Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. Merlant)/Texte entier

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Texte établi par Joachim MerlantLibrairie E. Droz (Tome Ip. --237).

SOCIÉTÉ DES TEXTES FRANÇAIS MODERNES


E. DE SENANCOUR
RÊVERIES
SUR
LA NATURE PRIMITIVE
DE L’HOMME
ÉDITION CRITIQUE
PAR
JOACHIM MERLANT
TOME I
DEUXIÈME TIRAGE



PARIS
LIBRAIRIE E. DROZ
25, RUE DE TOURNON
1939

30 francs


RÊVERIES
SUR
LA NATURE PRIMITIVE DE L’HOMME
SOCIÉTÉ DES TEXTES FRANÇAIS MODERNES


E. DE SENANCOUR
RÊVERIES
SUR
LA NATURE PRIMITIVE
DE L’HOMME
ÉDITION CRITIQUE
PAR
JOACHIM MERLANT
TOME I
DEUXIÈME TIRAGE



PARIS
LIBRAIRIE E. DROZ
25, RUE DE TOURNON
1939


INTRODUCTION


Il y a eu quatre éditions des Rêveries de Senancour.


A. – Édition partielle contenant seulement les Préliminaires et les Rêveries numérotées I et III dans l’édition suivante (A les numérote I et II) :


Rêveries sur la nature primitive de l’homme, sur ses sensations, sur les moyens de bonheur qu’elles lui indiquent, sur le mode social qui conserveroit le plus de ses formes primordiales, par P… Senancour. Premier cahier. À Paris, chez de la Tynna, éditeur, rue Honoré, n° 100, en face de celle de l’Arbre-Sec, et chez Cérioux, libraire-imprimeur, quai Voltaire, n° 9. Germinal, an VI. — In-8°, 47 pages.

Au verso du titre, se trouve cette note : « Des raisons particulières[1] ont engagé à faire imprimer ces essais successivement, et par cahiers, dont la réunion formera un ou deux volumes, à la fin desquels seront placés les sommaires ou analyses de chaque Rêverie. »

Le deuxième cahier ni les suivants n’ont jamais été publiés à part. Les bibliographes, qui parlent de deux ouvrages anonymes attribués à Senancour, ne mentionnent pas d’éditions partielles des Rêveries continuant A, et mes recherches n’ont abouti qu’à me convaincre qu’il n’y en a pas eu. La Bibliothèque Nationale possède un exemplaire de A. (Rp. 2594, Inventaire.)


B. — Première édition totale :


Rêveries….. (etc., cf. A), par P… t. Senancour, à Paris, chez J.-Ch. Laveaux et compagnie, imprimeur-libraire, rue du Faubourg Honoré, maison ci-devant Beauveau ; de la Tynna, rue Honoré, n° 100, en face de celle de l’Arbre-Sec ; Moutardier, imprimeur-libraire, quai des Augustins, au coin de la rue Gît-le-Cœur ; Cérioux, libraire, quai Voltaire, n° 9. An VIII. In-8°, 340 pages.

Sur la destinée de cette édition, Senancour a donné, dans les Rêveries de 1833 (note b, p. 353), les explications suivantes : « C’est en 1799 que cet écrit parut. La deuxième édition[2] eut lieu en 1809. La première[3] ayant été enfouie dans les magasins d’un spéculateur étranger à la librairie (parce que l’imprimerie de l’hôtel B[eauveau] avait été vendue à l’improviste), le libraire entre les mains de qui tombèrent ces ballots trois ans plus tard, imagina de changer le frontispice des Rêveries, et d’y mettre le mot seconde édition. Le même libraire, digne du reste de beaucoup d’estime, se chargea ensuite de la deuxième édition (C), qui fut désignée seulement comme nouvelle, et non comme troisième ou comme seconde, parce que je ne pouvais approuver le fait antérieur, et que toutefois je désirais ne le pas démentir. C’était un ménagement naturel à une époque où l’exactitude en cela n’avait plus aucune importance ; mais, en qualifiant de troisième l’édition présente[4], il faut donner ces éclaircissemens. »

Voici le frontispice de l’édition faussement intitulée seconde, et qui n’est à vrai dire que la première totale, celle même de l’an VIII, sortie en l’an X des magasins où elle était restée enfouie pendant deux ans :

Rêveries… (etc.). Seconde édition. À Paris, chez Cérioux, Libraire, quai Voltaire, n° 9 ; Lepetit, jeune, Libraire, palais du Tribunat, galerie de bois, n° 223, et rue Pavée-Saint-André-des-Arcs, n° 28. An X-1802.

La Bibliothèque Nationale possède un exemplaire de l’édition de l’an VIII (R. 2808,9. 18712, Inventaire) et un exemplaire de celle de l’an X (R. 51067, Inventaire). M. Jules Troubat, le premier, puis moi-même, nous avons confronté les deux textes ; les explications de Senancour sont exactes. L’édition de l’an VIII et celle de l’an X n’en font qu’une ; elles diffèrent seulement par leurs frontispices.


C. L’édition de 1809, appelée par Senancour (v. plus haut), nouvelle édition, sera pour nous la troisième.


Rêveries sur la nature primitive de l’homme, nouvelle édition, avec des changemens et des additions considérables. Par P… de Sénancour. Paris, Cérioux, libraire, quai Voltaire, n° 17. Arthus-Bertrand, libraire, rue Hautefeuille, n° 23. 1809. De l’imprimerie de L. Haussmann. In-8°, 371 pages. En épigraphe. Étudie l’homme et non les hommes. Pythagore.

Au verso du feuillet de garde :

Les Rêveries nouvelles et autres parties de ce volume qui étoient inédites, en forment presque le tiers. Le reste est partout réduit ou changé.

La seconde partie d’Oberman ne sera point publiée ; la première partie d’Oberman ne sera jamais réimprimée[5].

Sur le livre de l’Amour, seconde édition, voyez la note première de ce volume-ci, p. 292 et suivantes.


D. — Enfin l’édition de 1833 (la quatrième) est intitulée simplement :


Rêveries, par de Sénancour. Troisième édition. À la librairie d’Abel Ledoux, 95, rue de Richelieu. Paris, 1833. In-8°, 409 pages.

Senancour la présente en ces termes (note b, p. 353) « De nombreux changemens avaient été faits, pour l’édition de 1809. Celle-ci en a subi d’aussi grands. Il serait difficile de les multiplier davantage sans dénaturer entièrement les anciennes Rêveries….. D’après l’intention de ne pas faire réimprimer Obermann, plusieurs passages en avaient été tirés, vers l’année 1808, pour être insérés dans les Rêveries et aussi dans de l’Amour. Obermann, au contraire, n’étant pas abandonné[6], il en résulte des répétitions (mais non dans les mêmes termes), pour lesquelles l’indulgence du public est implorée. Tant de remaniemens eurent lieu, et les projets d’édition furent soumis à tant de vicissitudes, qu’il est devenu à peu près impossible d’effacer toutes les traces de ce désordre. L’auteur a du moins pour excuse l’intention positive où il avait été de supprimer Obermann : alors il avait encore en vue à l’égard de ses divers écrits ce que les circonstances ne lui permettront pas d’exécuter. »

Au total, les Rêveries de 1833 forment un ouvrage presque entièrement nouveau[7].

À vrai dire, il y a une seule édition totale des Rêveries, qui soit pure de tout alliage : celle de l’an VIII, ou de l’an X (B). C’est celle dont nous donnons le texte. Nous avons reproduit le frontispice de l’an X, de préférence à celui de l’an VIII, parce que c’est à dater de l’an X que B s’est répandu[8].

Nous avons placé les notes de B au-dessous du texte, en caractères plus petits et sans filet de séparation. Dans l’original, la série des appels de notes recommence avec chaque page ; nous avons dû adopter une numérotation continue pour chaque Rêverie : les références aux notes dans les variantes se trouvent ainsi réduites au seul numéro de la note, sans qu’il y ait à tenir compte de la page.

Les variantes de Α, pour les trois morceaux que contenait le premier cahier, et celles de C, pour tous les fragments de B qui y sont insérés, se trouvent au bas de la page en petit texte, et sont séparées par un filet du texte ou des notes de Senancour. Pour chaque page, toutes les variantes de Α sont au-dessus de celles de C et forment un alinéa indépendant.

La disposition des variantes de C offrait quelques difficultés particulières. Senancour n’a pas seulement multiplié les corrections de détail ou refondu ses phrases. C’est toute son œuvre qu’il a remaniée en 1809, supprimant, ajoutant, utilisant pour des combinaisons nouvelles des fragments très éloignés les uns des autres dans B, enfin mêlant le texte et les notes de B. Étant donné ce système de mosaïque, il fallait permettre au lecteur de se rendre compte 1o de l’étendue du morceau découpé dans B pour être inséré dans C ; 2o de la place où ce morceau s’insère dans C. Pour cela, nous avons mis en tête des variantes, pour chaque fragment conservé dans C, l’indication précise de concordance : C, nme Rêverie, p. 00 (ou p. 00 et sq., ou p. 00 à 00) = lignes 00 à 00 [du texte de B ci-dessus].

Il arrive que deux fragments continus dans B soient reproduits dans C à quelque distance l’un de l’autre, et séparés par un morceau nouveau : en ce cas nous arrêtons la variante à la place où s’insère le morceau nouveau, et nous donnons une nouvelle indication de concordance à l’endroit où C reprend le texte de B. Ainsi le lecteur est averti que le texte de C, à cette place, présente une addition au texte de B.

Il arrive inversement que C reproduise à la suite l’un de l’autre deux fragments de B discontinus : en ce cas, si les deux fragments de B sont très éloignés l’un de l’autre, il va de soi que la variante aussi est discontinue ; — si au contraire ils ne sont séparés que par quelques lignes, non insérées dans C, nous avons pris le parti, pour assurer la lecture continue de C, d’indiquer dans la variante le dernier mot du premier fragment et le premier mot du second fragment de B, avec les numéros de lignes correspondants. Le lecteur voit ainsi comment se fait la soudure.

Il arrive qu’un fragment de C amalgame des éléments empruntés au texte et aux notes de B. En ce cas, nous donnons d’abord, en tête des variantes de C, l’indication de provenance de tous les éléments qui s’y rencontrent, et dans l’ordre où ils s’enchaînent (C, nme Rêverie, p. 00 = 1. 00 à 00 ; note 0, 1. 0 à 0 ; 1. 00 à 00, etc…) puis dans la série des variantes, nous reproduisons l’indication partielle de provenance chaque fois que C passe du texte à la note, ou inversement. — Si C refond dans une phrase nouvelle des fragments de phrases empruntés à B et à une note de B, l’indication de provenance mentionne : 1. 00 et note 0, 1. 0. — Très souvent, la note de B est simplement juxtaposée, dans C, au texte de B, et donnée dans son tout, sans solution de continuité ; – quelquefois au contraire, il y a interruption, puis reprise : la variante indique alors le mot où se fait la soudure.

Pour chaque fragment, les variantes forment une série continue sans alinéa. Voici la raison de cette disposition : un passage de B repris dans C s’étend, très souvent, sur plusieurs pages, et il était impossible de faire concorder la coupe des pages de notre édition avec les coupes des variantes ; d’autre part les alinéas de nos variantes auraient difficilement correspondu à ceux de C ; nous avons cru préférable de marquer d’un astérisque la place de ceux-ci.

Nous reproduisons en marge, à droite, la pagination de B ; un trait vertical, dans le corps de la ligne et, quand il y a lieu, du mot, indique exactement où commence la page de B, sauf quand le commencement de la page coïncide avec un alinéa.

Enfin nous numérotons les lignes du texte de 5 en 5, par Rêverie, et les lignes des notes de 5 en 5 pour chaque note.

Nous avons réservé jusqu’ici une difficulté. Les emprunts faits par C à Oberman sont très nombreux (v. plus haut, p. vii, n. 1), tellement nombreux que, si nous en tenions compte dans les variantes, notre édition critique des Rêveries serait une édition critique partielle d’Oberman. Ces emprunts ne sont d’ailleurs pas fondus intimement aux Rêveries, et, malgré la communauté du titre, ils gardent leur physionomie distincte. On constate en effet que :

B ne se rencontre pas, et Oberman se trouve seul, dans C, aux Rêveries III, VI, IX, XXI à XXIII, XXV à XXXIV, XXXVI à XXXIX, XLI, XLIII et XLIV ;

Oberman ne se trouve pas, et B se trouve seul, dans C, aux Rêveries V, X à XV, XVII à XIX, XXIV, XXXV et XLII ;

Un fragment d’Oberman est simplement juxtaposé, dans C, à un fragment de B, aux Rêveries I, II, IV, VII, VIII, XL ;

Enfin des morceaux d’Oberman alternent, dans C, avec des morceaux de B, aux Rêveries XVI et XX.

Soit, sur 44 Rêveries de C, 36 qui ne mêlent pas les deux textes (dont 23 sont de pur Oberman), et 8 qui les mêlent (dont 6 juxtaposent seulement un fragment d’un texte et un fragment de l’autre, et 2 font alterner des éléments empruntés aux deux textes, mais encore sans en altérer la physionomie).

Il ressort de là que C est bien, à la lettre, une réédition partielle d’Oberman, et qu’il revient à l’éditeur d’Oberman de donner les variantes des fragments d’Oberman qui se trouvent reproduits dans C. Nous avons reconstitué fragment par fragment tous les emprunts faits par C à Oberman, et l’on verra comment la présente édition a utilisé ce travail.

Ce premier volume ne suffit pas pour donner au lecteur la connaissance totale de C, puisqu’il reproduit seulement les variantes des fragments de B insérés dans C. Un second volume donnera donc, dans l’ordre et avec les indications voulus pour assurer la lecture continue de C : 1o le texte complet des passages nouveaux, qui ne proviennent ni de B ni d’Oberman ; 2o pour les fragments provenant de B, l’indication de la page du présent volume où l’on trouvera les variantes de C ; 3o pour ceux qui proviennent d’Oberman, l’indication de la page de l’édition critique d’Oberman, actuellement préparée par M. Michaut pour la Société des Textes français modernes, où l’on trouvera les variantes de C.

Reste D. Notre second volume dira la part que nous lui avons faite.

Nous avons respecté l’orthographe de B ; on trouvera donc ici une reproduction minutieusement fidèle du texte. La ponctuation n’a pas été retouchée, même quand elle pouvait paraître bizarre : ainsi, Senancour, presque toujours, sépare le sujet du verbe par une virgule, quand le sujet est suivi d’une série d’épithètes ou d’un groupement de mots quelconque ; on relèvera quelques particularités du même ordre, que nous avons conservées comme autant d’indices de la manière dont Senancour entendait qu’on lût ses phrases.

Nous avons corrigé seulement[9] les fautes d’impression manifestes, qui rendraient le texte inintelligible ; ainsi :

IVe Rêv., l. 3, nous écrivons : les manières, au lieu de la manière.

Ve Rév., l. 84 et 85 : on, au lieu de ou.

XIe Rêv., l. 151 : institution, au lieu de instruction.

Ibid., l. 243 : servi, au lieu de servit.

XIIe Rêv., l. 166 : fera au lieu de feront.

XIVe Rév., l. 9 : inconsidérés, au lieu de considérés.

XVIe Rêv., note 1 = seule, au lieu de seul.

Enfin nous avons cru devoir donner, IIIe Rév., l. 175, consoles, vivifies, bien que B donne l’s à montres seulement (l. 178) ; — IVe Rêv., l. 249, chaos et non cahos (de même au Sommaire de la IXe Rév., l. 22) ; — Ve Rév., l. 4, Macbeth et non Machbet (de même au Sommaire de la Ve Rév., l. 5) ; – XVe l. 364, athée et non athée.

C donne au verso du titre une liste des Fautes principales, d’ailleurs incomplète, que nous ne reproduisons pas, mais dont nous avons tenu compte.

Nous n’avons pas fait état dans les variantes de Α de quelques particularités orthographiques, dont voici la liste complète :

Α : abyme, Ire Rév., l. 213 ; – asyle, asyles, IIIe Rév., l. 346, 365 et 410 ; – loix, Ire Rév., l. 182 ; ibid., note 11, l. 16, 20 et 46 ; IIIe Rév., l. 313 ; – phantômes, IIIe Rév., l. 17 et 420 ; primeverts, ibid., l. 194 ; – printems, ibid., l. 193, 200 et 308 ; – Solstice, ibid., l. 335 ; – temps, Préliminaires, l. 44 ; Ire Rêv., l. 111 ; IIIe Rév., l. 195, 229, 427 ; – terreins, Ire Rév., l. 45 ; Tout, Ire Rêv., l. 86 ; zéphir, IIIe Rév., l. 191.

fatiguans, Préliminaires, l. 63 ; – méchaniques, Ire Rév., note 11, l. 46 ; nud, ibid., l. 41 ; – vuide, Préliminaires, l. 246 ; IIIe Rév., l. 341 et 382.

toléré, Préliminaires, l. 16.

long-temps, Ire Rêv., l. 264.

J’ai dit le service que m’a rendu M. Jules Troubat et je l’en remercie bien vivement ; je dois aussi remercier M. le comte d’Eggis, grâce à qui j’ai pu longuement conserver un exemplaire des Rêveries de 1809, appartenant à la Bibliothèque Cantonale de Fribourg (Α. 168) ; enfin et surtout M. Mario Roques, dont les conseils m’ont été très précieux en tout ce qui regarde la disposition et l’exécution typographique de cette édition ; il m’a d’ailleurs beaucoup aidé dans la correction des épreuves.


Joachim Merlant.

RÊVERIES
SUR
LA NATURE PRIMITIVE
DE L’HOMME


Sur ses sensations, sur les moyens de bonheur qu’elles lui indiquent, sur le mode social qui conserveroit le plus de ses formes primordiales


PAR P… T SENANCOUR


SECONDE ÉDITION


À PARIS
Chez Cérioux, Libraire, quai Voltaire, no 9  ;
Lepetit, jeune, Libraire, palais du Tribunat, galerie de bois, no 223,
Et rue Pavée-Saint-André-des-Arcs, no 28.


An X. — 1802



La nature de cet écrit ne le laissant pas susceptible de classification, ni de divisions régulières, le contenu de chaque Rêverie sera indiqué dans des sommaires ou précis libres, à la fin du volume.


Nous avons placé la note ci-dessus au verso du titre, mais elle se trouve dans l’édition de 1802 au verso du faux titre : Rêveries | sur | la nature primitive | de l’homme, dont nous avons jugé inutile de donner une reproduction figurée.

[i]PRÉLIMINAIRESa



J’ai vu la nature mal interprétée, j’ai vu l’homme livré à de funestes déviations : j’ai cru entendre la nature, j’ai desiré ramener l’homme. Je pouvois errer moi-même, 5 mais je sentois profondément qu’il pouvoit être modifié d’une manière meilleure. J’interrogeai ensuite mes besoins individuels ; je me demandai quel seroit l’emploi, l’occupation de ma vie ; je portai mes regards sur ce qui est donné aux mortels et sur ce que leurs desirs poursuivent 10 dans les mœurs et les climats opposés : je n’ai rien vu qui déjà ne fût indifférent à mon cœur, ni dans la possession des biens de la vie, ni dans la recherche des illusions [ij] difficiles ; j’ai trouvé que tout étoit vain, même la gloire et la volupté, et j’ai senti que ma vie m’étoit inutile. 15 Voyant qu’elle ne contenoit nul bien pour compenser ses douleurs, je l’ai seulement tolérée[A 1] comme un fardeau nécessaire. Il y a quatre[10][A 2]années, environ (j’en avois


[JM 1] vingt-deux alors), je m’appuyai sur la sagesse des Stoïciens ; et sa fière indifférence me soutint contre les 20 afflictions ; mais elle n’eut à opposer contre le sentiment du néant de la vie, que de spécieuses chimères. Je trouvai que, par la sagesse, on étoit moins malheureux ; je trouvai qu’elle pouvoit beaucoup contre les maux ; mais lorsque je cherchai par quel bien positif elle rendoit la 25 vie heureuse, et sur quelle vérité inébranlable s’élevoit son sublime édifice, je dis avec découragement : la sagesse elle-même est vanité. Que faire[iij] et qu’aimer au milieu de la folie des joies et de l’incertitude des principes ? Je desirai quitter la vie, bien plus fatigué du néant de ses 30 biens qu’effrayé de tous ses maux. Bientôt mieux instruit par le malheur, je le trouvai douteux lui-même, et je connus qu’il étoit indifférent de vivre ou de ne vivre pas. Je me livrai donc sans choix, sans goût, sans intérêt au déroulement de mes jours. Au milieu des dégoûts et de 35 l’apathie, où ma raison détrompée retenoit mon cœur aimant, mes plus fréquentes impressions étoient la réaction sur moi des misères de mes semblables. Je cherchai leurs causes, et je vis qu’à l’exception de quelques douleurs instantanées, tolérables ou mortelles, qui dès-lors 40 ne pourroient constituer un état de malheur, tous les maux de l’humanité découloient d’erreurs locales et accidentelles ; qu’ainsi le sort[iv] de l’homme pouvoit être

[JM 2]

amélioré ; et que s’il étoit une destinée irrévocable, cette destinée même contenoit sans doute un tems meilleur, 45 puisque la versatilité des opinions funestes sembloit montrer que les habitudes malheureuses ne faisoient point partie de la nature essentielle de l’homme. J’osai donc concevoir un grand dessein[S 1] ; soit sensibilité, soit génie, soit orgueil, je voulus tenter de ramener l’homme 50 à ses habitudes primitives[v], à cet état facile et simple composé de ses vrais biens, et qui lui interdît jusqu’à l’idée des maux qu’il s’est fait. Je voulois montrer cet état si méconnu et indiquer cette route de rétrogradation, devenue si nécessaire et que l’on croit si difficile. Mais 55 projeter, qu’est-ce autre chose que choisir dans les possibles des événemens à notre gré, et accorder, par leur moyen, nos affections futures avec nos affections présentes, pour nous dissimuler que nous ignorons et les occasions et les sentimens que l’avenir produira ? 60 Que d’entraves au-dehors et au-dedans sont survenues dès les premiers pas ! Une force comprimante a pesé sur moi lentement et constamment. Des soins puérils et fatigans ont occupé mes jours sous le déguisement des devoirs, et m’ont refusé d’abandonner tout à fait au sort 65 ma vie incertaine et précaire.[vj] Libre de tout

[JM 3] assujettissement direct, libre aussi du joug des passions, je n’ai pu jouir de ma stérile indépendance.

En abandonnant pour un tems l’exécution entière de l’ouvrage le plus important et le plus nécessaire, je ne 70 changerai point d’objet. Je n’ai qu’un but et n’en puis avoir d’autre.

Dans un travail moins suivi, plus vague, plus convenable à l’importune nullité de mes heures, je m’occuperai toujours de combattre les erreurs dangereuses, de dévoiler 75 les progrès séducteurs de notre déviation, et de chercher quelles institutions peuvent convenir à l’homme social de la nature ; c’est-à-dire, quelle est, des formes possibles à l’homme, la plus facile et la plus heureuse.

Je ne me suis jamais dissimulé combien un pareil 80 dessein étoit au-dessus de mes moyens, et peut-être du génie[vij] d’un homme. Que l’on ne m’accuse point d’être le jouet des prestiges de la vie en méprisant ses vanités. L’espoir de servir le genre humain n’aura été pour moi qu’une illusion sans doute ; mais l’illusion est nécessaire 85 à la vie, et celle-là seule restoit à la mienne : voilà ma réponse. Il faudroit trop long-tems parler de moi pour l’expliquer à ceux qui n’entendront pas d’abord tout ce qu’elle contient.

Je ne fais qu’essayer foiblement mes premiers pas à 90 l’entrée de la carrière que je voulois parcourir ; et je l’aurois abandonné tout à fait, si je m’étois arrêté davantage à la considération de tout ce qui me manque pour l’entreprendre………………… Cependant, c’est avec ces craintes pusillanimes que 95 tout cède au torrent, que tout s’endort sous le joug. Emporté par sa passion, celui qui travaille pour lui-même

[JM 4] [viij]

est facilement | audacieux. L’amour du bien public plus
réfléchi est aussi moins confiant. Tant de prudence mène
à l’incertitude : on hésite, on a tout voulu, on n’a rien

100

tenté. L’homme de bien projette, attend ; l’ambitieux
s’agite, se précipite ainsi tout se détériore et se perd.
Peut-être un tems meilleur me permettra-t-il un travail
plus utile. On a vu des végétaux déjà flétris reprendre
quelques instans d’une vie nouvelle, et produire, dans

105

cette activité inattendue, des fruits qu’ils ne promettoient
pas. Quel homme pourra deviner les modifications successives
de son être ? passif plus qu’il ne veut se l’avouer
au milieu de la sphère d’événemens qu’il prétend activer,
qui peut savoir ce qu’il sera, entraîné par des affections

110

qu’il ne pressent pas, et par un ordre de choses dont le

[ix]

fil échappe à son avide imagination ? qui | sera semblable
à lui-même, livré à l’inertie morale ou soutenu par la
sagesse, embrasé par un sentiment effectif ou consumé
par un besoin sans objet ; qui sera affecté des mêmes

115

sensations sous les brumes de la Hollande, ou le ciel de
Nice dans la monotonie des plaines, ou l’âpreté des
monts ; dans la fétidité de nos prisons populeuses, ou
l’inaltérable pureté des Alpes et de l’Atlas. Ainsi la pensée
même de ce maître du globe dépend de la terre qu’il

120

habite, des alimens qu’il prend, de l’air qu’il respire, des
événemens qui l’entraînent, des sentimens qui l’affectent.
Que de Leibnitz et de Marc-Aurèle morts dans leurs
berceaux, abrutis chez les Kamschadales, déformés chez
les Omaguas, ignorés dans la misère des chaumières

125

européennes, entravés par les préjugés, éteints dans les
ennuis !

[x]

De grands hommes ont établi des | innovations

[JM 5]

imposantes, mais ils travailloient selon leurs intérêts ou leurs
préjugés, et leurs innovations ambitieuses ou inconsidérées

130

ont affligé la terre. De grands génies et des hommes
de bien ont imaginé des systèmes spécieux et des changemens
utiles, mais ils n’ont rien produit, soit que l’exécution
fût impossible, soit que les circonstances fussent
contraires. D’autres plus désintéressés, plus sages ou

135

plus heureux, ont ramené sur des parties du globe
quelque ombre de félicité sociale. Il est tems d’oser plus
qu’eux tous. L’espèce humaine, trop abandonnée à sa
propre détermination, a prodigué, dans de nombreuses
erreurs, l’enthousiasme d’une jeunesse toujours flottante

140

et toujours passionnée. Avançons le terme de sa maturité
nécessaire, et que cent siècles de déviation lui suffisent

[xj]

enfin pour l’expé|rience d’elle-même. La folie des tems
écoulés ne pourra-t-elle instruire des tems meilleurs ? et
faudra-t-il que dans ses mutations inconsidérées cette

145

espèce toujours avide et toujours trompée, perde sa
durée toute entière à s’essayer à vivre ? Répétons-lui la
leçon terrible, proférée par toutes les contrées et transmise
par tous les âges ; qu’elle suive la filiation de toutes
ses misères, qu’elle en reconnoisse la source commune

150

dans l’abus du besoin de jouir ; qu’elle abjure enfin le
desir trop extensif de l’inexpérimenté, l’avidité des


[JM 6]

extrêmes, et la vénération de l’inconnu, et l’amour du
gigantesque, et l’habitude des passions ostensibles, et
l’orgueil des vertus austères, et la manie des abstractions,

155

et la vanité de l’intellectuel, et la crédulité pour l’invisible,
et le préjugé universel de la perfectibilité. Lisons
avec impartialité dans le grand livre des désastres du

[xij]

monde. | Les fatigantes puérilités des études, des négociations
et des arts, les prestiges de la gloire, l’apathie de

160

la servitude, l’opinion si facile aux novateurs, si puissante
sur la foule prévenue, et les spectres célestes, et
le rêve d’un autre monde, et le fanatisme des passions
consacrées, ont livré tous les peuples aux sollicitudes
réelles, aux terreurs de l’idéal, à tous les genres d’oppressions,

165

de souffrances et de fureurs. Qu’un zèle généreux,
animant le génie de son impérieuse audace, apprenne à
la terre désolée, que l’on peut encore ne pas désespérer
de l’homme altéré, déformé, vieilli ; et que dans ce cercle
de mutations précaires, les formes indélébiles doivent se

170

reproduire de l’épuisement des habitudes sociales, et
l’homme primordial rester subsistant quand aura passé
l’homme d’un jour.

[xiij]

À qui sera-t-il donné de conduire cette réforme générale,
dont les obstacles sont si grands, mais la nécessité si

175

impérieuse ? qui possédera les moyens nécessaires pour
persuader les hommes prévenus, et renverser les erreurs
gigantesques de leurs bases antiques et vénérées ? qui réunira
l’universalité des connaissances dont le génie le plus
vaste a besoin pour juger toutes les faces des choses dans

180

un seul apperçu, unir leurs rapports dans un système qui
n’admette rien d’occulte ou d’arbitraire, et déduire de
leurs nombreuses données une solution rigoureusement
vraie et parfaitement simple ? quel génie sera assez grand
et assez véritablement savant pour bannir de la terre ces 185
études vaines et cette grandeur trompeuse, ou du moins
pour fermer au commun des hommes l’accès de ces voies
d’égaremens et d’amertumes ?
Préparons le moment de réparation et de renouvellement,

[xiv]

en démasquant | toutes les folies puériles ou désastreuses

190

que l’erreur a revêtues d’apparences spécieuses, et
qui, sous le sceau de noms révérés, ont usurpé l’aveugle
faveur de l’opinion. Cependant, en rappelant des vérités
simples, immuables, mais trop universellement oubliées,
traduisons-les dans une langue facile et moins étrangère,

195

et souvenons-nous que sur ce globe la lumière de l’aurore
ne succède pas rapidement aux ténèbres ; mais que transmise
par un milieu qui l’annonce et la modifie, elle convient
mieux à nos yeux, en les éclairant indirectement et
par degrés.

200

Je le répète, ce ne sont ici que des essais informes.
J’écrivis sans art et presque sans choix ce que rencontra
ma pensée. Je la laissai errer librement. Je fus même
obligé de faire quelques suppressions et plusieurs rapprochemens,
pour donner à ces rêveries le peu d’ordre et

205 [xv]

d’ensemble | que l’on y pourra trouver. À l’exception de
ces légers changemens de distribution, j’ai laissé les
choses comme elles ont été écrites dans la succession
naturelle des idées : rien ne m’étant plus étranger que ce
second travail qui consiste à revoir, à perfectionner, et

210

n’a guères pour objet qu’une correction que j’estime peu
nécessaire. Je voudrois écrire des choses utiles, et renoncerois
volontiers à la gloire de produire un ouvrage
fini.
Si l’on peut me lire avec quelqu’intérêt, que l’on

[JM 7] 215

m’entende comme un solitaire qui, loin des arts et du bruit,
écoute la nature, consulte peu de livres, préfère la vérité
des choses à l’art qui les exprime ; apprend seulement à
sentir, à penser, surtout à douter ; et, même lorsque la
force des événemens le retient dans les villes, veut encore

220

y rêver en liberté.

[xvj]

Je suis souvent réduit à des expressions peu justes, soit
que je ne rencontre pas celles que je desirerois, soit qu’elles
manquent en effet à la langue. Cependant, si l’on veut
s’habituer en quelque sorte avec moi, je crois que l’on

225

entendra ma pensée, quoique mal exprimée.
J’ai considéré les choses sous diverses faces et dans
des acceptions circonscrites, et j’ai évité, souvent à dessein,
d’aller jusqu’à la vérité. Je veux me faciliter ses
routes par l’habitude de m’y promener çà et là. Je craindrois

230

de les oublier trop tôt, si je les franchissois d’un
effort trop rapide ; je craindrois de ne me pas familiariser
avec cette multitude de communications indirectes, dont
les faciles sinuosités mènent au terme par degrés, et où,
chemin faisant, l’on reconnoît tous les lieux de cette contrée

235 [xvij]]

trompeuse, et l’on s’instruit à | suivre avec sûreté les
ramifications du vaste dédale de l’opinion. Peut-être les
amis du vrai se reposeront volontiers avec moi sur les
confins de l’erreur. Il est bon de l’observer sans dédain [S 2]
l’universalité des hommes ne l’auroit point prise pour la

240

vérité, si elle n’avoit eu avec celle-ci des rapports et des
conformités réelles. Il faut connoître ses moyens de
séduction, pour s’assurer que la vérité elle-même n’est pas
une séduction nouvelle. Les premières affections de
l’homme forment un centre simple, vrai, essentiel, d’où

245

partent des rayons illimités, qui sont seuls des voies de
certitude. L’espace vide qu’ils laissent entre eux, est celui
des rapports métaphysiques ; c’est la région de l’idéal.
Près du centre, l’on ne sauroit s’égarer long-tems ; serré

[xviij]

de | toutes parts entre ces routes certaines, l’on est aussitôt

250

ramené à leur foyer commun ; mais quand l’homme excite
en lui cette force de projection que la nature lui a imprimée
pour en faire un être actif, et méprise la force contraire
qui le ramenoit au centre par une opposition dont
devoit résulter le mouvement harmonique d’un être organisé ;

255

quand il s’abandonne avec passion à une tendance
factice, alors, l’espace vague entre les routes directes,
devenant d’autant plus étendu qu’il s’avance d’avantage,
il s’ouvre d’innombrables sentiers de déviation, et une
fois perdu dans les déserts de l’erreur, il y consume le

260

plus souvent sa vie entière, avant de rencontrer une de
ces traces primitives, qui seules ramènent à la vérité dont,
comme les rayons solaires, elles divergent dans leur émanation.

