Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/15

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QUINZIÈME RÊVERIE.



Volentem fata ducutit, nolentem trahunt.


L’Intérêt de leur propre repos exige du commun des hommes ce que la sagesse prescrit aux hommes désabusés ; le sage et l’homme vulgaire devroient également s’abandonner au cours des choses lorsqu’elles n’attendent point d’eux leur détermination ; et user bien du tems présent, sans prétendre préparer celui qui lui doit succéder. Les hommes ainsi entraînés seroient et plus heureux et meilleurs. La prudence comme l’imprévoyance naturelle, la raison profonde comme l’inepte insouciance s’accomoderoient également de cette indifférence plus facile, à la fois, et plus sensée que les efforts et l’habileté contraire. Mais la balance du fort est si inégale parmi nous que cette indifférence est devenue l’effort le plus difficile, et que cet abandon si naturel à tous les hommes, exige maintenant un héroïsme sublime auquel très-peu d’entre eux pourraient prétendre. La différence des conditions est si grande que dans cet état factice il y a plus de distance entre le sort des individus d’une même espèce que la nature n’en avoit mis entre les habitudes et la vie des espèces diverses. L’on voit d’un côté tant d’avantages, et de l’autre tant de maux, que bien peu se pourront résoudre à se laisser conduire les yeux fermés par l’aveugle sort. Ainsi chacun faisant, à peu près dans les mêmes sens, un effort qui pourtant s’oppose à l’effort de tous, dans ces réactions multipliées tout est incertain, bouleversé, soumis à des lois incalculables ; nous nous livrons à un perpétuel hasard, en espérant constamment le fixer ; les talens les plus subtils échouent par des causes inapperçues ; et le plus heureux même d’entre nous a passé sa vie à préparer la situation dans laquelle il la vouloit passer. À l’heure suprême du silence des cœurs, quand le feu de la vie s’éteint, quand les illusions qu’il alimentoit se dissipent pour jamais, nous sourions amèrement à la vanité de nos efforts ; mais la génération qui s’enflamme au moment qui nous refroidit, poursuit les mêmes prestiges avec un même délire ; et dans cette carrière fantastique, tout précipitent et perdent leurs années comme si leur vie entière n’étoit qu’un jour de leur durée. Les hommes se hâtent vainement, se poursuivent, se détruisent ; comme ces flots passagers qui se pressent les uns sur les autres, et se décorent mutuellement. Leur existence tumultueuse et instantanée s’est à jamais évanouie ; et dans l’irrévocable succession des tems sans bornes, il ne subsiste nulle ombre même, ni du vain bruit de la vague agitée, ni de la vaine gloire de l’homme passionné.

Instituteurs des peuples, quand vous les dirigerez pour eux et non pour vous, donnez à chaque homme un sort constant, donnez à tous un sort semblable, afin qu’ils puissent se livrer doucement à la succession de leur être, et attendre en paix ce que la nature des choses pourra mettre de différence inévitable entre leurs tranquilles destinées.

Que la vie de l’homme ne soit modifiée que selon les différences que la nature y a mis. Le mouvement est nécessaire[1] comme le repos à la conservation de l’animal ; ces deux besoins partagent sa vie et se maintiennent par leur opposition pendant toute sa durée. La jeunesse cherche l’action, la vieillesse penche vers le repos. Jeune, l’homme cherche les plaisirs ; il desire : vieux, il évite les maux ; il craint. L’un étend, l’autre resserre son être. L’un voudroit tout atteindre, tout posséder, tout identifier à lui-même ; l’autre s’estime heureux s’il peut tout fuir, être indépendant de tout, et se circonscrire tellement qu’il ne donne nulle prise aux douleurs. Le jeune homme est tout impatience, tout action, tout désir. Le vieillard, froid, détrompé, ne veut que repos et sécurité. Au milieu de la vie ces deux impulsions se trouvent dans une sorte d’équilibre, c’est l’âge des grandes choses ; la force, le génie tout est mûr dans l’homme ; c’est, si l’on veut, dans sa vie le moment de l’expression harmonique. Dans la jeunesse on ne fait, parmi nous, que se préparer pour ce que l’on entreprendra ; dans le retour de l’âge on n’est guères capable que de poursuivre ce que l’on a entrepris.

