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Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/07

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SEPTIÈME RÊVERIE.



Occupés de projets, de désirs, de sollicitudes sans nombre ; toujours distraits des choses présentes, toujours attachés où nous ne sommes pas, et multipliés hors de nous-mêmes ; dépendans de mille événemens étrangers et toujours incertains ; liés par nos besoins factices, par nos désirs sans bornes, par tous nos préjugés et nos alarmes ; nous sommes agités de la mobilité générale de tout ce qui s’altère et change sans cesse ; et nous ne reposerons jamais, parce que le cours de tant de choses ne sauroit s’arrêter avec nous. Dans l’ordre primitif, nos relations et nos besoins circonscrits et simples, n’occupoient chaque instant que d’une affection unique ; et bientôt ce désir, étoit pour jamais oublié, soit qu’il s’éteignît dans la possession de son objet, soit qu’il fût effacé par un besoin plus pressant.

Un mobile est nécessaire à L’être actif ; des désirs simples, passagers, renaissans, doivent conduire l’homme et entraîner ses jours dans des voies qu’il aime ; mais des passions nombreuses et opposées qui, sans relâche le pressent ; le retiennent et l’agitent en sens contraire, ne peuvent que fatiguer et perdre sa vie.

L’habitude de conserver et combiner les traces de tant d’impulsions reçues, celle que contractent les organes d’être mus à la fois par tant de moteurs différens, diminuent tellement la force comm exclusive, qui devoit appartenir à l’impression la plus récente, que nous ne sommes jamais que très-partiellement au moment présent ; et que n’usant jamais de l’heure actuelle, nous ne jouissons pas d’une seule de nos heures.

Malgré la force de l’habitude, et les erreurs toujours renaissantes de nos passions, nous sentons confusément que c’est l’agitation de cet état d’attente et de suspension qui creuse le vide où se perdent laborieusement nos pénibles jours.

IL nous paroît impossible de ramener nos cœurs altérés à leur simplicité originelle ; mais nous pouvons rencontrer dans l’excès même de notre déviation les moyens de nous rapprocher d’elle ; et, rapidement entraînés sur ce cercle de la versatilité humaine, nous devons trouver vers ce point extrême et dangereux, que nous nous flattons d’atteindre n quelques similitudes avec l’extrême primitif où nous étions placés.

Dans l’ordre primitif nous étions susceptibles de peu d’affections, et chacune étoit déterminée à son moment et comme choisie indépendamment de notre volonté, par les besoins de notre nature.

Dans l’ordre actuel il faut donc trouver et un moyen de ne recevoir à la fois qu’une impression unique, ou du moins très-supérieure à toute autre ; et un moyen de faire dans les impressions dont nous sommes susceptibles, un choix toujours conforme à nos besoins, toujours convenable à notre nature, et dès-lors à notre bonheur.

Ces deux moyens nous restent seuls de retourner en quelque sorte à cette situation primitive, même par des voies éloignées d’elle. L’un, au milieu de la ligne de déviation, nous y rejette rapidement, mais instantanément ; l’autre, dans l’excès de cette déviation circulaire, nous fixant à son terme extrême, nous retient auprès du point primitif qui, dans l’orbite des choses, est lié à lui par cela même qu’il est l’extrême opposé.

De ces deux voies heureuses qui restent seules à l’homme des sociétés ; l’une est le vin[1], l’autre est la philosophie la plus profonde.

Si les effets des spiritueux et des fermentés n’étoient point passagers et destructifs, il n’est pas un homme vraiment détrompé[2], il n’est pas un sage qui ne les préférât à la plus sublime indifférence de la philosophie. Mais le bonheur ne consiste point dans des instans isolés d’énergie, de volupté ou d’oubli. Le bonheur est une succession presque continue, et durable comme nos jours, de cet heureux concours de paix et d’activité, de cette harmonie douce et austère[3] qui est la vie du sage.