[19]

RÊVERIES

SUR

LA NATURE PRIMITIVE

DE L’HOMME




5

PREMIÈRE RÊVERIE

Des misères de l’homme la plus funeste, et celle qui
d’abord paroît la plus inexplicable, est cette dépendance
comme indirecte des choses, qui assujettit celui même
qui veut leur être supérieur, l’asservit sans qu’il connoisse

10

le joug, et le force à consumer sa vie dans un ordre
de choses qu’il n’a point consenti, auquel il n’a cru céder
que pour un jour. Ainsi, entraîné toujours malgré lui à

[20]

faire de sa vie un | usage qu’il n’a pas voulu, l’homme
sentant que jamais il n’a pu se soumettre ainsi volontairement,

15

attribue la prétendue foiblesse de sa volonté à la
séduction des apparences ; et, pour ne pas désespérer de
l’avenir, refuse de s’avouer qu’il n’a été subjugué que par
la force inconnue, mais irrésistible de la nécessité, et que
sa volonté n’a été foible et sans effet, que parce qu’elle

20

avoit pour objet ce qui ne devoit pas arriver……………
[JM 8]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette dépendance ne m’est jamais plus pénible, que
dans la saison où la nature inspire le repos et un libre

25

abandon. Cette année du moins ma volonté paroît moins
impuissante. Si je dois finir le mois dans cette retraite, terre
automnale ! nourris-moi de ta douce langueur ; cieux tranquilles !
reposez l’inquiétude de mon cœur : je livre ma
pensée à vos faciles impressions, je veux écrire librement

30

et sans art ce que j’aurai senti sur l’homme et sa première

[21]

destination [S 3]. Je cherche, en ma ma|nière errante, quelques
vérités dans le silence et la profondeur de la nature.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

35

Près de………… sont des sables arides et peu fréquentés,
qui présentent un espace ouvert au promeneur
qui veut errer librement. Leur aspect assez sauvage
rappelle des idées d’indépendance et d’abandon propres
à nourrir les rêveries, plaisirs des solitaires, et volupté

40

des cœurs infortunés comme des cœurs aimans. Des
monticules de sable nu de petites plaines de bruyères
et des hauteurs boisées remplissent cet espace que je
nomme le désert, cherchant à ajouter à son étendue,

[JM 9]

comme à embellir l’expression de ses différens sites,

45

creusant d’idée les terrains les plus bas en vallées profondes,
changeant en pâturages quelques herbes desséchées,
et transformant en chaînes d’âpres rochers et de

[22]

sommets élevés [S 4], les diverses sinuosités de ses buttes
sableuses, et les débris de ses grès dispersés. La plus élevée

50

de ces buttes domine assez au loin les forêts voisines :
quelques bouleaux isolés ont pris racine sur son sommet
battu des vents, et j’allai jouir des derniers feux du jour
sur les grès écroulés le long de la pente qu’elle incline au
soleil couchant.

55

Dans cet espace inculte et désert, la végétation étoit
foible et rare. Deux ou trois bouleaux sans feuilles et de la
bruyère desséchée, laissoient à ce lieu sauvage l’expression
d’une solitude profonde. J’avois long-tems confondu avec

[23]

les couches de sable et les parcelles blan|ches des grès

60

épars, deux troupeaux de brebis fort distans l’un de

[JM 10]

l’autre : leurs têtes étoient baissées, et leurs yeux fixés
dans les touffes rougeâtres de la bruyère où elles cherchoient,
avec plus de constance que de succès, quelques
brins arides d’une herbe jaunie. C’étoient les seuls êtres

65

animés qui respirassent dans ces landes, et leur immobilité
sembloit craindre d’en troubler la paix silencieuse. Le
soleil, sans nuage, éclairoit d’une manière fixe la contrée
vaste et déserte. Seulement, de tems à autre, l’on entendoit
dans les bruyères le bêlement de la brebis plaintive.

70

Ce grand calme ajoutoit à cette étendue solitaire, son
ciel sembloit plus profond, plus illimité, sa terre plus
abandonnée.
Plusieurs de ces collines lointaines, à divers points de
l’horizon, ramenoient des souvenirs douloureux et des

75

regrets inénarrables. J’étois agité dans ce calme général,
et je l’étois seul ; nul homme ne s’y étoit retiré pour y
penser librement, pour y souffrir ignoré.
Avide de pensers sublimes et d’émotions extrêmes, mon
idée, perdue dans le vague de l’essence primitive des

80

êtres, sondoit, dans sa démence, d’inexplicables et douloureuses
profondeurs. Qu’en cet instant suprême les

[24]

vicissitudes humaines, et la succession nécessaire et des
choses et des tems, me sembloient imposantes ! que cette
nature en son universalité étoit belle à ma pensée, et la

85

vie de l’homme misérable à mon cœur !……
Triste et indéfinissable opposition du tout permanent et
sublime à l’individu souffrant et mortel ! Que m’importe
cette beauté que je n’admire qu’un jour, cet ordre dans
lequel je ne serai plus rien, cette régénération qui

90

m’efface ?

[JM 11]

[JM 12]

Pour quelle intelligence suprême et indéfinissable fut
donc préparé ce spectacle à la fois rapide et durable, toujours
varié et toujours le même. Acteur misérable, formé
pour un rôle pénible, esclave jeté sur l’arène pour être

95

immolé au spectateur impassible, n’apprendrai-je pas du
moins quel est cet être qui eut besoin de moi pour me
détruire, qui me donna les desirs pour me donner les
regrets, et l’intelligence pour que je connusse ma misère ?

100

Si tout passe ainsi, et que nul être ne jouisse immuables
de cette succession de vie et de mort, concevrai-
je davantage cette terrible nécessité qui forme pour
dissoudre, qui produit sans relâche pour consumer
toujours, qui fait toutes choses et n’en maintient

25

aucune, | dont les lois sont inintelligibles, dont la cause n’est

105

qu’elle-même, dont la fin n’est encore qu’elle-même ?
Qui m’expliquera pourquoi, animalcule qui m’agite
sur un point et végète un jour, je perçois l’univers
et veux l’éternité ? Si mon être ne peut s’agrandir avec
ma pensée, pourquoi ma pensée n’est-elle pas bornée à

110

mon être ? Pourquoi ne puis-je vivre dans tout cet univers
qu’embrasse mon idée, et dans ces tems successifs dont
elle pressent la durée ? Quel pouvoir me transporte où
je ne suis pas, et perpétue mon être qui ne sera plus ? Par
quelle inconséquence mes vœux passent-ils mes droits,

115

ou quelle injustice m’enlève des droits qu’ils attestent ?
Ne pourrois-je respirer sur la terre sans mesurer la

[JM 13]

profondeur des deux, ni vivre un jour sans calculer la succession
des siècles ? N’ai-je reçu des conceptions ineffables
que pour m’irriter de mon néant, et des espérances

120

immortelles que pour abhorrer l’heure de ma
destruction ?
De cette étonnante élévation, d’où j’observe l’essence
des êtres et juge la nature, quelle force irrésistible me
précipitera dans l’éternel néant ? L’anéantissement est

125

contradictoire…… mais l’immortalité est impossible.
Ainsi se combat et s’égare la raison humaine dans ses
assertions téméraires.

[26]

Ô profondeur vraiment sinistre, tu appartiens à la
dissolution mais le renouvellement ne peut te reproduire !

130

Tu as vécu, tu as senti, tu as pensé durant un jour rapide,
pour ne plus penser, ne plus sentir jamais… jamais. Cet
univers s’épuise et s’alimente, se dévore et se renouvelle ;
il subsiste toujours vieilli et toujours renaissant mais toi,
tu ne renaîtras pas. Les tems s’écouleront incalculables,

135

une seule heure ne te sera pas donnée. Des siècles plus
heureux consoleront l’humanité ; tu ne verras pas ces
siècles plus heureux. La nature te devient étrangère, tu
ne l’admireras plus, tu ne l’entendras plus. Ce soleil se
levera, tu ne le verras pas ; la terre fleurira, tu ne le sauras

140

pas. Ce chêne, déjà vieux quand tu naquis, ranimera
ses rameaux séculaires ; mais son ombrage rajeuni s’étendra
sur ta tombe. Celle que tu aimois… elle t’appelle ;

elle se fixe près de toi dans le silence de la nuit ; elle
pleure, et tu ne sens pas ; elle pleure, mais sa larme amère

145

s’arrête refroidie sur la pierre impénétrable qui pèsera
long-tems sur ta cendre éteinte.
Comme elle est sinistre cette idée de destruction totale,
d’éternel néant elle fatigue, elle travaille tout notre être,

[27]

elle le pénètre | d’un frémissement de mort. Comme tout

150

génie, toute vertu se sèchent et s’éteignent dans sa froide
horreur ! elle opprime, elle serre le cœur, elle atterre.
Tel est le délire de l’extension ; telle est la séduction de
cette sorte d’ivresse et son retour navrant.
Homme trompé, tes misères sont de toi seul. Rien

155

n’est contradictoire, rien n’est injuste ; bien plus, rien
n’est misérable dans tes destins mortels. Tu te plains de
la nature, homme aveugle, elle ne peut rien contre toi,
elle ne peut rien pour toi ; toujours indifférente et toujours
nécessaire, elle te forme et te détruit dans ses mutations

160

irrésistibles. Tu es foible pour les jouissances, tu es
donc limité pour les douleurs. Demain tu ne seras plus :
qu’importe, en vis-tu moins aujourd’hui ? ou quand tu
seras dissous, sera-ce un mal ? Insensible, ne seras-tu pas
impassible ? As-tu gémi de n’être pas né ? Tes rêves avides

165

ont seuls fatigué ton cœur périssable par le délire des
vœux immortels. Abandonne une résistance, et si fatigante
et si vaine ; plus sage et plus heureux, livre-toi doucement
à l’irrévocable nécessité. Tes vœux n’arrêteront
pas tes destins ; laisse donc tes destins entraîner ta volonté

170 [28]

pai|sible. Cède, pour n’être pas contraint ; et sans opposer
un effort puéril à la force universelle que rien n’arrête,
sans lutter contre le fleuve éternel, repose heureusement
sur la nacelle qu’une douce pente entraîne à l’inévitable
mort. Si cet abandon est paisible, jouis des fruits que

175

présente à ta main la rive qui s’offre et fuit sans cesse ; si
les orages ou les ennuis te font desirer le terme, quitte ta
nacelle, il est par-tout sous toi.
Tout est indifférent dans la nature, car tout est nécessaire
tout est beau, car tout est déterminé. L’individu

180

n’est rien, comme être isolé : sa cause, sa fin sont hors de
lui. Le tout existe seul absolument, invinciblement, sans
autre cause, sans autre fin que lui-même, sans autres lois
que celle de sa nature, sans autre produit que sa permanence.
Nulle chose n’est particulièrement selon la nature,

185

car nulle n’est hors d’elle : tout est semblable à ses yeux ;
ou plutôt elle ne choisit rien, ne veut rien, ne condamne
rien ; elle se sent dans toutes ses parties, mais elle marche
de sa force irrésistible sans dessein comme sans liberté.
Elle a le sentiment, mais non la science [S 5] d’elle-même.

190 [29]

Elle ne peut être au|trement, comme elle ne peut n’être

[JM 14]

pas. Elle est, parce qu’elle étoit ; elle sera, parce qu’elle
est. Éternelle, impérissable, elle compose, absorbe, travaille
sans relâche toutes ses parties, agrégations mobiles
et passagères de substances inaltérables. Ses formes s’engendrent,

195

s’effacent, se reproduisent dans une série sans
bornes qui ne sera jamais répétée ; et de toutes choses
toujours nouvelles, se forme leur invariable
universalité.
Il ne peut être de limites pour cette nature universelle ;

200

des possibles hors d’elle sont aussi contradictoires
qu’un espace qu’elle ne contienne pas, qu’un tems qui la
précède ou la suive. Tout ce qui est possible, a existé ou
existera ; tout ce qui est, est également nécessaire ; tout
ce qui est, sert également à la composition du grand

205

tout.

30

Le beau, le vrai, le juste [S 6], le mal, le | désordre,

[JM 15]

n’existent que pour la foiblesse des mortels : raisons de
choix pour la partie isolée, rapports circonscrits dans une
sphère individuelle ; mais nuls dans la nature qui, contenant

210

toutes choses, les contient également, subsiste par
toutes, et les produit toutes avec une même nécessité.
Que lui importe que le mortel se joue sur la rive fleurie,
ou s’engloutisse dans l’abîme des eaux ; qu’il secourre
son semblable ou poignarde son ami ; qu’il jouisse ou

215

souffre, naisse ou meure ? Que lui importe que le

[31]

soc | féconde la terre ou que le bronze vomisse la mort ?
Qu’importent et les vertus et les joies des mortels, et
leurs douleurs ou leurs crimes, et leurs amours ou leurs
fureurs ? La même cité nourrit le Décius qui s’immole à

220

son salut, et le Néron qui la livre aux flammes et aux
bourreaux. La même terre contient les vergers heureux et
les volcans dévastateurs. Le scélérat triomphe, le héros
meurt ; le verger s’épuise, le volcan s’éteint ; une même
ruine dévore et l’animé et l’inanimé ensevelis dans un

225

même oubli ; et dans un monde renouvelé, il ne subsiste
nulle trace de ce qui fut abhorré ou divinisé dans un
monde effacé.


L’homme se forme, s’anime, se perpétue, languit et
meurt ; l’herbe germe, se développe, fructifie, se flétrît,

230

se corrompt. Ainsi commencent et finissent toutes choses ;
ainsi, les globes se forment, s’embrasent, se fécondent ;
puis, refroidis et stérilisés, sont dissous pour servir à la
formation nouvelle des mondes qui, comme eux, doivent
s’animer et s’éteindre. Une même fécondité produira l’insecte

235

d’un jour et l’astre de mille siècles ; une même
nécessité décomposera pour jamais et ce ver éphémère
et ce soleil passager comme lui.

[32]

Tout corps est composé ; toute agrégation | durable est
nécessairement organisée [S 7] ; tout être organisé reçoit

240

l’action des autres composés, et réagit sur eux : il est donc
sensible et actif. Il connoît, quand il sent ; il veut, quand
il agit. Si son organisation est plus compliquée, il conserve
l’empreinte des sensations passées ; alors, il a la
faculté d’effectuer plusieurs réactions, il délibère, il veut

245

avec choix. Cette série d’impulsions reçues et rendues,
compose le moi de chaque être organisé. Tout composé
a donc le sentiment de son être, mais les plus organisés
ont seuls le sentiment du moi ou de la succession des
sentimens produits par les impulsions qu’ils ont reçues,

250

et productifs des impulsions qu’ils ont données. Cette seule
différence marque les degrés d’animalité, depuis le composé
le moins organisé possible, jusqu’à celui qui l’est le
plus possible. Ces espèces extrêmes sont inconnues à

l’homme, mais dans la foible partie de cette chaîne dont

255

il peut percevoir quelques notions, les extrêmes seront le

[33]

grain de sable et l’homme même [S 8]. Le moi de tout | être
organisé n’est donc autre chose que cette succession
d’impulsions qui doit nécessairement finir par la décomposition
des organes, comme elle a nécessairement

260

commencé lors de leur formation.
La chimère de l’immortalité fut produite par l’ignorance
des choses comme toutes les autres assertions
fausses ou hasardées, où l’esprit humain devoit s’arrêter
long-tems.

265

L’individu ne sentant qu’en lui, doit d’abord se croire
seul : (et sans doute le grain de sable dont je parlois se
croit seul dans la nature) mais à mesure que les sensations,
dont il peut comparer les traces subsistantes dans
sa mémoire, deviennent plus nombreuses, sa vue moins

270

limitée, voit plus également tous les êtres ; et plus elle est
universelle, plus le jugement qui en résulte diminue de

[34]

son | être [S 9], ajoute aux autres êtres, et approche par degrés

[JM 16]

de leur véritable estimation. Ainsi, l’œil voit d’abord les
objets placés près de lui, mille fois plus grands [S 10] que les

275

mêmes objets reculés à une grande distance ; il ne les
juge semblables que quand un nombre d’épreuves l’a fait
parvenir à voir moins partiellement [S 11].

[35]

L’homme doit se borner à estimer les différences des
choses dans leurs seuls rapports à son individu : alors il

280

ne peut les sentir que d’une manière bonne, c’est-à-dire,
convenable à sa conservation, en tant que partie nécessaire
de la permanence du grand tout. Mais dès qu’il veut
estimer les relations générales des choses, il manque de
données. Nécessairement borné dans une sphère trop

[JM 17] 285

limitée, quoique plus étendue que sa sphère primitive, il
juge toujours très faussement, puisqu’il ne veut plus
juger selon son être seul, et ne peut jamais juger selon
l’universalité des êtres.
Pour estimer seulement deux êtres individuels, selon

290 [36]

leurs rapports ou leurs diffé|rences [S 12] réelles et essentielles,
il faudroit connoître la nature entière ; pour connoître
ainsi la nature, il faudroit l’avoir toute entière
éprouvée, avoir vécu dans toutes ses parties, les avoir
toutes senties, avoir réagi sur toutes. Cette expérience de

295

toutes choses étant impossible à l’espèce humaine, sa
science sera donc toujours incomplète et vaine.
Mais l’homme peut avoir la science suffisamment
parfaite des rapports les plus directement propres à ses
besoins qui existent entre lui et les choses extérieures les

[JM 18]


300 [37]

plus ordinaires. | Cette science seule est utile et vraie ;
tout le reste est vanité, erreur, impénétrabilité.
Eh quand il pourroit connoître la nature entière, quand
il auroit respiré dans l’éther, vécu dans tous les mondes ;
quand il auroit communiqué avec toutes les intelligences,

305

senti avec la pierre et pensé avec les soleils, quelle leçon
si desirable recevroit-il de cet univers interprété ? ce seul
mot terrible à l’intelligence avide de durée et d’extension ;
ce mot unique, inutile, désespérant.
Tout produit est aveugle, tout corps est périssable,

310

toute chose est indifférente et nécessaire.
Tout choix et toute prudence, tout art ou tout effort,
toute science et toute moralité sont anéantis par ce résultat
de toute étude, par cette interprétation de la nature
universelle, par ce dernier pas de l’intelligence, cette

315

unique vérité, TOUT EST NÉCESSAIRE.
Mais s’il n’est qu’une vérité absolue, comme il n’est
qu’un tout universel, les vérités relatives se multiplient
avec les combinaisons des êtres partiels.
S’il n’est pas de choix réel, parce que tout est invinciblement

320 [38]

déterminé, il est une liberté | apparente, parce
que ce qui n’est pas produit ne peut encore être connu.
Si l’homme, en imprimant un mouvement, n’est jamais
que cause seconde et réactive, il se croit souvent cause

première, parce qu’il n’a pas le sentiment distinct de la

325

cause antérieure [S 13].

[JM 19]

[39]

Ainsi ce qui est chimérique dans une acception


[JM 20]

générale et absolue, est vrai pour l’individu ou pour l’espèce
particulière.

[40]

Ainsi quoique tout choix soit illusoire, il est inévitable

330

que l’homme délibère.
Ainsi le bien et le mal existent dans les rapports des
choses avec la conservation ou la destruction de tel être
organisé [S 14].

[41]

Ainsi le juste et l’injuste existent dans l’ordre | social,

335

en supposant que la cité ait déterminé ce qu’elle admet ou
rejette comme tel.
Mais il n’y a de mal et de bien que pour l’individu : et
il n’est de justice ou de moralité que celle convenue,
et dont l’objet naturel est la conservation et le bien-être

340

du plus grand nombre dés individus qui en ont adopté
le mode arbitraire [S 15]

[JM 21]

[42]

SECONDE RÊVERIE

La multitude illimitée des êtres simples compose l’universalité
absolue des choses, l’univers qui est. Ces êtres
essentiels, primitifs ou élémentaires, perpétuellement unis

5

et séparés par un mouvement général et éternel, produisent
la nature effective, l’univers tel qu’il est.
Toute agrégation d’êtres simples forme un composé
unique et distinct ; un nouvel être individuel qui existe
positivement et particulièrement [S 16].

10

Plus cette agrégation est composée, plus elle peut
perdre ; plus elle est organisée, plus elle peut être altérée ;
plus il y a hors d’elle de forces qui pourroient la dissoudre,
plus il faut en elle de forces, de résistance. Un composé

[43]

peu organisé résiste par l’effort intérieur de | continuité [S 17] ;

15

un composé plus organisé oppose aux forces
ennemies des moyens actifs : par les uns, il évite le choc
des corps étrangers en se transportant hors de leur sphère

[JM 22]

d’impulsion par d’autres, il répare, en absorbant des
corps plus foibles, les pertes de sa propre dissipation.

20

L’être primitif, la particule élémentaire ne pouvant être
changée, ne sauroit avoir le sentiment des objets extérieurs
seulement elle doit se sentir d’une manière toujours
semblable et peu distincte, puisqu’elle n’est pas
comparée.

25

Dès que plusieurs particules premières se réunissent,
leur ensemble peut changer par l’adjonction de particules
encore étrangères, et par la soustraction ou le déplacement
de celles déjà réunies ; il est donc susceptible de
divers ébranlemens et dès-lors de diverses sensations.

30

Le nombre de sensations diverses, propres ou possibles,
à un composé, croît en raison du nombre de parties élémentaires

[44]

dont il est | formé, et des lois plus ou moins
compliquées de son organisation. Si ce nombre est fort
grand, et ces lois très-propres à le maintenir, chaque

35

ébranlement ne changeant que bien partiellement sa disposition,
le second peut ne pas effacer tout à fait l’impression
reçue par le premier [S 18]. Si l’organisation est plus
parfaite encore, c’est-à-dire, extrêmement compliquée,
chacune de ses altérations change peu dans sa disposition  40
totale, comparativement à ce qu’elle en laisse subsister ;
ce corps organisé peut donc conserver un nombre de
traces des impressions reçues ; il y aura donc en lui continuité,
souvenir ; et lorsque l’impression actuelle ne sera
pas assez forte pour absorber seule [S 19] toute sa faculté

45

sensitive, il pourra estimer les différences entre ces

[45]

impressions conservées ; il | sera capable de choix, de
répugnance, de desir, et bientôt de prévoyance et de
dessein.
Tout desir n’est primitivement que le sentiment d’un

50

besoin ; tout besoin n’est qu’une expression particulière
du besoin général d’être conservé. C’est le besoin du
repos, du mouvement, de la nourriture, de la reproduction,
selon que ce besoin général a pour objet présent ou
la conservation de l’espèce, ou quelqu’un des moyens

55

divers dont la réunion conserve l’individu.
Dans l’univers toujours mu, tout être individuel est
perpétuellement actif et passif ; toute cause est nécessairement
effet ; tout effet est nécessairement cause ; toute
impulsion reçue est rendue, car la somme du mouvement

60

subsiste toujours la même.

[46]

Le besoin d’action [S 20], dans un être organisé, | n’est

essentiellement que le besoin d’effectuer des mouvemens
propres à le soustraire aux causes de sa destruction. Les
mouvemens de l’animal tendent tous directement ou

65

indirectement à sa conservation [S 21].
Ceux d’entre les animaux à qui leurs premiers besoins

[47]

commandoient le plus de mouvemens, seront ceux qui,
dans un repos trop prolongé, éprouveront une inquiétude
plus marquée, lors même que les objets de ces premiers

70

besoins, offerts par-tout auprès d’eux, n’exigeront aucun
déplacement. Un long repos est un état pénible à des
organes disposés pour des mouvemens fréquens ; il devient


une contrainte intolérable quand une constante habitude,
en facilitant plus encore chaque jour ces mouvemens

75

déjà naturels, a rendu comme ineffaçable l’empreinte si
souvent frappée, et changé de simples facultés en un
besoin impérieux.
Dans l’homme livré à la multitude des impulsions
sociales, l’habitude immodérée d’être mu devient une

80

passion d’activité dont les suites inévitables seront, ou
l’épuisement des organes si cette passion est constamment
alimentée, ou l’ennui si elle vient enfin à manquer
d’objet.
Dès que le desir de sentir et d’agir est exagéré par

85

l’habitude ou par des causes accidentelles, et qu’à l’emploi
nécessaire de ses facultés, l’homme fait succéder leur
emploi extrême, il se donne des lois nouvelles, ou plutôt
il détermine une extension fortuite de ses lois primitives.
Il pouvoit également se livrer ou ne se livrer pas à cette

90 [48]

pente sédui|sante et dangereuse mais une fois entraîné,
il ne s’arrêtera pas qu’il ne soit précipité. Le voilà avide
d’étendre ses facultés, d’en multiplier les actes, de connoître,
d’atteindre, de pouvoir, de posséder, d’exister
davantage de cette existence sentie, attribut d’un composé

95

organisé.
Avide d’alimenter ce besoin immodéré, mais retenu
par la douleur qui le force à un choix, d’abord il repousse
les sensations pénibles ; bientôt il dédaigne celles mêmes
qui ne sont qu’indifférentes, et change en passion ce

100

simple besoin de jouir, qui étoit primitivement très-
limité, comme l’étoit le besoin d’être mu, borné lui-même
dans les limites naturelles du besoin d’être conservé.
De ces sources découlent toutes les passions appétentes ;
elles ne sont que les expressions diverses de cette extension

105

du besoin d’être actif, extension que nécessairement
l’on cherche à diriger dans des voies heureuses ou
spécieuses.
Dans les passions appétentes sont compris tout desir,
toute ardeur, tout amour ; la joie, l’enthousiasme, l’orgueil, 110
l’ambition, la volupté, le goût des arts, le desir de

[49]

la science, le besoin de penser, la générosité, l’audace, la
confiance, le fanatisme, l’amour des prestiges séducteurs,
des rêves immortels, toutes les illusions heureuses ; et
jusqu’à la passion des liqueurs spiritueuses, de ces moyens

115

enivrans qui rendent à l’imagination tout le charme de
son délire, et aux sensations cette force victorieuse de
toute considération réprimante.
De ces mêmes sources découlent indirectement les passions
repoussantes et en quelque sorte négatives ; c’est

120

du besoin de n’être pas réprimé dans notre activité et de
nous y livrer sans souffrir, que viennent nos haines, nos
craintes, nos antipathies, l’envie, la colère, la cruauté, la
défiance, la pusillanimité, l’égoïsme, la lésinerie, l’avarice,
l’indifférence à tout ce qui ne nous est pas personnel, et

125

l’indolence pour tout ce qui n’est pas indispensable.

Nos nombreuses affections, en apparence si opposées,
n’ont toutes qu’un même principe ; elles n’ont aussi qu’un
même but, soit qu’elles y tendent directement en cherchant
ce qui y conduit, ou indirectement en repoussant

130

ce qui en éloigne ; mais la plupart concourent en même
tems par ces deux voies à leur fin commune, et l’ambition
elle-même, ce desir d’être plus que les autres, peut

[50]

être justement | considéré comme la crainte d’être moins ;
toutes ses iniquités viennent originairement du sentiment

135

de l’égalité. Le plus ambitieux des hommes ne l’eût pas
été s’il l’eût été seul ; il ne s’élève au-dessus de tous que
dans la crainte qu’un seul s’élève au-dessus de lui-
même.
De la perpétuelle versatilité entre ce que l’on desire et

140

ce que l’on craint, ce que l’on cherche et ce que l’on
évite, se forme un besoin de rapprocher ces extrêmes,
une sorte de goût pour un accord plus paisible entre eux,
un sentiment de délicatesse [S 22], modération que les ames
foibles portent dans toutes choses, et les ames fortes

[JM 23] 145

seulement dans les petites : les premiers veulent bien des

[51]

impressions nombreuses, mais leur foiblesse ne leur permet
de les éprouver que légèrement ; les seconds ont
assez de force pour recevoir des impressions profondes,
mais ils dédaignent d’employer cette énergie supérieure

150

pour des choses faciles au commun des hommes.


Les effets de ces principes universels et constans de
nos affections se modifient dans chaque homme, et sont
inclinés vers tel ou tel objet principal par le pouvoir
déterminant de l’habitude. Entre plusieurs choses qui

155

étoient également possibles, l’habitude a rendu les unes
toutes naturelles et convenables, et laissé les autres encore
difficiles [S 23] et comme étrangères.

[52]

Les organes de l’homme répètent plus facilement ce
qu’ils ont déjà exprimé [S 24], et c’est une raison de choix

160

pour l’être à la fois avide et limité, qui veut produire le
plus possible avec le moins d’efforts et de moyens [S 25].
L’habitude ou le penchant pour les choses accoutumées,
n’est autre chose que le choix de la sensation, de

 

l’action, de la jouissance la plus facile ; elle reçoit son

165

pouvoir du concours des deux besoins, celui de l’activité
et celui du repos…………
L’habitude ne peut remplacer ou changer la loi de la
nature, mais elle est elle-même sa loi dans toutes les choses
d’un ordre secondaire, dans tout ce qui n’est pas d’une

170 [53]

néces|sité absolue ; c’est elle qui détermine ce qui, étant
indifférent, pouvoit être variable.
Afin que l’homme fût par-tout semblable, la nature lui
a donné des besoins uniformes, primitifs, inaliénables.
Afin qu’il fût par-tout différent, qu’il se sentît libre, qu’il

175

voulût et choisît dans les choses d’un ordre inférieur, elle
l’a laissé varier dans les possibles ; mais le retenant invisiblement
sous son joug inévitable, elle lui a donné une loi
moins sensible, l’habitude qui conduit sans commander,
qui entraîne en rendant facile, et dont l’empire est aussi

180 étendu que celui de la loi une et invariable. Cette loi une

et invariable pour un nombre d’êtres animés constitue
l’espèce ; l’habitude différente pour chacun d’eux fait les
individus.
Le pouvoir de l’exemple est encore celui de l’habitude [S 26].

185

Dans tout ce qui est convenable à nos besoins et


[54]

dès-lors possible à nos moyens, | il nous est naturel de
choisir ce qui est facile à nos efforts. Au défaut de notre
propre expérience, nous aimons à en juger par l’expérience
d’un autre, et même c’est obtenir avec moins de

190

peine un résultat à peu près égal. Nous présumons que
les choses déjà éprouvées comme convenables, faciles ou
agréables par un être semblable à nous, donneront les
mêmes produits à nous qui sommes d’une même nature.
Ce qui n’est pas étranger à l’espèce humaine, peut facilement

195

nous devenir personnel ; sans hasarder les premiers
essais, sans nous exposer à leurs suites funestes,
nous nous livrons à cette confiance que donnent leurs
suites heureuses sans les alarmes de l’inconnu, nous
jouissons dans la sécurité de l’habituel. Ainsi, nous appropriant

200

les rameaux déjà féeondés d’une tige lente et incertaine,
nous laissons à des mains étrangères leur culture
pénible, et d’une main privilégiée nous cueillons, avec
assurance, leurs doux fruits à l’instant heureux de leur
maturité.


[55]

TROISIÈME RÊVERIE


––––––––––––––––––––––––––––––––––

Tacitum sylvas inter reptare salubres
Curantem quidquid dignum sapiente bonoque est ?
Horace, Épit. IV.

––––––––––––––––––––––––––––––––––

5

Nulle innovation ne nous éloigne davantage de notre
manière naturelle, et n’altère plus en nous l’habitude primitive,
que l’effort de produire, sans occasion et sans
besoin, des pensées relatives à des objets absens ou étrangers
à nous. L’impression des premiers besoins, ce mouvement

10

nécessaire que produit l’altération qui survient
dans notre équilibre général, ou bien l’action des êtres
extérieurs sur nos sens, doivent seuls nous donner nos
sensations, et dès-lors imprimer seuls le mouvement aux
organes qui les opposent, les estiment et jugent leurs

15

différences. Vouloir penser sans occasion présente, c’est
regarder en l’absence de la lumière ; aussi dans ces deux
cas la pensée comme l’œil, saisissent des fantômes. L’individu
ne doit pas marcher seul ; sa volonté ne saurait |

[56]

l’isoler sans l’égarer ; sa force est d’être entraîné ; sa

20

destination d’être porté par le torrent des êtres. Jamais,
quoiqu’il fasse, il ne pourra former un tout particulier,
séparé et comme indépendant ; effet nécessaire de tant de
causes par lesquelles il est cause lui-même, il ne peut
sentir son être que comme le résultat de toutes les impressions

25

reçues. C’est la discordance entre le cours universel
et cette trace particulière sur laquelle le penseur factice
veut s’arrêter au sein de la succession générale des
impressions ; c’est cette résistance, cette déviation, en quelque
sorte imprévue dans la nature, qui rend si pénible et si

30

destructive la méditation arrêtée sur un objet imaginaire
et déterminé. Mais en nous livrant au cours fortuit de nos
idées, ou en nous abandonnant sans choix à l’effet imprévu
des moyens extérieurs, nous animons notre être sans
l’épuiser, et nous jouissons sans fatigue. Nous trouvons

35

une douceur, une facilité inexprimable dans la libre succession
des souvenirs et dans le vague d’une rêverie confuse ;
c’est qu’alors, modifiés selon la nature entière,
nous sommes ce que nous avons été faits en elle, une
corde particulière dont les vibrations concourent

40

l’harmonie universelle.

[57]

Le plus léger des accidens extérieurs, un son, un mouvement
suffisent pour nous distraire des méditations les
plus importantes ; il faut tout l’enthousiasme extatique
pour retenir la pensée sur son premier objet, lorsque nos

45

sens frappés par une impulsion extérieure, viennent lui en
apporter un nouveau. Cette dépendance des impressions
reçues du dehors rend favorable à l’abandon de la pensée
la succession douce et égale des impressions légères, et
la continuité d’un mouvement facile. Dans un silence et

50

une inaction absolue, la pensée seroit pénible, l’existence
même seroit fatiguante. Il est difficile de créer en nous
le mouvement, mais nous aimons à être mus par une

[JM 24]

impulsion donnée ; celle même que nous produisons en
nous, tarde peu à se modifier selon une direction générale,

55

et si nous nous oublions un moment, nous nous
trouvons bientôt dans une sorte d’accord avec ce qui nous
environne. Tout tend à l’unisson dans une sphère d’activité.
Le mouvement est même plus facile que le repos à
un corps jeté parmi d’autres corps en mouvement ; il est

60

entraîné, s’il ne fait constamment un effort contraire ;
mais qu’il s’abandonne, il recevra sans peine autant d’activité

[58] qu’il en eût pu produire dans | l’isolement, en épuisant

ses propres forces.
Trop d’impressions différentes se combattent avec une

65

sorte d’effort, et dans cette oscillation trop précipitée ou
trop inégale, l’on ne sauroit être doucement entraîné.
J’éviterois également d’être agité par des objets trop frappans
ou en trop grand nombre. Je ne m’assiérai point
auprès du fracas des cataractes ou sur un tertre qui

70

domine une plaine illimitée ; mais je choisirai, dans un
site bien circonscrit, la pierre mouillée par une onde qui
roule seule dans le silence du vallon ; ou bien un tronc
vieilli, couché dans la profondeur des forêts, sous le
frémissement du feuillage et le murmure des hêtres que le

75

vent fatigue pour les briser un jour comme lui. Je marcherai
doucement, allant et revenant le long d’un sentier
obscur et abandonné ; je n’y veux voir que l’herbe qui

[JM 25]

[JM 26]

pare sa solitude, la ronce qui se traîne sur ses bords, et la
caverne où se réfugièrent les proscrits, dont sa trace

80

ancienne est le dernier monument. Souvent, au sein des
montagnes, quand les vents engouffrés dans leurs gorges
pressoient les vagues de leurs lacs solitaires, je recevois
du perpétuel roulement des ondes expirantes, le sentiment

[59]

profond de l’instabilité des choses et de l’éternel | renouvellement
du monde. Ainsi livrés à tout ce qui s’agite et
se succède autour de nous, affectés par l’oiseau qui passe,
la pierre qui tombe, le vent qui mugit, le nuage qui
s’avance ; modifiés accidentellement dans cette sphère
toujours mobile, nous sommes ce que nous font le calme,

90

l’ombre, le bruit d’un insecte, l’odeur émanée d’une herbe,
tout cet univers animé qui végète ou se minéralise sous
nos pieds ; nous changeons selon ses formes instantanées ;
nous sommes mus de son mouvement, nous vivons de sa
vie.

95

Si le mouvement est trop insensible au-dehors, je sens
le besoin d’en produire en moi-même un qui soit facile,
afin qu’il se perpétue sans exiger de moi l’effort d’une
volonté nouvelle, et uniforme, afin que je puisse comme
oublier sa sensation pour être tout entier à celles que

100

j’attends, et que, sans nuire à celles-ci et les absorber, il
ne soit pour elles qu’une sorte d’accessoire qui les fortifie,

et qui, toujours semblable, puisse indifféremment s’unir
à toutes [S 27].