L’homme passionné a moins besoin d’impulsions extérieures ; le principe du mouvement est en lui. Mais celui qui n’a point de passions, ou celui qui juge ses passions mêmes, pour qui il n’est plus d’illusions, et qui veut suivre la froide raison, celui-là a besoin d’un moteur pris dans les événemens. Comme il est désabusé, il ne cherchera rien ; il ne s’agitera pas, parce que ses désirs sont modérés, ou qu’il les surmonte. Il suivra son sort, il ne le crééra pas ; et si son sort le conduit à l’apathie, il n’en sortira pas. Sa raison blâmera cet abattement, mais elle ne le détruira point ; la volonté qu’elle produira sera forte, sans être active ; je veux dire que s’il faut nécessairement agir, elle résistera à tout pour suivre l’impulsion qu’elle aura choisie ; mais qu’en vain elle déterminera celle qu’il faudroit suivre, si elle est dans une position où elle puisse n’en suivre aucune, et dans cet état de langueur où l’on desire n’en suivre pas. On a vu des paralytiques, qui n’eussent pu faire un mouvement si on leur eût froidement annoncé que de ce seul mouvement dépendoit leur existence, on les a vu se lever et marcher vivement dans un moment d’effroi subit ou de violente colère. La plus forte volonté réfléchie n’eut jamais fait ce que fit un desir rapide, involontaire, et qui n’eut pas le tems de se connoître lui-même. Ainsi les passions donnent seules à l’homme une véritable activité ; celle de la raison est plutôt une force d’inertie.

Il est des moralistes qui éteignent toute l’activité des penchans naturels, tout le feu des desirs, et veulent ensuite des vertus qui demandent une volonté forte. Ils prétendent allier deux choses absolument inalliables, l’enthousiasme à la froide réflexion, le zèle à l’indifférence personnelle. De nouvelles passions viennent se substituer d’elles-mêmes à celles qu’ils ont proscrites ; ou plutôt ce sont les mêmes qui, sous d’autres dehors, sont vénérées des aveugles qui les méprisoient, et de profanes, sont devenues saintes. Pour asseoir la morale on veut éloigner toutes les passions dont l’indépendance pourroit en effet la renverser ; mais sans les passions il n’est plus de morale ; et ce danger n’étant que dans l’opposition de la nature humaine avec le système social, et ne provenant que de nos écarts, il peut être détruit par la main qui le produisit. Si l’homme a pu altérer sa nature, sans doute il la peut régénérer.

On a comparé très-justement la vie morale à la course d’un vaisseau, les vents aux passions, le gouvernail à la raison, et les dispositions des voiles aux diverses situations intérieures que l’on modifie soi-même. Toutes les passions sont bonnes entre les mains du sage ; le pilote le plus habile est celui qui fait route le plus près du vent. Un calme absolu est le plus redoutable fléau et dans les cœurs et sur les ondes. Souvent on surmonte l’orage, mais dans l’apathie on périt inévitablement. On fait effort contre les vagues furieuses ; on se livre au désespoir sur la mer immobile.