Toute joie vive est instantanée, et dès-lors funeste ou du moins inutile ; le seul bonheur réel c’est de vivre sans souffrir[4], ou, plus exactement encore, être heureux, c’est vivre : tout mal est étranger à la plénitude de la vie, et toute souffrance a pour principe des causes de destruction. La douleur est contraire à l’existence ; quiconque souffre ne vit pas pleinement et entièrement ; sa vie est menacée et comme suspendue.

Des occupations commandées, ou les dispositions heureuses du tempérament peuvent encore, même parmi nous, protéger beaucoup d’hommes contre une partie des maux factices.

Mais vous, heureux de l’ordre social, qu’une fortune destructive consume de ses funestes faveurs ; vous, privilégiés par notre étonnante inégalité ; victimes du hasard séducteur de votre naissance, ou des fruits perfides de vos coupables facultés ; vous qui pensez et qui savez, qui possédez, commandez ; vous tous sur qui pèse et s’accumule le produit vainement admiré de cent siècles de délire, et toute cette laborieuse erreur de la terre savante ; vous ; exempts de travail ; de privations et d’ignorance, à jamais séparés d’un facile bonheur[5] ; ridicules et misérables divinités d’œuvre humaine, vous ne pourrez que dans la philosophie seule régénérer votre être et rajeunir votre vie épuisée ; vous ne pourrez que dans son calme factice, reposer à l’abri des orages ce cœur foible et altérable que sa nature n’avoit point préparé pour la tourmente des cités.

L’action présente des êtres extérieurs produisent les sensations de l’homme simple. Les traces conservées les déterminoient rarement, et peut-être même ne les produisoient jamais qu’indirectement. Ainsi, toujours modifié selon le cours universel des choses, toujours à sa place, l’homme de la nature étoit toujours bien.

L’homme actuel s’est isolé de la foule des êtres ; il s’est formé un ordre particulier de rapports, de convenances et d’affections. Il peut établir quelqu’harmonie dans ce monde factice ; mais à ses limites tout est mu selon les lois du monde universel : là finit le pouvoir de l’homme ; là aussi finit l’accord entre ce qu’il desire et ce qui est. Ceux dont les besoins et les idées sont resserrés dans un cercle étroit, ne soupçonnent pas ou imaginent à peine cette discordance placée à des limites qu’ils ne sauroient atteindre ; mais celui dont l’ame active s’est agitée dans la sphère toute entière de la déviation humaine, a par-tout senti briser son effort contre ce cercle d’oppositions d’impuissance et de misère, placé aux bornes nécessaires de l’œuvre accidentelle et périssable.

L’incalculable multiplicité des impulsions conservées ou reproduites, imprime en nous une activité immodérée qui nous entraîne à des efforts vains et destructenrs si elle agit librement ; et si elle est trop comprimée, dégénère en une apathie mortelle. La véritable philosophie allège également ces deux fléaux inévitables chez l’homme qui s’est voulu perfectionner.

La sagesse ou la recherche de l’utile et du vrai en étendant les idées, en balançant les rapports, fait voir toutes choses également et indifféremment. Dans le monde intellectuel, comme dans le monde visible, l’objet présent efface ou surpasse d’abord tout[6] objet éloigné : il faut, à la pensée comme à l’œil, une sorte d’habitude de voir universellement pour substituer les rapports réels aux rapports apparens ; autrement ce que nous desirons ou craignons, ce que nous éprouvons actuellement absorbe toutes nos facultés. Cet objet présent devenu gigantesque par sa proximité, ne nous laisse voir que lui-même. Trompés par cette disproportion, nous ne trouvons en cette perpétuelle erreur ni modération dans nos joies, ni allégemens dans nos peines. Cette fausse estimation, convenable dans la vie primitive, devient dans la vie sociale la source générale de nos inconséquences et de nos misères.

La philosophie, en rétablissant les proportions et les convenances réelles, fait évanouir cette multitude de maux que la crainte, l’espoir, le regret et toutes les erreurs d’une imagination trompée enfantent à chacune de nos heures. Cette inquiétude vague et indéterminée ; cette activité qui nous fatiguoit et qu’excitoit encore notre propre épuisement ; ce désir avide et passionné que la moindre séduction embrasoit, que nulle jouissance ne pouvoit éteindre, et qui sans autre besoin que de brûler toujours, dévoroit le cœur qui l’avoit conçu ; ce feu indompté se calme et se perd dans le sentiment profond de la vanité et de l’instabilité de toutes choses.