[60]

Il n’est pas deux effets semblables dans la nature : nous

105

ne saurions être affectés deux fois d’une manière vraiment
égale ; ainsi, la rêverie la plus abandonnée ne peut reproduire
la même série d’idées dans son cours involontaire.
Il n’est pas besoin, pour être émus d’une manière toujours
nouvelle, de passer des bords d’un paisible canal au

110

sommet des monts dépouillés par les orages, ou du pâle
couchant de la lune, à l’éclat des feux du midi. Dans le
même site, les peupliers ne seront pas aujourd’hui balancés
par les vents, de même qu’ils l’étoient hier ; le cri

[61]

nocturne | des hibous ne sera pas autant de fois répété

115

dans les rochers caverneux ; le ruisseau précipite ses ondes
d’une manière qui nous paroît semblable, mais le soleil
ne donne plus d’éclat à la blancheur de ses vagues
écumeuses ; le cygne, qui nage dans ses remoux, a fait fuir le
poisson qui s’y jouoit hier ; et l’églantier, qui penchoit ses

120

fleurs sur sa rive, a perdu leurs pétales desséchées sur son
gravier stérile ou emportées par ses eaux. Le soleil vient
à luire dans le vallon, c’est une solitude charmante ; un
nuage épais l’obscurcit un moment, c’est un triste désert.
Le chant d’un oiseau suffit pour animer la contrée, et le

125

plus léger souffle des airs a changé pour nous la nature ;
tout est mu et tout est moteur à son tour : tout se succède,
tout change ; mais rien n’a passé en vain, tout a été
senti, excepté par l’homme altéré, aliéné dans sa vie
factice.

130

L’homme qui s’est moins séparé du reste des êtres, et
qui a conservé des habitudes moins étrangères à sa première
nature, vit dans un état analogue à la situation
générale de tout ce qui change et se reproduit.
Moins emporté par les passions, moins consumé par les

135

sollicitudes sociales, il reçoit ses changemens des causes

[62]

naturelles ; il est ce que | le font les lieux, les saisons : et
il est moins dissemblable à lui-même, et surtout moins
péniblement changé que l’homme ordinaire toujours
façonné selon les caprices des autres hommes, et travaillé

140

par des vicissitudes bizarres et cruelles.
Chacun des jours rapides de la perpétuelle reproduction
des années, apporte un changement sensible au degré progressif
de la végétation, à l’état des cieux, à la situation
de toutes choses mais, dans sa marche, comme ascendante,

145

puis rétrograde, la série annuelle se divise dans
nos climats en deux saisons marquées ; dans l’une, principe
de vie, tout se compose, s’augmente, s’anime, se
développe ; dans l’autre, époque d’altération et de dissolution,
tout se repose, s’arrête, se corrompt, se détruit.

150

Dans leurs premiers momens, celle-là ajoute à notre vie,

[JM 27]

celle-ci nous communique de son repos ; mais notre durée,
plus longue que celle de la plante annuelle, résiste à leur
action extrême pour ne se point épuiser dans son premier
été, ni finir à son premier hiver. C’est ainsi que notre

155

nature, se refusant à l’influence d’une activité trop consumante,
et d’une décomposition trop prématurée, nous

[63]

soustrait aux effets des deux périodes absolus, en nous
laissant seulement sensibles aux impressions encore modérées
du printemps et de l’automne, qui animent et calment

160

alternativement notre vie, sans la fatiguer ou l’arrêter.
Dès que la nature visible est activée par les émanations
de l’astre qui la féconde, et reprend à nos yeux sa force
productive suspendue dans les hivers, ce mouvement
nouveau imprimé à tous les êtres, facilite notre vie, et nos

165

desirs s’embrasent au feu de l’impulsion générale : tout
nous entraîne, tout promet, tout séduit ; avides d’extension,
nous ne voyons sur sa trace rapide que joies, espérances,
illusions heureuses ; pleins de confiance et de
séduction, nous hâtons l’avenir pour y précipiter notre

170

vie. C’est ainsi que nous chérissons la saison où nous sentons
plus ardemment et plus heureusement, et où nous
existons en quelque sorte davantage.
Doux printemps, jeunesse toujours nouvelle de l’inépuisable
nature, tous les cœurs ont aimé tes premiers beaux


[JM 28] 175

jours, tous les poètes les ont chantés : tu soutiens et
consoles notre vie, tu fais fleurir l’espérance sur tes traces
annuelles, et vivifies nos jours flétris durant le sommeil de

[64]

la nature. Tu la montres toujours | jeune à nos yeux
vieillis, et son immuable durée semble éloigner le terme

180

de nos jours rapides, comme s’il nous étoit donné de nous
renouveler avec elle ; comme si chaque printemps n’abrégeoit
pas notre vie passagère comme si nous n’étions
pas des parties mortelles du tout impérissable.
Heureux pourtant qui peut encore sentir ainsi, et n’a

185

point effacé, sous nos formes factices, son empreinte
primitive ! Heureux l’enfant de la nature qui, libre d’un
joug étranger, chérit la main féconde qui prépare les
délices de l’année ! Heureux celui dont les misères et les
ennuis n’ont point séché le cœur, qui ne s’est pas éteint

190

dans une froide langueur, qui sourit à la douce haleine
du zéphyr [S 28] africain, renaît avec l’ombrage des forêts, et
s’épanouit avec la fleur des prairies !
Et moi aussi j’ai aimé le printemps ; j’ai observé le
bourgeon naissant, j’ai cherché les prime-vères et le

[JM 29]


[JM 30] 195

muguet, j’ai cueilli la violette. J’ignore si ces tems se

[65]

reproduiront encore. Je | n’ai point perdu les goûts
primitifs ; mais leurs impressions ont changé lorsque mon
cœur a perdu les desirs, altérations passagères de l’être
qui sent profondément et ne végétera qu’un jour.

200

Le printemps seul se revêt d’un charme indicible. Nulle
saison ne peut lui paroître comparable aux yeux qui ne
sont pas désenchantés : aux plaisirs qu’il donne, l’attente
de l’été ajoute encore ceux qu’elle promet ; mais je sens que
je lui préfère déjà la mélancolique automne, reste épuisé de

205

la splendeur des beaux jours, dernier effort de vie mêlé
d’une sorte de langueur qui déjà repose et bientôt va
s’éteindre sous les frimats ténébreux.
Insensés ! nos pertes sont notre ouvrage : notre main
imprudente comprime et refroidit la nature. Les joies de

210

la vie devoient durer autant qu’elle ; le sentiment du
plaisir étoit de tous les âges. Il promettoit au vieillard
même sa délicieuse ivresse pour les précieux momens du
mois des violettes, et les jours enchanteurs de la saison
des roses. Mais les fleurs du printemps, séduisante image

215

des joies heureuses, sont pour les hommes fortunés qui
connoissent la passion douce des jeunes coeurs, le plaisir

[66]

et ses illusions charmantes. La teinte | automnale des
feuilles jaunies, et ce vêtement de la nature déjà flétrie,


convient mieux à l’habitude des rêveries profondes et des

220

pensers amers.
Douce et mélancolique automne ! saison chérie des
cœurs sensibles et des cœurs infortunés, tu conserves, tu
adoucis le sentiment triste et précieux et de nos pertes et
de nos douleurs ; tu nous fais reposer dans le mal même,

225

en nous apprenant à souffrir facilement, sans résistance
comme sans amertume. Tes ombres, tes vapeurs, tes
feux qui s’éteignent, et ce revêtement antique que tu
commences à dépouiller ; tout ton aspect délicieux et
funèbre attache nos cœurs aux souvenirs des tems écoulés,

230

aux regrets des impressions aimantes. Émus, attristés,
navrés, nous t’aimons, nous te bénissons, car tu nous
ramènes au charme aimable des illusions perdues, tu
reposes à demi le voile consolateur sur nos yeux fatigués
d’une imprudente lumière. Douce automne, tu es la saison

235

chérie des cœurs sensibles et des cœurs infortunés !
Tes jours plus courts et ton soleil plus tardif, semblent
abréger nos maux en abrégeant nos heures. À travers tes

[67]

brouillards, portés sur les prairies, l’aurore elle-même |
suspend sa lumière douteuse. Le voile vaporeux laisse au

240

matin le silence de la nuit et la paix des ténèbres, et nous
nous éveillons libres du poids des heures écoulées, et
incertains même s’il faut déjà vivre ou si nous reposons

[11]

encore. Automne ! doux soir de l’année, tu soulages nos
cœurs attendris et pacifiés, tu portes avec nous le fardeau

245

de la vie !
Toi seule fais oublier et les plaisirs du printemps et la
splendeur des étés. Cet espoir séduisant, ce charme nouveau,
tout ce délire expansif des premiers beaux jours ne
valent pas, ô automne ! ta simple et paisible volupté. Ces

250

nuits éclairées du solstice, cette durée des jours, cette
profusion et de vie et de lumière, l’été dans sa puissance
et toute sa splendeur, ne vaut pas, ô automne ! la simplicité
de tes dons, cette douce température, ce silence ineffable
et des cieux calmés et de la terre mûrie et reposée.

255

Que le jeune cœur, avide d’amours et d’illusions, se livre
dans son enthousiasme aux erreurs du printemps, je ne
veux pas le détromper : l’ombre du bonheur s’est retirée
sous le voile ; il ignore la vie et s’ignore lui-même ; qu’il
jouisse longtems : pour moi je t’aime, douce et mélanco|lique

260 [68]

automne ! tu es douteuse et fugitive comme la
vie de l’homme. Si belle encore, et pourtant si voisine
des frimats nébuleux, tu apprends à son cœur détrompé,
que du moins le présent peut s’écouler doucement dans
l’oubli des maujx que-là crainte anticipe.

265

Le renouvellement de l’année agite nos cœurs de desirs
immodérés et d’affections indicibles. L’homme froid peut

avoir besoin de cette impulsion nouvelle pour rendre
quelque sentiment à sa vie stérile, mais les cœurs profondément
sensibles souffrent trop de cette agitation

270

immodérée ; cette nature si puissante les fatigue et les dévore ;
ils reposent plus heureusement sous les ombres
automnales.
Et toi aussi, infortuné, que le sort a poursuivi, que les
hommes ont opprimé ; toi aussi tu te refuses à ces saisons

275

qui n’inspirent qu’espérance, joie et bonheur, car tous ces
prestiges sont loin de ton cœur ; toi aussi, triste victime
des misères humaines, tu préfères l’arbre qui jaunit dans
les vergers, les champs dont les travaux ont fini, et la
feuille abandonnée sur le sol des forêts tu marques à tes

280

douleurs un cours annuel, et voyant cesser la végétation,
comme si la nature s’arrêtoit toute entière tu espères à
toutes choses un terme désiré.

[69]

Et toi disciple de la vérité, tranquille solitaire, qui aimes
et plains l’humanité souffrante ; homme éclairé, vertueux

285

et aimant ; mais détrompé par la sagesse ou le malheur,
quelle est des modifications annuelles celle que tu chéris
davantage ? L’automne n’a-t-elle pas surtout entretenu tes
méditations, inspiré tes pensées, et ramené ton cœur ?

[JM 31]

Dans le silence de ses soirées vaporeuses, n’as-tu pas

290

connu une justice plus naturelle, senti plus d’impassibilité
philosophique, et pénétré dans une profondeur plus
sublime ?
Automne ! saison des cœurs sensibles et des cœurs infortunés,
tu es encore la saison du sage, tu imprimes à nos

295

ames ce caractère précieux de calme et d’indifférence, base
nécessaire de toute justice et de toute vérité ; tu disposes
à penser et à sentir en sage. Tu es encore la saison de cet
homme simple qui, loin de l’ivresse et de l’amertume des
villes, cultive son antique héritage dans les mœurs patriarchales 300
et la paix domestique. Tu payes ses travaux naturels,
tu rassembles sous son toit vénérable les dons de la
féconde nature, tu assures son existence durant le stérile
hiver, tu le rappelles à son humble foyer. Là, près des

[70]

siens, il va goûter des joies cham | pêtres inconnues aux

305

hommes moins simples que lui ; c’est-là que tu prépares
son repos ; et pour combler ses derniers vœux, tu lui souris
jusques sous les frimats que tu suspends comme pour
lui promettre et lui montrer déjà le printemps
réparateur.

310

Douce automne ! c’est toi que la nature a destinée au
soutien, à la consolation, aux délices des victimes sociales
qui vivent encore pour elle. Tu la fais aimer, tu ramènes
à ses lois oubliées, tu es touchante comme le soir d’un


[JM 32]

beau jour, consolante comme le soir de la vie, et tes

315

émotions chéries se perpétuent dans le vague des souvenirs,
et agrandissent notre être dans l’abîme du regret
inénarrable.
Vous, à qui les touchantes soirées d’octobre conviennent
davantage qu’un matin du mois de mai, comptez que la

320

vie a déjà perdu pour vous son illusion fugitive ; que les
regrets seront vos seuls plaisirs, et qu’il n’est plus d’autre
habitude du cœur qu’une mélancolie qui consume et que
l’on aime. Le charme une fois dissipé ne revient jamais.
Vous êtes dans le soir de la vie, et son couchant se

325

prépare. Descendez doucement vers la nuit de la tombe : il
n’est plus pour vous d’aurore ; vos yeux fatigués ne verront

[71]

pas même l’éclat du | midi, et le seul espoir qui vous
reste est celui d’un sommeil paisible. — Mais ce repos, ce
sommeil funèbre aura-t-il aussi son réveil ? Non, il ne

330

l’aura point…… Cependant reposez du moins.
Les deux saisons extrêmes influent aussi sur nous ;
mais il semble qu’elles soient plutôt l’occasion seulement
que la cause directe des impulsions que nous éprouvons
alors.

335

Les grands jours du solstice, saison riche et pompeuse,
sont les jours que nos regrets rendent les plus pénibles.
Cette température heureuse, ces nuits charmantes, cette
terre abondante, cette nature si facile aux vœux de
l’homme, si vivante pour son cœur, si productive pour

340

ses besoins : tout rappelle, tout invite, tout commande.
Mais dans cette nature si remplie, si animée, quel vide

[JM 33]

pour celui qui l’a oubliée dans des habitudes étrangères ;
quel silence pénible pour celui qui pressent son langage
et ne peut pas l’entendre !

345

Quand une atmosphère douce et une terre fertile présentent
par-tout les alimens et l’asile, l’activité et le repos,
qu’avons-nous besoin de tous ces efforts d’un art qui
falsifie les dons de la mère commune ? pourquoi languir

[72]

dans ces amas de stériles décombres, dont | d’insensés

350

travaux nous ont construit d’étroites et hideuses prisons ?
Que ces chaînes ridicules sont pesantes et peut-être
indissolubles ! Quoi ! nous qui conservons encore quelque trace
de notre forme originelle, nous ne pourrons, libres de cette
insidieuse oppression, fuyant une terre conquise et dévastée,

355

respirer en paix sous le beau ciel des tropiques, dans
des contrées indépendantes, dont les productions naturelles
fourniroient bien mieux à nos vrais besoins, où nous
n’aurions plus à souffrir les insipides jouissances, à recevoir
les funestes bienfaits, à partager les inévitables misères

360

de l’homme des cités ?
Dans l’hiver de nos climats la nature semble justifier
nos arts. Affoiblis comme nous le sommes par notre
manière de vivre, nous pourrions difficilement supporter
les frimats, et il faut bien que nous aimions nos tristes

365

asiles, puisqu’enfin ils sont vraiment commodes, et que


[JM 34]

l’habitude nous persuade qu’ils sont devenus nécessaires ;
mais dans l’été, nous reprenons quelque chose de notre
indépendance, nos regrets s’éveillent alors. En admirant,
nous sentons ce que nous avons perdu, en jouissant nous

370

souffrons. C’est alors que les feux de l’air, le roulement

[73]

des eaux, la paix des om|brages, l’abondance des fruits,
l’aspect d’une contrée aimable et majestueuse, que tout ce
qui nous plaît et nous enchante, nous opprime et nous
attriste. Alors les chants d’une voix lointaine nous accablent

375

d’un sentiment indéfinissable de nos pertes, et de je ne sais
quel souvenir confus de ce qui ne fut jamais pour nous,
mais que d’autres impressions semblables nous avoient
déjà fait pressentir vaguement ; et si dans le silence d’une
nuit éclairée, nous nous livrons aux accens sublimes du

380

rossignol solitaire, un invincible pouvoir égare notre
imagination dans l’éthéré, l’élyséen, et navre aussitôt nos
cœurs abandonnés dans un vide intolérable.
Ainsi l’inexplicable regret nous entraîne par sa douleur
même, et nous plaît en nous déchirant. Ainsi le sentiment

385

se ranime sur la trace de l’objet aimé. Ainsi le montagnard
des Alpes, exilé dans les plaines de France ou de
Hollande par la manie mercenaire d’une bravoure inconsidérée,
se plaît aux premiers accens du Ranz des vaches ;
mais bientôt s’intéresse, s’attendrit, pleure, soupire

[JM 35]

300 [74]

profondément, déserte ou meurt [S 29]. Ainsi cette ex|tension à
la fois délicièuse et funeste qui nous lie à tout ce qui est
et fut hors de nous, qui rend toutes les altérations
extérieures sensibles à nos organes, qui nous modifie selon la
succession instantanée de toutes choses, qui nous fait

395

éprouver leurs rapides mutations et vivre dans toute la
nature ; cette sensibilité vaste, délicate et profonde, ce sens
intérieur susceptible d’affections innombrables, consume
et précipite l’existence qu’il agrandit, et afflige la vie qu’il
devoit embellir.

400

La sensibilité n’est pas seulement l’émotion tendre ou
douloureuse, mais la faculté donnée à l’homme parfaitement
organisé, de recevoir des impressions profondes de
tout ce qui peut agir sur des organes humains. L’homme

[75]

vrai|ment sensible [S 30], n’est pas celui qui s’attendrit, qui

[JM 36]

405

pleure ; mais l’homme qui reçoit des sensations là où les
autres ne trouvent que des perceptions indifférentes. Une
émanation, un jet de lumière, un son nuls pour tout
autre, lui amènent des souvenirs ; une roche qui plombe
sur les eaux, une branche qui projette son ombre sur le

410

sable désert, lui donnent un sentiment d’asile, de paix, de
solitude ; et la perpétuelle incertitude de son cœur est
retracée dans cette eau toujours écoulée, et toujours reproduite,
que le moindre souffle agite en ondes prolongées,
et que bouleversent de fréquens orages. Si le soleil écarte

415

les nues, dans la nature embellie, il ne voit que des biens,
il ne sent que l’espérance. Si les nuées reviennent voiler
le soleil, tout dans l’ombre se flétrit à ses yeux : l’avenir
est chargé de maux, tout est sinistre, alarmant, le voilà

[76]

détrompé, triste, accablé. Une fleur odorante | se trouve-

420

t-elle sous ses pas, son parfum a dissipé tous ces fantômes,
et ramené sur l’avenir le voile des illusions plus heureuses.
Une idée triste se présente-t-elle la première à son réveil,
cette journée sera celle des ennuis et des douleurs ; s’est-
il éveillé dans la paix, il va tolérer la vie. Qu’il consulte,

425

le matin, les brouillards et les vents ; qu’il écoute quels
oiseaux chantent l’aurore : les malheurs lui seront moins
pénibles dans un beau jour, que le poids seul du tems  
sous un ciel voilé de brumes. Il est des sensitives qui se
flétrissent dans les tems d’orage, et se réveillent avec la

430

sérénité des cieux.


Mais toujours dépendant, et des saisons, et des hommes,
et des choses, satisfait ou triste, actif ou abattu selon la
circulation de ses fluides et le jeu de ses organes, comment
sera-t-il heureux quand tout peut l’affliger ? comment sera-t-il

435

égal ainsi changé sans cesse ? Embarrassé d’un regard,
troublé par un mot ; toujours partageant les affections de
ceux qui l’environnent ; toujours inquiété, ébranlé, altéré
par les objets mêmes étrangers à lui ; où trouvera-t-il la
paix du sage et son impassibilité, lui que tout affecte, lui

440

que tout agite ? Cette sensibilité exquise est-elle un avantage,

[77]

| une perfection ? sur-tout est-elle un moyen de
bonheur ?
Si cet homme sensible possède une ame forte, un cœur
détrompé, que de combats en lui ! s’il possède une raison

445

supérieure, qui pourra le soustraire à l’ennui de la
vie ?
Quand la passion de la vérité a conduit au doute
universel, quand le doute a dévoilé les biens et stérilisé les
desirs, le silence du cœur devroit du moins régner sur

450

ces ruines éteintes : mais des cœurs mortels, nul n’est
plus déchiré que celui qui conçoit un monde heureux,
et n’éprouve qu’un monde déplorable, qui toujours incité
ne peut rien chercher, et toujours consumé ne peut rien
aimer ; qui, refroidi par le néant des choses humaines,

455

est arraché par une sensibilité invincible au calme de sa

propre mort. Il s’attache à la nature inanimée pour devenir
indifférent comme elle, pour reposer dans sa paix impassible :
il la vouloit muette, mais il l’entend encore ; il la
sent, il l’interprète toute entière, et demande à chacun

460

de ses accens une expression indicible pour des douleurs
inénarrables. Il voit la terre agitée dans la vague qui se
brise contre le roc, et la destinée humaine dans celle qui
vient mourir sur la grève.



[78]

QUATRIÈME RÊVERIE


De la disposition et du cours de nos fluides, de  l’habitude
de nos organes, dépendent absolument les manières
souvent opposées, dont les mêmes objets nous affectent en

5

des tems différens. Notre bonheur, notre malheur sont
déterminés par les causes intérieures plus encore que par
l’influence actuelle des objets étrangers. Souvent des
impressions agréables reçues du dehors, nous ont préparé
des années de tristesse, et des impressions présentement

10

pénibles, seront la source d’un bien-être durable. Le plus
sûr, le plus grand, le plus vrai de nos biens est cet heureux
équilibre de nos forces motrices, cette harmonie générale [S 31]

[79]

qui fait la santé parfaite. Cette harmonie con|servée [S 32]
troublée, ou rétablie, fait nos goûts ou notre

[JM 37] 15

indifférence ; notre joie ou notre tristesse ; notre confiance ou
nos alarmes ; ces tems de bien-être où tout est heureux et
desirable, ou ces tems d’ennui où tout est odieux et alarmant ;
nos affections ou nos haines ; notre indolence ou
notre énergie ; et tout ce que nous éprouvons, et tout ce

20

que nous pensons, et tout ce que nous sommes.
C’est au rétablissement subit de cette harmonie, après
une altération longue mais réparable, que nous devons
ces momens d’une vie nouvelle où l’activité expansive

[80]

porte sur tous les objets l’intérêt, le desir, et ce sentiment

25

délicieux des rapports de notre être avec les êtres
extérieurs ; où l’on ne voit par-tout que le bien ; où l’on
n’est affecté que des avantages que tout présente ; où les
inconvéniens et les maux s’oublient devant notre sécurité ;
où l’on aime également et le calme du soir et la splendeur

30

de l’aurore, et la sombre profondeur des forêts vieillies
et l’éclat des prairies renouvelées, l’agrément des lieux
faciles ou fréquentés et l’âpreté des lieux sublimes ou des
ruines abandonnées, le bruit des hommes et la paix des


déserts. Où nous aimons chaque chose parce qu’elle est,

35

où nous l’aimons comme elle est ; le sable parce qu’il
cède sous nos pieds ; la pierre parce qu’elle nous soutient
sans fléchir ; une terre unie parce qu’elle est facile à nos
pas ; une roche sauvage parce qu’il la faut gravir avec
effort ; l’épaisse forêt parce qu’elle voile l’éclat des cieux ;

40

et le canal embrasé des feux du couchant parce qu’il
reflette et multiplie toute sa lumière. Où nous aimons
l’animé parce qu’il nous appelle hors de nous, et qu’il vit
comme nous ; l’inanimé parce que nous le soumettons à
notre être, et qu’il reçoit de nous sa destination ; la nature

45 [81]

toute entière et dans ses | parties les plus indifférentes ou
les moins apperçues, parce qu’elles sont toutes l’occasion
de notre activité, l’aliment de notre pensée, la matière de
notre vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

50

. . Il est des momens de paix et d’énergie où l’ame confiante,
libre, indifférente, assez indépendante pour tout
attendre sans être alarmée de rien, assez impassible pour
s’abandonner, se nourrit d’elle-même ; étend sur toutes
choses réelles ou possibles, le sentiment de sa force et de

55

son bien-être ; reste comme immobile dans le tems qui se
succède, immuable dans le monde agité, et commence un
bonheur dont sa délicieuse erreur éternise la durée.

Mais nulle forme, nulle situation n’est permanente dans
la nature, toutes passent et s’altèrent. Comment resterions-

60

nous invariables au sein de l’agitation, calmes au milieu
des orages, et toujours semblables dans un monde toujours
changé ? Heureux le mortel qui du moins repose souvent
dans cet état de félicité dont on ne sauroit rendre raison,
de calme indicible que nul objet extérieur ne peut donner,

65

où l’on ne jouit de nulle chose en particulier ; où l’on ne
sauroit exprimer ce que l’on sent, ni dire ce qui rend heureux

[82]

où il n’est rien | que l’on desire ni que l’on redoute ;
où le passé s’éloigne sans laisser de regrets, et l’avenir
s’avance libre d’alarmes ; où tout remplit le cœur, et rien

70

ne l’afflige ; où tout bien est actuel et présent, tout mal
impuissant et éloigné ; où tout sentiment pénible est
étranger à notre être ; où tout sentiment d’admiration,
d’amour, de joie, de confiance, compose le sentiment [S 33] de
nous-mêmes.

75

Il faut à l’homme un exercice constant mais modéré de
toutes ses facultés ; l’excès du travail le détruit, l’excès de
l’inaction le rend malheureux ; tous deux sont funestes :
mais, parmi nous, l’excès du repos est plus funeste encore
qu’un travail immodéré. Trop inquiets, nous avons besoin

80

d’être toujours occupés. Il faut que tout notre être soit
actif comme notre imagination ; nos heures soumises
à son avidité, nous paroissent vides et stériles si une

[83]

cons|tante diversion n’occupe leur durée remplie et
fécondée [S 34]

[JM 38] 85

L’énergie ne sauroit être soutenue, si elle ne s’exerce
sur des objets variés ou sur un objet inépuisable. Les
recherches du goût et les inventions du luxe ont à la
vérité multiplié et varié presqu’à l’infini les moyens du

[84]

plaisir ; | mais le plaisir lui-même est nécessairement resté

90

monotone et limité dans l’impression que nous en recevons,
qui seule constitue son essence ; car pour que cette
impression soit douce, il faut qu’elle soit ou préparée par un
besoin réel, ou embellie par les illusions de la nouveauté.
Ces derniers moyens sont bientôt épuisés sans retour ; et

95

le plaisir restreint alors aux besoins primitifs, borné et
instantané comme eux [S 35], ne sauroit, malgré la séduction
extérieure de sa durée, remplir jamais les longues heures
de la vie.


Ainsi celui qui s’abandonne au plaisir, se livre au

100

dégoût d’une vie inutile et ennuyée ; ainsi cette classe que

[85]

l’on envie, à qui tout | est sacrifié, et pour laquelle les
autres sont vouées aux misères, est elle-même la plus
nécessairement misérable ; ainsi….. [S 36].
Nos affections, résultat nécessaire de tout ce qui est, de

105

tout ce qui fut en nous et hors de nous, sont déterminées
par cent causes indépendantes de notre volonté ou qui
même l’asservissent. Comment donc espérerons-nous la
félicité dans cet état mobile et précaire où se perdent nos
jours ? Il n’est point de félicité sans permanence. Le bien-

110

être d’un moment ne fait que montrer le bonheur ;
l’habitude de sa durée, source de confiance pour sa durée
future, constitue seule la félicité en mettant l’ame dans cette
situation qui lui fait aimer sa destinée et se complaire
dans son existence. Si même il étoit possible de goûter

115

sans interruption des plaisirs impétueux et toujours différens,
cette succession de jouissances incertaines ne donneroit
pas la félicité. Le cœur seroit trop agité pour jouir
profondément, trop actif pour avoir un sentiment parfait :

[86]

d’ailleurs, | desirant et craignant toujours, il seroit toujours

120

inquiet et fatigué. Dans la mobilité de chacun de ses
plaisirs, il verroit la mobilité de son bonheur ; et perdant
sans cesse quelque chose, il craindroit sans cesse de tout

perdre un jour : tous ses plaisirs seroient incomplets et
stériles ; il ne seroit tout entier à aucun ; il auroit des

125

regrets, des craintes, des desirs ; il ne seroit jamais calme,
il ne seroit pas heureux.
Le bonheur véritable n’est donc accessible que dans
une vie simple et circonscrite. Ce n’est pas à dire qu’une
telle vie soit nécessairement heureuse ; elle ne sauroit

130

l’être si l’on y porte des passions étrangères à son sort,
une ame étroite et dépendante, un cœur vide et déjà
flétri.
Le sentiment de sa propre existence doit primitivement
suffire à l’être qui se connoît lui-même. Puisqu’il sent, il

135

jouit ; il est heureux de cela seul qu’il vit, et jouit de cela
seul qu’il se conserve pour jouir. Toute situation indifférente
lui est bonne, et il repose dans la permanence du
bien-être tant qu’il ne sent pas péniblement. Le mal qu’il
trouve dans la nature est si instantané qu’il ne peut flétrir

140 [87]

sa vie. Le bonheur est son état nécessaire ; | exister est
le bien suprême. Il peut souffrir un moment, mais non
cesser d’être heureux ; car le malheur n’est pas dans la
douleur qui passe aussitôt, mais dans la durée des douleurs.
Il faut une succession suivie, une continuité dans le

145

mal pour constituer l’état de malheur. Pour lui, il ne
sauroit être malheureux, il cesse de souffrir ou bien il
cesse de vivre. Tout animal libre vit content et sain, occupé
de conserver son existence et non de la supporter ; s’il est
attaqué, il est en un moment vainqueur ou dévoré ; s’il est

150

blessé, il ne tarde pas à guérir, ou bien il meurt

aussitôt. Parmi les hommes mêmes, l’habitant des forêts
sauvages connoît le besoin, mais non l’inquiétude, la douleur
et non le chagrin. Il peut avoir faim, il peut être
blessé ; la faim est appaisée, la blessure est guérie ; tout

155

cela ne dure qu’un jour ; il est sans regret, sans ennui,
sans alarmes ; il n’est pas malheureux. Une terre aride ne
lui fournit-elle nul aliment, sa chute est-elle mortelle, ou
le reptile qui l’a surpris portoit-il un venin indomptable ?
tout cela ne dure qu’un jour encore, il meurt et n’est

160

point malheureux. La vie des êtres connus est généralement

[88]

indifférente. Quelques instans rapides sont pour | la
douleur, quelques autres presqu’aussi passagers sont pour
le plaisir. En ajoutant peu de chose à ces jouissances
passagères, nous avons tellement multiplié les instans du

165

mal, et tellement prolongé leur durée, que, tandis que
tous nos jours à venir sont dans notre volonté consacrés
à jouir, tous nos jours présens sont en réalité consumés

[89]

à souffrir [S 37]. De | plus, et c’est notre plus triste erreur, nous

avons changé en état de peine et d’impatience cet état en

170

quelque sorte neutre, mais heureux en son apparente nullité,
dans lequel s’écouloit presque toute la vie naturelle.
Parmi nous il n’est plus de milieu entre jouir vivement,
ce que la satiété, fruit de nos excès, nous rend d’ordinaire
impossible ou souffrir d’une manière navrante, soit par

175

les vains regrets, soit par les alarmes inconsidérées, soit
par l’intolérable ennui, soit par les privations toujours
inévitables à qui desire toujours immodérément. Ainsi
l’homme social jouit aussi peu que souffroit peu l’homme
de la nature ; il souffre davantage que celui-ci ne jouissoit ;

180

et de plus, ce bien-être que donnoit l’existence
simple sans plaisir déterminé, il l’a changé pour un état
pénible, plus cruel quelquefois que tous les maux positifs,
l’ennui de sa propre vie et le dégoût de toutes choses [S 38].


[90]

L’ennui ne naît pas de l’uniformité ; car la vie des


185

hommes simples est très-uniforme, et les hommes simples
ne connoissent pas l’ennui. Il ne vient pas de la privation
des plaisirs ; car ceux qui vivent loin des plaisirs, sont par
leur manière même de vivre, à l’abri de ses atteintes. Il

[91]

ne vient pas de la continuité des | peines ; car, des hommes

190

constamment malheureux ne se sont pas ennuyés un jour :
il ne vient pas non plus de l’oisiveté, car nul n’est plus
oisif que les sauvages de la Torride, et ces sauvages ne
s’ennuient pas. Toutes ces choses ne sont que des causes
accidentelles qui facilitent ou déterminent l’ennui, mais

195 [92]

ne | le produisent pas ; l’ennui peut exister sans aucunes
d’elles, et n’être pas là où elles sont réunies. L’ennui naît
de l’opposition entre ce que l’on imagine et ce que l’on
éprouve, entre la foiblesse de ce qui est, et l’étendue de
ce que l’on veut ; il naît du vague des desirs et de l’indolence

200

d’action ; de cet état de suspension et d’incertitude
où cent affections combattues s’éteignent mutuellement ;
où l’on ne sait plus que desirer, précisément parce que l’on
a trop de desirs, ni que vouloir, parce que l’on voudroit


tout ; où nulle chose ne paroît bonne, parce que l’on

205

cherche une chose qui soit absolument bonne ; où la
crainte d’un léger inconvénient dégoûte d’un grand avantage ;
où rien ne plaît, parce que rien n’est sans mélange ;
où le cœur ne peut plus trouver assez, parce que l’imagination
a trop promis ; où l’on est rebuté de tous les biens,

210

parce qu’ils ne sont pas extrêmes, et fatigué de la vie,
parce qu’elle n’est pas nouvelle.
Puisque l’ennui naît de l’opposition entre la sphère illimitée,
rapide ou riante, que nous imaginons, et la sphère
étroite, lente ou triste, où nous nous trouvons circonscrits,

215

il s’ensuit que l’ennui ne menace proprement que

[93]

ceux dont l’idée, trop abandonnée à son | imprudente
énergie, a étendu les desirs et les regrets à des choses
qu’ils ne sauroient atteindre, ou dans un monde qu’ils
n’habiteront pas ; et encore ceux qui, sans beaucoup penser

220

ou même sentir profondément, ont beaucoup éprouvé,
et dont les relations, et surtout les jouissances, ont passé
les bornes naturelles à l’homme : d’où il résulte deux
classes de victimes de l’ennui ; l’une qui a connu, l’autre
qui a pressenti hors des indications primitives et limitées

225

de la nature. L’homme simple, occupé de travaux directement
utiles, heureux de jouissances modérées, ne
sachant que ce qu’il doit connoître, et ne desirant que ce
qu’il peut posséder, sera toujours à l’abri de cette funeste
langueur [S 39]. Que de prises on donne au malheur en


230

étendant ainsi son être à tant de choses qui peuvent l’affecter
péniblement : comment ne sent-on pas que le cœur si
occupé au-dehors trouve en lui un vide indéfinissable,
une foiblesse nécessaire qui produit l’impatience du
moindre mal, l’indifférence pour tout bien, et dès-lors le

235

dégoût d’une existence altérée par tant d’extension, et
comme perdue et dissipée dans l’univers ?

