Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/03

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TROISIÈME RÊVERIE.



Tacitum sylvas inter reptare salubres Curantem quidquid dignum sapiente bonoque est !
Horace, Epit. IV.


Nulle innovation ne nous éloigne davantage de notre manière naturelle, et n’altère plus en nous l’habitude primitive, que l’effort de produire, sans occasion et sans besoin, des pensées relatives à des objets absens ou étrangers à nous. L’impression des premiers besoins, ce mouvement nécessaire que produit l’altération qui survient dans notre équilibre général, ou bien l’action des êtres extérieurs sur nos sens, doivent seuls nous donner nos sensations, et dès-lors imprimer seuls le mouvement aux organes qui les opposent, les estiment et jugent leurs différences. Vouloir penser sans occasion présente, c’est regarder en l’absence de la lumière ; aussi dans ces deux cas la pensée comme l’œil, saisissent, des fantômes. L’individu ne doit pas marcher seul ; sa volonté ne sauroit l’isoler sans l’égarer ; sa force est d’être entraîné ; sa destination d’être porté par le torrent des êtres. Jamais, quoiqu’il fasse, il ne pourra former un tout particulier, séparé et comme indépendant ; effet nécessaire de tant de causes par lesquelles il est cause lui-même, il ne peut sentir son être que comme le résultat de toutes les impressions reçues. C’est la discordance entre le cours universel et cette trace particulière sur laquelle le penseur factice veut s’arrêter au sein de la succession générale des impressions ; c’est cette résistance, cette déviation, en quelque sorte imprévue dans la nature, qui rend si pénible et si destructive la méditation arrêtée sur un objet imaginaire et déterminé. Mais en nous livrant au cours fortuit de nos idées, ou en nous abandonnant sans choix à l’effet imprévu des moyens extérieurs, nous animons notre être sans l’épuiser, et nous jouissons sans fatigue. Nous trouvons une douceur, une facilité inexprimable dans la libre succession des souvenirs et dans le vague d’une rêverie confuse ; c’est qu’alors, modifiés selon la nature entière, nous sommes ce que nous avons été faits en elle, une corde particulière dont les vibrations concourent à l’harmonie universelle.

Le plus léger des accidens extérieurs, un son, un mouvement suffisent pour nous distraire des méditations les plus importantes ; il faut tout l’enthousiasme extatique pour retenir la pensée sur son premier objet, lorsque nos sens frappés par une impulsion extérieure, viennent lui en apporter un nouveau. Cette dépendance des impressions reçues du dehors rend favorable à l’abandon de la pensée la succession douce et égale des impressions légères, et la continuité d’un mouvement facile. Dans un silence et une inaction absolue, la pensée seroit pénible, l’existence même seroit fatiguante. Il est difficile de créer en nous le mouvement, mais nous aimons à être mus par une impulsion donnée ; celle même que nous produisons en nous, tarde peu à se modifier selon une direction générale, et si nous nous oublions un moment, nous nous trouvons bientôt dans une sorte d’accord avec ce qui nous environne. Tout tend à l’unisson dans une sphère d’activité. Le mouvement est même plus facile que le repos à un corps jeté parmi d’autres corps en mouvement ; il est entraîné, s’il ne fait constamment un effort contraire ; mais qu’il s’abandonne, il recevra sans peine autant d’activité qu’il en eût pu produire dans l’isolement, en épuisant ses propres forces. Trop d’impressions différentes se combattent avec une sorte d’effort, et dans cette oscillation trop précipitée ou trop inégale, l’on ne sauroit être doucement entraîné. J’éviterois également d’être agité par des objets trop frappans ou en trop grand nombre. Je ne m’assiérai point auprès du fracas des cataractes ou sur un tertre qui domine une plaine illimitée ; mais je choisirai, dans un site bien circonscrit, la pierre mouillée par une onde qui roule seule dans le silence du vallon ; ou bien un tronc vieilli, couché dans la profondeur des forêts, sous le frémissement du feuillage et le murmure des hêtres que le vent fatigue pour les briser un jour comme lui. Je marcherai doucement, allant et revenant le long d’un sentier obscur et abandonné ; je n’y veux voir que l’herbe qui pare sa sollitude, la ronce qui se traîne sur ses bords, et la caverne où se refugièrent les proscrits, dont sa trace ancienne est le dernier monument. Souvent, au sein des montagnes, quand les vents engouffrés dans leurs gorges pressaient les vagues de leurs lacs solitaires, je recevois du perpétuel roulement des ondes expirantes, le sentiment profond de l’instabilité des choses et de l’éternel renouvellement du monde. Ainsi livrés à tout ce qui s’agite et se succède autour de nous, affectés par l’oiseau qui passe, la pierre qui tombe, le vent qui mugit, le nuage qui s’avance ; modifiés accidentellement dans cette sphère toujours mobile, nous sommes ce que nous font le calme, l’ombre, le bruit d’un insecte, l’odeur émanée d’une herbe, tout cet univers animé qui végète ou se minéralise sous nos pieds ; nous changeons selon ses formes instantanées ; nous sommes mus de son mouvement, nous vivons de sa vie.