En commandant aux sensations, la philosophie n’apprend point à les détruire[7] ; mais elle donne le pouvoir de les choisir, et elle fournit pour ce choix les meilleures données possibles à une foible intelligence. En nous délivrant des alarmes de l’imaginaire, elle nous apprend à jouir de l’effectif ; en nous instruisant de ce qui convient à notre nature, elle nous prescrit de vouloir et d’agir : elle nous ramène au mouvement corporel et à l’énergie de la pensée ; elle substitue à la fougue aveugle, qui égaroit notre vie, une force raisonnée et permanente qui la soutient et l’améliore.

Si jamais cette élévation, à laquelle l’homme social cherche à se placer, fut réelle ou utile, si jamais elle put être appelée[8] la dignité de son être ; c’est lorsque sentant le besoin d’une règle et celui de l’énergie, sa dépendance des choses naturelles, et son indépendance inaliénable de tout assujettissement arbitraire, il s’élève à l’impassibilité et à l’abandon du sage ; obéissant aux choses quand il les reconnoît propres ou essentielles à la destinée de l’homme, et aux lois, quand il les a consenties ; docile à tous les maux particuliers de l’ordre naturel, à toutes les contraintes légitimes imposées par l’intérêt public, mais invincible contre tout ce qui altère la nature de l’homme, contre tout désordre en lui et hors de lui ; toujours indépendant, parce qu’il est toujours supérieur, soit qu’il consente, soit qu’il résiste, et toujours heureux par le sentiment de l’ordre universel, soit que ses effets accidentels combattent on favorisent son bien individuel ou son intérêt actuel.

Mais il n’appartient qu’à l’homme vraiment détrompé, ou qui se sent fait pour l’être, de se rapprocher de la nature par la philosophie. Elle seroit pour le commun des hommes une voie nouvelle de préventions et d’égaremens ; rarement, à la vérité, plus dangereuse que les principes qu’elle détruit, elle est du moins souvent inutile. Si l’on s’arrête dans cette route du vrai ; si l’on veut ménager en soi-même certains préjugés, et conserver certaines passions ; ou si donnant la philosophie elle-même pour objet à ces passions et à ces préjugés, on se met à la vénérer avec une sorte d’enthousiasme[9] religieux qui empêche d’approfondir, et qui substitue bientôt aux préventions des hommes irréfléchis des préventions non moins illusoires, et au fanatisme vulgaire le fanatisme d’une fausse sagesse ; il arrivera enfin que, plus froids ou moins aveugles, on sera forcé de dire un jour avec découragement[10], la philosophie elle-même m’a trompé.

La vraie philosophie ne peut ni tromper ni affliger. Seule voie actuelle de vérité et de bonheur, elle est à la fois et le plus doux et le plus puissant modérateur de la vie ; mais ne pensons pas qu’elle puisse être elle-même absolument exempte de vide et de vanité[11] et qu’aucune institution humaine, aucune œuvre d’une main partielle puisse être jamais sans nulle discordance avec la nature universelle. La plus sublime philosophie, le dernier effort de l’esprit humain égaré dans la route trouvée par l’homme ; le plus haut degré où la sagesse puisse élever un génie détrompé, ne vaut pas le mobile primitif, ce pouvoir impérieux et comme aveugle des simples sensations présentes dont la force n’étoit point calculée, dont la nature n’étoit point approfondie.