[94]

Tout semble commander à l’homme de borner ses
vœux pour rendre leur objet accessible [S 40], de cacher sa
vie pour la conserver libre, et de limiter son être pour le

240

posséder tout entier. Telle étoit l’indication de la nature ;
mais égaré accidentellement par les desirs donnés pour le
conduire, l’homme ne s’arrêta plus dans sa déviation ; il
l’aima, il la vanta, il la consacra ; l’orgueil de son être

[95]

dégénéra | en une vanité aussi puérile que fastueuse dans


[JM 39] 245

son objet, aussi désastreuse qu’illimitée dans ses suites :
à force de tendre à ce qui lui parut élevé, il imagina une
grandeur fantastique ; à force de chercher une vie meilleure,
il méprisa, il perdit celle qui étoit propre à sa
nature ; il parvint à cette vie actuelle livrée au chaos des

250

passions extrêmes, et à la dépendance des combinaisons
fortuites et multiples de tout ce qui compose à chacun de
nous un caractère qui n’étoit pas le nôtre, et un sort que
nous n’avions pas voulu.
Parmi nous, celui qui ne jouit pas de toutes les

255

recherches, de tous les caprices du luxe, éprouve les
privations et l’opprobre de l’indigence. On y confond la
pauvreté avec le malheur ; et, suivant les conséquences
naturelles de principes si faux, on conçoit à peine comment
l’existence seroit tolérable ailleurs qu’au sein des

260

villes, et comment il pourroit être quelque bien hors des
conditions qui donnent droit à tout prétendre, et sans les
richesses, moyen de tout obtenir.
Cependant, la simplicité diffère essentiellement de la
misère. L’homme simple méprise ou ignore tous ces

265

biens que le misérable envie ; ainsi, l’un est heureux tandis

[96]

que | l’autre est déplorable ; et, dans des positions que
des yeux prévenus pourroient trouver semblables, leurs
destinées réelles différent comme leurs cœurs.
La misère n’est pas dans la non-possession de ce qui

270

ne nous est point d’une nécessité absolue, mais dans
l’opposition entre les besoins et la possession, surtout entre


[JM 40]

les desirs et les espérances. Le plus fortuné des hommes
est souvent plus misérable que celui qui ne possède rien ;
car desirant encore, il manque en effet, et sent davantage

275

la privation de ce qu’il envie que la jouissance de ce qu’il
possède. La misère n’est pas précisément dans la privation,
mais dans ce que la privation a de contraint, de
pénible et de perpétuel. Elle navre le cœur, parce qu’elle
prouve une grande foiblesse dans celui à qui ce qu’il veut

280

constamment est constamment refusé. La misère est
encore produite par une sorte de comparaison envieuse
où nous conduit le sentiment de l’injustice, joint à celui
de l’humiliation. Il faut que l’on imagine, ou que l’on
voie un sort meilleur ; que l’on soit plus pauvre que l’on

285

ne pourroit être, plus que ne l’est tel autre ; que l’on
trouve à sa pauvreté quelque chose d’abject, soit par le

[97]

sentiment de son | impuissance pour en sortir, soit par le
mépris qu’elle porte les autres à faire de nous. Dans un
lieu où tous également manqueroient des choses du luxe,

290

et même des commodités arbitraires de la vie, mais ne
compareroient pas leur situation avec celle des étrangers,
il y auroit, si l’on veut, une pauvreté absolue ; mais
comme il n’y en auroit point une relative, on n’y seroit
pas misérable ; car la misère n’est [S 41] que dans un dénuement

295

relatif, abject et contraint, qui avilit l’homme en le
mettant tristement et malgré lui au-dessous de ses
semblables et dans leur dépendance.

L’homme simple possède seulement ce que la nature
lui donne, mais il est heureux de cette simplicité même,

300 [98]

dans laquelle il ignore, | néglige ou méprise tout ce qu’il
ne possède pas. Exempt de passions comme d’ennuis et de
satiété, à chaque heure de sa vie indifférent pour le passé,
tranquille sur l’avenir, il jouit au moment actuel, et de ce
qu’il reçoit du dehors et du sentiment de sa propre force

305

qu’il conserve en lui ; parce qu’il est ce que la nature l’a
fait ; parce qu’il use de ce qu’elle lui a donné ; et qu’ainsi
il n’y a pas entre sa nature et ses vœux, entre ses vœux
et sa situation, cette discordance qui afflige et fatigue tant
d’hommes, en les opposant à eux-mêmes, et eux-mêmes

310

à leurs destinées.




[99]

CINQUIÈME RÊVERIE
–––––––––––––––––––––––––––

Il est des jours d’ennui, d’abattement extrême,
Où l’homme le plus ferme est à charge à lui-même.
Macbeth.

5

Par Ducis

–––––––––––––––––––––––––––


La fermeté ne peut rien dans ces tristes momens. L’ame
la plus forte est souvent alors la plus abattue ; elle s’est
consumée plutôt, parce que son feu étoit plus actif ; son
énergie même a rendu son abattement nécessaire ; comme

10

celui dont un rude travail animoit toutes les forces, a besoin
de les suspendre dans un repos d’autant plus profond que
leur activité fut plus grande. On surmonte les grandes
douleurs, on succombe aux ennuis ; c’est le héros qui debout
combat un géant, et lorsqu’il repose est enchaîné par un

15

enfant. Le foible est toujours foible, il ne varie que dans sa
foiblesse ; mais le fort est foible quelquefois. Le sage paroît

[100]

toujours semblable, il l’est autant que l’homme | peut
l’être, autant qu’il est bon que l’homme le soit ; il
maîtrise ses sensations ou se les déguise à lui-même. Il

20

ne paroît jamais vaincu, ce n’est pas qu’il soit toujours
supérieur à ses ennemis constans ; il peut ne pas vaincre,
mais il ne sauroit être asservi ; il n’est maître absolu ni
des choses, ni des sensations qu’il en reçoit, ni de l’habitude
de ses organes : cependant il paroît l’être, parce que

25

dès qu’il agit, il agit en maître de lui-même. Comme être
actif, il est toujours indépendant, toujours égal ; comme
être passif, il ne sauroit l’être.
Un grand génie, une ame magnanime peuvent se trouver
dans un corps foible ; une ame inébranlable, ne s’y

30

trouve pas. Un tel homme sera fort contre les grands
maux, et souvent foible contre les moindres contradictions ;
il franchira les plus puissans obstacles, et sa marche
n’en sera que plus fière ; de légères entraves le fatigueront,
et il sera rebuté sans que l’on voie même ce qu’il

35

avoit à combattre. Cette disproportion entre le choc et la
résistance, n’a rien de contradictoire ; on est fatigué par
un ennemi foible qui harcèle sans cesse, parce que l’on
n’a pas rassemblé contre lui ses forces : le mépris que

[101]

l’on faisoit de sa foiblesse, lui a donné par | cette foiblesse

40

même le moyen de nuire. Un ennemi plus puissant est
moins funeste ; on proportionne son effort à la grandeur
du péril, et l’on est moins en danger par cela même que
l’on s’y croyoit davantage.
Les petits maux toujours renaissans montrent la misère

45

humaine par-tout où l’on attendoit un sort meilleur ; en
détrompant toujours ils rebutent enfin. Ils font le malheur
de la vie, parce qu’ils ôtent l’espérance sans laquelle la
vie sociale n’est qu’une longue douleur. À chaque moment
nous croyons être mieux, à chaque moment nous sommes

50

pis. La confiance trop abusée s’éloigne sans retour ; et
parce que le présent est constamment flétri, on voit dans
l’avenir non plus le bien qu’il promet, mais le mal habituel,
même celui qu’il n’enfantera pas.
Je préférerois les maux les plus grands à l’importunité

55

des ennuis, et les plus cruels tourmens d’une vie orageuse
à l’habitude d’une destinée exempte de grands revers ;
mais vide de situations énergiques, fatiguée de mille
peines d’un jour, et corrompue par sa propre apathie.
Les momens les plus extrêmes sont ceux où l’on vit

60

davantage : à qui n’a pas de grandes joies, il faut de [102]
profondes douleurs. | L’énergie est nécessaire à l’homme qui
pense ; s’il la peut trouver dans le bonheur, il l’exalte
davantage encore en luttant contre l’affliction. Le seul
fléau de l’ame forte est la langueur [S 42], parce qu’elle seule

65

peut l’affoiblir. L’ame accroît sa force par l’orgueil même
de sa force ; dès qu’elle s’estime, elle peut tout ; dès
qu’elle s’affoiblit, elle ne peut plus rien : elle pourra
toujours moins, car elle cessera de vouloir. Jusqu’au
moment des grandes épreuves, elle repose dans son propre

70

abattement ; elle soupçonne à peine combien elle est avilie ;

[103]

elle ne se juge pas, elle s’abandonne ; elle ne | sauroit
être vaincue tout à coup, elle peut être énervée lentement ;
elle ne meurt point, elle s’endort. Dans cet état,
de légères attaques peuvent l’affoiblir plus encore : mais

75

si elle reçoit une atteinte profonde, alors l’indifférence
cesse, le voile n’est plus ; elle sent combien elle est tombée,
elle s’indigne, et cette indignation la remet à sa hauteur :
à ce coup terrible elle appelle toute sa force ; la
voici debout dans son attitude imposante ; qui pourroit

80

l’abattre sans la tromper par le sommeil ?
Quand la tourmente s’annonce sur les mers orageuses,
le pilote appelle son art, et son art lutte contre la tourmente.
Quand le calme le saisit sur les plages de la
Pacifique, il n’est plus d’art, plus d’effort, on se consume

85

lentement, on périt dans l’abattement, c’est un calme de
mort. L’homme de génie s’élève contre de grands
malheurs, il les combat, il les surmonte. Quand de
lentes douleurs l’oppriment froidement, quand les ennuis
le harcèlent et l’accablent, il est terrassé sans combat, il

90

s’éteint sans résistance.

[104]

SIXIÈME RÊVERIE


Les excès physiques ou moraux de nos passions et de
notre intempérance, prouvent sensiblement ce besoin
d’énergie intérieure et de mouvement corporel, ce principe

5

actif qui est la vie même, qui ne cesse que dans le
vieillard, et ne s’éteint en lui que parce que sa vie elle-
même s’éteint. Nous animons nos sensations, nous nous
plaisons à outrer non-seulement celles du plaisir, mais
aussi celles de la douleur. Toute passion se concentre en

10

quelque sorte, et se veut nourrir d’elle-même. Le cœur
mélancolique cherche une mélancolie plus profonde.
L’infortuné chérit le sentiment de ses douleurs ; il aime
sa passion malheureuse, il s’abreuve de ses amères délices ;
leur oubli seroit un vide plus intolérable ; il redoute le


[JM 41] 15
terme de ses maux, il ne veut point être consolé. L’excès
caractérise et nos douleurs et nos joies ; il produit et nos

[105]

vertus et nos | forfaits. Nous portons en tout une sorte
d’enthousiasme, un certain besoin de nous livrer à toute
la fougue du penchant, dans la colère comme dans la

20

joie, dans la bienveillance, l’amour, les vengeances. Nos
vertus sont extrêmes comme nos erreurs ; car il n’est point
de détermination sans passion, de passion sans excès, ni
d’homme sans passion.
L’on a aimé, dans toutes les parties du globe, ces boissons

25

fermentées, dont les esprits exaltent et agitent jusqu’à
l’égarement de l’ivresse. L’infortuné veut oublier un
moment et son sort et lui-même, et l’heureux cherche un
bonheur plus grand. Le premier degré est celui du bien-
être, le second celui de la joie ; viennent ensuite l’oubli,

30

l’égarement, la fatigue et la destruction. Malgré cette
progression inévitable expérimentée chaque jour, peu
d’hommes savent s’arrêter à ce premier bien-être, et, dans
cette joie légère, ne pas chercher une joie plus forte : la
plupart sont toujours entraînés par ce besoin d’aller au-

35

delà ; toujours éprouvant et pourtant oubliant toujours
qu’il n’est point de bien extrême, et qu’au-delà du sommet
commence la chûte.
L’opium dans l’Orient, le bethel vers le Gange, le coca

[106]

dans les mines du Potose ; le | tabac, le café, les liqueurs

40

spiritueuses chez tous les peuples [S 43] ont produit des goûts


qui ne périront point, quoiqu’ils ne soient pas fondés
sur des besoins absolus. Les alimens d’une saveur exquise,
et les compositions les plus recherchées lasseront à la
longue : le temps en peut faire perdre l’usage ; mais les

45

essences et les boissons spiritueuses ne seront point
oubliées tant qu’il y aura sur la terre de la tristesse et de
la joie ; tant que l’on y distinguera ce charme indicible
d’une existence satisfaite d’elle-même d’avec ce sentiment
pénible d’une vie léthargique et fatiguée de sa triste indolence ;

50

tant que l’ivresse secouera les chaînes factices ; tant
que la joie sera expansive et confiante, et que le plaisir
rapprochera les hommes ; tant que les coeurs opprimés
chercheront à boire l’oubli d’une vie misérable………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

55

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…… Toute joie exaltée est nécessairement peu durable.

[107]

Il est entre nos sensations, comme | entre toutes les forces
de la nature, une sorte d’équilibre qui modère les unes
pour ne pas détruire les autres. Dans leurs oscillations

60

une impulsion trop grande produit une réaction inévitable.
Une tristesse accablante suivra la joie immodérée ;
l’action est convulsive, le repos sera léthargique……
…………… L’on ne voit pas, l’on ne veut pas voir
qu’il n’est qu’une joie durable, ce bien-être que donnent

65

seules la paix intérieure et une santé toujours jeune. En
changeant ce sentiment d’une volupté tranquille pour une

joie plus vive, plus animée, l’on détruit à jamais en soi
l’aptitude au bonheur [S 44].

[108]

Rien n’est beau hors de sa destination ; le bonheur de

70

l’être actif n’est que dans son activité. Le travail corporel
et l’élévation de la pensée, sont les seuls moyens réels de
soutenir ou de rappeler l’énergie qui console, utilise et
embellit la vie ; eux seuls sont sûrs, féconds, durables ;
eux seuls maintiennent la vraie santé, emploient et

75

prolongent nos jours, conservent nos goûts, nos desirs,
effacent nos regrets, et dissipent nos pensers amers ; ils
rendent la vie heureuse même sans plaisirs ; ils font bien
plus qu’eux, ils la font aimer.
Homme inconsidéré, tu t’es refusé à l’activité nécessaire ;

80

homme abusé, tu as dédaigné le paisible sentiment



[JM 42]

du bien-être. Tes erreurs t’ont ravi les biens de la nature :
alors des erreurs nouvelles t’ont montré le plaisir sur un
terrain incertain, miné, d’où s’exhale le parfum séducteur
d’un charme mortel ; égaré sur l’abîme, tu t’es précipité

85

voluptueusement ; pour jouir, tu t’es détruit. Puissance
désastreuse de l’humanité fléau d’elle-même ! fatalité
terrible et profonde d’erreurs innombrables qui affligent,
épuisent, mutilent, tourmentent et dévorent des millions
de victimes, sans que l’imbécile postérité s’instruise à la

90

lumière sinistre qui jaillit de cet univers sépulcral.



[109]

SEPTIÈME RÊVERIE

Occupés de projets, de desirs, de sollicitudes sans
nombre ; toujours distraits des choses présentes, toujours
attachés où nous ne sommes pas, et multipliés hors de

5

nous-mêmes ; dépendans de mille événemens étrangers et
toujours incertains ; liés par nos besoins factices, par nos
desirs sans bornes, par tous nos préjugés et nos alarmes ;
nous sommes agités de la mobilité générale de tout ce qui
s’altère et change sans cesse ; et nous ne reposerons

10

jamais, parce que le cours de tant de choses ne sauroit
s’arrêter avec nous. Dans l’ordre primitif, nos relations et
nos besoins circonscrits et simples, n’occupoient chaque
instant que d’une affection unique ; et bientôt ce desir
étoit pour jamais oublié, soit qu’il s’éteignît dans la

15

possession de son objet, soit qu’il fût effacé par un besoin
plus pressant.
Un mobile est nécessaire à l’être actif ; des desirs

[JM 43] [110]

simples, passagers, renaissans, doivent | conduire l’homme
et entraîner ses jours dans des voies qu’il aime ; mais des

20

passions nombreuses et opposées qui, sans relâche le
pressent, le retiennent et l’agitent en sens contraire, ne
peuvent que fatiguer et perdre sa vie.
L’habitude de conserver et combiner les traces de tant
d’impulsions reçues, celle que contractent les organes

25

d’être mus à la fois par tant de moteurs différens, diminuent
tellement la force comme exclusive, qui devoit
appartenir à l’impression la plus récente, que nous ne
sommes jamais que très-partiellement au moment présent ;
et que n’usant jamais de l’heure actuelle, nous ne jouissons

30

pas d’une seule de nos heures.
Malgré la force de l’habitude, et les erreurs toujours
renaissantes de nos passions, nous sentons confusément
que c’est l’agitation de cet état d’attente et de suspension
qui creuse le vide où se perdent laborieusement nos

35

pénibles jours.
Il nous paroît impossible de ramener nos cœurs altérés
à leur simplicité originelle ; mais nous pouvons
rencontrer dans l’excès même de notre déviation les moyens
de nous rapprocher d’elle ; et, rapidement entraînés sur ce

40 [111]

cercle de la versatilité humaine, nous delvons trouver vers

ce point extrême et dangereux, que nous nous flattons
d’atteindre, quelques similitudes avec l’extrême primitif
où nous étions placés.
Dans l’ordre primitif nous étions susceptibles de peu

45

d’affections, et chacune étoit déterminée à son moment
et comme choisie indépendamment de notre volonté, par
les besoins de notre nature.
Dans l’ordre actuel il faut donc trouver et un moyen
de ne recevoir à la fois qu’une impression unique, ou du

50

moins très-supérieure à toute autre ; et un moyen de faire
dans les impressions dont nous sommes susceptibles, un
choix toujours conforme à nos besoins, toujours convenable
à notre nature, et dès-lors à notre bonheur.
Ces deux moyens nous restent seuls de retourner en

55

quelque sorte à cette situation primitive, même par des
voies éloignées d’elle. L’un, au milieu de la ligne de
déviation, nous y rejette rapidement, mais instantanément ;
l’autre, dans l’excès de cette déviation circulaire,
nous fixant à son terme extrême, nous retient auprès du

60

point primitif qui, dans l’orbite des choses, est lié à lui
par cela même qu’il est l’extrême opposé.

[112]

De ces deux voies heureuses qui restent seules à l’homme
des sociétés ; l’une est le vin [S 45] ; l’autre est la philosophie
la plus profonde.


65

Si les effets des spiritueux et des fermentés n’étoient
point passagers et destructifs, il n’est pas un homme
vraiment détrompé [S 46], il n’est pas un sage qui ne les
préférât à la plus sublime indifférence de la philosophie.
Mais le bonheur ne consiste point dans des instans isolés

70

d’énergie, de volupté ou d’oubli. Le bonheur est une
succession presque continue, et durable comme nos jours,
de cet heureux concours de paix et d’activité, de cette
harmonie douce et austère [S 47] qui est la vie du sage.
Toute joie vive est instantanée, et dès-lors funeste ou

75 [113]

du moins inutile ; le seul bonheur | réel c’est de vivre sans
souffrir [S 48], ou, plus exactement encore, être heureux, c’est
vivre : tout mal est étranger à la plénitude de la vie, et
toute souffrance a pour principe des causes de destruction.
La douleur est contraire à l’existence ; quiconque

80

souffre ne vit pas pleinement et entièrement ; sa vie est
menacée et comme suspendue.




[JM 44]

Des occupations commandées, ou les dispositions
heureuses du tempérament peuvent encore, même parmi
nous, protéger beaucoup d’hommes contre une partie des

85

maux factices.
Mais vous, heureux de l’ordre social, qu’une fortune
destructive consume de ses funestes faveurs ; vous, privilégiés
par notre étonnante inégalité ; victimes du hasard séducteur
de votre naissance, ou des fruits perfides de vos coupables

90

facultés ; vous qui pensez et qui savez, qui possédez,
commandez ; vous tous sur qui pèse et s’accumule le produit

[114]

vainement admiré de cent siècles de délire, et toute | cette
laborieuse erreur de la terre savante ; vous, exempts de
travail, de privations et d’ignorance, à jamais séparés d’un

95

facile bonheur [S 49] ; ridicules et misérables divinités d’œuvre
humaine, vous ne pourrez que dans la philosophie seule
régénérer votre être et rajeunir votre vie épuisée ; vous
ne pourrez que dans son calme factice, reposer à l’abri
des orages ce cœur foible et altérable que sa nature n’avoit

100

point préparé pour la tourmente des cités.


L’action présente des êtres extérieurs produisoit les
sensations de l’homme simple. Les traces conservées les
déterminoient rarement, et peut-être même ne les
produisoient jamais qu’indirectement. Ainsi, toujours modifié

105

selon le cours universel des choses, toujours à sa place,
l’homme de la nature étoit toujours bien.

[115]

L’homme actuel s’est isolé de la foule des | êtres ; il s’est
formé un ordre particulier de rapports, de convenances et
d’affections. Il peut établir quelqu’harmonie dans ce monde

110

factice ; mais à ses limites tout est mu selon les lois du
monde universel  ; là finit le pouvoir de l’homme ; là aussi
finit l’accord entre ce qu’il desire et ce qui est. Ceux dont
les besoins et les idées sont resserrés dans un cercle étroit,
ne soupçonnent pas ou imaginent à peine cette discordance

115

placée à des limites qu’ils ne sauroient atteindre ;
mais celui dont l’ame active s’est agitée dans la sphère
toute entière de la déviation humaine, a par-tout senti
briser son effort contre ce cercle d’oppositions, d’impuissance
et de misère, placé aux bornes nécessaires de

120

l’œuvre accidentelle et périssable.
L’incalculable multiplicité des impulsions conservées
ou reproduites, imprime en nous une activité immodérée
qui nous entraîne à des efforts vains et destructeurs si
elle agit librement ; et si elle est trop comprimée,


125

dégénère en une apathie mortelle. La véritable philosophie
allège également ces deux fléaux inévitables chez l’homme
qui s’est voulu perfectionner.
La sagesse ou la recherche de l’utile et du vrai en étendant

[116]

les idées, en balançant les | rapports, fait voir toutes

130

choses également et indifféremment. Dans le monde intellectuel,
comme dans le monde visible, l’objet présent
efface ou surpasse d’abord tout [S 50] objet éloigné ; il faut, à
la pensée comme à l’œil, une sorte d’habitude de voir
universellement pour substituer les rapports réels aux

135

rapports apparens ; autrement ce que nous desirons ou
craignons, ce que nous éprouvons actuellement absorbe
toutes nos facultés. Cet objet présent devenu gigantesque
par sa proximité, ne nous laisse voir que lui-même. Trompés
par cette disproportion, nous ne trouvons en cette

140

perpétuelle erreur ni modération dans nos joies, ni allégemens
dans nos peines. Cette fausse estimation, convenable
dans la vie primitive, devient dans la vie sociale la
source générale de nos inconséquences et de nos misères.
La philosophie, en rétablissant les proportions et les


145 [117]

convenances réelles, fait évanouir | cette multitude de
maux que la crainte, l’espoir, le regret et toutes les erreurs
d’une imagination trompée enfantent à chacune de nos
heures. Cette inquiétude vague et indéterminée ; cette
activité qui nous fatiguoit et qu’excitoit encore notre

150

propre épuisement ; ce desir avide et passionné que la
moindre séduction embrasoit, que nulle jouissance ne
pouvoit éteindre, et qui sans autre besoin que de brûler
toujours, dévoroit le cœur qui l’avoit conçu ; ce feu
indompté se calme et se perd dans le sentiment profond

155

de la vanité et de l’instabilité de toutes choses.
En commandant aux sensations, la philosophie n’apprend
point à les détruire [S 51] ; mais elle donne le pouvoir
de les choisir, et elle fournit pour ce choix les meilleures
données possibles à une foible intelligence. En nous délivrant

160

des alarmes de l’imaginaire, elle nous apprend à
jouir de l’effectif ; en nous instruisant de ce qui convient
à notre nature, elle nous prescrit de vouloir et d’agir :

elle nous ramène au mouvement corporel et à l’énergie

[118]

de la pensée ; elle substitue à la | fougue aveugle, qui

165

égaroit notre vie, une force raisonnée et permanente qui
la soutient et l’améliore.
Si jamais cette élévation, à laquelle l’homme social
cherche à se placer, fut réelle ou utile, si jamais elle put
être appelée [S 52] la dignité de son être ; c’est lorsque sentant

170

le besoin d’une règle et celui de l’énergie, sa dépendance
des choses naturelles, et son indépendance inaliénable de
tout assujettissement arbitraire, il s’élève à l’impassibilité
et à l’abandon du sage ; obéissant aux choses quand il les
reconnoît propres ou essentielles à la destinée de l’homme,

175

et aux lois, quand il les a consenties ; docile à tous les
maux particuliers de l’ordre naturel, à toutes les contraintes
légitimes imposées par l’intérêt public, mais
invincible contre tout ce qui altère la nature de l’homme,
contre tout désordre en lui et hors de lui toujours

180

indépendant, parce qu’il est toujours supérieur, soit qu’il
consente, soit qu’il résiste, et toujours heureux par le sentiment
de l’ordre universel, soit que ses effets accidentels
combattent ou favorisent son bien individuel ou son intérêt
actuel.

185 [119]

Mais il n’appartient qu’à l’homme vraiment détrompé,
ou qui se sent fait pour l’être, de se rapprocher de la
nature par la philosophie. Elle seroit pour le commun des
hommes une voie nouvelle de préventions et

d’égaremens ; rarement, à la vérité, plus dangereuse que les

190

principes qu’elle détruit, elle est du moins souvent inutile.
Si l’on s’arrête dans cette route du vrai ; si l’on veut
ménager en soi-même certains préjugés, et conserver certaines
passions ; ou si donnant la philosophie elle-même
pour objet à ces passions et à ces préjugés, on se met à la

195

vénérer avec une sorte d’enthousiasme [S 53] religieux qui
empêche d’approfondir, et qui substitue bientôt aux préventions
des hommes irréfléchis des préventions non moins
illusoires, et au fanatisme vulgaire le fanatisme d’une
fausse sagesse ; il arrivera enfin que, plus froids ou moins

200

aveugles, on sera forcé de dire un jour avec

[120]

découra|gement [S 54], la philosophie elle-même m’a trompé.

La vraie philosophie ne peut ni tromper ni affliger.
Seule voie actuelle de vérité et de bonheur, elle est à la
fois et le plus doux et le plus puissant modérateur de la

205

vie ; mais ne pensons pas qu’elle puisse être elle-même



[JM 45] [121]

ab|solument exempte de vide et de vanité [S 55] et qu’aucune
institution humaine, aucune œuvre d’une main
partielle puisse être jamais sans nulle discordance avec la
nature universelle. La plus sublime philosophie, le dernier

210 [122]

effort de l’esprit humain égaré dans la route trouvée | par
l’homme ; le plus haut degré où la sagesse puisse élever
un génie détrompé, ne vaut pas le mobile primitif, ce
pouvoir impérieux et comme aveugle des simples sensations
présentes dont la force n’étoit point calculée, dont

215

la nature n’étoit point approfondie.



[123]

HUITIÈME RÊVERIE




Lorsque les premiers frimats ont achevé de dépouiller
les arbres et de resserrer la terre ; lorsque semblant
terminer sans retour les douceurs de l’automne, ils ont forcé

5

notre espoir à n’en plus attendre que de la saison de
renouvellement, souvent il arrive que tout à coup l’air
s’adoucit, et le ciel prend un aspect plus heureux : la terre
reposée se livre avidement à ces influences, et l’homme facilement
séduit croit, dans quelques jours froids et sombres,

10

avoir passé toute entière la saison des frimats ; il jouit
déjà du printemps avant même le solstice d’hiver. Dans
ces jours incertains un vent, un brouillard suffisent pour
ôter à la terre ses inutiles émanations, et à l’homme sa
touchante erreur ; mais ces instans du moins ont un

15

charme égal aux jours les plus rians du printemps et les
plus doux de l’automne. Je ne sais même si leur volupté

[124]

n’a pas | quelque chose de plus achevé : elle réunit
l’espoir et la mélancolie, tandis que les joies du printemps
manquent de douleur, et que la mélancolie d’automne

20

n’a point d’espérance. Cette volupté ineffable mais précaire,
se soustrait par son inconstance même à l’art stérile
qui efface les impressions en raisonnant les jouissances.
C’est ainsi que nulle fleur ne nous touche davantage que
la Violette cachée sous l’herbe : le sentiment qui en émane

25

s’offre à nous et s’y refuse aussitôt ; nous le cherchons en
vain, un léger souffle a entraîné son parfum, il le ramène
et l’entraîne encore, et son caprice invisible a fait notre
volupté. Les fleurs les plus vantées ne valent point la
violette si simple, elle fait oublier tout leur éclat, elle

30

attache plus que la Rose elle-même. La rose est comme
le plaisir, son charme est le délire d’un moment ; celui
de la violette, plus profond et plus mystérieux, pénétre
doucement le cœur que la rose agite. La rose commande
le plaisir, elle convient à la joie, elle peut fleurir dans nos

35

jardins. La violette inspire de paisibles délices, elle appartient
au bonheur ; ne la cherchez que dans les prés inclinés
au midi, au pied des bois, près du libre cours des

[125]

eaux. La rose est connue des voluptueux, | la violette est
chérie du sage ! elle semble partager le sentiment des

40

hommes bons et toute la mélancolie des cœurs aimans ;
elle est par-tout où peut jouir un homme sensible, elle
embellit les asiles qu’il aime ; elle choisit les sites heureux ;
elle fleurit dans les jours du sentiment, et fait leurs
délices les plus indicibles. Elle s’épanouit aux beaux jours

45

comme les cœurs simples ; comme eux, elle promet peu
et donne beaucoup. Loin des lieux découverts, elle se
plaît dans un asile commode et inconnu : elle ne se
montre qu’à ceux qui la cherchent ; elle se cache même,
mais on la devine au loin par le sentiment qu’elle exhale.

50

Même dans le mois des frimats, la voici fleurie et odorante
sous ces buissons épineux que l’hiver a flétri. Nulle
main d’homme n’a marqué pour son séjour ce lieu si
propre à son charme pastoral mais en suivant les pentes
et les aspects favorables, elle s’est approchée et s’est étendue

55

jusqu’ici : puis abandonnant les terres où l’on cherchoit
à la retenir, elle semble n’avoir voulu se perpétuer
que dans cette heureuse solitude. Nul site dans toute la
contrée n’inspire un intérêt si durable que ce vallon ignoré
dans le sein de la forêt. Sa prairie inclinée s’y creuse avec

60 [126]

une grâce | indéfinissable : élevant ses bords irréguliers
dans la profondeur des ombrages, elle y dessine des asiles
de paix et d’obscurité, que protègent les cimes des hêtres
et des pins balancés sur le front des collines. Les bois
plus ou moins avancés, descendent par intervalles jusques

65

dans la prairie qu’une eau bien tranquille et bien pure
traverse en s’égarant dans sa solitude ; même on les voit
çà et là, oubliant leur silencieuse vétusté, descendre
jusqu’au ruisseau pour redire, dans leurs troncs caverneux,
le murmure de son eau plaintive. Dès qu’un souffle insensible

70

traverse le vallon, le peuplier s’agite et frémit sur sa
tige élancée ; le Narcisse et le Lyseron inclinent leur tête,
se croyant frappés de tout l’effort des autans, et l’on voit
frissonner cette onde qui n’a pas connu de plus grands
orages.

75

Un jour je m’y étois arrêté long-tems, je remarquai
que nul homme n’y venoit oublier, une heure du moins,
les sollicitudes de la vie ; quelquefois on voyoit passer, à
la hâte, des femmes chargées de bois mort, dont la misère
avoit séché le cœur, ou des chasseurs, insensibles aux

80

beautés solitaires, qui cherchoient avidement les traces
des daims et des faons, car ils se plaisoient à les détruire.

[127]

Pour moi je n’y | cherchois que des violettes mais
m’approchant d’un vieux hêtre, au pied duquel je croyois en
trouver, je vis écrit sur son écorce : Quand le cœur

85

s’ouvre aux passions, il s’ouvre à l’ennui de la vie [S 56].
Toutes les fois que ce mot profond revient à ma
mémoire, un mouvement irrésistible d’admiration et de
douleur fait frémir tout mon être au sentiment des
misères humaines. Nous ne jouissons plus que dans les

90

courts momens d’illusion et d’oubli ; tant notre raison
savante a réglé nos sensations et réformé dans nous la
nature. Dès que cette triste inscription m’eut ramené à
moi-même, dès que j’eus apperçu l’homme dans ces lieux
encore heureux, les regrets flétrirent leur vaine beauté :

95

leur solitude fut trop austère, leur silence fut de l’ennui,
leur paix de l’abandon, le roulement du ruisseau m’attrista,
et le parfum des fleurs ne dit plus rien à mon cœur.
Quelle déviation a pu rendre une espèce toute entière
victime de ses propres affections, l’affliger de ce qu’il y

100

avoit d’heureux dans son être, l’aliéner de ses desirs

[128]

mêmes, et faire de ces moyens de jouissance, de ces |
ressorts généreux de vie et de conservation, une agitation
convulsive et vainement laborieuse sous le poids d’une
compression mortelle ?

105

Avant même que des passions immodérées nous
dévorent de leur feu indomptable, nous éprouvons déjà
tout leur déchirement ; et notre cœur, avide parce qu’il
est fatigué, s’altère et s’épuise sans objet dans l’attente ou
le desir de ce qui doit le consumer enfin.

110

C’est bien déjà une passion, et la plus irrémédiable
peut-être, que cette soif vague et intarissable d’en sentir
une plus déterminée. Quand une ame forte a connu deux
années ce vaste besoin, l’occasion seule lui manque pour
entraîner le monde. Si d’impuissantes destinées la

115

compriment, ne pouvant soumettre de grandes choses à son
action, elle soumet l’univers à sa pensée ; et dans ses conceptions
générales, toujours loin de sa sphère individuelle,
elle choisit indifféremment dans les lieux et les siècles ce

[JM 46]

qui convient à sa nature. Un instant interrompt tout le

120

sublime délire de ce génie mortel ; il s’arrête étonné de
n’occuper qu’un point et qu’un moment dans cet univers
qu’il contenoit tout entier, il sent que tout est vain dans
une existence si vaine, et ne s’occupe des soins de la

[129]

vie que | comme ces vieillards dégoûtés de toute chose

125

sérieuse, et qui reprennent avant la mort les jeux du premier
âge, trouvant que ce n’est plus la peine de rien
entreprendre de meilleur.
Vainement ton génie inquiet te commande de grandes
choses, vainement ta profonde sensibilité t’apprend ce qui

130

seroit convenable à ta nature dans la multitude des choses
possibles que le présent ne contient point : elles seront,
mais alors tu ne seras plus. Cela est contradictoire à tes
yeux ; tu cherches à toute chose une raison semblable à
celle que l’homme éprouve en lui lorsqu’il se détermine.