Si le mouvement est trop insensible au-dehors, je sens le besoin d’en produire en moi-même un qui soit facile, afin qu’il se perpétue sans exiger de moi l’effort d’une volonté nouvelle, et uniforme, afin que je puisse comme oublier sa sensation pour être tout entier à celles que j’attends, et que, sans nuire à celles-ci et les absorber, il ne soit pour elles qu’une sorte d’accessoire qui les fortifie, et qui, toujours semblable, puisse indifféremment s’unir à toutes[1].

Il n’est pas deux effets semblables dans la nature : nous ne saurions être affectés deux fois d’une manière vraiment égale ; ainsi, la rêverie la plus abandonnée ne peut reproduire la même série d’idées dans son cours involontaire. Il n’est pas besoin, pour être émus d’une manière toujours nouvelle, de passer des bords d’un paisible canal au sommet des monts dépouillés par les orages, ou du pâle couchant de la lune, à l’éclat des feux du midi. Dans le même site, les peupliers ne seront pas aujourd’hui balancés par les vents, de même qu’ils l’étoient hier ; le cri nocturne des hibous ne sera pas autant de fois répété dans les rochers caverneux ; le ruisseau précipite ses ondes d’une manière qui nous paroît semblable, mais le soleil ne donne plus d’éclat à la blancheur de ses vagues écumeuses ; le cygne, qui nage dans ses remoux, a fait fuir le poisson qui s’y jouoit hier ; et l’églantier, qui penchoit ses fleurs sur sa rive, a perdu leurs pétales desséchées sur son gravier stérile ou emportées par ses eaux. Le soleil vient à luire dans le vallon, c’est une solitude charmante ; un nuage épais l’obscurcit un moment, c’est un triste désert. Le chant d’un oiseau suffit pour animer la contrée, et le plus léger souffle des airs a changé pour nous la nature ; tout est mu et tout est moteur à son tour : tout se succède, tout change ; mais rien n’a passé en vain, tout a été senti, excepté par l’homme altéré, aliéné dans sa vie factice.

L’homme qui s’est moins séparé du reste des êtres, et qui a conservé des habitudes moins étrangères à sa première nature, vit dans un état analogue à la situation générale de tout ce qui change et se reproduit.

Moins emporté par les passions, moins consumé par les sollicitudes sociales, il reçoit ses changement des causes naturelles ; il est ce que le font les lieux, les saisons : et il est moins dissemblable à lui-même, et surtout moins péniblement changé que l’homme ordinaire toujours façonné selon les caprices des autres hommes, et travaillé par des vicissitudes bizarres et cruelles.