  1. Et tout ce qui produit des effets analogues, comme le café, l’opium, etc. L’ivresse (sans excès) ramène à la nature, en fortifiant la sensation présente, en effaçant celles de prévoyance et de réminiscence ; elle rend un moment heureux en faisant vivre dans le moment qui s’écoule.
  2. Ce n’est pas à la foule des lecteurs, ce n’est pas non plus à celle des philosophes que j’en appelle ici.
  3. Res severa est verum gaudium, a si bien dit Sénèque.
  4. L’homme primitif étoit heureux par l’unité de sensations ; il vivoit et ne souffroit pas ou souffroit très-peu. Il n’étoit assujetti qu’aux maux inévitables à sa nature ; et ces instans de douleur rapide, jamais prévus et aussitôt oubliés, pouvoient à peine altérer sa vie.
  5. Dans l’usage d’une grande fortune, l’on possède tout ce que l’on desire, excepté les désirs eux-mêmes : ainsi, environné d’une grande puissance extérieure, l’on est foible et misérable au-dedans ; et le superbe esclave des vanités humaines jouit au loin de toutes les apparences et de tous les moyens du bonheur, mais son principe même est éteint dans son cœur.
  6. L’œil inexpérimenté voit tous les objets sur un même plan ; ainsi deux choses égales, placées l’une très-près, l’autre à une grande distance, ne peuvent que lui paroître extrêmement dissemblables ; celle-ci n’occupe que la millième partie de l’espace visuel, tandis que l’autre le remplit presqu’en entier.
  7. Elle prouve invinciblement la folie de ces fanatiques d’une fausse sagesse, qui, pour perfectionner leur être, s’efforcent d’annuller leur vie.
  8. Quoiqu’improprement encore.
  9. Cette séduction réservée en quelque sorte aux grandes âmes, abusa la plupart des premiers génies de l’antiquité. Elle est généreuse et magnanime ; elle s’appuie sur de grands noms, et plus encore sur de grandes vertus ; mais nul prestige n’en doit imposer à qui cherche la seule vérité.
  10. Et ce malheur individuel de corrompre en soi jusqu’aux moyens mêmes d’amélioration, produira, cette calamité publique d’accuser, d’abandonner, de mépriser la recherche du vrai, le choix des principes, les vertus raisonnées, tout bien systématique, toutes voies de régénération.

    Ainsi jugeant les principes les plus purs par leur application fausse ou perfide ; les moyens les plus convenables à l’homme de bien par les résultats accidentels qu’en ont tiré ceux qui abusent de tout ; la raison la plus détrompée selon les conséquences déduites par des hommes prévenus ou insensés ; et ce qu’il y a de plus grand et de plus inviolable parmi les mortels, par l’usage insidieux et profane qu’en font les plus vils et les plus déboutés des méchans ; transportant cette plante superbe et féconde dans une terre épuisée, ou prodiguant ces alimens gênéreux à des estomacs dévorés de levains putrides et corrupteurs, l’on en vient à ce point de découragement et de démence de dire enfin : les hommes seront toujours ce qu’ils sont maintenant ; toute législation philosophique est impossible, puisqu’elle n’est pas effectuée ; l’on ne pourra nulle part ce qu’en vain l’on a tenté ici. L’indication de la nature et la perfection humaine consistent évidemment à avoir de mauvaises lois effectives, fondées sur de savantes abstractions, à déclamer contre cent crimes imaginaires, en honorant cent fléaux réels ; à livrer tout au hasard, à l’intrigue et à l’insatiabilité individuelle, sous les noms fastueux d’ordre, de but politique, de bien public ; à poser dans la région de l’idéal le niveau de l’égalité au-dessus de la pompe des voluptueux et de l’abandon des mendians, en pressant le char audacieux de l’égoïste et du scélérat triomphateur, sur les débris dédaignés du patriote sacrifié et des génies opprimés.

  11. Si tout est nécessaire, que sont les efforts, les préceptes et toute la moralité de la philosophie même ? Ce que nous attribuons à notre sagesse, n’est que l’effet inévitable de causes indépendantes et même inconnues de nous. Le sage conduit par la philosophie au calme et à l’emploi de la vie, supérieur par elle aux plus puissans et aux plus vénérés des mortels, ne peut se complaire lui-même dans cette philosophie si rare et si profonde, et ne peut la préférer sérieusement au plus simple instinct animal.