135

Mais la raison du cours de l’univers est composée de
rapports si innombrables, que beaucoup de rapports
particuliers ne peuvent lui être coordonnés. Bien d’autres
auront senti de même, et tandis qu’ils plaignoient dans
leur solitude le malheur des hommes, la terre, qui n’en a

140

rien su, adoroit ses dévastateurs. Depuis cinquante siècles
connus, elle rampe avec la même stupidité de misères en
misères. Que sont donc tes prétendus droits au bonheur ?


tu parois un jour sur le fleuve du monde, comme ce flot
passager qui s’élève et s’efface sur le torrent des eaux. Si

145

toute substance est éternelle, tout mode est passager ; le

[130]

principe est | invariable, ses émanations sont nécessitées
et toujours mobiles. Toute modification, tout rapport et
des sons et des mouvemens et des formes et des nombres,
tout accident sera produit, nul ne sera perpétué dans une

150

durée sans bornes. La force une et irrésistible, seul principe
inhérent à l’univers, seule cause de l’univers modifié,
la nécessité, entraîne toutes choses dans une succession
toujours changée et toujours illimitée. Dans cette éternité
des essences toujours permanentes et des formes toujours

155

mobiles ; dans cette infinité des lieux et des tems, un point
est marqué à chaque individu, et pour l’espace et pour la
durée. Vouloir exister dans le siècle actuel et dans le siècle
futur, c’est vouloir vivre à la fois et dans les lieux présens
et dans les lieux éloignés ; c’est vouloir être un autre que

160

soi-même ; c’est vouloir qu’une chose soit au même
moment où elle n’est ni ne peut être. Laisse ces plaintes
si vaines ; use de tes jours rapides : veux-tu demander à
la nature universelle pourquoi sa vaste conception n’est
point modelée sur ton sentiment individuel ? veux-tu

165

lutter contre l’irrésistible, et reculer ta dissolution dont
tes forces mêmes sont les moyens, dont ta vie est l’inévitable

[131]

préparation ? Par cela même que tu | es sur ce globe
misérable, tu ne peux te trouver parmi des êtres plus
heureusement animés, et par cela seul que tu perçois

170

aujourd’hui ce monde dont tu desires les mutations, vingt


siècles avant que son changement commence tu seras
insensible et éteint. Cent générations auront passé de même,
foibles, trompées, et accusant amèrement l’injustice de
leurs destinées, comme s’il étoit une justice de la nature.

175

Ne sois pas avide d’une extension refusée à ta foiblesse
éphémère ; mais aussi gardes-toi de comprimer ton être :
nourris en toi ces vastes conceptions pour les opposer au
prestige des puérilités sociales. Laisse au vulgaire asservi
ces besoins d’opinion, ces soins passionnés, ces grandeurs

180

d’un jour, cette futilité laborieuse qui dévore toute entière
son ame étroite, et dissipe ses jours inutiles. Compte les
heureux d’entre eux et prends en pitié leurs fastueuses
vanités. Si tu as le bonheur de sortir de la sphère ridicule
qu’ils ont ordonnée, crois avoir une seconde fois

185

acquis l’existence. Vis pour vivre, quitte la foiblesse des
prudens et la modération de la foule ; que t’importe le
blâme des insensés et le rire ironique des guides qu’ils
vénèrent ? de leur risible étonnement dédaigne la calomnie,

[132]

et place-toi si loin de leur | opinion que tu ne puisses

190

les entendre. Ils ont voulu modeler tous les hommes sur
leurs formes étroites ; ils ont appelé romanesque tout ce
qui n’étoit pas selon leurs habitudes ; ils ont appelé gigantesque
tout ce qui n’étoit pas petit comme eux mais dis-
leur, il est un autre ordre de choses que celui que vous avez

195

fait ; il est une autre prudence, une autre sagesse, une
autre grandeur, que la grandeur, la prudence ou la sagesse


que vous vantez ; il est, pour les génies que vous
n’entendrez pas, une destination différente de celle que vous
prétendez sentir et suivre. Voulez-vous qu’il se traîne sur

200

vos traces, celui qui marche avec la nature entière ; qu’il
soit semblable à vous, lui dont l’être caractérisé n’est
semblable qu’à lui-même ; ou qu’il reste dans vos limites,
lui dont la sphère est l’univers. Laissez à chaque être sa
destination ; la sienne est d’être indifférent à toutes choses,

205

parce qu’il les voit toutes également, et supérieur à toutes
atteintes, parce qu’il les a toutes prévues ; la vôtre est de
végéter dans vos habitudes serviles, et de poser plaisamment
à votre étroite enceinte les bornes du monde.
Regardez la vie de vos semblables, et expliquez, si vous

210

le pouvez dans vos systèmes, la raison de leur existence :

[133]

prenons | l’un d’entre vous. Il va naître, il n’étoit point,
pourquoi sera-t-il donc ? Un caprice, le hasard, un attentat
vont le produire ; vingt préjugés le refusent à sa mère
pauvre ou pusillanime. Vingt lois défendent qu’il naisse,

215

et cet enfant adultérin, vil et proscrit, sera le législateur,
et peut-être le dieu du monde. Il ne se sent
pas encore vivre et déjà tous les besoins l’environnent ;
toutes les conventions sociales existent pour lui, il ne les
connoit pas. Il est la cause et l’objet des affections, des

220

vengeances, des projets ; tout est déterminé de lui ou pour

lui : il ne pense, ni ne veut, ni n’agit ; et il vit déjà dans
la pensée, les volontés ou la disposition d’autrui. Les
hasards de ses premières années déterminent, pour sa vie
entière, ses opinions, ses affections, ses fureurs ou ses

225

vertus. Quel est le moment de son existence réelle, où
voyez-vous le but de son être ? Enfant, il traîne sa nullité
dans les contraintes ; jeune, il s’élance inconsidérément
dans la vie, il prodigue et dévore ses années. Il cherche,
essaye et rejette ; il desire, possède et s’ennuie. Tous ses

230

desirs finissent par l’indifférence, ses opinions par le doute
et ses passions même par le dégoût. Jeune, il pressent le

[134]

bonheur ; plus âgé, il s’irrite de ne le pas | trouver ; plus
vieux encore, il y renonce. Il croit ce qu’il ignore, il
s’empresse pour ce qui lui nuit, il fait ce que l’on fait

235

auprès de lui. Il abhorre sans cause, il aime par erreur,
il se livre par imprudence, s’épuise sans le savoir, se
détruit pour se conserver, et meurt quand il prétend
commencer à vivre. L’injustice ou l’ineptie lui dicte des
lois, une morale absurde prétend régler son cœur ; il

240

vénère ou méprise, fait ou s’abstient, chérit ou déteste,
selon les lieux qu’il habite, les hommes qu’il a connu, les
humeurs qui dominent en lui ; selon qu’il est sanguin ou
mélancolique, sobre ou ivre, occupé ou ennuyé, paisible
ou agité. Il ignore aujourd’hui ce qu’il sera demain ; il

245

ignore même s’il est tel qu’il se croit sentir, s’il peut
résoudre librement, si sa raison n’est pas une folie
systématique, et sa prudence une froide témérité ; si la ruine
des plus grands desseins n’est pas la suite indirecte de
leur profonde conception ; si la vertu est bonne, l’esprit

250

un avantage, la santé même un bien, et la vie quelque
chose d’effectif, ou une série de perceptions fantastiques.
A-t-il marqué la borne entre la foiblesse ou la bonté, la
grandeur ou l’orgueil, l’enthousiasme ou le fanatisme,

[135]

l’énergie ou la passion, la froideur ou | l’apathie, l’usage

255

ou l’excès, les lois du devoir ou les chaînes de l’opinion,
les vertus de la force ou les crimes de la fureur ? A-t-il
précisé ce que légitime son besoin ou sa nature ; ce qu’il
doit aux usages, aux lois, à la chose publique ; ce qu’il
doit aux hommes ? Y a-t-il quelque règle de justice, quelque

260

permanence en lui ou hors de lui ? est-il quelque certitude
ou dans son être ou dans les choses ? La morale ! mais
s’il ne l’étudie point il n’en aura pas d’autre que les
besoins de son cœur, et ce n’est pas celle-là que vous
demandez de lui ; s’il connoît l’homme et qu’il examine

265

la morale de vos sociétés, soit dans vos préceptes, soit
dans votre histoire, que pensez-vous qu’il puisse jamais
imaginer de plus inepte et de plus immoral ? Qu’est-ce
donc qui le dirige, ce qui vous entraîne tous, l’aveugle

cours des choses ? qu’est-ce qui l’anime, ce qui vous anime

270

tous, l’intérêt personnel ? qu’est-ce qui le soutient, l’illusion
de ce qui est, l’espoir de ce qu’il imagine ? S’il desire
l’avenir, c’est parce qu’il ne le connoît pas ; s’il tient à la
vie, c’est parce qu’il s’élance avec ses jours, c’est qu’il est
ébloui de leur rapidité par cela même qu’il les hait, il

275

s’attache à eux. Impatient de les voir meilleurs, il croit

[136]

trouver des biens | parce qu’il va changer de maux, et il
finit sans savoir s’il y a, en aucun sens, un bien ou un mal
absolu ; s’il y avoit à sa vie une destination utile ; par
quelles causes, par quelles lois, pour quelle fin il a

280

vécu.
Mais toi, fils immédiat de la nature, en qui les formes
accidentelles n’ont pas effacé l’empreinte primitive, tu
veux savoir, au milieu de tant de nations de mœurs opposées,
ce qui est commun à toutes, ce qui convient à ton

285

espèce en général ; tu consultes leurs annales, histoire
incomplète de deux cents générations, et dans ces
mémoires d’un jour tu prétends voir ce qu’il y a de
permanent dans l’homme. Autant vaudroit juger l’Europe
par les habitudes de ta famille, ou les mœurs des êtres

290

animés par celles du chien que tu as façonné à l’esclavage.
Consulte tes sensations et tu sentiras bien mieux ce qui
est propre à l’homme. Au-dehors tu ne verrois qu’une

foule servile et nulle, et quant aux hommes, en petit
nombre, qui, quelque part que le hasard les ait jeté, s’y

295

sont conservés à peu près tels qu’ils eussent été ailleurs, à
la vérité ils n’ont pas intérieurement assujetti leur être aux
autres êtres placés près d’eux ; mais leur vie extérieure ne

[137]

pouvoit être indépendante | des climats et des événemens,
et tu ne verrois pas encore en eux l’homme uniquement

300

homme.
La multitude des soins de la vie soutient facilement
ceux à qui tout suffit et que tout passionne ; mais il faut
des sensations profondes à qui peut sentir profondément.
Ces hommes que la nature entraîne si puissamment, et

305

que l’art laisse insensible, éprouvent souvent cet état de
suspension et de léthargie ou tous les objets se décolorent,
toutes les facultés s’éteignent, et la vie ne paroît plus
qu’une pénible vanité. Homme de la nature cherche alors
dans l’action des objets inanimés l’occasion de ce mouvement

310

intérieur que tu ne peux plus produire [S 57]. C’est en cela

[138]

surtout que tu | éprouveras combien nos villes sont tristes
et insuffisantes à ces besoins auxquels on n’a pas songé,
parce qu’ils ne sont pas ceux de l’existence, mais ceux du
bonheur [S 58]. C’est dans les lieux sauvages que le solitaire

315

reçoit de l’inanimé même une facile énergie ; vois-le sur
cette rive dans l’ombre des vallées. Assis sur le tronc
mousseux du sapin renversé, il considère cette tige superbe
que les ans ont nourrie, et que les ans ont stérilisée ; et
ces plantes nombreuses étouffées sous sa vaste ruine, et la

320

vaine puissance de ses branches ensevelies sous les eaux
tranquilles qu’elles protégèrent trois siècles de leur orgueilleux
ombrage. Il écoute le vent de la montagne qui descend
s’engouffrer dans la forêt ténébreuse, et s’efforce par intervalle
de l’agiter dans sa profondeur. Il suit dans sa chûte

325 [139]

la feuille qui | se détache des hêtres ; un souffle invisible
la porte sur l’onde agitée : c’est l’instant imprévu où la
multitude animée, dont elle étoit l’aliment et la patrie,
doit finir dans l’abîme des eaux ses destinées éphémères.
Il observe ce roc immobile dont vingt siècles ont

330

commencé l’irrésistible destruction. Les eaux ont fatigué sa
base de leurs perpétuelles ondulations ; l’effort de l’air a
desséché son front ruineux : dans ses fentes imperceptibles
le lichen et la mousse se sont introduits pour le dévorer
en silence ; et les racines tortueuses d’un yf encore foible


[JM 47] 335

et déjà vieux, travaillent constamment à séparer ses
parties entr’ouvertes. Le conçois-tu bien ce solitaire ?
conçois-tu tout ce qu’il éprouve au sein du mouvement et du
silence, de la végétation et des ruines ? le vois-tu s’avancer
avec les ondes, se courber avec les branches, frémir

340

avec l’oiseau fugitif ? le sens-tu quand la feuille tombe,
quand l’aigle crie, quand le roc se fend ?…………

[140]

NEUVIÈME RÊVERIE

Malgré le joug des lois et l’effort plus puissant de la
morale, la terre est universellement affligée par les vices
de l’homme et les erreurs perpétuées par ces vices [S 59] : on

5

en a conclu que l’homme étoit né méchant ; d’autres ont
dit, la nature ne peut avoir fait un être mauvais, et la
dépravation de l’espèce ne peut se communiquer à l’individu
avant sa naissance [S 60]. L’homme naît donc bon. Ces

[141]

deux opinions ont pour base une | même erreur, et c’est

10

sur un fondement si faux que l’on établit la morale des
sociétés, et que l’on éternise les misères humaines.
On est surpris d’abord que la seule science, utile à
l’homme, soit encore à naître, tandis qu’il a poussé tant
d’autres connoissances inutiles ou funestes, et qui ne

15

méritent que le nom d’arts, jusqu’à un point d’élévation
ou de subtilité, d’industrie et d’érudition, qui sembloit
inaccessible à nos cinq sens et à notre vie de moins d’un
siècle. N’auroit-on pu s’attacher avant tout à distinguer
les vrais besoins de l’homme, et à connoître la nature de


 [JM 48] 20

ses affections, et jusqu’à quelle borne ses facultés extensives
pouvoient ajouter à son bonheur ? Non, telle n’est
point la marche sociale, et ce seroit encore une erreur
que de s’en étonner. Ces recherches ne peuvent se faire
que dans le silence des passions ; comment eussent-elles

25

convenu à des générations nouvelles qui, précisément
opposées à nous, avoient l’ame forte et l’esprit grossier ;
qui agissoient et ne raisonnoient point ; et qui, sans
expérience, et, dès-lors sans moyens de pressentir les résultats
indirects, se dévoient précipiter dans l’ordre de choses

30

qu’ils entrevoyoient, avec cette avidité que donne à de

[142]

jeunes | cœurs l’espoir d’obtenir des jouissances
nouvelles. De plus, les arts et les autres connoissances étoient
la plupart susceptibles de marcher à pas lents, soit par
leur nature même, soit parce que les premières sociétés

35

avoient un besoin moins impérieux d’en faire usage, soit
parce que, dans ces arts positifs, il falloit nécessairement
découvrir des vérités pour obtenir des résultats. Au
contraire, dans la morale et les lois, l’on pouvoit s’avancer
rapidement sans rien connoître, s’égarer long-tems avant


40

de le soupçonner ; et le premier inconsidéré pouvoit,
comme le plus profond politique, proposer des conventions
et donner des préceptes. Il falloit même les adopter
quels qu’ils fussent ; parce que l’on ne pouvoit s’en passer,
on ne s’arrêta pas à en chercher de bons ; et parce que

45

leur objet même exigeoit qu’ils fussent vénérés et
inviolables, on s’attacha moins encore à les réformer [S 61].
Plusieurs autres causes ont concouru à ce malheur

[143]

presqu’inévitable, et nous voyons les phi|losophes mêmes
parmi les Grecs occupés très-long-tems de recherches

50

abstraites, d’hypothèses physiques et surlunaires, avant d’en
venir à la terre et à l’homme. C’est à peu près ainsi qu’ils
écrivirent en vers [S 62] dans les premiers tems, et semblèrent
ne descendre à la prose que difficilement et à regret.
L’homme n’est point bon, il n’est point méchant. L’on

55

se trompe également dans ces deux assertions, parce que
l’on confond l’homme actuel avec l’homme en général ;
parce que l’on attribue à un principe absolu et primitif des
modifications accidentelles ; parce que l’on transporte à
l’homme seulement homme, des altérations passagères


[JM 49] 60

comme les lois de convention qui, après les avoir long-
tems supposé, les produisent enfin ; et parce que l’on juge
dans le rapport social ou dans les vues particulières de
telle ou telle législation, ce qui ne doit être considéré
que dans le rapport de l’homme au reste de la nature.

65 [144]

Ce que nous nommons mauvais ou bon est toujours ce
qui nuit ou convient à l’ordre que nous voulons établir ;
ordre momentané que la nature n’a pas préparé positivement,
quoiqu’elle l’ait laissé possible.
L’homme est ce qu’il doit être. Ses penchans, déterminés

70

par ses besoins et dès-lors effets immédiats de sa
nature, ne peuvent être mauvais et bons que relativement
à une situation particulière. Ils sont essentiels, indélébiles.
Vous voulez faire l’homme ce qu’il ne doit point
être, et vous appelez méchanceté originelle la résistance

75

que vous éprouvez en sa nature ; mais modelez sur elle
vos institutions, et vous trouverez que l’homme, comme
toute autre partie de l’universalité des choses, est
nécessairement bon, non point selon des convenances factices
ou les caprices d’un législateur, mais selon ses rapports

80

dans l’ordre général.
Si la résistance est inévitable et toujours victorieuse de
nos funestes efforts, et que nous disions, l’homme est
donc né méchant, nous ressemblons à l’insensé qui,
s’obstinant à suspendre une pierre ou une colonne d’eau,

85 [145]

accuseroit de dépravation naturelle la pierre | parce qu’elle
tombe, et l’eau parce qu’elle se nivelle.
Dans l’alternative de plier la nature à nos caprices ou

de vouloir ce qu’elle indique, concevez-vous que l’on ait
pu balancer ; concevez-vous que l’on ait choisi de réformer

90

la nature, et que ces prétendus réformateurs aient
été les législateurs des nations ; ou si vous le concevez
sans peine, n’avez-vous jamais désespéré de l’homme ?
La vanité de sa sagesse est plus sinistre que les fureurs de
ses passions. Qu’il asservisse l’Afrique pour travailler un

95

misérable roseau, qu’il dévaste l’Amérique pour recueillir
un métal inutile, et mutile l’Asie pour insulter à ses
femmes ; l’on s’indigne et l’on espère encore ; mais que,
vil troupeau traîné au carnage, il se presse par millions
au geste insolent d’un Xercès ou d’une Sémiramis pour des

100

caprices dont on ne daigne pas l’instruire ; mais que,
chargé d’oppressions, de vices et de misères, entassé
avidement dans des prisons fangeuses, il vante ses
jouissances et son industrie ; mais qu’élevé sur ses propres
ruines, le fantôme masqué d’une splendeur illusoire,

105

applaudisse stupidement à sa dépravation colossale ; l’on

[146]

est attéré, l’on accuse la nature de n’avoir pas | enchaîné [S 63]
le dévastateur, d’avoir produit Ahriman.
Si l’homme étoit né bon à notre manière, ou plutôt si
nous ne cherchions que sa perfection naturelle, nous

110

n’aurions besoin ni des lois pour le changer et le
contraindre, ni de l’éducation qui doit préparer leur pouvoir,
et dont les effets sont nuls ou dangereux s’ils ne
conduisent au même but.
Si le tempérament et les différences des organes

115

déterminoient seuls ce que sera chaque homme, l’éducation
seroit superflue, et la contrainte des lois seroit plus
impuissante encore qu’elle ne l’est en effet.
Si la diversité des circonstances, si les leçons reçues des

[147]

livres ou des maîtres et sur|tout des choses, varioient

120

seules les caractères, les lois unies à l’éducation, ou plutôt
la suite bien conciliée des préceptes et de l’expérience de
tous les âges, feroient enfin des hommes tous semblables
et aussi ridiculement vertueux que le demandent leurs
guides.

125

Mais ces assertions opposées sont également détruites
par l’histoire publique ou particulière des sociétés. Un
certain nombre de formes constitutives sont communes
à tout homme et déterminées par ses premiers besoins ;
toutes les autres par lesquelles nous voyons les peuples

130

et les individus différer entre eux, résultent également du
plus ou moins de perfection des organes, du concours des
circonstances, des instructions et des passions connues
dans un âge plus ou moins avancé. Il n’est pas un homme
qui, né sous un autre ciel, sous d’autres lois, formé à

135

d’autres habitudes, pût être semblable à lui-même ; et
jamais il ne se trouvera deux hommes qui, dans la
supposition, imaginaire à la vérité, du concours de circonstances
absolument les mêmes, soient entièrement semblables
l’un à l’autre. Plusieurs causes concourent aux


[JM 50] 140

mêmes effets : ne cherchons pas aux résultats particuliers

[148]

de la nature un principe unique ; ne transportons pas | des
ateliers de l’homme aux mutations de la matière universelle,
le principe de la voie la plus courte. L’utile humain
consiste à ménager des forces bornées, à faire beaucoup

145

avec peu ; mais la nature, contenant toutes choses, opère
par des moyens illimités ; et pourtant nulle force n’est
perdue en elle ; car si chaque effet tient à toutes les
causes, chaque cause entraîne tous les effets.
Ainsi l’éducation, prise même dans le sens le plus

150

étendu, n’a qu’un pouvoir secondaire : mais il est assez
grand pour changer le sort des nations, et l’on a trop
appris jusqu’à quel point elle peut en quelque sorte
dénaturer l’homme.
Elle sera mauvaise, essentiellement par-tout où elle

155

combattra la nature, et relativement par-tout où elle ne
sera pas liée tellement avec les lois, tellement dirigée
selon leur esprit, que les formes qu’elle ébauche dans
l’enfant soient finies par celles-ci dans le citoyen ; et que
l’homme, plus sûr de ce qu’il doit, sorte enfin de ce chaos

160

d’institutions contraires qui font de sa prudence une
adresse flétrissante, de son bonheur l’œuvre du hasard ou
du crime, et de ses devoirs un problème.
Cette opposition perpétuelle entre l’éducation et la loi,

[149]

l’usage, l’honneur ou le préjugé, | donne à qui veut être

165

homme de bien plus d’entraves que les passions mêmes ;
et il faut plus d’art pour deviner les devoirs que de vertus
pour les suivre. L’incertitude amène les sophismes, et la

raison impartiale s’égare souvent elle-même. Si l’homme
passionné s’en impose aisément, le méchant a des

170

ressources prêtes pour se justifier, et le magistrat vendu des
prétextes pour être inique. La vertu devient funeste, son
prix est pour le crime. La droiture est un abus, et l’humanité
un ridicule. Le juste, s’il n’est impassible, est bientôt
rebuté. L’imprudent a fait les premiers pas qu’il suivra,

175

parce qu’il n’a plus rien à perdre. Mille dehors spécieux
colorent les vues ambitieuses et les trames perfides.
D’innombrables dupes grossissent les partis formés par
quelques fripons déhontés. L’homme abusé fait le mal ;

180

l’homme désabusé le fait autant. Tout est doute et
confusion. Le mal est dans le bien même, et les vertus qui
subsistent encore sont un fléau de plus.
Mais dans cette déviation il y a bien plus d’erreurs que

[150]

de perversité [S 64]. C’est par les | conséquences imprévues de
ses fautes que, placé entre l’injustice ou les misères,

185

l’homme est devenu souffrant et atroce. La bizarre
multiplicité des formes sociales donne à chaque individu des
intérêts contraires et un sort différent. Cette incalculable
variété de situation, en opposant sans cesse les besoins,
enfante des desirs nouveaux et des passions factices et


190

désordonnées ; nécessite l’avidité, l’égoïsme, les haines,
et précipitant chaque homme dans une direction personnelle,
fait d’un peuple, non pas, comme on l’a tant dit,
une troupe d’athlètes qui, parcourant une carrière commune,
s’animent mutuellement et accroissent l’effort de

195

chacun de l’impétuosité de tous, mais une foule aveuglée
par mille feux incertains qui s’embrasent et s’éteignent
aussitôt dans les ténèbres générales. Pressée de l’ivresse
du vertige, elle se heurte sans cesse, parce qu’elle court
en sens contraire l’un épuisé arrête en tombant

200

l’effort du plus audacieux ; celui-ci détourné de son impulsion
ne voit plus le guide qu’il suivoit ; et nul guide
n’atteindra le but qu’il avoit promis. Tout effort

[151]

impru|dent est aggravé par une réaction plus funeste. Les
fautes de la témérité appellent les cruautés de la

205

vengeance ; les maux personnels enfantent les maux publics ;
l’injure d’un seul allume des fureurs générales ; les
guerres nécessitent les dévastations, et le sang ruisselle
plus abondamment sur la trace du sang qui n’a pas tari.
Quand un fléau cesse, tremblez qu’il ne soit absorbé

210

dans une calamité plus grande. Les passions sociales ont
prouvé que les crimes étoient nécessaires : on les a légitimés
pour qu’ils soient plus sûrement interminables.
L’oppresseur que l’on n’aime plus doit se faire craindre.

La religion qui s’affoiblit va lancer ses foudres. La

215

foiblesse, menacée par la haine ouverte, appelle la trahison
qui élude. Le bien que l’on promet déguise le mal
que l’on va faire ; l’intérêt de tous que l’on prétexte justifie
celui de plusieurs que l’on cherche, ou prépare la
ruine générale que l’on médite. Tromper les hommes est

220

l’adresse d’un guide profond ; les sacrifier en masse est
une mesure de sûreté ; les égorger est trop équitable. La
victime doit être enviée sous le couteau consacré, et l’on
insulte aux morts que l’on a dévoués par le rare bienfait
d’une gloire qu’ils n’ont pas voulu. Quand le crime a

225 [152]

choisi ceux qu’il | daigne proscrire, un crime plus sinistre
applaudit insolemment à leur sacrifice et les proclame
heureux de ce qu’ils ont vécu.
Dès que l’on a opposé les devoirs aux desirs et les inclinations
à la loi, il a fallu écarter en la déclarant impie la

230

redoutable main de la raison. Pour dénaturer la volonté
publique, il falloit un prodige de prudence dans les
gouvernans ou de docilité dans les gouvernés, et l’on s’est
assuré de celui-ci du moins, en mettant les tables de la
loi dans la splendeur céleste du Sinaï, en faisant descendre

235

le livre [S 65] sur les ailes de Gabriel et annoncer l’heureuse
nouvelle [S 66] par l’esprit de feu : mais un jour vient enfin où le
peuple prosterné soupçonne que ces tables peuvent être
brisées, il se lève et les brise ; que la nouvelle heureuse
est une foible copie d’un rêve antique, il la dévoile et la


240

juge ; que le livre est écrit de main d’homme, il l’examine
et rit des divines inepties.
Que vous restera-t-il alors, à vous qui n’avez bâti que
sur l’erreur ? Il n’est d’empire durable que pour la beauté

[153]

qui n’a pas besoin | d’illusion. Mais qu’importent à

245

l’adroit dominateur les siècles éloignés, si la génération
qu’il séduit le sert et l’encense ? Qu’importe à Odin que ses
institutions sanguinaires le fassent abhorrer un jour, pourvu
qu’il répande dans le Nord la terreur de son nom et qu’il
l’arme tout entier pour sa vengeance [S 67] ; ou à Mahomet que

250

le voile imposteur soit enfin déchiré, s’il sort de l’obscurité
dont il s’irrite, s’il est adoré des juges qui l’ont banni,
s’il élève ses sectaires sur les débris du monde ? Nations,
voilà vos législateurs !
Les vues particulières de l’ambition, de l’orgueil ou des

255

vengeances, de fausses idées de grandeur et de gloire, de
tristes erreurs sur les vraies sources de la prospérité d’un
peuple, ont entrainé ou séduit les modérateurs des destinées
humaines. L’homme de la nature fut par-tout
méconnu : l’on s’efforça sous cent formes erronées de

260

produire l’homme imaginaire, le fantôme de la perfection
sociale. Une morale systématique, des lois de

[154]

circonstance, | le vain édifice d’une institution locale et
quelquefois inepte, fut vénéré comme la loi de la nature et

[JM 51]

trop souvent comme l’oracle d’un Dieu. Des mœurs

265

sévères, des opinions comprimantes, l’estime des choses
difficiles et la manie de la perfectibilité préparèrent pour
la servitude politique des cœurs flétris par l’asservissement
moral. Les sentimens heureux qui rapprochent les hommes
sont devenus plus odieux que les passions haineuses qui

270

les aliènent : on a même exaspéré ces levains de haine,
une même erreur proscrit la jouissance, vante la folie des
douleurs volontaires et sanctifie le double héroïsme des
dévastateurs et des victimes. La démence morale poursuit
avec autant d’acharnement la colombe innocente et

275

la biche en pleurs, que le vorace vautour et le reptile qui
répand le venin.
Ce n’est point la liberté de l’homme qu’il faut enchaîner ;
par sa nature elle est déjà limitée. Ce n’est point un
but général qu’il faut offrir à son choix ; ce but existe,

280

il le connoît, et sent assez que le principe de toute
impulsion est l’amour de soi, le desir du bonheur. Pourquoi
l’y mener par des moyens indirects et faux, et le
tourmenter sur des voies difficiles pour lui faire manquer

[155]

le terme | qu’il espère. La nature avoit semé pour

285

lui des joies plus simples sur des traces plus heureuses.
La féconde et impérissable espérance qui balance

ses maux et nourrit ses desirs, ne lui fut-elle donnée
que pour que les imposteurs ministres d’une destination
céleste et les enthousiastes d’un vain songe de

290

perfectibilité, promènent son inquiétude d’erreurs en
erreurs, et appesantissent sur lui le joug des privations et
des douleurs par la main même qui le guidoit à la
félicité ?
Ce desir du bonheur est le principe de toute vertu, de

295

toute action, de toute recherche. Les insensés qui en ont
fait un crime, ont étouffé le germe qu’il falloit féconder ;
n’en pouvant créer un autre, ils n’ont su rien produire,
et n’ont obtenu que le triste succès d’avoir flétri le cœur
humain et brisé les liens naturels. D’autres, plus fanatiques,

300

ont proscrit l’amour [S 68] qui enchaîne tous les rapports,
et, par le charme du bon, facilite tous les devoirs,
pour y substituer ce moyen destructeur, ce ressort
comprimant ennemi de toute énergie, l’aversion, et son sceptre
odieux a régné sur l’abaissement de toutes les volontés et

305 [156]

le silence | de tous les cœurs. Environnés de ruines,
ministres de haines, de terreurs, de ténèbres, ils se sont
dits les organes du dieu d’amour et de vérité.
Nos besoins réels et dès-lors nos besoins sentis étoient


[JM 52]

bornés c’est en les étendant imprudemment dans

310

l’indéfini qu’on a fait naître cette attente illimitée que
maintenant l’on affecte de donner pour preuve d’une
destination supérieure à la vie terrestre. D’où viendroit à
l’habitant de la terre le besoin de ce que la terre ne
contient point, et à des organes éphémères des

315

conceptions éternelles. Mais, a-t-on dit, les lois seront insuffisantes
si l’on n’admet [S 69] un Dieu qui observe quand les
regards des hommes ne peuvent atteindre, qui peut encore
punir quand on échappe aux vengeances humaines, et
qui, commandant par les remords, ôte l’espoir de les

320

étouffer et le dangereux courage de les mépriser. Ainsi en
s’écartant des indications de la nature, on s’est vu autorisé
à consacrer des erreurs qui, outre les maux qu’elles
produisent, seroient déjà funestes à l’ordre social par cela

[157]

seul qu’elles | ne peuvent avoir qu’une autorité précaire et

325

que se dissipant un jour, elles abandonnent dans une
nudité ridicule tout cet échafaudage moral dont elles
déguisoient la subversion.
Sans le bonheur qui la rend juste et nécessaire, la
moralité de nos actions n’est plus qu’une chimère que

330

nous respectons par erreur ou par contrainte, que nous
méprisons dès que nous sommes désabusés et que nous
désavouons hautement si nous nous sentons assez forts.
Pour gouverner les hommes sans les rendre heureux,
il étoit indispensable de les tromper, et les moyens

335

religieux étoient les plus puissans. Mais la vérité seule est

[JM 53]

vraiment durable ; l’imposture dut toujours craindre d’être
refutée ; car voici à peu près ce qu’elle put dire.
Peuples que la nature déprave et que la raison égare,
cessez d’écouter des penchans que l’Éternel vous donna

340

pour vous séduire, et de suivre les desirs que vous suggère
d’accord avec lui, et pourtant contre lui, l’ennemi toujours
subsistant du maître absolu de toutes choses. Revenez
de cette confiance qu’entretiennent tous ces amis de
la sagesse qui vous perdent, et voyez l’abîme que la bonté

345

suprême tient toujours ouvert sous vos pas afin de

[158]

vous | rendre meilleurs. Entendez la foudre qui gronde pour
vous pénétrer d’espérance et d’amour. Hommes de chair,
avez-vous pu sans crime écouter les besoins de vos sens ?
ne sauriez-vous comprendre que le plaisir est un piège,

350

et que les passions auxquelles votre créateur vous a soumis
sont autant d’ennemis secrets qui travaillent à votre bien
pourvu que vous les combattiez sans cesse ? Que seroit
la grandeur divine sans les efforts des animalcules qui la
servent ? Vos victoires cachées font la gloire de l’Être-

355

Suprême. Insensés qui vous reposez sur l’idée de sa bonté
infinie ; s’il est le Dieu indulgent, n’est-il pas surtout le
Dieu juste qui vous punira de n’avoir pas suivi les vertus,
fruits des grâces que vous n’aurez pas obtenu de lui. Il est
le Dieu puissant et le Dieu caché, tous vos momens sont

360

à lui, vos pensées les plus involontaires sont soumises
aux lois dont nous sommes nécessairement les interprètes
sacrés. Il est encore le Dieu jaloux qui ne souffrira jamais
que vous vous éloigniez des sentiers que nous tracerons :
il est surtout le Dieu terrible, le Dieu vengeur, le Dieu

365

exterminateur ; et ce qui doit redoubler vos précautions,
votre zèle, votre amour, il est souvent le Dieu tentateur.

