensers amers ; ils rendent la vie heureuse même sans plaisirs ; ils font bien plus qu’eux, ils la font aimer.

Homme inconsidéré, tu t’es refusé à l’activité nécessaire ; homme abusé, tu as dédaigné le paisible sentiment du bien-être. Tes erreurs t’ont ravi les biens de la nature : alors des erreurs nouvelles t’ont montré le plaisir sur un terrain incertain, miné, d’où s’exhale le parfum séducteur d’un charme mortel ; égaré sur l’abîme, tu t’es précipité voluptueusement ; pour jouir, tu t’es détruit. Puissance désastreuse de l’humanité fléau d’elle-même ! fatalité terrible et profonde d’erreurs innombrables qui affligent, épuisent, mutilent, tourmentent et dévorent des millions de victimes, sans que l’imbécile postérité s’instruise à la lumière sinistre qui jaillit de cet univers sépulcral.

  1. Le sauvage, à qui les vins et les eaux-de-vie répugnent d’abord, s’y livre ensuite immodérément dès qu’il connoît leurs effets. Les inconvéniens du vin, les dangers de l’opium ne feront renoncer ni l’un, ni à l’autre.
  2. C’est à ces sources trompeuses d’un plaisir vain et destructeur, et plus particulièrement sans doute aux boissons théïformes, que nous devons ces affections nerveuses, ces maladies de langueur et de consomption, malheur d’une portion du globe. Les nerfs dépouillés du sorte de revêtement qui peut-être les nourrit, du moins les maintient et les protège, contractent une habitude d’irritabilité qui fait le malheur d’une vie languissante, foible, pusillanime, lassée de toutes choses et d’elle-même. Quel état plus pénible que l’agitation dans l’épuisement, et la sensibilité dans la langueur ; que d’être toujours mu sans pouvoir presque se mouvoir soi-même ; que d’être toujours dépendant, toujours impuissant, et d’avoir perdu, jeune encore, les moteurs de la vie.