Sans doute cet état de langueur et de dégoût est la plus funeste et la plus sinistre altération de notre nature ; il se nourrit de lui-même, et se fortifie par sa propre durée ; il repousse tout soulagement, il est sans terme, il est irrémédiable ; il produit l’inaction, et l’inaction le perpétue ; il fait taire les passions, et leur silence le livre à lui-même. Il décolore et flétrit la perpétuelle régénération des jours ; vainement leur succession incertaine et variée place l’illusion dans leur mobilité, et les rend intéressans parce qu’il sont précaires : vain prestige de la vie, charme à jamais inutile à nos cœurs désenchantés. Seroit-il quel qu’heureuse attente pour nous qui n’avons plus de désirs, ou quelque ardeur vers un terme dédaigné ? La suite de nos années n’est plus qu’une longue fatigue, parce que nous n’aimons rien dans leur durée ; et de même tout ce qu’elles offrent dans leur versatilité, nous paroît insipide, odieux, ou vain, parce que leur durée toute entière est à jamais stérilisée. L’ennui de nos jours rend chacun d’eux pénible ; et le poids de chacun d’eux ajoute à l’ennui de tous. Voudrions-nous chercher en nous des forces que le dégoût a consumé, et nous alimenter de notre propre substance, quand l’inanition est dans notre cœur même ? Voulons-nous recourir à l’austère morale y, toute sévérité demande de la force, et notre mal n’est autre chose que notre foiblesse ; à de grands desseins, ils demandent de l’enthousiasme, et nous sommes froids ; ils veulent de grands efforts, et nous sommes dans l’apathie. Prétendrons-nous vivre en sages : nul ne seroit mieux préparé ; nous sommes désabusée des passions et pénétrés du néant de la vie ; mais il nous faudra le caractère du sage, et c’est ce que nous n’aurons pas ; car le sage est ferme, et nous nous abandonnons : il est constant, et nous sommes variables comme les impulsions extérieures : il se passionne pour la sagesse, sachant qu’elle seule mérite d’être aimée ; mais nous, nous ne pouvons rien aimer, parce que nous sentons que la sagesse elle-même est vanité : il se soutient avec énergie, parce qu’il s’estime lui-même ; mais nous, nous foiblissons, parce que nous ne pensons pas que ce soit la peine de faire effort pour rester tels que nous nous proposerions d’être : il est invincible par la conscience de ses succès passés, il est libre parce qu’il peut tout braver ; pour nous, la crainte et la dépendance habituelle ont perpétué notre abaissement ; et nous ne pouvons rien, parce que nous pensons ne rien pouvoir.