[159]

De sa grandeur infinie vous | concluez que l’homme ne
sauroit l’offenser, ou du moins ne peut l’irriter. Quelle
erreur, mes frères, abjurez cette raison mondaine. Vos

370

moindres fautes embrasent sa colère et appellent ses
vengeances ; mais nous vous prescrirons des expiations qui
retiendront son bras toujours prêt à foudroyer. Moyennant
ces combats, ces sacrifices, ces prières, ces macérations,
vous obtiendrez une éternité de contemplations ineffables,

375

si ; après la vie la plus méritoire, une mauvaise pensée ne
vient à l’instant de la mort vous plonger pour jamais dans
les abîmes infernaux. Car l’offense ne diminue point par
la foiblesse du coupable, mais elle s’accroît avec la grandeur
de l’offensé. Vos sages, qu’inspirent évidemment les

380

démons, vous disent que le puissant s’abaisse en se
vengeant d’un foible ennemi : ils vous entretiennent de
pardon, de générosité ; ce sont toutes sujétions de l’esprit
de ténèbres : il ne faut jamais pardonner à ces philosophes,
et il ne faut être généreux qu’envers les ministres

385

des autels. Les choses célestes sont quelquefois d’un autre
ordre que les choses mortelles. Dieu est foible comme
l’homme lorsqu’il aime ou pardonne, et nous avons trouvé
que c’étoit la bonté subordonnée à la justice : mais il est

[160]

vraiment | Dieu dès qu’il punit ; il est infini, impénétrable

390

lorsqu’il se venge : c’est-là sa grandeur suprême, l’attribut
divin. Il n’est pas de vertu sans effort ; et Dieu mérite
bien que le foible mortel se sacrifie à lui, c’est-à-dire, à
son culte, à ses ministres. Réprimez vos penchans, cela
lui est agréable, parce que cela est pénible : étouffez toutes

395

vos passions, détruisez en vous l’homme de la nature pour
y substituer l’homme de la grâce docile à nos vues. Ne
doutez pas un moment, tout examen est une impiété,
toute discussion est un blasphème ; d’ailleurs la religion
la plus absurde [S 70] aux yeux profanes est nécessairement 400
la seule vraie. Elle est encore la plus consolante ; elle
mène au bonheur par les austérités et fait oublier toutes
les misères de la vie dans l’espérance céleste que sur mille
réprouvés il pourra y avoir un élu. Assurément il est
essentiel au genre humain que nos dogmes deviennent

405

universels. Hâtons-nous de réformer et de combattre. Le
Dieu jaloux sera le Dieu des armées qui nous soumettront
les peuples. Abjurons ces lois profanes de liberté et

[161]

d’équité. | La volonté divine est antérieure aux principes
humains. Vous mourrez pour nous, avantage inestimable

410

qui vous donnera quelque part une vie bien meilleure et
bien plus durable. Ne craignez point de massacrer vos
frères au nom du Dieu qui vous ordonne de les aimer ; il
n’y a point là de contradiction, hommes de peu de foi.
C’est par amour que nous les tuons : nous en égorgerons

415

cent mille ; mais nous circoncirons les autres. D’ailleurs
il y a une différence si prodigieuse entre des infidèles et
des vrais croyans, qu’il n’est pas bien prouvé que ceux-là
soient aussi des hommes.
Ainsi parla l’imposture appuyée sur le fanatisme, insultant

420

à la raison pour se soustraire à l’examen, divinisant
l’absurdité par l’audace et semant les haines pour obtenir
l’empire.
L’homme devenu trop libre [S 71] par l’extension de ses
facultés, abusoit de ses desirs et de ses moyens. On

425

vit qu’il falloit un but et des limites ; on parla de devoirs,
de bonheur. Mais, en marchant où le devoir n’étoit point,


[JM 54] [162]

l’homme s’écartoit aussi du bonheur : on mit par-tout | le
devoir sous ses pas afin qu’il ne pût l’éviter ; il marcha
donc de devoirs en devoirs, et ne voyant jamais que des

430

devoirs, il demanda où est donc le bonheur. Jouir sans
cesse, cela ne se peut. Jouir le plus possible, c’est s’épuiser
en un jour, et l’épuisement conduit à la satiété, au désespoir ;
certes le bonheur n’est pas sur cette voie de dégoûts :
seroit-il sur la voie contraire ? Il consiste peut-être à ne

435

pas jouir, car rien n’est plus pénible, donc rien n’est plus
grand ; et, perfectionnés déjà, nous savons qu’être grand
c’est être heureux. Mépriser les jouissances, c’est peu pour
les destins suprêmes de l’homme ; souffrir est seul
convenable à sa dignité : voilà sa destination, sa félicité.

440

Dédaigner de repousser les maux de la vie, est d’un sage ;
s’en faire beaucoup à soi-même, est d’un héros ; ne les
point sentir, est d’un Dieu. Alors plusieurs de ces dieux
terrestres, impassibles et mortels, demi-consumés sur les
bûchers embrasés par leurs mains, crioient douloureusement,

445

je n’ai rien souffert ; expression magnanime, mais
extravagante, d’une ame forte et d’un esprit trompé.
Écoutez l’Indien. Le suprême bonheur des dieux, c’est

[163]

l’immobilité, l’insensibilité. L’In|dien comme l’Européen
veut imiter ses dieux. Une longue civilisation [S 72] mûrit les

450

folies orgueilleuses. Cependant l’Indien partage encore les
passions et l’activité des enfans de la terre ; le Quiétiste
chinois est encore loin du principe aërien : sur ce globe
sublunaire l’homme dégradé n’est après tout qu’un dieu
fort imparfait.

455

Vanter les bienfaits de l’Éternel et mépriser ses bienfaits ;
bénir sa bonté, l’adorer dans ses œuvres et affirmer
que l’homme s’élève à lui en dédaignant les biens qu’il
lui donna, l’on ne doit point voir en cela d’inconséquence,
l’erreur n’est que ce qui peut humilier l’homme ; tout ce

460

qui l’élève est vrai, parce qu’il aime à s’élever.
Il y a moins loin que l’on ne pense de l’impassibilité
stoïque à l’abnégation de l’insensé sous le froc, à la
démence du faquir qui mérite la béatitude du vingtième
ciel, en fixant la lumière bleue, ou même au jaloux

465 [164]

honneur | de la veuve indienne qui, pour prouver qu’elle
vivoit préférée à ses compagnes, sollicite sa propre mort ;
et perd tout ce qui est, pour obtenir une estime vaine là
elle ne sera plus.
Selon le stoïcien, l’homme sans passions est le chef-

470

d’œuvre de la nature : rien n’est plus contradictoire.
Supprimez les passions, il n’y a plus d’hommes, plus de
morale ; les passions peuvent seules la former ; l’équilibre
des passions modérées peut seul la maintenir. Les éteindre
est le précepte du fanatique : les suivre est la loi de

475

l’homme isolé ; les réprimer sans les anéantir, les
soumettre à une raison plus sentie que disputante, plus douce
que sévère, voilà sans doute le devoir de l’homme en
société.

L’homme social n’est point un être nouveau créé par

480

un système humain ; c’est l’homme de la nature en société.
C’est pour suivre ses passions, c’est pour obtenir ses
besoins qu’il réprime quelquefois les unes et limite les
autres. C’est pour n’être pas toujours assujetti, qu’il s’impose
à lui-même une loi, c’est pour conserver le plus

485

possible de ses droits effectifs qu’il a consenti, non pas à
en aliéner une partie, mais à négliger de les exercer. S’il

[165]

perd plus qu’il ne gagne, s’il sacrifie plus qu’il n’ac|quiert,
l’ordre social n’est pas bon pour lui ; si le plus grand
nombre perd ainsi, l’ordre social est mauvais : bien plus,

490

il est dissout, car il ne se maintient plus par la volonté
générale, mais par une force étrangère à lui-même.
La science des sociétés se réduit à suivre les passions
primitives, en balançant leurs efforts, en réprimant leurs
mouvemens orageux, et surtout en étouffant sans

495

ménagement et sans retour, en prévenant avec sagesse tout
besoin que la nature n’a pas donné, tout desir qu’elle
n’inspire point, toute prétention à des droits qu’elle n’a
pas autorisé. Ce qui est essentiel à l’homme est seul légitime ;
ce qui convient ainsi expressément à sa nature ne

500

peut varier avec les tems et les lieux, ne peut dépendre
de l’opinion des législateurs, ni changer selon
l’inconstance des peuples.
L’art de jouir est le seul art de l’être qui sent et modifie

[JM 55]

[JM 56]

son existence. Tout commande le plaisir, c’est vers lui

505

que nous tendons sans cesse : nous ne pourrions même
soutenir cet effort factice qui le repousse, si nous ne
donnions le change à nos desirs ; nous leur en promettons
un imaginaire, dont l’excès et la plénitude balancent les

[166]

avantages que les | plaisirs réels reçoivent de leur

510

présence, de leur entière conviction, et de leur accord avec
la situation de nos organes.
Mais, disent nos froids moralistes, le plaisir est dangereux,
il nous corrompt [S 73] sans nous satisfaire ; il énerve
les ames, et les rend incapables de tout effort vertueux.

525

Tout son prestige n’est qu’une vanité indigne du sage ; il
passe comme une lumière instantanée, et son inutile éclat
rend plus sinistres les ténèbres qu’il ramène.
Le plaisir est corrupteur. Je conviens qu’il est contraire
à notre morale, et c’est ma plus forte preuve contre elle.


520

Je conviens aussi que beaucoup de nos plaisirs sont
contraires à toute vertu, et c’est encore un des bienfaits de
notre morale.

[167]

Le plaisir énerve les ames. Je veux qu’il éteigne les
passions des sujets et tous les genres de fanatisme jusqu’à

525

celui de la liberté ; mais pourquoi notre liberté elle-même
a-t-elle besoin de fanatiques ? quelle prudence l’a caché
dans les mystères du lieu saint ? ne seroit-elle que
l’oppression déguisée d’un siècle plus adroit [S 74] ?
Le plaisir ne sauroit nous satisfaire. Parce que, trompés,

530

nous le cherchons où il n’est pas ; parce que, dépravés,
nous l’avilissons, nous le flétrissons ; parce qu’égarés par
l’inquiétude de nos chimères vagues et exagérées, nous
ne saurions plus jouir de ce qui est simple, positif et
vrai.


535

Le plaisir est vain, il passe rapidement, les regrets et
la douleur lui succèdent. Parce que nous ne savons pas
le fixer, le prolonger sur la vie ; parce que, voulant

[168]

excessivement, nous | croyons ne rien obtenir même en
obtenant beaucoup ; parce que, toujours hors de la nature,

540

nous cherchons des joies extrêmes, et nous oublions que
la félicité n’est point une succession d’éclairs rapides,
mais une lumière douce et durable.
Les plaisirs impétueux conviennent bien mal à l’homme
des grandes sociétés, qui ne vit pas seulement dans le

545

présent, mais bien plus encore dans l’avenir et le passé.
Leur brillante séduction, avec ses inégalités, ses intervalles
et ses craintes, produit plus encore de dégoûts et d’anxiétés
que de desirs et de jouissances. Cette avide inquiétude
nous captivoit par ses promesses irrésistibles ; le feu passe,

550

les facultés se consument, l’espoir reste infécond dans le
cœur dévoré d’une stérile ardeur, et l’existence elle-même
n’est qu’un poids pénible à qui la porte en vain. Des
jouissances tranquilles, mais continues, amènent le calme,
la sécurité. Ce paisible bonheur ne séduit pas d’abord, et

555

ne fait pas d’enthousiastes ; il promet moins, mais il ne
trompe jamais. Il s’accroît et se perpétue, nourri de ses
propres forces, et se reposant sur son expérience ; mais
les excès de joie qui nous entraînent si vivement, fuient

[169]

avec une égale | rapidité, et tous ces plaisirs bruyans sont

560

le prestige et non l’emploi de la vie.
Homme d’un jour, placé par l’éternelle nécessité sous
la loi de la douleur et du plaisir, ta seule fin morale est
le bonheur, et ton seul devoir le moyen convenu pour le


bonheur de tous. Ton existence toute entière est dans

565

cette alternative, jouir ou souffrir. Tous les êtres pèsent
et gravitent les uns sur les autres, soutenus chacun par
l’effort central de sa sphère individuelle. Cette force de
résistance s’affoiblit en s’éloignant de son principe, et
devient nulle à la circonférence contre les efforts multipliés

570

de la compression extérieure. C’est en limitant son
être que l’on le possède tout entier ; l’extension n’est que
misère et dépendance. On souffre, on s’épuise au loin ;
l’on ne jouit, l’on ne vit véritablement qu’au centre. Mortel
foible et si vainement avide, circonscris ton être, évite

575

les maux en restant dans les bornes de tes facultés et du
bonheur. Jouis, il n’est pas d’autre sagesse ; fais jouir, il
n’est pas d’autre vertu ; mais jouis avec choix, avec
réserve ; sans cette prudence, il n’est pas de félicité réelle.
Partage tes plaisirs ; le méchant veut jouir seul, mais le

580 [170]

méchant ne sait point jouir. La | jouissance consume elle-
même sa mobile illusion. Pour la conserver toute entière,
produis des plaisirs dont l’épreuve ne se fasse pas sur toi-
même : ainsi le bonheur que nous donnons devient notre
volupté la plus pure ; et l’art de jouir est souvent celui

585

de céder le plaisir [S 75]. Partage aussi tes douleurs, la


[JM 57]

bienveillance les allège et les rend tolérables. Souffrant, confie
tes peines si tu ne veux le désespoir ; jouissant, communique
tes joies si tu veux en connoître d’indicibles. Dans
l’enthousiasme de la volupté comme sous le poids du

590

malheur, toujours entraîné foible et dépendant, ô homme
appuie-toi sur ton frère. La nature vous unit dans la

[171]

conformité [S 76] de vos sensa|tions, elle vous protège l’un par
l’autre ; mais vous vous déchirez pour le stérile honneur
de la combattre, et vous trouvez vos plus affreux malheurs

595

dans le bonheur exclusif que vous avez si imprudemment
cherché. Elle vous disoit à tous : aime, console, jouis et
fais jouir ; jouis dans toi-même et dans tout ce qui
ressemble à toi. Elles passeront les lois atroces et les
superstitions sanguinaires ; ils passeront les stériles efforts des

600

vertus austères et les écarts effrénés, plaisirs de la servitude ;
mais la loi primitive ne périra jamais. Un jour
peut-être le bonheur naîtra de son précepte immuable,
nos calamités s’effaceront dans l’oubli des erreurs qui la
combattent ; les momens rapides, que nous appelons les



[JM 58] 605

siècles de civilisation, s’éloigneront confondus dans les
ténèbres qui couvrent pour nous les tems sauvages, et le
genre humain enfin rétabli perdra jusqu’au souvenir de
cette étonnante déviation.




[172]

DIXIÈME RÊVERIE

… Je l’éprouve tous les jours davantage, de toutes
les affections produites dans le cœur humain par nos
besoins divers, nulle n’est préférable à la douce impulsion

5

de l’habitude. Nos goûts s’effacent avec nos passions
mobiles ; nos desirs changent comme notre situation
précaire et nos années fugitives ; la facile habitude est la
seule pente durable où notre vie entière et s’incline et
s’écoule.

10

Ce qui nous séduisoit hier peut cesser de nous plaire
aujourd’hui ; mais une chose même indifférente dans son
principe s’identifie à notre être dès qu’elle est en quelque
sorte consacrée par l’habitude. Un plaisir absolument
isolé, quelque vif qu’il puisse être, ne nous laissera qu’un

15

stérile souvenir ; mais une jouissance, autrefois habituelle,
se perpétue jusques dans la vieillesse, au moins par le
charme de ses regrets. L’empreinte des premiers ans est

[173]

sur|tout ineffaçable, et souvent le besoin de ce qu’ils ont
possédé devient une privation intolérable pour le vieillard

20

qui, même dans un meilleur ordre de choses, ne jouira
de rien par cela seul qu’il ne retrouvera pas ses premières
jouissances. Le feu des passions peut faire oublier ou
méconnoître, durant la jeunesse, le pouvoir de l’habitude.

[JM 59]

[JM 60]

L’homme dur et l’homme insouciant rentrent plus tard

25

sous sa loi ; l’homme vivement passionné la néglige long-
tems ; d’autres rapidement entraînés par des événemens
divers, se sont fait une sorte d’habitude de n’en pas
connoître ; mais l’homme sensible et modéré ne s’y soustrait
jamais. Il ne sauroit oublier ce qui occupoit son cœur, et se

30

lasser de ce que ses desirs ont constamment cherché. Il
est plus égal parce qu’il est moins avide ; il est plus constant
parce qu’il sent davantage. Il chérit toujours ce qu’il
a long-tems aimé, et jouit plus encore parce qu’il a déjà
joui. Détrompé sur l’illusion dont se revêt l’inconnu, il

35

ne cherchera pas au loin ce qu’il possède près de lui ; et
ne sera pas avide des choses qu’il ignore, uniquement
parce qu’elles lui sont nouvelles.
Le sage cherche le bonheur dans ce qui l’environne,

[174]

l’habitude est une sorte de | lien [S 77] volontaire également

40

chéri des bons cœurs, et convenable à la raison desabusée.
Que de probabilités lui sont favorables aux yeux de
celui qui veut raisonner son choix et motiver ses desirs.
J’essaye presqu’en aveugle ce qui est nouveau pour moi,
et dans l’inexpérimenté, fussè-je le plus prudent des

45

hommes, je pourrois souvent d’une chose bonne ne recevoir
que la partie désavantageuse. Au contraire, je connois
sous ses divers rapports ce que j’ai déjà éprouvé ;
et, comme une chose seule peut toujours être considérée


sous divers aspects, et produire du moins indirectement

50

des effets opposés, je choisis le lieu, le tems, toutes ces
convenances et tous ces accessoires dont le détail importe
tant à qui le sait pénétrer ; je jouis doublement du bien,
soit en l’assimilant davantage à mes besoins, soit en écartant
ce qui pourroit l’altérer, et faisant servir à mon avantage

55

jusqu’au mal même qu’il cachoit à un œil non
exercé.
Si un romancier nous peint son héros parcourant vingt
contrées, essayant de tout ce qu’elles offrent de séduisant

[175]

et enivré de plaisirs, | inépuisables si l’on veut, mais

60

toujours variés et rapides, il ne pourra qu’enflammer notre
imagination ; il ne touchera pas notre cœur et n’aura fait
que nous amuser. Mais qu’il chante la félicité pastorale [S 78],
les goûts constans, les occupations uniformes et leurs
plaisirs aussi invariables que simples et vrais, alors il nous


65

intéresse puissamment ; il excite de profonds regrets ;
nous sentons je ne sais quoi d’attendrissant dans ce charme
inaltérable, que d’heureuses habitudes répandent sur de
paisibles jours.



[176]

ONZIÈME RÊVERIE

On a dit que l’habitude convenoit aux ames foibles, et
qu’elle les affoiblissoit tous les jours davantage [S 79]. Je veux
qu’il en soit ainsi. Qu’importe que des hommes foibles

5

reposent au sein de leurs goûts et s’abandonnent à la
facile habitude ? Que pouvez-vous prétendre d’eux, sinon
que leur foiblesse du moins ne soit pas vicieuse ? Faites-
leur donc des habitudes qui soient bonnes et à eux et à
l’état. Leur foiblesse même vous est un puissant moyen

10

d’établir des mœurs publiques. La majorité les maintiendra
par besoin : alors les ames fortes les suivront par
choix, et cette activité qui eût pu les renverser
s’emploiera d’elle-même à veiller pour les soutenir.

[177]

Quant aux ames fortes, elles ne s’affoibliront point par

15

l’habitude ; elles n’en prendront que pour les petites choses
dans lesquelles elles étoient déjà foibles, parce que, sûres
de leurs moyens, elles ne déployent jamais une énergie
superflue.


[JM 61]

L’habitude est une loi indirecte que l’on reçoit plus

20

volontiers que toute autre loi, et qui bientôt les peut faire
toutes aimer, si elles sont bonnes ou même indifférentes
de leur nature ; c’est donc par ce lien indirect qu’il
conviendroit de retenir l’indomptable imagination.
L’imagination combine les idées conservées des objets

25

simples, non selon leurs rapports réels qui forment les
êtres existans, mais dans leurs rapports possibles ou
supposés tels, dont résultent des êtres ou absens, ou
chimériques, ou même fantastiques et contradictoires. Une
imagination sage s’écarte peu de ce qui existe ou de ce

30

qui est certainement possible : une imagination déréglée
n’est pas limitée par les probables ; elle unit des parties
incohérentes, elle crée des monstres ; son travail l’exalte,
elle les voit présens, elle devient folie. Les autres facultés de
l’homme qui n’ont pour objet que ce qui existe, étoient

35 [178]

déjà susceptibles du trop | d’extension ; mais dans la sphère
indéfinie des possibles, il s’égarera bien plus encore : c’est-
là principalement qu’il doit se circonscrire et s’imposer
des lois.
S’il peut supposer des êtres imaginaires, si même il

40

peut quelquefois donner l’existence à ces enfans de son
imagination lorsqu’elle les a formé de parties harmoniques
et qui n’attendoient qu’une main qui les assemblât,
c’est par-là surtout qu’il étend ses relations bien
plus que ses forces, et sa dépendance bien plus que son

45

empire ou ses plaisirs. C’est par son imagination qu’il a
reçu le plus de moyens de modifier son être : de toutes
ses facultés, elle est la plus active, la plus illimitée et la


plus avide dans ses conceptions, mais la plus impuissante
pour en réaliser les objets. C’est dans cette source

50

toujours plus abondante de sensations nouvelles, qu’il
trouvera quelques biens et des maux sans nombre. C’est-
là surtout que le choix importe ; il lui vaudroit mieux
mille fois tout rejeter que de tout admettre, et négliger
quelques avantages plus spécieux qu’utiles, que de s’asservir

55

à tant de besoins que le cours naturel des choses ne
sauroit jamais satisfaire, et dont l’infaillible effet sera le
mépris des choses réelles et le dégoût de la vie.

[179]

Les terreurs imaginaires, les puissances in|visibles et
menaçantes, les spectres, les fantômes sinistres furent les

60

fruits d’une ignorance inquiète dans les siècles d’oppressions
et de misères intolérables. Par une conséquence
analogique, des esprits sombres, aigris par leurs douleurs
réelles, imaginèrent des effets plus imposans et plus
terribles du principe désastreux de souffrance et de mort qui

65

sans cesse corrompoit pour l’homme l’œuvre universelle
du Dieu d’ordre, de paix et d’harmonie. La sécurité d’un
bonheur constant, sa lumière douce et pacifique dissiperoit
plus puissamment que les éclairs de la stérile raison, tous
ces fantômes lugubres exhalés de l’abîme des misères

70

humaines.
Il seroit plus difficile de renoncer aux rêves heureux.
Peut-être aussi pourroit-on tolérer [S 80] ces erreurs spécieuses
dont l’espoir durant autant que la vie, a cet inconvénient
de moins que l’on n’éprouve jamais le malheur d’être

75

désabusé : mais redoutez surtout les chimères terrestres ;
elles mettent des calamités inévitables à la place des biens
imprudemment promis. Il n’est pas de moment plus
pénible que celui où notre attente trompée efface elle-

[180]

même le plaisir | et montre son néant. Fatigué de 80
lutter contre le malheur, l’infortuné s’appuie du moins
sur l’espérance ; mais l’homme confiant qui se précipitoit
vers la joie et n’a saisi qu’une ombre, chancelle
dans son découragement et ne trouve plus rien qui le
soutienne : l’espérance elle-même n’est plus. Quand le

85

plaisir imaginaire, fantastique enfant de notre délire,
s’avance sous ses formes douteuses, exagérées, l’illusion
le précède, le revêt et l’embellit ; mais sa fuite le découvre
et le spectre est suivi de satiété, de regrets, de dégoûts,
et sur ses pas sinistres le désespoir s’élève et couvre

90

l’univers flétri.
Les écarts de l’imagination produisent cette inquiétude
vague et pénible qui remplace chez tant d’hommes l’heureux
sentiment du desir. Le desir donne déjà quelque
chose des jouissances qu’il demande, parce qu’il cherche

95

une chose réelle, parce qu’il la promet, parce qu’il prouve
la faculté de jouir. Il satisfait doublement l’homme par
l’idée de ses biens et de son pouvoir ; mais l’inquiétude
sans objet fixe, toujours plus avide parce qu’elle n’est
point satisfaite, n’atteste que son impuissance et le néant

100

de sa vie. Épuisé d’un besoin dont l’objet, toujours
cherché, n’est jamais atteint, jamais connu, jamais espéré,

[181]

il succombe à l’irrésistible ennui, à l’ennui irrémédiable
qui opprime sans relâche et consume avec une froide
lenteur.

[JM 62]

[JM 63] 105

Les meilleures lois sont impuissantes si leur ouvrage
n’est affermi par les mœurs ; c’est elles qui font un peuple
ce qu’il doit être. C’est l’opinion qu’elles déterminent
et les habitudes intérieures liées aux mœurs publiques,
qui rendent les lois plus tolérables si elles sont austères

110

ou erronées, plus douces encore si elles sont heureuses.
Le lien de l’habitude fait qu’un seul est nécessaire à
beaucoup et beaucoup nécessaires à lui. Il produit ce
sentiment profond [S 81] qui reporte délicieusement notre idée vers

les lieux qui nous ont vu naître, et, nous rendant

toujours étrangers [S 82] au milieu de ce que n’ont point connu

[182]

nos premiers ans, nous | rappelle sans cesse par des regrets
ineffaçables et nous ramène pour finir où nous avons
commencé.


[JM 64]

Nos peuples modernes se ressemblent tous dans la

120

monotonie de leurs usages : cependant on reconnoît chez
eux cette force de l’habitude ; quel seroit son pouvoir chez
ceux qui auroient une législation et des mœurs, non des
usages et des réglemens ?
Heureux le peuple qui, possédant une terre nouvelle

125

sous un ciel favorable, a reçu de la nature tout le
physique du bonheur, et n’a plus qu’à l’affermir sur la base
morale d’une véritable institution. Il est peut-être plus
naturel d’être vertueux dans les contrées sublimes, et plus
doux encore de vivre heureusement sous un ciel facile.

130 [183]

Mais une contrée muette | ou sinistre, un climat polaire,
un ciel brumeux contristent l’homme : leur âpreté n’offre
que des difficultés à vaincre, et ne laisse au desir, comme
à l’industrie, d’autre objet que l’adoucissement des maux.
Cependant sur ces terres désolées nos misères seroient

135

tolérables, si nos erreurs ne les aggravoient ; elles seroient
oubliées peut-être, si dans l’unité d’intérêts et d’efforts
nous savions les adoucir par tous les moyens qui sont en
nous.
Les peuples chez qui les usages ne sont point des

140

modes, et qui suivent dans les détails de la vie une habitude
constante, ont seuls des mœurs caractérisées et
durables. C’est la permanence des mœurs qui fait la durée
de la législation et de l’existence civile d’un peuple.
Vingt nations successives seront oubliées avant que les

145

Parsis ou les Juifs aient cessé d’être ce qu’ils sont depuis


[JM 65]

tant de siècles ; avant que les Chinois aient changé leurs
usages séculaires, leur caractère vieilli, leur morale savante
et maniérée.
Dans le seul instant connu de l’histoire humaine, dont

150

les variations et les incidens déterminent à nos yeux les
bornes du possible, nulle institution n’est durable si elle
ne donne au peuple qui la reçoit une forme qui lui

[184]

soit | propre, un caractère qui ne soit qu’à lui. Mais si les
lois des hommes n’étoient qu’un mode plus simple, une

155

expression plus directe des lois de la nature, elles seroient
durables sans qu’il fût besoin de les opposer entre elles
par des nouveautés et des moyens bizarres, ou de
distinguer les peuples par les rivalités et les haines. Ce qui
est simple et naturellement convenable n’est pas susceptible

160

de tant de formes variées, et n’a rien à perdre ou à
gagner en se mêlant à ce qui est également bien disposé
pour un même but. Mais les choses factices peuvent se
modifier de tant de manières dissemblables, et les choses
compliquées diffèrent par tant de points qu’elles ne

165

peuvent s’unir sans s’altérer. Pour qu’elles subsistent
toujours elles, il faut qu’elles soient tellement originales et
uniques que rien de ce qui les environne ne puisse
s’allier avec elles. Lycurgue a rendu les Spartiates singuliers
parmi les Grecs ; Moïse a, dans ce sens, plus fait encore :

170

il a séparé essentiellement son peuple des autres peuples.
Les mœurs de Sparte étoient uniques en Grèce, et Sparte
subsista long-tems différente de ses voisins. Tout chez
les Hébreux les éloignoit des autres nations, et les


Hébreux restent toujours séparés. Une même force morale

175 [185]

conserve | les antiques [S 83] sectateurs de Djemschid
dispersés dans les contrées musulmanes. Il résulte de cette
opposition de mœurs, de culte, de lois et d’opinions une
répugnance invincible à se mêler avec des peuples parmi
lesquels on craint de s’altérer et de se confondre ; ceux-

180

ci s’opposent également à cette union par leurs préventions
et leurs haines. On conserve sa forme première,
parce que l’on auroit horreur d’en changer, et aussi parce
que l’on n’en sauroit adopter aucune autre. On conserve
ses mœurs et parce qu’on les aime et parce qu’elles sont

185

odieuses au reste du monde.
Celui dont la cité est semblable aux autres cités n’a pas
de patrie. S’il la trouve par-tout, elle n’est proprement
nulle part. Il lui est égal de vivre ailleurs s’il y peut vivre

[186]

de même. | Alors il ne peut être bon citoyen que par

190

devoir ; mais c’est le besoin et non le devoir qui conduit
les hommes. Il raisonnera son patriotisme, mais le patriotisme
ne se raisonne pas. Il sera retenu peut-être par ses


possessions, par ses privilèges de citoyen, par des
convenances accidentelles. Il ne quittera pas son pays, mais il

195

en négligera les usages, il en oubliera l’esprit particulier :
citoyen au-dehors, il ne sera en effet qu’un habitant, un
étranger. Tout se rapprochera et se confondra. Il arrivera
dans les corps politiques ce que l’on voit dans les
mélanges de diverses matières hétérogènes, mais non

200

essentiellement inalliables. Dans la confusion elles
se corrompent, et loin que ces diverses parties
inconsidérément mélangées réunissent leurs qualités utiles
dans le tout incohérent qu’elles composent, elles
n’ont formé au contraire qu’une masse indigeste et

205

stérile.
La conformité des habitudes et des besoins est le seul
véritable lien parmi les hommes. Sans l’union, sans la paix
réelle, il n’est pas de bonheur général ; cette paix, cette
union sont impossibles entre des hommes qui ne sont

210

point égaux ; et quelle égalité peut-on jamais prétendre
hors de cette simplicité primitive qui suffisant à tous les

[187]

besoins, dans une abon|dance limitée puisqu’elle est égale,
donne l’usage sans faciliter l’abus, ne fatigue point par
des travaux superflus, n’épuise point par un luxe inutile,

215

n’énerve point par l’exagération des plaisirs d’un jour, mais
ne connoît que des travaux utiles afin que ceux-là puissent
n’être pas négligés, que des biens simples et des plaisirs
uniformes afin que tous les puissent partager, et, sans
aspirer jamais à la puissance extérieure, à la gloire, à la

220

grandeur de l’état, veut seulement qu’estimé plus que
craint au-dehors, protégé surtout par la force de résistance
des vertus mâles et indomptables, il soit sûr et heureux
au-dedans.


Malgré les préjugés d’intérêt des classes privilégiées et

225

ceux d’habitude des classes sacrifiées, c’est un principe
universellement reconnu, du moins pour la théorie, que
les hommes sont essentiellement égaux, et que la cité
n’est qu’une association précaire et monstrueuse dès que
chacun de ses membres n’en partage pas les droits comme

230

les charges. Mais il faut un grand art, ou plutôt un art
trop simple et trop étranger à notre politique, pour rendre
et maintenir les hommes vraiment égaux. Dans l’inaptitude
à changer les choses établies, ou à prévenir la corruption

[188]

des choses nou|velles, on a cru les modérer suffisamment

235

en distinguant deux égalités ; l’une absolue, que l’on a jugé
commode de déclarer impraticable, l’autre relative qui l’est
réellement. Ceux qui veulent s’élever à l’ombre de l’égalité,
disent : nous ne serons pas égaux en toutes choses, cela ne
se peut ; (en effet ils le rendent ou le laissent impossible) mais

240

nous serons égaux devant les lois, et cette promesse est
dérisoire, ils sont assurés de n’établir qu’une forme vaine.
Cette distinction a trompé des publicistes de bonne foi qui
n’avoient pas étudié l’homme, et servi, pour le malheur
des peuples, les gouvernans qui le connoissoient mieux.

245

Une forme extérieure, contraire à la nature des choses,
ne sauroit être qu’apparente et mobile. On ne crée rien
en politique, en disant, que cela soit ainsi, et nul sophisme
ne nous persuadera que les résultats puissent être
semblables quand les moyens sont opposés. L’un a beaucoup

250

de talens, de richesses et de considérations ; l’autre est
inepte, pauvre et méprisé : peut-être ils sont égaux devant
la loi, mais assurément ils ne le seront point devant ses
interprètes. L’injustice sera toujours inévitable parmi nous,
soit que malgré les inconvéniens des lois diffuses et sous-

255 [189]

divisées, nous prétendions prévoir dans les | délits tous
les cas possibles, et qu’ainsi nous établissions une
injustice de fait en sévissant également dans les circonstances
dont la diversité peut être compliquée de mille manières
nouvelles et imprévues ; soit qu’attribuant au magistrat le

260

pouvoir de prononcer selon sa sagesse, nous le laissions
en effet opter entre l’opulent qui a tant de moyens de le
séduire et le pauvre qui ne peut rien, entre le coupable
qui protège et le juste inutile. Dans la répartition des
emplois et de la confiance publique c’est pis encore : si

265

le peuple fait les nominations, sera-t-il sans passions
quand tout ce qui l’entoure les excite en lui, ou ne se
passionnera-t-il que pour un vrai mérite comme s’il le
pouvoit discerner quand les dehors imposans ne
l’annoncent que là où il est le plus rarement ; et sera-t-il à

270

l’abri des séductions, quand tous les moyens de séduction
sont préparés pour l’éblouir, quand ses besoins et
ses misères les autorisent tous et les légitiment. Si les
chefs des gouvememens donnent les places, qui ne sait
qu’ils voudront être aidés par les riches et soutenus par

275

les hommes déjà puissans ; dès que ces voies de corruption
seront ouvertes, ils ne chercheront que des esclaves
faciles pour leurs vues personnelles et non des hommes

[190]

utiles à | leur pays. Tout dans l’état va se perdre et se
corrompre, ou plutôt il n’y a déjà plus rien à perdre.