Chacun des jours rapides de la perpétuelle reproduction des années, apporte un changement sensible au degré progressif de la végétation, à l’état des cieux, à la situation de toutes choses : mais, dans sa marche, comme ascendante, puis rétrograde, la série annuelle se divise dans nos climats en deux saisons marquées ; dans l’une, principe de vie, tout se compose, s’augmente, s’anime, se développe ; dans l’autre, époque d’altération et de dissolution, tout se repose, s’arrête, se corrompt, se détruit. Dans leurs premiers momens, celle-là ajoute à notre vie, celle-ci nous communique de son repos, mais notre durée, plus longue que celle de la plante annuelle, résiste à leur action extrême pour ne se point épuiser dans son premier été, ni finir à son premier hiver. C’est ainsi que notre nature, se refusant à l’influence d’une activité trop consumante, et d’une décomposition trop prématurée, nous soustrait aux effets des deux périodes absolus, en nous laissant seulement sensibles aux impressions encore modérées du printemps et de l’automne, qui animent et calment alternativement notre vie, sans la fatiguer ou l’arrêter.

Dès que la nature visible est activée par les émanations de l’astre qui la féconde, et reprend à nos yeux sa force productive suspendue dans les hivers, ce mouvement nouveau imprimé à tous les êtres, facilite notre vie, et nos desirs s’embrasent au feu de l’impulsion générale : tout nous entraîne, tout promet, tout séduit ; avides d’extension, nous ne voyons sur sa trace rapide que joies, espérances, illusions heureuses pleins de confiance et de séduction, nous hâtons l’avenir pour y précipiter notre vie. C’est ainsi que nous chérissons la saison où nous sentons plus ardemment et plus heureusement, et où nous existons en quelque sorte davantage.

Doux printemps, jeunesse toujours nouvelle de l’inépuisable nature, tous les cœurs ont aimé tes premiers beaux jours, tous les poètes les ont chantés : tu soutiens et console notre vie, tu fais fleurir l’espérance sur tes traces annuelles, et vivifie nos jours flétris durant le sommeil de la nature. Tu la montres toujours jeune à nos yeux vieillis, et son immuable durée semble éloigner le terme de nos jours rapides, comme s’il nous étoit donné de nous renouveler avec elle ; comme si chaque printemps n’abrégeoit pas notre vie passagère ; comme si nous n’étions pas des parties mortelles du tout impérissable.

Heureux pourtant qui peut encore sentir ainsi, et n’a point effacé, sous nos formes factices, son empreinte primitive ! Heureux l’enfant de la nature qui, libre d’un joug étranger, chérit la main féconde qui prépare les délices de l’année ! Heureux celui dont les misères et les ennuis n’ont point séché le cœur, qui ne s’est pas éteint dans une froide langueur, qui sourit à la douce haleine du zéphyr[2] africain, renaît avec l’ombrage des forêts, et s’épanouit avec la fleur des prairies !

Et moi aussi j’ai aimé le printemps ; j’ai observé le bourgeon naissant, j’ai cherché les primevères et le muguet, j’ai cueilli la violette. J’ignore si ces tems se reproduiront encore. Je n’ai point perdu les goûts primitifs ; mais leurs impressions ont changé lorsque mon cœur a perdu les désirs, altérations passagères de l’être qui sent profondément et ne végétera qu’un jour.

Le printemps seul se revêt d’un charme indicible. Nulle saison ne peut lui paroître comparable aux yeux qui ne sont pas désenchantés ; aux plaisirs qu’il donne, l’attente de l’été ajoute encore ceux qu’elle promet ; mais je sens que je lui préfère déjà la mélancolique automne, reste épuisé de la splendeur des beaux jours, dernier effort de vie mêlé d’une sorte de langueur qui déjà repose et bientôt va s’éteindre sous les frimats ténébreux.

Insensés ! nos pertes sont notre ouvrage : notre main imprudente comprime et réfroidit la nature. Les joies de la vie dévoient durer autant qu’elle ; le sentiment du plaisir étoit de tous les âges. Il promettoit au vieillard même sa délicieuse ivresse pour les précieux momens du mois des violettes, et les jours enchanteurs de la saison des roses. Mais les fleurs du printemps, séduisante image des joies heureuses, sont pour les hommes fortunés qui connoissent la passion douce des jeunes cœurs, le plaisir et ses illusions charmantes. La teinte automnale des feuilles jaunies, et ce vêtement de la nature déjà flétrie, convient mieux à l’habitude des rêveries profondes et des pensers amers.