L’ame, et j’entends par-là toute la partie intérieure de notre être, s’alimente de ses sensations et de ses pensées, et se modifie selon les objets sur lesquels elle s’exerce ; comme le corps participe sensiblement à la nature des fruits dont il se nourrit, et s’altère ou se perfectionne selon l’habitude de ses travaux. Les occupations qui nous attachent à un intérêt trop limité, aux soins, à l’attention des petites choses, rétrécissent l’esprit, énervent la pensée. L’habitude de ramper ainsi, semble interdire tout ce qui est grand. Lorsqu’un certain goût pour ce qui est bien selon ses rapports, et utile par ses convenances, goût qui tient à la justesse, je ne dis pas à l’étendue, de jugement, se trouve joint à un esprit limité par des raisons particulières, tandis que par sa nature il eut pu s’élever à la région moyenne, ils produisent l’esprit d’ordre dans les détails, d’économie domestique, même d’épargne et, de lésinerie. De grands esprits peuvent aussi descendre à cette économie privée, à cette recherche du mieux possible, qui dans les petites choses n’est souvent pas un avantage réel ; mais comme ils ne donneront d’importance à ces détails qu’à cause de leurs rapports visibles ou supposés avec, les objets qui en ont véritablement, ils ne tomberont pas dans la dépendance minutieuse où ces considérations entraînent les petits esprits ; car ceux-ci se livrent tout entiers à l’ordre particulier et aux avantages que cherchent la prévoyance servile et l’égoïsme ; mais les autres n’aiment l’ordre circonscrit que par son analogie avec l’ordre général. Cependant trop de privation des grandes conceptions, et trop d’habitude des petits intérêts pourront les borner enfin tout entiers dans ce cercle étroit ou vil ; car lorsque nos affections ne sont pas entraînées par les grandes choses, il faut qu’elles s’attachent aux petites, et que le cœur trouve quelque part un mobile auquel il se livre. C’est cette cause qui met tant de différences entre les affections des hommes : nous naissons tous avec des penchans à peu près semblables, mais nos fortunes sont si variées, et notre dépendance si grande, qu’il n’est pas deux d’entre nous qui vivent dans des circonstances absolument les mêmes, et que nul ne peut éviter leur influence. Il est même bon qu’elles nous entraînent ainsi ; leur nécessité est la loi primitive de l’homme. L’ame étroite lui obéit par foiblesse, et l’ame sage par choix. Il faut vouloir les événemens tels qu’ils sont, hors dans les choses générales et dans celles qui sont du devoir. Voilà la raison première des lois. Il ne faut pas que la société, même la plus simple, soit livrée aux perpétuelles variations de chaque homme et de chaque chose ; il ne faut pas non plus que l’on délibère sans cesse, soit parce qu’alors il n’y auroit pas d’ensemble, soit parce que si même tous pouvoient être toujours réunis pour former une volonté générale, elle seroit encore mobile, et de plus, contraire à elle-même, puisque la vie doit être employée à agir et non à résoudre ; puisque toute action demande une sorte de continuité, et tout travail une durée qui le mène à son but. Il a donc fallu statuer une fois ce que l’on fera toujours, et décider en un tems marqué, ce que l’on fera pendant un tems plus long. Pour que la société soit bien ordonnée, pour que l’abandon s’accorde avec la prudence, et l’indépendance de chacun avec la soumission à la volonté de tous, il est donc nécessaire que la prudence des vieillards, l’énergie des âmes fortes, et toute la sagesse de ceux qui font du cœur humain une étude véritable et profonde, préparent et déterminent le concours de toutes les volontés, et que leur résultat, une fois fixé dans un tems précis, soit ensuite constamment suivi : il est donc nécessaire que tous les moyens que l’homme a reçu de résoudre sagement et librement, soient réunis pour la confection de la loi, afin qu’ensuite nul n’ayant nulle raison, nul droit, et même nul prétexte de la blâmer, de l’enfreindre, de l’éluder, tous obéissent heureusement à l’ordre de choses qu’elle a préparé. Dans un état bien institué, la foiblesse vulgaire, l’indifférence philosophique, la vertu des grandes ames l’intérêt des ames viles, la prudence de celui qui raisonne ses actions, les penchans de celui qui ne voit que le moment actuel, la fière raison qui juge les principes eux-mêmes, et la servile habitude qui vénère tout ce qu’elle trouve établi ; enfin tout ce qui conduit les hommes, tout ce qui peut produire leur docilité, leur attachement ou leur révolte, en un mot tous les ressorts de la morale et de la politique, composent la perfection de la machine, et maintiennent sa durée. Il n’y a plus de cité si la loi n’est pas par-tout obéie ; il n’y a pas de liberté si cette obéissance combat notre volonté suivie, moins encore si elle révolte notre raison ; il faut donc que les institutions soient telles que la raison puisse s’abandonner à leurs suites naturelles, et que l’intérêt individuel aime à s’y abandonner.

Le génie est l’esprit d’étendue, d’ordre, de profondeur et de force. Chaque art, chaque science, toute chose humaine a son génie. L’une demande plus de subtilité, l’autre plus d’étendue, plus de finesse, ou plus de fierté, une marche prudente ou une attitude mâle. Mais le vrai, le premier génie, le génie philosophique, celui de l’instituteur des peuples, renferme l’étendue pour connoître ou pressentir tout ce qui est, tout ce qui peut être ; l’ordre pour sentir les convenances, les rapports ? les suites, ordonner tout selon la nature, s’attacher par-tout au meilleur, sans jamais trouver suffisamment bon ce qui est moins parfaitement simple : la profondeur pour juger l’essence des choses, et les raisons de leurs aspects variés, sans jamais s’arrêter à des apparences extérieures ou partielles ; et pour suivre la vérité même dans les abstraits, sorte de milieu idéal dans lequel agissent et réagissent tous les êtres positifs : enfin la force pour communiquer aux hommes l’énergie et d’impulsion et de résistance, qui les place ou les maintient dans l’ordre général contre l’influence exclusive des moteurs partiels et passionnés, causes aveugles d’un repos léthargique, ou d’une direction fausse et immodérée.