280

Les mêmes causes qui rendent illusoire cette égalité
tant vantée par ses secrets ennemis, ne font aussi qu’un
vain mot de la liberté politique, inutile simulacre, dont
le culte partage ce servile univers en esclaves qui
connoissent leurs fers, et en esclaves qui même ne les sentent

285

pas. Je veux que la liberté soit le consentement aux lois
établies par la majorité. En ce sens même un peuple
simple peut seul être libre. Mais où est la cité dont les
lois ne soient pas l’ouvrage d’une très-foible minorité ?
L’assemblée d’un peuple n’est souvent composée que du 290
dixième de sa population ; et c’est la majorité de ce dixième
qui exprime le consentement unanime de la nation. Il en
est bien autrement encore quand cette prétendue majorité
ne pouvant agir directement, n’exerce sa puissance
législative que par ses représentans, dont l’élection même

295

concentre encore de près de moitié ce que l’on appelle
la volonté générale. C’est ainsi que les états puissans,
réduits à un petit nombre de citoyens, dont toutes les
voies de corruption entraînent alors plus facilement la

[191]

volonté et même l’opinion, voyent | s’évanouir cette

300

liberté politique dont le droit les trompe et dont ils
montrent avec un si puéril enthousiasme la pompeuse et
vaine image. C’est ainsi que l’Orient, fatigué d’une lutte
sans objet, dut s’endormir sous le joug dans les tems
antiques où son luxe croissant étouffa la liberté dans les

305

cœurs amollis, et c’est ainsi que la terre entière, asservie
par ses mœurs factices, devint le déplorable jouet des
imposteurs et des despotes.
Tout pays policé renferme deux classes d’hommes.
L’une s’instruit et raisonne, l’autre vit dans l’inscience.

310

La première sera toujours estimée par cela seul qu’il est
de sa nature de mépriser l’autre. Elle dominera toujours ;
elle a pour cela des moyens irrésistibles, du moins dans
leur durée. Si la seconde, qui ne conserve d’autre avantage
que la force directe, parvient à s’élever un moment,

315

elle se lassera bientôt elle-même des caprices et dès inepties
de son autorité dans un ordre de choses étranger à ses
besoins, et qu’elle ne connoissoit que par d’envieux
desirs. Elle ne sauroit tarder de se livrer à l’adresse des
factieux, pour qui elle va s’enthousiasmer parce que son

320

inexpérience a besoin d’être guidée, et qui bientôt forts

[192]

par elle, mais non plus pour elle, la joueront en | la
flattant ; ainsi substitués sans qu’elle y ait rien gagné, aux
despotes qui l’asservissoient ouvertement et qui, n’ayant
pas sa faveur, eussent peut-être moins osé.

325

L’égalité ne sera jamais qu’une chimère chez des hommes
qui diffèrent trop par la pensée, le sort, les besoins et les
vues. Qu’ils reçoivent de l’éducation des principes
semblables, et qu’ils les voyent consacrés par la conformité
de leurs destinées ; qu’ils aient mêmes mœurs, mêmes

330

besoins, mêmes droits, mêmes jouissances, surtout mêmes
desirs et mêmes habitudes, alors seulement ils pourront
être égaux. Mais vouloir que celui qui jouit de tout ne
soit pas flatté par celui qui sans ses dons ne possèdera
rien ; mais vouloir que le génie dont les conceptions

335

embrassent l’univers, se croye absolument l’égal du
manœuvre qui n’a qu’une idée vouloir qu’il y ait des
passions immodérées sans injustices pour les satisfaire, et
un vaste pouvoir sans brigue pour l’obtenir ; vouloir des
riches qui toujours favorisés, ne soient pas insolens ; un

340

peuple qui toujours sujet, ne soit pas opprimé ; et
toujours privé, ne soit pas envieux et rampant : c’est imaginer
des mots et non connoître ou gouverner des hommes.

[193]

Si ces deux classes ne peuvent exister sans | être
essentiellement opposées et sans que l’une prépare pour l’autre

345

les fléaux qu’elle en reçoit, ne faudroit-il point détruire
cette funeste distinction en ne formant les hommes qu’à
ce qu’ils peuvent tous également atteindre ; car ce qui
n’est accessible qu’à un petit nombre est nécessairement
funeste à tous ; et cette industrie qui produisant quelques

[JM 66] 350

biens à la vérité, conduit à des maux beaucoup plus
grands, ne peut être excusée quelque séduisante [S 84] qu’elle
paroisse. Les arts subtils, les recherches et les études
profondes, les entreprises mémorables, ces choses si grandes,
ces titres si vantés de la gloire humaine, ne paroîtroient-

355

ils à l’intelligence impartiale qu’une laborieuse puérilité ?
et ce roi de l’univers, en ses perpétuelles sollicitudes, ne
seroit-il devant elle que le plus misérable et le plus ridicule
des êtres animés, dont un même moment de la

[194]

nature | commence l’empire et finit l’éternelle mémoire ?…

360

…………………………
Les commodités nombreuses que produit le luxe ont
séduit les philosophes même. Cependant elles coûtent
bien plus à la société qu’elles ne lui donnent. Elles
appauvrissent tout un peuple, pour amollir les riches et nourrir

365

quelques pauvres qui sans elles ne l’eussent pas été.
Elles sacrifient un nombre d’hommes et retiennent les
autres dans l’assujettissement et les misères. En exaltant
nos desirs, elles excitent nécessairement la cupidité,
l’ambition, l’envie. Elles étouffent les penchans de la

370

bienveillance ; elles font oublier les seuls plaisirs inépuisables,
et mènent rapidement à cette inquiétude qui finit par le



[JM 67]

dégoût ou du moins l’indifférence de la vie, ordinaire et
irrémédiable fléau des jouissances usurpées.
Les plaisirs simples peuvent seuls rester semblables,

375

parce qu’ils n’ont pas besoin d’illusion ; ils raniment la
vieillesse comme ils ont inspiré l’enfance. On naît avec
eux, on vit par eux, on leur sourit encore à l’instant
funèbre. Ils durent toujours parce qu’en effet ils n’ont
jamais passé : étrangers à l’avenir, indifférens à ce qui ne

380 [195]

sera peut-être pas comme | à ce qui n’est plus, ils
s’alimentent du présent ; et le présent les ramène toujours,
tandis que ces jouissances indirectes et composées, enfans
de l’imagination, finissent avec son délire, et corrompent
en détrompant. Les biens exclusifs rendent l’homme dur,

385

envieux, égoïste ; l’agitation et la crainte naissent de leur
incertitude. L’on est malheureux par le néant qu’ils cachent
et par les vices qu’ils donnent.
Peuples qui voulez un moment jouer un rôle imposant
sur la terre, cherchez la guerre, les sciences et le

390

luxe [S 85]. Peuples qui voulez long-tems la félicité et l’abondance
universelle, vivez paisibles, simples et bons, sans
sciences comme sans erreurs, jouissans mais sans faste,
indépendans mais sans opprimer, heureux de vos avantages
et non de la ruine universelle.


[JM 68] 395

…………………………………
…………………………………
Le commerce comme le luxe, et parce qu’il produit le

[196]

luxe, jette au loin un éclat impo|sant : l’on admire et l’on
n’examine plus. Nous vantons l’opulence toujours ostensible

400

et nous taisons la misère que tant de causes cachent
et dissimulent. Jamais peuple eut-il des individus très-
riches sans avoir d’innombrables malheureux [S 86] ? Des palais
fastueux s’élèvent-ils dans des campagnes abondantes et
libres ? Si vous pesez impartialement, d’un côté ces jouissances

405

trompeuses que le commerce réunit, ces avantages
si plaisamment vantés de l’industrie qu’il donne ; de
l’autre, les travaux qu’il coûte, les hommes qu’il sacrifie,
les contrées qu’il dévaste, l’esclavage qu’il autorise, les
bonnes institutions qu’il expulse, la corruption qu’il produit,

410

tous les malheureux qu’il fait et qu’il prépare ;
pensez-vous que cette balance encore inconnue conserve un
moment d’équilibre sous ce poids désastreux ?

[197]

C’est, dit Raynal, un inconvénient inévi|table chez un
peuple commerçant, libre ou non, il vient à n’aimer, à

415

n’estimer que les, richesses. Je crois en effet ce résultat
absolument inévitable ; mais je le regarde non comme un
inconvénient dont quelques avantages pourroient dédommager,
mais comme un fléau le plus grand de tous et le
plus anti-social. Non-seulement un peuple commerçant,

420

ou un peuple riche qui, selon moi, est un peuple pauvre,
vient nécessairement à aimer les richesses ; mais même
lorsque son inconséquente morale lui recommande le
mépris de l’argent, nul n’écoute ce précepte suranné, chacun
sent que, là où l’argent représente tout, ne pas l’aimer

425

c’est oublier ses propres besoins et sa nature, c’est
quitter la vie réelle pour une vertu inutile, qui ne peut
être bonne que chez les peuples prétendus pauvres, à qui
elle convient si naturellement qu’alors elle n’en est pas
même une [S 87]. Abandonnez le commerce aux peuples vieux

430

et sans mœurs, chez lesquels il n’est en effet qu’un

[198]

inconvé|nient, parce qu’il ne fait qu’accroître un mal déjà
incurable. Il se peut même alors qu’il soit compensé par les
commodités qu’il procure mais il ne sauroit l’être dans
les lieux où sans procurer plus d’avantages ou même

435

autant, il introduit tous les maux de nos sociétés.
Je veux que le commerce puisse être bon à certains
peuples mais c’est par cela même qu’ils ne sont pas
susceptibles d’une chose meilleure qui est de n’en avoir pas.
C’est une suite naturelle du commerce, de nous faire

440

préférer les faux biens aux biens réels. En introduisant
des productions étrangères, en excitant des arts multipliés,
il présente aux desirs une intarissable variété d’objets.
Dès-lors le superflu devient nécessaire, l’agréable se
préfère à tout, le caprice est le besoin ; plus de grandeur

445

sans ostentation, de mérite sans luxe, de plaisir sans art,
ni de vertu sans argent. Nulle chose n’est bonne si elle
n’est étrangère, coûteuse, difficile. On prodigue beaucoup
pour posséder très-peu ; un seul consomme en
un moment de faste, ce qui suffiroit à plusieurs pour

450

vivre des années. Le pauvre est misérable parce qu’il [199]
n’a pas ce qu’il faut à ses besoins ; le riche est misé|rable
parce qu’il n’a pas ce qu’il faut à ses desirs ; et quelques
étourdis, en visitant les palais de la capitale, trouvent seuls
la nation opulente et heureuse.

455

Là où les hommes sont encore neufs, les mœurs naturelles,
et toutes choses dans cette première simplicité qui
permet aux bonnes institutions de s’établir ou de se maintenir,
là le commerce doit être évité comme un fléau
corrupteur, une habitude de vénalité, qui fait un misérable

460

trafic de toutes les affections sociales, et de toutes
les choses de la vie. Lorsque l’esprit de négoce est devenu
l’esprit public, lorsque l’on calcule le prix de chaque chose,
lorsque les talens sont payés, et que l’on sait ce que
valent les vertus et les services, tous sont marchands et

465

nul n’est homme. Cherchera-t-on de la modération chez
ceux dont l’état est d’acquérir, de l’union chez ceux dont
les intérêts sont d’une nature opposée, de la probité chez
des hommes vendus, une ame libre parmi celles que la
passion du gain asservit, toutes les affections nobles et

470

paisibles parmi les passions envieuses et immodérées, et
le bonheur public au sein des vices et de la misère des
esclaves.

[200]

Toute nation forcée au commerce par l’ha|bitude des
besoins qu’elle s’est fait, par la nécessité des choses, ou

475

par sa propre déviation, tenteroit vainement de se
régénérer ; elle ne peut attendre qu’une amélioration partielle
et assez illusoire ; il lui faut une législation ordinaire, une
police et des maîtres.
Et qu’on ne dise pas qu’un grand peuple ne pourroit

480

subsister sans commerce ; car, pourquoi faut-il qu’un grand
peuple change ce qui lui est nécessaire pour ce qui lui
est inutile ; ou un superflu qu’il falloit négliger, pour un
superflu qu’il attire à grands frais.
Que l’on ne dise pas que le commerce rapproche les

485

peuples, car il isole les citoyens, et la désunion dans la
cité est plus funeste encore que la désunion entre les
peuples. Que l’on ne dise point qu’il civilise les nations
barbares car, lorque je l’interdis aux peuples simples, je
ne nie pas que quelques hordes féroces ne puissent être

490

adoucies par la communication ; et gagner ainsi par le
commerce, jusqu’au point où elles seront dignes de
n’avoir plus qu’à perdre par lui. S’il adoucit les mœurs,
il les corrompt ; s’il rend les hommes plus lians, il les
rend moins sociables s’il empêche quelquefois le brigandage

495

ouvert, il lui substitue toujours les tromperies

[201]

cachées ; s’il fait | respecter les propriétés, il établit
l’esprit de propriété ; s’il fait des honnêtes gens, il fait des
égoïstes. Il polit les hommes, mais il les affoiblit et les
altère ; il adoucit les vices des ames fortes, il émousse

500

leur rudesse sauvage, mais en éteignant toute leur énergie,
mais en énervant toutes leurs facultés ; il fait les
hommes plus petits, les fait-il meilleurs ?
Un mot encore. Chez les peuples pasteurs de l’antique
tradition, les troupeaux paissant librement dans les

505

pâturages heureux, n’étoient rappelés que par le son des
instrumens qu’ils aimoient. Souvent la dent sauvage de l’ours
ou du lion dévoroit une victime, ou l’homme plus insensé
sacrifioit une hécatombe. Dans notre froid Occident sont-
ils plus heureux, protégés, mais déchirés constamment

510

par la dent mercenaire des chiens que commandent de
misérables pâtres ? et si nous n’avons plus de sacrifices,
n’avons-nous donc pas des boucheries ?

[202]

DOUZIÈME RÊVERIE

S’il existoit une intelligence qui ne fût point dans
l’homme, mais qui pourtant pût connoître et juger les
opérations de l’intelligence humaine, elle trouveroit toute la

5

déviation de notre espèce, et tout son délire moral, dans ce
seul mot de la philosophie des Grecs : vis pour mourir.
Ainsi l’être organisé est sensible et actif, afin qu’il soit
impassible et nul. Ainsi la matière est animée, afin qu’elle
puisse être inerte. Ainsi l’existence est la préparation du

10

néant ; et les actes que la vie produit et qui la perpétuent,
ont pour fin la cessation de la vie. Ainsi celui qui est,
modifie son être pour s’étudier à un mode meilleur lorsqu’il
ne sera plus. Ainsi les rapports et la fin sont contraires
aux causes, aux moyens, aux effets ; ou bien la

15

moralité humaine repose uniquement sur la base chimérique
d’une hypothèse contradictoire.

[203]

Comment l’objet de la vie est-il placé hors de la vie ?
est-ce là l’ordre naturel, ou le rêve de l’homme ? Si l’on
dit : vis de telle sorte qu’à la mort tu n’ayes ni regrets,

20

ni remords ; celui qui a joui du présent, parce qu’il
n’attendoit pas d’avenir, mourra-t-il moins ainsi que celui qui
a sacrifié sa vie réelle pour une meilleure qui, à sa mort
même, n’est encore dans sa propre conviction qu’un espoir
incertain. Si l’on dit : vis présentement de telle sorte que

25

ta vie soit améliorée et prolongée dans le tems sans
bornes ; pourquoi changer une hypothèse en assertion ?
parle-t-on aux sectaires au lieu de parler à l’homme ? Si
cette existence nouvelle est essentiellement différente,
comment le mode de l’une décide-t-il le mode de l’autre ?

30

et si elle est la même… le philosophe aussi ressuscite-t
il des cadavres ? Chaque pas creuse un abîme dès que l’on
veut faire de l’inconnu la raison du connu, et que l’on
explique le présent que l’on pourroit entendre par
l’inaccessible que l’on prétend deviner.

35

S’il y a deux substances contraires dans la nature, et
que je sois formé de ces deux substances, pourquoi donc
mon esprit ne sent-il pas les autres esprits, comme mon

[204]

corps sent les autres corps ? Cette certitude m’importoit |
davantage que la première ; pourquoi la nature ne me l’a-t-

40

elle pas donné à un degré supérieur ? pourquoi du moins ne
me l’a-t-elle pas donné au même degré ? Mon intelligence ne
pouvoit-elle se connoître comme mon corps se sent, et
communiquer avec les autres intelligences par une sorte
de tact certain comme celui des êtres corporels ? Ma vie

45

actuelle, ma durée matérielle n’est point équivoque, pourquoi
celle de mon ame est-elle douteuse ? Si je ne puis
éprouver distinctement ce qui n’est point encore, du moins
ne pourrois-je connoître ce qui est déjà pour les autres
hommes ? et puisque mes sens me prouvent la vie mortelle

50

des hommes qui m’entourent, pourquoi mon intelligence
n’apperçoit-elle pas de même la vie immortelle
de ceux qui viennent d’y entrer par leur mort visible ? Je
marchois avec mon ami, la mort le frappe, il tombe ; son
corps ne suit plus les mouvemens du mien, mais pourquoi

55

sa pensée me quitte-t-elle aussi ? Si l’on me répond que
les esprits ne peuvent communiquer que par l’entremise
des corps, on me fournit une autre objection non moins
forte ; car, dans l’union des deux substances, il n’est pas
vraisemblable que l’une soit nécessaire à l’autre pour agir,

60 [205]

sans que respectivement celle-ci le | soit à la première ;
et moins encore que cette différence soit toute entière à
l’avantage de la substance inférieure et mortelle sur la
substance excellente et impérissable. De plus, si les esprits
ne s’entendent ici que par l’entremise des corps, lorsqu’il

65

n’y aura plus de corps, resteront-ils ainsi isolés, inconnus
les uns aux autres, et ne pouvant plus se transmettre leurs
conceptions parce que les organes de la parole ou de
l’ouïe ne sont plus ? Si on leur suppose alors des moyens
nouveaux, que rien ne peut nous annoncer dans cette

70

vie corporelle, leur nature sera donc changée puisque
leurs moyens seront essentiellement différens ; et comment
un être peut-il changer de nature ? comment peut-il
changer de nature et rester le même ? et s’il ne reste pas
le même, comment la rémunération sera-t-elle possible ?

75

ou bien, sans la rémunération, quelle preuve vous
reste-t-il, et quel sera le but de l’union de l’ame avec
le corps ? Il ne faut rien moins que cette fin pour
rendre, non pas probable, mais moins inconcevable, cette
union d’un jour entre deux substances essentiellement

80

contraires dans leur nature, dans leur but, dans leur durée.
Comment concevoir cette union instantanée, (et sans

[206]

résultat s’il n’y a point de rémunération) | entre un être qui
s’organise un jour et se dissout pour jamais, et celui qui
commence avec lui, qui se développe par ses organes,

85

qui lui est étroitement uni, qui lui est même assujetti et
s’affoiblit avec lui, qui néanmoins, lorsque celui-ci périt,
le quitte intact et indissoluble pour lui survivre à jamais
sans conserver de trace de sa première union ; et qui, après
avoir dépendu un moment, perd pour l’éternité toutes les

90

marques de sa dépendance, partage sa durée immortelle
en deux parties essentiellement différentes, l’une d’une
heure et l’autre incalculable ; et reçoit, dans sa durée,
deux manières d’être, ou plutôt deux natures si différentes
et dans des tems si disproportionnés, sans même que

95

l’une participe ou résulte de l’autre. Tout ce système porte
un caractère de contradiction et d’inconséquence ; il appartient
bien mieux aux écarts d’un être circonscrit qui n’imagine
que des rapports isolés, qu’aux conceptions harmoniques
de l’ordre universel.

100

J’ai posé comme un principe reçu, que je n’ai point en
moi une conviction réelle de la partie spirituelle de mon
être ; et ce principe est prouvé par l’histoire des opinions

[207]

humaines ; car nul siècle, nul peuple n’a pu douter | de
l’existence des corps, mise en problème par un petit

105

nombre de sophistes qu’ont écouté seulement ceux qui se
plaisoient à ces étonnantes subtilités ; mais l’antiquité
toute entière, barbare ou civilisée, ignorante ou savante,
simple ou profonde [S 88], croyoit la matérialité des esprits. Si
l’on n’eût fait descendre du ciel l’opinion naissante de la

110

spiritualité pure ; si on ne l’eût donné comme une vérité
éternelle et sacrée, elle fût restée dans la classe nombreuse
des hypothèses hasardées que l’enthousiasme soutient un
jour, mais qu’une raison impartiale ne juge que comme
des rêves philosophiques.

115

La pensée, dit-on, ne peut être matérielle parce qu’elle
ne peut avoir les attributs des corps, être étendue, divisible,

[208]

et que nous | concevons au contraire qu’elle est une
et simple. Mais il me semble que l’on ne prouve rien par
là ; la pensée n’est pas l’ame ; elle n’est point non plus 120
une substance effective, un être à part. L’ame est le principe
quelconque qui anime le corps, et certes, ce principe
peut être matériel dans l’homme qui respire, comme
dans l’huître qui s’ouvre, et le lys qui végète. La pensée
est un résultat de nos sensations, un mode, une faculté,

125

comme la couleur [S 89] d’une tulipe, la gravitation d’une
planète. Pourquoi ce résultat simple n’appartiendroit-il
pas à un être composé ? La tendance, la force inconnue
que vous nommez gravitation, a-t-elle une forme, des
couleurs, est-elle divisible ? ou parce qu’elle n’a point

130

l’essence d’un être matériel, est-elle un esprit pur et
indestructible ? Elle n’est rien de tout cela ; elle est un
être métaphysique, une propriété ; elle n’a pas une
existence propre.
Comment expliquer, comment concevoir, comment

135

croire même possible l’action de la matière sur l’esprit et

[209]

de l’esprit sur la matière ? | Dans ce système il faut se
taire ou admettre le rêve de Leibnitz ; et qu’est-ce qu’un
système que rien ne prouve, que rien n’autorise dans la
nature, et qui a de si invincibles difficultés que l’on ne

140

peut même essayer de les éluder, si l’on ne veut recourir
à l’hypothèse absolument gratuite de l’harmonie préétablie,
pour couper ce nœud que nulle subtilité ne promet de
défaire ?
Si nous trouvons en nous quelque répugnance [S 90] à

145

croire l’ame matérielle, ne seroit-ce point, en partie,
parce que nous avons de la matière une idée trop
circonscrite et fausse ? Nous la croyons vulgairement une
substance grossière, passive, incapable par elle-même de
mouvement et de vie. Mais s’il existe une matière

150

subtile et active, principe de mouvement, d’organisation et
de vie, agent universel de la nature, un feu élémentaire,
tel que nous en pouvons concevoir une idée imparfaite
d’après la subtilité et la surprenante activité de la lumière ;

[210]

alors nous supposerons | sans peine que le principe qui

155

meut la nature est aussi celui qui nous anime, et nous
aurons levé les principales difficultés : celle entre autres
de la différence entre la raison de l’homme et celle des
autres êtres animés, différence inexplicable dans le
système de la spiritualité ; car, l’instinct des animaux opère

160

les fonctions de notre ame, et si nous voyons notre
raison s’élever à un degré supérieur à celle de l’éléphant
et du chien, du moins la conformité de leurs opérations
plus ou moins parfaites n’annonce nullement une nature
essentiellement différente, comme la prodigieuse distance

165

qui est entre l’intelligence de Platon et celle du plus
stupide des hommes, ne nous fera pas penser pour cela
qu’elles soient d’un ordre distinct.
Thalès définissoit l’ame, une nature sans repos ; et
Zénon un feu céleste : on peut voir dans la réunion de

170

ces deux opinions, le feu principe ; et dans le feu principe,
l’ame universelle, système si général chez les anciens,
et qui paroît être plus qu’une hypothèse.
La pensée elle-même paroît n’être qu’une modification
de la sensibilité ; elle en est du moins une suite : nous pensons

175

parce que nous avons senti ; et pourquoi la sensibilité

[211]

ne se|roit-elle pas commune aux composés organiques,
animés et végétans, et même à tout corps organisé, c’est-
à-dire peut-être à tout composé ?
Pour expliquer deux effets, la sensibilité et la pensée,

180

il n’étoit pas nécessaire d’imaginer deux principes distincts,
deux ames unies au corps humain. Une seule rend raison
de ce double produit, dans les divers rapports de son
union avec la matière moins subtile, que nous nommons
le corps. Ne perdons pas de vue que la sensation et la

185

pensée ne sont que des effets, et que, même s’ils différoient
absolument, ils pourroient néanmoins être produits
par diverses combinaisons des mêmes principes.
Supposons que tout composé organisé et même tout être,
car sans doute l’atôme élémentaire n’existe nulle part seul,

190

soit formé de proportions et de combinaisons différentes
de la matière indifférente unie à la matière essentiellement
active [S 91] ; alors, dans l’homme, la matière indifférente opère

[212]

passivement les | mouvemens [S 92] communs à tous les corps,
comme la circulation de nos fluides et tous ceux que

195

nous ne commandons pas, que nous ne sentons même pas.
L’action de la matière indifférente sur la matière active,
sur le feu principe qui anime l’homme, produira en lui
les sensations que ses organes lui transmettent du dehors.
Le mouvement propre du principe essentiellement

200

actif qui est en nous produira la pensée ; et l’action
directe de ce principe actif sur l’indifférent donnera nos
mouvemens spontanés. La faculté du principe actif
de modifier cette action, sera la liberté ; et le mode de

[213]

cette | action sera la volonté qui détermine les suites, les

205

effets de la liberté.
Quoique la pensée soit le mouvement propre du
principe actif, comme le principe inférieur qui est uni à celui-
ci communique à lui et influe sur lui, ses dispositions
peuvent aussi beaucoup sur la pensée, et celle-ci dépend

210

de nos sensations en cela qu’elles en sont l’occasion. Par
une suite encore de cette union, le principe qui produit
la pensée doit avoir besoin d’une disposition analogue
des organes ; ensorte que la pensée, quoique libre par son
essence, parce qu’elle est l’action propre du principe actif

215

seul, est néanmoins dépendante en ce que ce principe uni
à l’autre principe, peut être troublé, abattu, excité ou
altéré par celui-ci.
C’est cette disposition nécessaire de la matière inerte
qui rend surtout raison de ce que la pensée, encore

220

informe dans l’enfance, s’affoiblit dans la maladie, est
souvent suspendue dans le sommeil, et s’éteint dans la
vieillesse.
Quoiqu’une action particulière et positive du principe
inférieur sur le principe actif vienne à cesser, ou que

225

même d’autres impressions succèdent à celle-là, cette
sensation première peut cependant amener à sa suite une

[214]

pensée | ou un enchaînement de mille pensées, et l’esprit
est ainsi mu indirectement par les organes. Dans un
autre moment, quelque rapport entre la disposition

230

présente des organes et cette disposition passée produira des
souvenirs, ou des sentimens inopinés.
Quand l’action respective des deux principes devient plus
forte, plus compliquée, plus active, la pensée s’étend et
s’agrandit, les organes se fortifient, l’enfant devient homme ;

235

quand elle s’affoiblit, s’épuise momentanément, l’homme
repose. Pendant le sommeil les deux principes agissent,
mais en quelque sorte à part, et d’une manière isolée ; ce
n’est que leur action mutuelle qui est presque suspendue :
dans le sommeil l’homme sent et rêve, son sang circule

240

et ses alimens se résolvent en chyle ; mais ses organes
n’apportent guères de nouvelles sensations à son esprit,

[215]

et son esprit s’exprime rarement [S 93] par ses organes. | Les
opérations des deux principes sont affoiblies en lui,
principalement parce que leur action mutuelle est suspendue.

245

Si quelqu’accident vient déranger cette action mutuelle,
elle devient irréguîière et désordonnée ; sa pensée s’altère,
il est imbécille ou fou ; ou bien ses organes se perdent, il
est aveugle ou sourd. Si tous s’usent et s’oblitèrent, cet
état d’entraves et de foiblesse énerve aussi son esprit, et

250

la vieillesse revient à l’enfance ; ou plutôt l’esprit épuisé
du vieillard n’est pas plus l’esprit informe de l’enfant,
qu’un corps ossifié par le travail de la vie, n’est le corps
préparé à se fortifier par elle. Lorsque la balance entre les
deux principes est inégale, l’homme est nerveux, mais

255

borné ; ou foible et plein de génie. Si la balance est
disposée dans une heureuse harmonie, voilà le mortel
parfaitement constitué pour être heureux lui-même, et faire
le bonheur des hommes qu’il doit éclairer et protéger.
La constitution intérieure de l’homme le conduit à sa

260

dissolution ; les objets extérieurs la hâtent sans cesse et la
précipitent souvent. Son organisation s’altère tous les
jours, et elle cesse pour jamais, quand les rapports établis [216]
entre les deux principes qui le composent, cessent | de se
balancer mutuellement pour animer toute la machine ; la

265

matière indifférente, abandonnée à elle-même, s’arrête, et
son composé se dissout, parce que n’ayant plus en lui le
principe actif qui le soutenoit, [S 94] il se trouve livré à l’effort
des objets extérieurs qui l’altèrent et le dissipent en
s’appropriant ses parties.

270

Quelle sera dans cette hypothèse la différence entre
l’homme et les autres êtres animés dont l’intelligence est
inférieure ? Dans ceux-ci le feu élémentaire est moins
considérable, moins dominant, moins dégagé de la
matière indifférente et celle-ci respectivement, et peut-

275 [217]

être par cela même, est moins parfai|tement organisée :
ils ne peuvent donc recevoir des sensations aussi délicates
et aussi variées, ni concevoir des pensées aussi étendues.
Comme ils ont moins du principe actif, leur faculté de
penser sera beaucoup plus limitée ; comme ils reçoivent

280

par leurs organes plus grossiers moins d’impressions à
comparer, ils jugeront moins, et dès-lors encore penseront
moins ; et il s’ensuivra de même qu’ils auront peu de
mémoire, et surtout une très-foible et peut-être même
aucune prévoyance de l’avenir.

285

Dans ce que nous nommons végétal, le feu élémentaire
beaucoup plus foible, suffit seulement à l’organisation ; il
maintient dans la plante le mouvement nécessaire pour
conserver et nourrir son ensemble ; et, si vous voulez, il
n’y produit rien de plus.

290

Vous expliquerez ainsi les différences incalculables que
la nature a établi entre les êtres organisés, depuis l’être
inconnu, mais probable, beaucoup plus intelligent que
l’homme, jusqu’à l’être, aussi probable et aussi inconnu,
moins organisé que la pierre. Vous ne trouverez plus

295

contradictoire la gradation fortuite des êtres ; vous ne
ferez plus de ces classes imaginaires que l’observation de
la nature dément sans cesse, et auxquelles vous forçoient

[218]

le double | préjugé de l’ame humaine essentiellement
distincte du principe qui anime la bête, et de ce principe

300

essentiellement différent de celui qui fait végéter la plante ;
vous ne soutiendrez plus, malgré l’évidence dont la
conviction vous accuse intérieurement, que la distance entre
l’intelligence de l’ingénieux éléphant et celle du plus
stupide maron [S 95] des Alpes, est plus décisive que celle de

305

cet imbécille même au plus ingénieux des hommes.
Ceux qui ont voulu que l’ame fût une substance
particulière, un être réel autre qu’une matière subtile et active,
ont été réduits à affirmer des assertions contradictoires,
ou bien à admettre les deux ames, l’une sensitive et

310

l’autre raisonnable ; celle-ci absolument spirituelle, mais
l’autre matérielle, afin que l’on conçoive du moins
comment nos organes produisent nos sensations. Mais, même
en adoptant ces deux ames, il restera toujours à expliquer
comment la pensée, principe immatériel, ame raisonnable,

315

est unie à la sensibilité, principe subtil mais matériel, ame

[219]

sensitive. Ainsi l’on | n’aura tranché la difficulté que pour
la voir renaître en l’augmentant même par l’invraisemblance
d’une supposition purement gratuite, que rien n’indique
dans la nature, qui n’est évidemment produite que par le

320

desir de conserver l’opinion de l’immortalité, et qui
multiplie en vain les moyens de la nature, en réunissant trois
substances pour faire l’homme seul, tandis que deux (qui
ne sont proprement que deux modifications différentes
d’une même substance) expliquent tout l’univers ; et que

325

nous voyons tout s’opérer par la réunion et la combinaison
de deux contraires, et jamais de trois moyens
élémentaires.
Si l’ame étoit une substance distincte et simple, nous
ne pourrions penser et sentir à la fois ; desirer une chose,

330

en redouter une autre ; résoudre un problème en savourant
un parfum ; jouir à la fois par un sens et souffrir par
un autre ; mais, dans l’hypothèse présente, tout cela
s’explique naturellement, et sans distinguer deux ames par la
diversité d’action des deux principes.

335

Cette unité de sentiment et de pensée, dont on prétend
déduire l’indivisibilité du principe qui sent et pense, afin
de prouver par là sa spiritualité et son immortalité ; cette

[220]

unité, | dis-je, me paroît être seulement une unité
d’ensemble ; ce moi distingue du reste du monde le tout que

340

composent les diverses parties de mon être. Mon ame avec
ses diverses sensations est une, mais non simple, comme
mon corps avec ses diverses parties et ses divers organes
est un, quoique composé. L’unité de ma pensée n’est que
l’unité de ma faculté de penser ; elle n’est point divisible

345

parce qu’une faculté, un attribut n’est pas un être réel et
divisible. Ma pensée est formée de plusieurs parties qui
ne forment qu’une pensée, comme la forme de mon corps
réunit les formes de ses diverses parties, et n’est cependant
qu’une seule forme ; et cette réponse est si simple, 350
que l’on sera tenté de répliquer : ce n’est pas cela que
nous contestons ; mais que contestez-vous donc [S 96] ?

[221]

Si je voulois affirmer ce simple doute, je | combattrois
toutes les absurdités qu’il faut dévorer dans
le préjugé contraire que l’on ne craint point d’affirmer.

355

Je demanderois comment l’ame immatérielle agit sur
le corps ? comment elle est dans l’étendue ? comment
elle se modifie en couleur, en son, en odeur ? Je
demanderois ce qu’étoit avant la formation de l’homme
corporel, cet être réel à part, ce pur esprit simple ; à quel

360

moment et par quel moyen il s’unit à lui ? Je demanderois
où il étoit avant la formation du fœtus ? S’il existoit
avant, je demanderois pourquoi il existoit avant, en quel
lieu il attendoit ? ou, s’il n’étoit dans aucun lieu, comment
il est maintenant dans un corps ? Je demanderois

365

s’il se connoissoît lui-même, et alors comment il se fait
qu’il n’en ait aucun souvenir ? ou s’il s’ignoroit, et alors
quelle est l’existence d’un être essentiellement pensant et

[222]

sentant, qui pourtant | ne sent ni ne pense ? S’il n’existoit
point avant la formation du corps, je demanderois comment

370

a pu commencer cet être simple ? et, s’il a pu
commencer, pourquoi il ne sauroit finir ? si l’idée de son
indestructibilité n’entraîne pas l’impossibilité de sa formation
autant que celle de son anéantissement ; et par quelle
raison cet être, qui est et sera nécessaire, n’étoit pas nécessaire

375

antérieurement ? dans quelle fin cet être qui a commencé
pour animer un corps, et n’étoit pas quand il n’en
animoit pas, durera quand il n’aura plus de corps à animer ?
et comment il sera semblable à lui-même dans un
état si différent de celui pour lequel il fut d’abord ordonné ?