Douce et mélancolique automne ! saison chérie des cœurs sensibles et des cœurs infortunés, tu conserves, tu adoucis le sentiment triste et précieux et de nos pertes et de nos douleurs ; tu nous fais reposer dans le mal même, en nous apprenant à souffrir facilement, sans résistance comme sans amertume. Tes ombres, tes vapeurs, tes feux qui s’éteignent, et ce revêtement antique que tu commences à dépouiller ; tout ton aspect délicieux et funèbre attache nos cœurs aux souvenirs des tems écoulés, aux regrets des impressions aimantes. Emus, attristés, navrés, nous t’aimons, nous te bénissons, car tu nous ramènes au charme aimable des illusions perdues, tu reposes à demi le voile consolateur sur nos yeux fatigués d’une imprudente lumière. Douce automne, tu es la saison chérie des cœurs sensibles et des cœurs infortunés !

Tes jours plus courts et ton soleil plus tardif, semblent abréger nos maux en abrégeant nos heures. À travers tes brouillards, portés sur les prairies, l’aurore elle-même suspend sa lumière douteuse. Le voile vaporeux laisse au matin le silence de la nuit et la paix des ténèbres, et nous nous éveillons libres du poids des heures écoulées, et incertains même s’il faut déjà vivre ou si nous reposons encore. Automne ! doux soir de l’année, tu soulages nos cœurs attendris et pacifiés, tu portes avec ; nous le fardeau de la vie !

Toi seule fais oublier et les plaisirs du printemps et la splendeur des étés. Cet espoir séduisant, ce charme nouveau, tout ce délire expansif des premiers beaux jours ne valent pas, ô automne ! ta simple et paisible volupté. Ces nuits éclairées du solstice, cette durée des jours, cette profusion et de vie et de lumière, l’été dans sa puissance et toute sa splendeur, ne vaut pas, ô automne ! la simplicité de tes dons, cette douce température, ce silence ineffable et des cieux calmés et de la terre mûrie et reposée. Que le jeune cœur, avide d’amours et d’illusions, se livre dans son enthousiasme aux erreurs du printemps, je ne veux pas le détromper : l’ombre du bonheur s’est retirée sous le voile ; il ignore la vie et s’ignore lui-même ; qu’il jouisse longtems : pour moi je t’aime, douce et mélancolique automne ! tu es douteuse et fugitive comme la vie de l’homme. Si belle encore, et pourtant si voisine des frimats nébuleux, tu apprends à son cœur détrompé, que du moins le présent peut s’écouler doucement dans l’oubli des maux que la crainte anticipe.

Le renouvellement de l’année agite nos cœurs de désirs immodérés et d’affections indicibles. L’homme froid peut avoir besoin de cette impulsion nouvelle pour rendre quelque sentiment à sa vie stérile, mais les cœurs profondément sensibles souffrent trop de cette agitation immodérée ; cette nature si puissante les fatigue et les dévore ; ils reposent plus heureusement sous les ombres automnales.

Et toi aussi, infortuné, que le sort a poursuivi, que les hommes ont opprimé ; toi aussi tu te refuses à ces saisons qui n’inspirent qu’espérance, joie et bonheur, car tous ces prestiges sont loin de ton cœur ; toi aussi, triste victime des misères humaines, tu préfères l’arbre qui jaunit dans les vergers, les champs dont les travaux ont fini, et la feuille abandonnée sur le sol des forêts : tu marques à tes douleurs un cours annuel, et voyant cesser la végétation, comme si la nature s’arrêtoit toute entière tu espères à toutes choses un terme désiré.

Et toi disciple de la vérité, tranquille solitaire, qui aimes et plains l’humanité souffrante ; homme éclairé, vertueux et aimant ; mais détrompé par la sagesse ou le malheur, quelle est des modifications annuelles celle que tu chéris davantage ? L’automne n’a-t-elle pas surtout entretenu tes méditations, inspiré tes pensées, et ramené ton cœur ? Dans le silence de ses soirées vaporeuses, n’as-tu pas connu une justice plus naturelle, senti plus d’impassibilité philosophique, et pénétré dans une profondeur plus sublime ?