Les préjugés du vulgaire des esprits viennent principalement du défaut d’étendue. Manquant d’objets de comparaison, et ne pouvant tout embrasser, ils s’habituent à considérer un objet d’une manière exclusive ou particulière ainsi préoccupés d’une chose, ils trouvent ensuite très-différentes celles qui essentiellement lui sont semblables[2]. C’est encore par défaut d’étendue qu’ils ne sauroient voir les convenances éloignées, et les suites indirectes, en-sorte qu’ils n’apperçoivent que les rapports les plus frappans, et que souvent ils en imaginent de faux. Le génie étendu voyant tout, ou du moins considérant également tout ce qu’il peut atteindre, est nécessairement impartial : il ne saurait être toujours exempt d’erreurs ; mais toujours il sera libre de préjugés : d’ailleurs trop vaste pour croire qu’il n’y a d’existant que ce qu’il connoît, il saura douter, et ne s’égarera pas sans s’avouer que sa route est incertaine. S’il affirme, il peut être cru ; non que toujours il sache le vrai, mais parce qu’il n’affirme que ce qu’il sait certainement.

Je cherche à quel homme il appartient d’entendre la nature, d’approfondir le cœur humain, de déterminer les formes sociales.

Il n’est qu’un objet digne d’un cœur généreux, d’une grande ame, d’un vaste génie. Tout être animé dirige ses facultés à l’amélioration de son sort. Cette fin est la seule raison particulière de son être, la seule qui lui soit connue, et qu’en effet il lui importe de connoître. L’individu uni à l’espèce par ses propres besoins, obéit à cette tendance en la servant. Parmi les hommes, le sort de chacun plus dépendant de celui de tous et les sentimens plus communiqués et plus expansifs, font avec plus d’étendue, de l’intérêt général l’intérêt particulier, et du bien de tous, la loi de chacun. Tout homme social doit à ses semblables l’emploi de ses facultés ; si elles sont bornées, elles ne servent que ceux qui l’entourent ; si ses talens sont vastes, leur utilité s’étend dans une sphère moins limitée ; si ses moyens sont sublimes, le bien du genre humain devient son objet. En vain le sage chérit la paisible obscurité ; il doit à la foule qu’il peut guider, ses pensers profonds et son génie régénérateur. C’est sans doute une loi de la sagesse de vivre loin des affaires et des passions, de la fortune et £es hommes. La raison détrompée des erreurs sociales et des vanités humaines s’éloigne d’un monde qui la connoît peu, et préfère la muette solitude où règne la paix de la nature, aux demeures agitées que les passions tyrannisent. Mais si les circonstances permettent au sage de servir véritablement les hommes, il ne lui est plus permis de s’abandonner ainsi. Iroit-il dans sa prudence égoïste, spectateur indifférent des misères qu’il n’éprouveroit pas, livrer à leur déviation les mobiles humains qu’il pourroit diriger, et consumer pour lui les lumières qui dévoient dissiper les ténèbres publiques ; sa fière impassibilité insulteroit aux victimes qu’il ne soulageroit pas, et comme les dieux d’Épicure, loin de mériter les hommages des mortels, il ne vaudroit pas même le dernier des hommes utiles.

Ce qui caractérise surtout le vrai sage, c’est un sentiment profond d’ordre et d’harmonie. Toute erreur lui est pénible, tout mal l’afflige, toute injustice l’indigne ; par-tout où l’humanité souffre, il la défend ; il la venge par-tout où elle est opprimée. Sensible, généreux, impartial, toujours grand, toujours juste, indépendant de tout intérêt, de toute passion, de toute considération humaine ; juge des lois et des opinions, mais toujours modéré, toujours pacifique ; disciple de la nature, ami des hommes, sectateur du vrai et du beau, prêt à s’immoler au bien public, il est le plus utile et le plus sublime des héros, le bienfaiteur de l’humanité, l’organe particulier de l’ordre universel, le plus grand des hommes.

Il n’est d’aucun âge et d’aucune contrée ; que font sur lui ces distinctions accidentelles du tems et de l’espace ? Les nations antiques qui consumèrent l’Arabie, sont les mêmes à ses yeux que les hordes nouvelles qui épuisent les restes productifs de ses sables stérilisés. Au Labrador, à Londres, à Delhi, il avoue les lois primitives, et réforme les altérations funestes. Il voit l’homme par-tout semblable, et par-tout égaré ; Cimbre ou Romain, Castillan ou Haïtien, Musulman ou Perse, Bonze ou Athé, il l’excuse, le plaint et le ramène. Seul il le pénètre, parce que seul il conçoit l’homme primitif ; seul il a droit de le juger, parce que seul il est libre de toute prévention ; seul il a droit de s’élever contre l’erreur, parce que seul il pressent la vérité dans l’erreur même[3] ; seul il a droit de guider les hommes, parce que lui seul, indépendant de toute vue partielle, de tout dessein individuel, les rassemble pour les protéger, et les modifie pour les régénérer. Inspiré par le sentiment du beau, de l’heureux, du convenable, de l’ordonné, du sublime, son esprit est harmonique, son cœur droit, son génie vaste, son ame indépendante ; il donne à tous ses sentimens l’empreinte d’une bienveillance universelle, à toutes ses actions celle de la grandeur ; il porte, dans tout ce qu’il juge, une lumière simple et nouvelle ; et dans tout ce qu’il opère, un caractère profond de simplicité originale, et de cette perfection naturelle qui donne tout à la nécessité des lois primitives, rien aux systèmes secondaires, à l’opinion accidentelle.

Sans une grande érudition, il éclaire en un jour les questions difficiles qu’agitent les savans vieillis dans les recherches. Sans une grande mémoire des mots, il ne perd jamais le résultat des choses qu’il a vu, qu’il a connu. Sa diction est noble, son éloquence négligée, mâle, énergique, tonnante. Indifférent, vulgaire, peut-être foible, dans tout ce qui n’est pas digne de sa grande ame, il retrouve la force, la persuasion, tout le calme de l’impassibilité, et toute la fermeté d’un enthousiasme raisonné, dès que l’importance des objets le place dans sa sphère d’activité.

S’il étudie la nature dans sa totalité, il trouve une grandeur unique, nécessaire, une profondeur impénétrable[4] ; s’il descend à ses vues particulières, il la trouve plus intelligible dans l’homme, et il en pénètre assez pour ordonner cet être isolé selon l’ensemble des êtres ; s’il cherche les lois immuables du grand être dans les choses extérieures, ce n’est plus la voix intérieure qui le guide, c’est le doute du sage qui l’empêche de se livrer à l’erreur. Un certain instinct de ce qui est grand et universel le place dans les voies de la nature, et lui dévoile tout ce qu’une intelligence limitée peut atteindre. Un sentiment d’ordre et de convenance lui fait pressentir ce qu’il ne sauroit voir, et interpréter en quelque sorte ce que nul homme ne peut entendre.

Disciple de la vérité seule, mais non des maîtres les plus célèbres parmi les hommes ; admirateur, > mais non sectaire des Descarte ou des Newton, s’il cherche par quelles forces se meuvent les mondes, il ne les soumettra pas à une loi unique d’impulsion ou d’attraction : mais il verra leurs orbites tracées par des moteurs opposés ; il multipliera les soleils et les êtres animés, et l’analogie lui fera faire avec Lambert quelques pas dans l’infini.