Automne ! saison des cœurs sensibles et des cœurs infortunés, tu es encore la saison du sage, tu imprimes à nos âmes ce caractère précieux de calme et d’indifférence, base nécessaire de toute justice et de toute vérité ; tu disposes à penser et à sentir en sage. Tu es encore la saison de cet homme simple, qui, loin de l’ivresse et de l’amertume des villes, cultive son antique héritage dans les mœurs patriarchales et la paix domestique. Tu payes ses travaux, naturels, tu rassembles sous son toit vénérable les dons de la féconde nature, tu assures son existence durant le stérile hiver, tu le rappelles à son humble foyer. Là, près des siens y il va goûter des joies champêtres inconnues aux hommes moins simples que lui ; c’est-là que tu prépares son repos, et pour combler ses derniers vœux, tu lui souris jusques sous les frimats que tu suspends comme pour lui promettre et lui montrer déjà le printemps réparateur.

Douce automne ! c’est toi que la nature à destinée au soutien, à la consolation, aux délices des victimes sociales qui vivent encore pour elle. Tu la fais aimer, tu ramènes à ses lois oubliées, tu es touchante comme le soir d’un beau jour, consolante comme le soir de la vie, et tes émotions chéries se perpétuent dans le vague des souvenirs, et agrandissent notre être dans l’abîme du regret inénarrable.

Vous, à qui les touchantes soirées d’octobre conviennent davantage qu’un matin du mois de mai, comptez que la vie a déjà perdu pour vous son illusion fugitive ; que les regrets seront vos seuls plaisirs, et qu’il n’est plus d’autre habitude du cœur qu’une mélancolie qui consume et que l’on aime. Le charme une fois dissipé ne revient jamais. Vous êtes dans le soir de la vie, et son couchant se prépare. Descendez doucement vers la nuit de la tombe : il n’est plus pour vous d’aurore ; vos yeux fatigués ne verront pas même l’éclat du midi, et le seul espoir qui tous reste est celui d’un sommeil paisible. — Mais ce repos, ce sommeil funèbre aura-t-il aussi un réveil ? Non, il ne l’aura point… Cependant reposez du moins.

Les deux saisons extrêmes influent aussi sur nous, mais il semble qu’elles soient plutôt l’occasion seulement que la cause directe des impulsions que nous éprouvons alors.

Les grands jours du solstice, saison riche et pompeuse, sont les jours que nos regrets rendent les plus pénibles. Cette température heureuse, ces nuits charmantes, cette terre abondante, cette nature si facile aux vœux de l’homme, si vivante pour son cœur, si productive pour ses besoins : tout rappelle, tout invite, tout commande. Mais dans cette nature si remplie, si animée, quel vide pour celui qui l’a oubliée dans des habitudes étrangères ; quel silence pénible pour celui qui pressent son langage et ne peut pas l’entendre !

Quand une atmosphère douce et une terre fertile présentent par-tout les alimens et l’asile, l’activité et le repos, qu’avons-nous besoin de tous ces efforts d’un art qui falsifie les dons de la mère commune ? pourquoi languir dans ces amas de stériles décombres, dont d’insensés travaux nous ont construit d’étroites et hideuses prisons ? Que ces chaînes ridicules sont pesantes et peut-être indissolubles ! Quoi ! nous qui conservons encore quelque trace de notre forme originelle, nous ne pourrons, libres de cette insidieuse oppression, fuyant une terre conquise et dévastée, respirer en paix sous le beau ciel des tropiques, dans des contrées indépendantes, dont les productions naturelles fourniroient bien mieux à nos vrais besoins, où nous n’aurions plus à souffrir les insipides jouissances, à recevoir les funestes bienfaits, à partager les inévitables misères de l’homme des cités ?