S’il redescend sur le globe où le fixa la nécessité, il ne le fera pas naître d’hier, et s’animer un jour pour finir bientôt ; il n’expliquera pas sa durée d’après les calculs aveugles d’une horde particulière ; il n’asservira pas sa destinée à des vues circonscrites ; et moins encore celles de l’univers entier aux besoins de quelques animalcules qui se tourmentent et s’éteignent sur sa surface bornée ; mais il aimera l’hypothèse qui le fait commencer comme un corps individuel au milieu de la durée des êtres ; se consolider, s’animer, fleurir, se refroidir après une vaste durée ; et enfin mort, inanimé, se livrer aux forces étrangères pour être dissous par elles, et servir à la formation des mondes nouveaux.

Dans les choses humaines ses doutes deviendront des probabilités, quelquefois des certitudes. Dans un espace si étroit, dans une durée si courte, la raison peut espérer de tout voir ; et le flambeau philosophique pourra démasquer un jour tous les fantômes de la partialité. Là, dans les opinions anciennes, l’on trouve nos dogmes nouveaux ; toutes nos erreurs, dans la lente altération des vérités primitives ; les fléaux dévastateurs, dans l’abus des institutions heureuses ; et les peuples modernes opprimés par les bienfaits d’hommes antiques. Les traces anciennes se découvrent sous les pas des Bailly, et s’interprêtent par la science des Gebelins. Les fables que l’on prétendoit absurdes, deviennent les allégories de la vérité ; et l’erreur audacieuse n’insulte plus à la sagesse des tems meilleurs. Le scepticisme dévoile les préjugés, et des principes féconds montrent à leur place des vérités long-tems méconnues. Les Bayle, les Freret, les Boulanger, pèsent les probabilités et cherchent la raison première des choses.

Le génie que je suppose pénètre par l’onomatopée dans la nuit de la formation des langues ; il en bannit l’arbitraire qui rendoit leur étude sèche et vaine, et faisoit de leurs restes précieux[5] des débris inutiles à la raison.

Un grand principe lui aide à lever le voile de la nature, c’est que rien n’existe en elle sans une cause nécessaire ; un principe non moins vrai portera pour lui la lumière dans les ténébreuses institutions humaines ; il verra que cet agent de la nature n’a rien établi sans une raison première ; et que c’est à l’oubli seul de cette cause originale, que sont dus tous les abus[6] qui ont donné les caractères de la folie à l’œuvre de la raison, et précipité ceux que des lois généreuses devoient doucement entraîner.

  1. Ces besoins opposés semblent résulter immédiatement de la double nature de tout être organisé. Voyez la treizième Rêverie.
  2. Ainsi la patrie d’un tel homme, s’il est républicain, est seule vraiment libre, ou seule bien gouvernée ; s’il est sujet, son pays est seul florissant. Il n’est pas jusqu’à son village qu’il ne croie vraiment préférable au village voisin, et si vous allez chez lui, il vous montrera ses choux de la meilleure foi du monde, car il ne voit pas ses choux comme il voit d’autres choux. Ainsi la religion que l’on a vénéré dès le berceau, est seule divine, toutes les autres insensées ; ainsi les usages que l’on a suivi sont seuls fondés en raison, ceux des autres peuples ne sont qu’extravagance, Ainsi se divisent les hommes, etc.
  3. L’ignorant rejette ou admet tout ; le demi savant, ou même le savant qui n’est rien de plus, rejette tout ce qu’il ne peut expliquer, et aime à rejeter tout ce qu’admettent les esprits crédules. Mais c’est une nouvelle prévention de croire si souvent les hommes ainsi prévenus sans cause. Le sage, moins prompt à condamner ce qu’il n’entend pas bien encore, laisse au nombre des peut-être ce qui n’est ni prouvé ni nécessaire, mais n’est pas non plus absurde ou contradictoire. Il ne condamne pas une opinion uniquement parce qu’elle est populaire ; car ces hommes crédules et sans lumières ont reçu d’ailleurs presque toutes leurs opinions ; on les a trompé quand on l’a voulu, mais il est des choses sur lesquelles on ne l’a pu vouloir : ainsi la plupart de leurs préjugés mêmes sont fondés dans la nature ; ce sont des vérités éloignées, peu sensibles, ou très-subtiles, qu’ils ont seulement laissé altérer par indifférence ou par inaptitude à discerner, dès leur principe, ces altérations qu’ensuite ils respectent parce qu’ils les confondent avec cette vérité première dont ils vénèrent l’ancienneté. Ainsi que l’homme crédule cesse de s’autoriser du peut-être du sage contre le blâme décisif de l’homme plus instruit que profond ; car la vérité est tellement défigurée dans son esprit que de la manière dont il l’entend y elle n’est plus qu’erreur. Le dogmatiste ne sait point la reconnoître sous ce costume ennemi, et la méprise inconsidérément parce qu’en effet elle porte un masque réprobateur. Mais le sage n’en attribue les dehors qu’aux hommes qui l’ont ainsi déguisée ; il la reconnoît, la dévoile, et la montrant, ainsi rétablie sous sa forme première, aux deux juges, l’un inepte et l’autre téméraire, qu’elle avoit trompé, il prouve à tous deux qu’ils avoient également tort, l’un en la méconnoissant parce qu’elle étoit déguisée, l’autre en prétendant la connoître par ce déguisement même qui lui donnoit une forme étrangère.
  4. Les raisons de cette impénétrabilité absolue ne me semblent nullement inaccessibles ; je les exposerai ailleurs, afin d’établir d’une manière sensible l’évidence que je crois y trouver.
  5. Nulle connoissance antérieure n’est plus nécessaire à l’intelligence des opinions de toutes les contrées, et de leur liaison si long-tems méconnue et si propre à désarmer le fanatisme, que celle des premiers principes des langues et de leur source commune. La connoissance du Zend, du Pelhvi, du Samscretan, de la langue de Tangut, et de celle commune à tout l’ancien Nord, ne sont que les premiers pas pour parvenir à l’alphabet primitif imaginé de nos jours, et par lequel seul on peut lire le grand livre de la pensée humaine dans tous les âges.
  6. Les préceptes eussent été inutiles pour les choses que la multitude eût été portée à faire naturellement et sans efforts. Ce qui étoit prescrit demandoit donc du courage, de la vertu dans l’exécution. Alors le général des hommes, prenant l’effort pour la vertu, devint bientôt enthousiaste de perfections immodérées. Tous les vices et tous les maux ne sont que l’abus du bien, le bien poussé à l’extrême. L’impulsion une fois donnée ne s’arrête jamais au terme utile ; il faut tout l’art de la nature, pour lui opposer à propos une force contraire : voilà pourquoi l’homme eût été facile à conduire par ses seuls penchans primitifs ; la nature avoit su établir entre eux l’équilibre nécessaire. L’art des innovateurs n’a pu l’imiter dans les impulsions factices qui peut-être ont aidé un moment l’homme ; mais qui dévoient bientôt l’égarer, parce que rien ne les balançoit. Par l’abus progressif d’une idée sublime, l’indépendance d’une grande ame, image auguste de l’être immuable et supérieur à tout, Achar, les sectaires orientaux sont parvenus à la chimère insensée et funeste surtout dans leurs climats ardens, de d’homme impassible, parfaite image de leur dieu immobile, insensible et nul. Panamanak, l’immobile, surnom moderne de l’Être suprême. Voyez Kircher. Ce système d’une secte japonoise et des quiétistes chinois est conforme à la doctrine ésotérique de Xekia. Voyez l’Encyclopédie.