Dans l’hiver de nos climats la nature semble justifier nos arts. Affoiblis comme nous le sommes par notre manière de vivre, nous pourrions difficilement supporter les frimats, et il faut bien que nous aimions nos tristes asiles, puisqu’enfin ils sont vraiment commodes, et que l’habitude nous persuade qu’ils sont devenus nécessaires ; mais dans l’été, nous reprenons quelque chose de notre indépendance, nos regrets s’éveillent alors. En admirant, nous sentons ce que nous avons perdu, en jouissant nous souffrons. C’est alors que les feux de l’air, le roulement des eaux, la paix des ombrages, l’abondance des fruits, l’aspect d’une contrée aimable et majestueuse, que tout ce qui nous plaît et nous enchante, nous opprime et nous attriste. Alors les chants d’une voix lointaine nous accablent d’un sentiment indéfinissable de nos pertes, et de je ne sais quel souvenir confus de ce qui ne fut jamais pour nous, mais que d’autres impressions semblables nous avoient déjà fait pressentir vaguement ; et si dans le silence d’une nuit éclairée, nous nous livrons aux accens sublimes du rossignol solitaire, un invincible pouvoir égare notre imagination dans l’éthéré, l’élyséen, et navre aussitôt nos cœurs abandonnés dans un vide intolérable.

Ainsi l’inexplicable regret nous entraîne par sa douleur même, et nous plaît en nous déchirant. Ainsi le sentiment se ranime sur la trace de l’objet aimé. Ainsi le montagnard des Alpes, exilé dans les plaines de France ou de Hollande par la manie mercenaire d’une bravoure inconsidérée, se plaît aux premiers accens du Ranz des vaches ; mais bientôt s’intéresse, s’attendrit, pleure, soupire profondément, déserte ou meurt[3]. Ainsi cette extension à la fois délicieuse et funeste qui nous lie à tout ce qui est et fut hors de nous, qui rend toutes les altérations extérieures sensibles à nos organes, qui nous modifie selon la succession instantanée de toutes choses, qui nous fait éprouver leurs rapides mutations et vivre dans toute la nature ; cette sensibilité vaste, délicate et profonde, ce sens intérieur susceptible d’affections innombrables, consume et précipite l’existence qu’il agrandit, et afflige la vie qu’il devoit embellir.

La sensibilité n’est pas seulement l’émotion tendre ou douloureuse, mais la faculté donnée à l’homme parfaitement organisé, de recevoir des impressions profondes de tout ce qui peut agir sur des organes humains. L’homme vraiment sensible[4], n’est pas celui qui s’attendrit, qui pleure ; mais l’homme qui reçoit des sensations là où les autres ne trouvent que des perceptions indifférentes. Une émanation, un jet de lumière, un son nuls pour tout autre, lui amènent des souvenirs ; une roche qui plombe sur les eaux, une branche qui projette son ombre sur le sable désert, lui donnent un sentiment d’asile, de paix, de solitude ; et la perpétuelle incertitude de son cœur est retracée dans cette eau toujours écoulée, et toujours reproduite, que le moindre souffle agite en ondes prolongées, et que bouleversent de fréquens orages. Si le soleil écarte les nues, dans la nature embellie, il ne voit que des biens, il ne sent que l’espérance. Si les nuées reviennent voiler le soleil, tout dans l’ombre se flétrit à ses yeux : l’avenir est chargé de maux, tout est sinistre, alarmant, le voilà détrompé, triste, accablé. Une fleur odorante se trouve-t-elle sous ses pas, son parfum a dissipé tous ces fantômes, et ramené sur l’avenir le voile des illusions plus heureuses. Une idée triste se présente-t-elle la première à son réveil, cette journée sera celle des ennuis et des douleurs ; s’est-il éveillé dans la paix, il va tolérer la vie. Qu’il consulte, le matin, les brouillards et les vents ; qu’il écoute quels oiseaux chantent l’aurore, les malheurs lui seront moins pénibles dans un beau jour, que le poids seul du tems sous un ciel voilé de brumes. Il est des sensitives qui se flétrissent dans les tems d’orage, et se réveillent avec la sérénité des cieux.

Mais toujours dépendant, et des saisons, et des hommes, et des choses, satisfait ou triste, actif ou abattu selon la circulation de ses fluides et le jeu de ses organes, comment sera-t-il heureux quand tout peut l’affliger ? comment sera-t-il égal ainsi changé sans cesse ? Embarrassé d’un regard, troublé par un mot ; toujours partageant les affections de ceux qui l’environnent ; toujours inquiété, ébranlé, altéré par les objets mêmes étrangers à lui ; où trouvera-t-il la paix du sage et son impassibilité, lui que tout affecte, lui que tout agite ? Cette sensibilité exquise est-elle un avantage, une perfection ? sur-tout est-elle un moyen de bonheur ?

Si cet homme sensible possède une ame forte, un cœur détrompé, que de combats en lui ! s’il possède une raison supérieure, qui pourra le soustraire à l’ennui de la vie ?

Quand la passion de la vérité a conduit au doute universel, quand le doute a dévoilé les biens et stérilisé les désirs, le silence du cœur devroit du moins régner sur ces ruines éteintes : mais des cœurs mortels, nul n’est plus déchiré que celui qui conçoit un monde heureux, et n’éprouve qu’un monde déplorable, qui toujours incité ne peut rien chercher, et toujours consumé ne peut rien aimer ; qui, refroidi par le néant des choses humaines, est arraché par une sensibilité invincible au calme de sa propre mort. Il s’attache à la nature inanimée pour devenir indifférent comme elle, pour reposer dans sa paix impassible : il la vouloit muette, mais il l’entend encore ; il la sent, il l’interprète toute entière, et demande à chacun de ses accens une expression indicible pour des douleurs inénarrables. Il voit la terre agitée dans la vague qui se brise contre le roc, et la destinée humaine dans celle qui vient mourir sur la grève.

  1. Lorsque les circonstances ne permettent pas une marche lente et comme mesurée, ou une action uniforme des bras, pourquoi n’y suppléeroit-on pas par le mouvement facile et égal de la langue qui déplace et presse des parcelles de fruits séchés, ou d’autres préparations presqu’indifférentes au goût et lentes à dissoudre ? Ce mouvement, convenable par sa lenteur et sa facilité, a même sur les autres l’avantage de ne pas devenir fatiguant par sa durée, de n’être pas interrompu involontairement, et d’agîr sur nos sens d’une manière qui, tenant à nos premiers besoins y satisfait mieux celui du mouvement. Il n’est point de considérations indifférentes dans les raisons des choses, et rien de petit dans ce qui interprète la nature. Celui-là est fait pour la sentir toute entière, qui éprouvera tout ce que peut produire ce moyen si foible en apparence, (et que beaucoup trouveront puérile :) celui-là est né pour la connoître, qui en entendra bien les causes.
  2. A l’équinoxe de Germinal, le zéphyr, ou vent d’Afrique, pénètre dans le Nord, y fond les glaces, chasse les frimats et hâte la végétation.

    Cette acception est l’une des plus connues de celles que les anciens donnoient à ce mot.

  3. Hommes à envier qui ont une patrie ; hommes estimables qui savent la regretter ; hommes heureux qui peuvent dire : quand l’ennui des villes, les misères des sociétés opulentes, et l’inconséquence du métier où je fus entraîné auront fatigué la moitié de ma vie ; je puis du moins là, derrière ces monts, dans leurs vallées profondes, retrouver les impressions de mes premiers ans, ma demeure antique, ma simplicité primitive, et une nature si simple et si sublime qu’elle accable de son imposante grandeur l’homme étranger à ces touches mâles, à ces formes sévères qu’il trouve horribles et gigantesques.
  4. Cette sensibilité universelle est inconnue à l’homme sentimental qui, dans la foiblesse de ses facultés et la sphère étroite de ses conceptions, reste insensible à presque toutes les impressions d’une nature qui lui est comme inaccessible, mais reçoit des seuls objets qui puissent agir sur lui des émotions immodérées, auxquelles il ne sauroit résister parce qu’il n’en a point d’autres à leur opposer.