380

Si je voulois changer en système le doute que j’expose,
je crois que je dirois facilement dans ce sens quelque
chose de vraisemblable sur le problème insoluble de la
liberté xle l’homme ; car, si le principe actif a un mouvement
propre, voilà la liberté ; mais si ce mouvement lui-

385

même est modifié par les réactions de la matière
indifférente, voilà la pensée même déterminée par les sensations,
et dans des rapports nécessaires avec les impressions
des objets extérieurs et les dispositions des organes. Si

[223]

le principe actif ne peut animer le | principe inférieur

390

que selon les rapports nécessaires et limités par la nature
des choses qui existent entre les deux principes, voilà
sa liberté circonscrite, et elle n’a de choix qu’entre un
nombre déterminé d’objets. Dans tel homme le principe
actif est absolument dominant, il agit par lui-même, et la

395

pensée s’élève et s’étend ; dans tel autre, il est tellement
entravé par la matière inférieure [S 97] qu’il n’agit même de son
mouvement propre qu’à l’occasion des mouvemens qui lui
sont ou qui lui ont été communiqués par les organes,
et voilà l’homme stupide et dépendant. L’ame la plus libre 400
n’est que la plus active ; elle est plus indépendante parce
qu’elle est plus forte, et elle s’élève à des conceptions plus
profondes et plus hardies, parce qu’elle est unie à des
organes plus parfaits, et qu’elle-même domine davantage,

[224]

dans cet individu, la majtière insensible qui comprime

405

les ames des hommes foibles et bornés……………
Des docteurs chinois, moins hardis du moins que les
nôtres, n’ont pas prétendu que l’ame fût immortelle par
sa nature ; mais ils ont imaginé qu’elle pouvoit se fortifier,
se conserver par l’exercice du bien, et devenir même

410

impérissable à force de vertus [S 98]. En cherchant le grand
œuvre imaginaire de la physique, on a fait des
découvertes heureuses ; j’aime mieux encore le grand œuvre de
la morale, les efforts de ses enthousiastes sont quelquefois
utiles aux hommes des siècles présens.

415

On objecte qu’il est consolant pour l’homme, qu’il est
utile au vulgaire des hommes actuels de croire l’ame
immortelle ; mais puisque cette croyance n’est pas une
sanction indispensable à la morale de l’homme pensant,
encore moins peut-être à celle de l’homme bon ; puisque

420

de grands adversaires de l’immortalité ont eu de grandes
vertus, et que de profonds scélérats ont cru la rémunération,
convenons que l’on peut sans crime attaquer cette

[225]

opinion vénérée, | et sentons que les instituteurs des
peuples n’ont encore qu’ébauché le grand art de la

425

législation. Il est adroit de faire servir à la fin que l’on se
propose, les foiblesses, les erreurs et les passions des hommes,
et de prescrire à leur folie la route dans laquelle on veut
qu’ils s’égarent. Mais il seroit sublime de trouver dans le
concours harmonique de toutes les passions naturelles, la 430
félicité générale et individuelle de l’homme social, la
moralité de ses actions, le prix de ses vertus et le terme
de ses désirs, sans avoir besoin de recourir au pouvoir
dangereux des opinions hasardées ou chimériques, qui,
lorsque le peuple les croit, sont mauvaises par cela seul

435

qu’elles le trompent, et plus funestes encore dès qu’il est
désabusé, parce qu’elles entraînent dans leur ruine l’édifice
fragile construit sur leur base éphémère.
Socrate lui-même, en s’attachant à établir l’immortalité
de l’ame, s’appuie sur des principes qu’auroient pu

440

lui contester les Locke de son siècle ; et loin d’expliquer
comment l’ame ayant commencé, ne pourra finir, il
conclut qu’elle survivra au corps de ce qu’elle existoit avant

[226]

lui, et il donne de cette exis|tence antérieure une preuve
qui n’est qu’une hypothèse chimérique [S 99]. C’est encore

445

par elle et par ses conséquences qu’il réfute l’opinion
naturelle de ceux qui n’en font qu’un résultat harmonique.
Il dit de plus que, puisqu’elle conçoit des abstractions
simples, elle est nécessairement indivisible comme elles,


[JM 69]

et dès-lors invariable. Il est vrai qu’il ne pensoit pas que

450

le sage dût long-tems s’arrêter à douter ; et qu’ainsi l’on
devoit attendre de lui qu’il parlât plus en grand et
éloquent moraliste qu’en métaphysicien profond. Il paroît
donc s’être moins attaché à chercher ou à démontrer
une vérité nécessaire, qu’à établir une croyance utile ; et

455

dans notre ordre social il pouvoit penser que la consolation
de l’espérance convenoit mieux à l’homme individuel
que la vérité qui décourage.
Parmi les hommes que nous connoissons, Socrate
pouvoit dire : si la raison libre de préventions mais non

460

d’erreurs, s’arrête à sonder cette question essentielle et obscure,
elle trouvera que l’ame, en tout dépendante des effets
physiques, intérieurs ou extérieurs, se fortifie et s’éteint

[227]

avec le corps, partage son | énergie dans la santé, et s’abat
comme lui dans la maladie ; que ses affections dépendent

465

de l’air subtil ou triste qu’il respire, du fluide ardent ou
épuisé qui circule dans ses veines ou ses nerfs ; et qu’ainsi,
variable comme lui et par lui, elle paroît avec lui périssable.
Mais considérons de quelle impénétrabilité[S 100]


s’enveloppe l’essence des choses ; combien il seroit téméraire

470

à l’être borné qui ne peut percevoir qu’un rapport


[228]

apparent, de prétendre sonder | leur nature invisible : avouons
que la vérité n’est pas plus dans les choses que nous


jugeons, ou dans les rapports métaphysiques que nous
supposons, que la couleur dans l’objet que nous voyons,

475

ou dans le milieu qui nous la transmet ; et après avoir en
notre grandeur fantastique, fondé les opinions humaines ;

[229]

et aveugle mortel, osé dire aux mortels aveugles | comme
nous : ici est la lumière et là sont les ténèbres, redescendons
à notre propre foiblesse, sentons le besoin d’être

480

soutenus plus encore que celui d’être éclairés, embrasons
notre ame par l’enthousiasme des conceptions élevées,
et soutenons à cette hauteur notre volonté pour les
vertus mâles ; nous désirerons alors l’immortalité sans

[230]

l’approfondir, et l’inef|fable espérance, ne fût-elle qu’un

485

rêve, consolera nos douleurs, affermira nos volontés
abattues, et ranimera, dans nos cœurs flétris, la passion
du bien et la sécurité d’une philosophie sublime et
impassible.
S’il se trouvoit que l’immortalité fût chimérique, et que
cette erreur pourtant fût bonne parmi nous, ce seroit
une grande preuve, ajoutée à tant d’autres, que nous
sommes hors des véritables voies.
En seroit-il de même de notre liberté ? Que de


subtilités pour substituer des rêves qui nous flattent, aux

495

conceptions naturelles que nous rejetons parce qu’elles
renverseroient notre œuvre factice !
Qu’entend-on par liberté ? le tout n’est-il pas essentiellement
selon sa nature ? a-t-il le pouvoir d’être autre qu’il
n’est, de n’être pas lui-même ?

500

L’individu est-il libre ? l’action nécessaire de l’être
universel ne nécessite-t-elle pas les modifications de ses
parties ? Si un seul être est libre, l’univers n’a plus de forme
déterminée ; le mode de son existence n’est plus qu’un
fantôme.

505

On a dit très-bien, le hasard n’est que le cours inapperçu

[231]

de la nature. La liberté | est un être chimérique
comme le hasard ; elle n’est que la cause déterminante
inapperçue.
Si tout est nécessaire, la cause première, la raison de

510

l’univers est seule incompréhensible ; (c’est-à-dire simplement
inconnue à l’homme) s’il est autrement, la nature
est toute entière inexplicable et contradictoire aux yeux
de l’homme.

[232]

TREIZIÈME RÊVERIE

Un peuple simple dont les vieillards ou les sages
observeroient la nature, non pour se vanter de l’expliquer,
mais pour y trouver les avantages de la vie humaine ; qui

5

l’étudieroit non pour faire des systèmes, mais pour suivre
les applications particulières de ses lois générales, un tel
peuple concevroit, sur les lois de l’ordre universel, l’opinion
d’un tout harmonique résultat de la compensation
des effets contraires de deux causes différentes. La simple

10

observation de la nature semble conduire à cette idée,
qui, sous diverses formes et diverses altérations, subsista
dans tous les siècles et chez tant de nations.
On trouve ce système chez les Sabiens, si antérieurs

[233]

aux Mages [S 101], dans l’Égypte, la | Perse, la Grèce, et

15

récemment dans des sectes chrétiennes ; le christianisme
lui-même l’admet. Les principales modifications de ce
système l’ont absolument défiguré, mais on le reconnoît
pourtant. D’abord on expliqua la nature en la composant
de deux matières, l’une active et l’autre inerte ou indifférente ;

20

et l’on fit tout dériver des diverses combinaisons
de cette matière subtile et de cette matière corporelle.
Ensuite l’inquiétude de l’inconnu et le desir de se faire
un nom par de nouvelles hypothèses, ont changé la
matière motrice en intelligence gouvernante, et l’on crut

25

à l’ame universelle. Pour se faire entendre du peuple, on
donna à l’ame universelle une volonté motivée ; et pour
donner aux vertus une sanction céleste, on en fit la cause
de tous les biens, le bon principe. Le modèle que l’on
proposoit à l’homme, ne pouvoit être la cause d’aucun

30

mal, il fallut donc que l’autre principe produisît les maux
par la force d’inertie qu’il opposoit aux biens. Il étoit
difficile d’expliquer par cette seule résistance le mal positif ;
on fit ce second principe opposé en tout au premier,
voulant et produisant comme lui, et tantôt égal,

35

subordonné, ou supérieur, selon que le génie des peuples et

[234]

l’imagination de | leurs sophistes les portoit à voir dans
la nature l’équilibre entre les biens et les maux, ou une
somme plus forte des uns ou des autres.
Des Égyptiens qui instruisirent Pythagore jusqu’à

40

Leibnitz, et de l’Inde aux Gaules, l’ame universelle fut reconnue
par les Zenon, les Orphée, les Zoroastre, les Marc-Aurèle,
par les Mages et les Druides. Nombre d’hypothèses
qui semblent opposées entre elles, n’en sont que
des interprétations différentes on l’apperçoit dans

45

Malebranche comme dans Spinosa. Anaxagore développoit
les êtres organisés en assimilant sa matière active
à ses corps homogènes ; et les divers degrés d’activité
des Monades ne sont que la distinction entre la
matière subtile et la matière indifférente. Cudworth,

50

Willis, Euler et tant d’autres n’ont pu s’écarter des deux
principes, l’un actif, l’autre indifférent, qu’en en supposant
qui se rapportent visiblement à eux. Descartes, en
demandant de la matière et du mouvement pour créer
un monde, demandoit de la matière non active et de la

55

matière active ; car sans celle-ci, comment concevoir du
mouvement ?
L’Amour et l’Éther des Grecs ne sont que la matière
subtile ; les mauvais génies reçus dans toutes les parties

[235]

du globe, le Typhon et | l’Arimane ne sont, comme le 60
Chaos, que la matière inerte ; enfin le Dieu de Newton,
toute action, sentiment, intelligence, et le Dieu des Chrétiens,
par-tout présent et par-tout actif, ne sont que l’ame
universelle. On ne peut expliquer que par-là les ames
humaines, et le principe général qui anime les êtres

65

organisés. Rien ne pouvant périr dans la nature, il faut qu’à
la mort, le principe de notre intelligence se dissolve et
se réunisse au principe universel dont il est une émanation,
comme notre corps se décompose et disperse ses
parties qui servent de nouveau à l’organisation des êtres

70

corporels [S 102]. Platon fait de l’ame humaine une partie de
la divinité à laquelle elle va se rejoindre quand elle
abandonne le corps qui se rejoint de même à la matière
corporelle ; et cette religion qui doit tant au Platonisme,
n’envoie-t-elle pas au sein de la divinité les ames que le

75

crime n’a pas fait dégénérer ?
Les deux ames que Bacon, Buffon et tant d’autres

[236]

reconnoissent dans l’homme, s’expli|queroient parfaitement
dans ce principe. Quant aux trois ames de Platon,
elles se réduisent naturellement à deux.

80

On a dit : il n’existe point de biens ; ce que nous nommons
ainsi n’est que l’absence du mal. On a dit : le mal
n’est point, il ne faut entendre par ce mot que la négation
du bien.
Sans doute il est des maux qui ne sont que la privation

85 des biens ; et quelquefois la jouissance n’est autre

chose que ce bien-être qui résulte de l’absence de la
douleur, et dont on ne jouit que par comparaison ; mais on
ne sauroit mettre dans cette classe tous les biens et tous
les maux sans exception ; au contraire il n’en est qu’un

90

petit nombre que l’on y puisse rapporter ; tout le reste
est bien ou mal positif. C’est ainsi que l’on pense d’abord ;
et si cette croyance n’est pas la vérité, du moins ce n’est
qu’à force de distinctions et de subtilités que l’on parvient
à l’infirmer ; elle sera donc reçue par-tout où l’on

95

ignorera le mérite des sophismes et l’art de disputer.
Dans l’alternative de ces deux hypothèses exclusives,
tout est mal, ou tout est bien ; la première ne paroît pas
soutenable : comment imaginer une cause au mal général,

[237]

l’ordre résultant du mal-être universel, et une per|manence

100

produite par la destruction de toutes choses ? la
seconde est bien plus imposante ; mais, si on ne la modifie,
elle ne sauroit rendre raison de ce que nous voyons
par-tout ; elle n’explique point la nature. L’optimiste peut
avoir raison quand il dit, que tout est bien pour le tout ;

105

mais il est fanatique de son système, quand il ajoute que
dans le bien général il ne peut y avoir de mal individuel.
Sans doute, le tout ne contenant nécessairement que les
propriétés de ses parties, si le tout étoit parfait à notre
manière, chaque être en particulier le seroit aussi, et l’équilibre

110

harmonique des contraires ne seroit qu’une chimère.
Mais tout être sensible souffre [S 103] ; nous ne parviendrons
pas à le nier de bonne foi, ainsi cette puissante objection
se change en une preuve que l’on pourroit dire invincible.
Il faut bien avouer que le desir des jouissances, desir

115

nécessaire à notre conservation, nous abuse dans l’idée
que nous nous formons de la perfection absolue des êtres,

[238]

et qu’au | contraire, cette perfection que nous ne voyons
que dans l’absence de tout mal et le concours de tous les
biens, n’est que l’équilibre parfait entre ces deux

120

contraires. Il y a plus ; si le mal ou le bien existoit seul, il
seroit nécessairement unique ; il n’y a point de différence
dans ce qui est un, ni de degrés dans ce qui est sans
mélange. Alors tous les instans de la vie sont absolument
semblables, et il n’est aucune différence entre l’extrême

125

volupté et l’extrême douleur. Si l’on ne dévore ces
absurdités, l’on est contraint d’admettre l’équilibre général
entre les deux principes ; car la différence entre les biens
de la vie prouve qu’elle a ses maux qui leur opposent
une résistance : cette résistance est, en quelque sorte,

130

tantôt passive et tantôt active. Si le mal existe pour un
seul individu, le tout n’est donc plus parfait par l’unité
du bien ; il est parfait cependant, autrement il ne subsisteroit
pas. Si, donc nous voulons absolument expliquer
ce que nous ne pouvons connoître que par une analogie

135

incertaine, et juger dans nos conceptions circonscrites les
moyens inaccessibles de la perfection pour l’être illimité,
nous ne pouvons la déduire que de l’accord éternel de
deux moyens opposés, comme l’immobilité d’un corps

[239]

résulteroit | de l’action égale de deux efforts opposés en

140

direction. Ne disons pas que le bien étant préférable au
mal, cet accord ne fait point un univers parfait.
Souvenons-nous que la préférence absolue que nous donnons
aux biens est dans leurs rapports à nous, une vérité de
sentiment ; mais que dans l’étude de l’essence des choses,

145

il peut n’être qu’une erreur de raison : le desir des biens
nous fut donné pour balancer par son énergie la force de
la nécessité qui nous impose les maux ; qu’il dirige nos
actions, mais qu’il n’abuse pas notre raison. La nature ne
nous fait toujours desirer que pour que nous ne souffrions

150

pas toujours ; elle ne veut pas que nous n’ayons que des
biens, seulement elle nous les fait desirer exclusivement,
afin que la force contraire ne nous livre pas au mal exclusif.
Bien loin que nos desirs puissent prouver que les
biens sont seuls bons, ils sont au contraire une grande

155

preuve que les compensations sont la loi de la nature ;
cette preuve est en nous, et nulle n’est plus sensible. Que
la nécessité, c’est-à-dire la force indépendante de notre
volonté, soit victorieuse de nos desirs, et que notre vie
soit livrée aux douleurs, elle nous conduit au désespoir ;

160

que notre volonté parvienne à régler notre destinée, et

[240]

qu’elle livre | notre vie à la continuité des plaisirs, elle
nous conduit au dégoût de la vie. Ces deux états sont
également mauvais. Nos affections intérieures sont aussi
pénibles, nous sommes aussi misérables dans la satiété

165

des plaisirs que dans l’excès des afflictions. Le bonheur
de l’homme n’est que dans une sorte de mélange de
jouissances et de peines [S 104]. Les vrais heureux ne se trouvent

[241]

pas plus parmi ceux qui n’ont qu’à | jouir, que parmi
ceux qui ne peuvent que souffrir. L’étude du cœur de

170

l’homme produit des données pour la théorie de l’univers.
Si la félicité de l’être sensible n’est pas dans l’absence
absolue du mal, l’optimisme est refuté, le voile de la
nature paroît levé, et l’intelligence universelle seroit elle-
même justifiée.

175

On a avancé qu’un seul élément principe pouvoit
expliquer la nature. Mais comment un élément peut-il se
modifier ? Si les moyens sont semblables, comment les
produits sont-ils différens ? Si la matière fut primitivement
homogène, comment est-elle devenue hétérogène ?

180

« La raison, ajoute-t-on, nous dit que tout fut originairement
homogène, et nos sens nous apprennent que rien
ne l’est aujourd’hui ; mais ce n’est que par la voie du
mélange que les corps ont pu passer de l’homogénéité à
l’hétérogénéité apparente qui nous fait illusion ».

185

Comment le mélange de corps homogènes a-t-il pu altérer
leur homogénéité ; ou si elle n’est point altérée, comment
s’opère cette apparence qui n’étoit pas avant le mélange,
puisque l’on suppose que le mélange l’a pu seul
produire  ?

190

Je veux que la nature soit une dans ses fins, ou plutôt
dans son résultat, dans son ensemble ; mais je ne pense

[242]

pas qu’elle soit | une aussi dans ses moyens. Si elle fait
de grandes choses par des voies simples, elle opère aussi
une œuvre unique par des moyens très-compliqués. Cette

195

épargne [S 105] que l’on lui suppose est sans doute imaginaire ;
tout annonce sa profusion, tout en elle produit et est
produit ; l’existence d’un insecte est liée, comme cause et
comme effet, à la conservation des mondes. La nature est
une œuvre unique, composée d’opérations multiples ;

200

elle fait un tout parfait par l’opposition de ses élémens,
comme son foible imitateur, l’artiste humain, construit
un édifice symétrique par la ressemblance de ses parties.
Illimitée, elle produit l’harmonie par l’opposition des contraires ;

[243]

bornés, nous cherchons l’accord de l’ensemble | par

205

l’union des semblables : voilà sans doute la différence
caractéristique entre ses opérations sublimes et nos puérils
essais. La perfection de l’art humain est de parvenir par
un seul moyen à un effet complexe ; celle de la nature, de
rapporter à un effet unique, mais général, une incalculable

210

multitude d’efforts dirigés dans deux voies
contraires.
Si l’essence du feu élémentaire est le mouvement,
j’admettrois par cette seule raison un autre élément, dont
l’essence seroit de n’être point mu par lui-même.

215

Mouvement et vie sont synonymes [S 106], dit-on ; je le croirois
ainsi ; je croirois encore que tout composé est organisé,
et que tout corps organisé est sensible ; mais je ne
saurois concevoir que vie et existence soient synonymes ;
au contraire, j’imagine sans peine un atôme élémentaire

220

absolument inactif, comme, malgré Berkeley, je conçois

[244]

aussi qu’il puisse exister [S 107] sans être connu d’aucune
intelligence. Si jamais le génie des Becker ou des Staalh
parvenoit, par les décompositions de la chimie, au feu
élémentaire, il ne le pourroit employer parce qu’il ne 225
pourroit le saisir ; s’il parvenoit à la matière morte, il ne la
pourroit activer, par cette même raison qu’il ne sauroit
maîtriser l’élément actif ; et comment organiseroit-il la
matière indifférente sans le principe du mouvement ?
Ces deux élémens ne sont que la matière diversement

230

modifiée ; mais puisque cette différence est nécessairement
essentielle et primitive, elle constitue deux êtres distincts,
deux élémens principes. Cette distinction n’est point
détruite par l’assertion qu’ils sont tous deux matériels :
pourquoi la matière élémentaire seroit-elle homogène ?

235

Les deux élémens principes seront matériels, mais l’un
sera corporel et indifférent au mouvement ou au repos,
l’autre sera subtil et mu par lui-même.
On peut rapprocher les deux définitions de la nature
données par Aristote dans sa physique, et par Diderot

240

dans l’interprétation de la nature [S 108], et l’on aura celle-ci :

[245]

la nature | est le résultat harmonique de la combinaison de
l’élément actif et de l’élément inerte.
Doit-on reconnoître aussi deux mouvemens [S 109] [246]
principaux, celui d’attraction et | celui de projétion ? tout seroit

245

il double dans la nature ? toute cause auroit-elle deux
effets opposés ? tout effet auroit-il deux causes contraires ?
et tout étant à la fois cause et effet, la balance, toujours
fixe quoique pressée sans relâche par d’innombrables
efforts, se maintiendroit-elle dans l’équilibre seulement

250

par l’égale force de cette tendance, ou par une harmonie
plus positive, préétablie entre les deux principes ?……



[247]

QUATORZIÈME RÊVERIE

Je ne vois pas un homme possédant ses facultés naturelles,
jouissant d’une santé robuste et de la liberté physique,
que je ne me demande par quelle étrange foiblesse

5

un tel homme peut être malheureux ou dépendant ?
Misérables esclaves de nos moyens mêmes et d’activité
d’indépendance, nous donnons, par nos passions
extensives, tant de prise sur nous et aux hommes et aux
événemens que pour satisfaire nos desirs inconsidérés, nous

10

consumons notre vie entière à les combattre, à
combattre notre indépendance même, à briser l’instrument de
notre liberté en rivant les chaînes qu’il devoit rompre.
Ainsi, là où il y a plus de différence dans les destinées
individuelles, plus de penchans divers, plus d’industrie,

15

plus d’objets de nos desirs, plus de besoins d’opinions ; là

[248]

l’homme a moins d’énergie et d’indépendance ; là tout | est
factice, maniéré, frivole, restreint à force d’être contre-
balancé, et confus à force d’être compliqué ; là il y a de
la douceur sans générosité, de la vanité sans grandeur,

20

de la morale sans vertu, des habitudes et point de mœurs,
de la dévotion et point d’esprit religieux, une conduite
honnête sans droiture, de l’ostentation sans magnanimité,
sans valeur, sans fermeté ; là il y a des hommes célèbres
sans caractère, et à des choses petites et vaines, un masque


[JM 70] 25

exagéré qui les déguise sans les améliorer. Suites
nécessaires de cette extrême différence dans le sort que chaque
individu peut se promettre. Parce que l’on a trop à choisir,
on passe ses jours à tout essayer et ne rien suivre ; et
parce que rien n’est semblable, les avantages que l’on a

30

sont flétris par le regret de ce que l’on connoît, ou de ce
que l’on imagine de meilleur. Tous ces possibles
alimentent l’imagination : nous nous passionnons pour ce
qui nous est refusé ; et nos affections, toujours occupées
au-dehors, ne s’arrêtent point aux choses où nous devons

35

chercher notre bien-être ; ainsi dans la situation même la
plus favorable, nous ne saurions être satisfaits, car ce que
nous avons est précisément ce que nous ne desirons plus
avoir.

[249]

La liberté politique ne consiste point à ne reconnoître

40

aucune loi, mais à n’obéir qu’à celles-là seulement que
l’on veut ou que du moins l’on avoue ; de même la
liberté de la vie ne consiste point à être à chaque moment
maître de ses actions, et à ne suivre en toutes choses que
sa volonté actuelle [S 110], mais à n’obéir qu’à la règle de

45

conduite que l’on s’est prescrit par une volonté motivée [S 111].


[250]

D’où l’on | verra, si l’on y regarde bien, que cette liberté
de la vie n’est que le pouvoir de suivre l’ordre de choses
qui nous convient le plus, et de décider une fois ce qu’il
nous importera de choisir toujours, chose que nous avons

50

en effet bien le droit de décider [S 112].
Il s’ensuivroit que la liberté civile elle-même ne seroit
que le pouvoir d’être tel qu’il conviendroit le mieux à
notre nature. Ce qui expliqueroit comment, malgré tous
les préjugés de la politique, on n’est libre qu’avec de

55

bonnes institutions ; comment il se peut que l’on soit libre
accidentellement sous un despote ; comment la vie privée
est ordinairement si assujettie dans les pays libres ;
comment cet assujettissement lui-même peut être la liberté ;

[251]

et même comment la liberté inaliénable de l’homme | s’accorde

60

très-bien avec sa dépendance nécessaire et de
l’influence des choses et de ses propres impulsions.
Quoi ! vous ne sentirez jamais vous par qui les formes
sociales se modifient, ou se maintiennent, vous ne
sentirez jamais qu’il est contradictoire que tous se consacrent

65

à un avantage qui ne soit pas celui de tous ; qu’il est
illusoire que les passions ambitieuses conduisent à la félicité,


puisqu’elle n’est que dans l’équilibre et le repos du cœur ;
qu’il est absurde que le sort de chaque individu dépende
des caprices de tant de milliers d’hommes qui ne savent

70

pas s’il existe ; qu’il est absurde qu’un ministre adroitement
perfide et profondément inhumain, dévaste l’Europe
pour la gloire du ministère de son pays, ou qu’une
spéculation de quelques marchands du Zuider-Sée [S 113]
asservisse les nations africaines, et porte la désolation sous le

75 [252]

beau ciel de l’Inde, ou la stérilité dans | ses îles ; qu’il est
absurde et souverainement funeste que la terre soit divisée
en vastes États, tandis que vos politiques eux-mêmes
avouent que le peuple d’un petit état peut seul être libre
et bon, parce qu’il peut seul connoître l’union et la

80

simplicité. Ou si vous n’êtes pas séduits par ces erreurs
vulgaires, quoi ! vous ne frémissez pas de jouer les nations
pour la faveur de vos dogmes et l’éclat de votre règne ;
vous ne rougissez pas de sacrifier à vos intérêts d’un
jour la destinée des générations. Mais vous le savez et vous

85

n’en avez nulle honte, nul remord, et vous ne le
désavouez pas, et vous insultez à vos victimes, et elles se
taisent. Vous les bravez, et elles vous admirent ; vous
écrasez l’homme, et l’homme vous révère ! Qu’êtes-vous
donc, ministres d’Ahriman ? et eux que sont-ils, les lâches ?

90

Mais ils tyranniseroient comme vous, et vous ramperiez
comme eux. Mortels et vils et méchans !
Pouvoir inexplicable qui fut donné à l’homme d’altérer
ainsi sa nature ; d’étendre ses rapports pour multiplier
ses douleurs, et son influence pour affliger ses semblables. 95
Je le dirai sans cesse, je le dirai vainement ; mais je ne

[253]

me lasserai pas de le redire ; laissons | ces biens
corrupteurs, notre grandeur ridicule, nos progrès funestes ;
retournons vers cet état naturel à notre être, qui diffère de la férocité
des tems sauvages, et bien plus encore de la déviation

100

de nos arts subtilisés et de nos mœurs énervées.
Combien de siècles encore les sophismes de l’oppression
abuseront-ils les hommes, et les préventions
inconsidérées feront-elles repousser avec dédain des
vérités éternelles, que la nature prouve ; et que la raison

105

séduite ne pouvant condamner, met au rang de beau
romanesque ?
Tout est lié dans l’ordre social, dans l’ordre moral,
dans l’ordre physique. La plus funeste des erreurs est
celle qui éternise le mal en persuadant qu’il est inévitable.

110

Les fruits désastreux de la perfectibilité s’accumuleront,
les yeux s’ouvriront enfin sur l’avenir plus sinistre
encore ; par l’expérience de ses misères l’homme apprendra
quels sont ses biens. Cette révolution générale des
choses exigera l’accord universel de tout ce qui compose

115

l’ordre social. Les meilleures institutions que l’on établiroit
en négligeant celles qui les doivent soutenir, ne
seroient que des réglemens d’un jour. Cependant les
hommes jetés dans le moule commun, ces vrais enfans

[254]

de notre siècle, eni|vrés d’esprit et privés d’ame ; pour

120

qui l’usage est la loi irrévocable ; qui voient dans le
monde comme il va, le monde comme il doit aller ; que
tout mouvement alarme ; que toute grande chose étonne ;

[JM 71]

dont toutes les conceptions étroites sont badines, fleuries,
délicieuses ; qui chérissent surtout les arts aimables, et

125

sont nés pour les choses délicates ; dont la capricieuse et
indolente volupté cherche, quitte, reprend et dédaigne
des nouveautés d’un goût exquis et qui par fois ne
sachant de quoi parler, arrangent le monde social en
prenant le sorbet dans un lieu charmant ; ces hommes

130

avancés, dont vingt siècles de perfectionnement
préparèrent l’ingénieuse légèreté, vous diront avec une grâce
inexprimable : qu’il faut se contenter de réformer quelques
abus ; que les secousses dérangent tout le monde ; que
nous ne sommes plus dans les siècles grossiers de la

135

première Grèce, ni dans les tems rustiques de nos bons aïeux ;
qu’un peuple éclairé est fait pour les arts et les agrémens
de la vie ; et que tout homme sage abandonne les rêves
inutiles de la philosophie, se soucie peu des peuples qui
l’écouteroient si rarement, vit pour soi, ne cherche que

140

les amusemens de la société, et ne songe qu’à se rendre
aimable.



[255]

QUINZIÈME RÊVERIE
––––––––––––––––––––––––––––––––
Volentem fata ducunt, nolentem trahunt.
––––––––––––––––––––––––––––––––
L’intérêt de leur propre repos exige du commun des
hommes ce que la sagesse prescrit aux hommes désabusés ;

5

le sage et l’homme vulgaire devroient également
s’abandonner au cours des choses lorsqu’elles n’attendent point
d’eux leur détermination et user bien du tems présent,
sans prétendre préparer celui qui lui doit succéder. Les
hommes ainsi entraînés seroient et plus heureux et meilleurs.

10

La prudence comme l’imprévoyance naturelle, la
raison profonde comme l’inepte insouciance s’accommoderoient
également de cette indifférence plus facile, à la fois,
et plus sensée que les efforts et l’habileté contraire. Mais
la balance du sort est si inégale parmi nous que cette

15 [256]

indifférence est devenue l’effort le plus diffi|cile, et que cet
abandon si naturel à tous les hommes, exige maintenant
un héroïsme sublime auquel très-peu d’entre eux pourroient
prétendre. La différence des conditions est si grande
que dans cet état factice il y a plus de distance entre le

20

sort des individus d’une même espèce que la nature n’en

[JM 72]

avoit mis entre les habitudes et la vie des espèces diverses.
L’on voit d’un côté tant d’avantages, et de l’autre tant de
maux, que bien peu se pourront résoudre à se laisser
conduire les yeux fermés par l’aveugle sort. Ainsi chacun

25

faisant, à peu près dans les mêmes sens, un effort qui
pourtant s’oppose à l’effort de tous, dans ces réactions
multipliées tout est incertain, bouleversé, soumis à des
lois incalculables ; nous nous livrons à un perpétuel
hasard, en espérant constamment le fixer ; les talens les

30

plus subtils échouent par des causes inapperçues ; et le
plus heureux même d’entre nous a passé sa vie à préparer
la situation dans laquelle il la vouloit passer. À l’heure
suprême du silence des cœurs, quand le feu de la vie
s’éteint, quand les illusions qu’il alimentoit se dissipent

35

pour jamais, nous sourions amèrement à la vanité de nos
efforts ; mais la génération qui s’enflamme au moment qui

[257]

nous refroidit, | poursuit les mêmes prestiges avec un
même délire ; et dans cette carrière fantastique, tous précipitent
et perdent leurs années comme si leur vie entière

40

n’étoit qu’un jour de leur durée. Les hommes se hâtent
vainement, se poursuivent, se détruisent ; comme ces
flots passagers qui se pressent les uns sur les autres, et
se dévorent mutuellement. Leur existence tumultueuse
et instantanée s’est à jamais évanouie ; et dans


45

l’irrévocable succession des tems sans bornes, il ne subsiste nulle
ombre même, ni du vain bruit de la vague agitée, ni
de la vaine gloire de l’homme passionné.
Instituteurs des peuples, quand vous les dirigerez pour
eux et non pour vous, donnez à chaque homme un sort

50

constant, donnez à tous un sort semblable, afin qu’ils
puissent se livrer doucement à la succession de leur être,
et attendre en paix ce que la nature des choses pourra
mettre de différence inévitable entre leurs tranquilles
destinées.

55

Que la vie de l’homme ne soit modifiée que selon les
différences que la nature y a mis. Le mouvement est

[258]

nécessaire [S 114] comme le | repos à la conservation de
l’animal ; ces deux besoins partagent sa vie et se maintiennent
par leur opposition pendant toute sa durée. La jeunesse

60

cherche l’action, la vieillesse penche vers le repos. Jeune,
l’homme cherche les plaisirs ; il desire : vieux, il évite les
maux ; il craint. L’un étend, l’autre resserre son être.
L’un voudroit tout atteindre, tout posséder, tout identifier
à lui-même ; l’autre s’estime heureux s’il peut tout

65

fuir, être indépendant de tout, et se circonscrire tellement
qu’il ne donne nulle prise aux douleurs. Le jeune homme
est tout impatience, tout action, tout desir. Le vieillard,
froid, détrompé, ne veut que repos et sécurité. Au milieu
de la vie ces deux impulsions se trouvent dans une sorte


70

d’équilibre, c’est l’âge des grandes choses ; la force, le
génie, tout est mûr dans l’homme ; c’est, si l’on veut,
dans sa vie le moment de l’expression harmonique. Dans
la jeunesse on ne fait, parmi nous, que se picparer pour
ce que l’on entreprendra ; dans le retour de l’âge on

75

n’est guères capable que de poursuivre ce que l’on a
entrepris.

[259]

L’homme passionné a moins besoin d’impulsions
extérieures ; le principe du mouvement est en lui. Mais celui
qui n’a point de passions, ou celui qui juge ses passions

80

mêmes, pour qui il n’est plus d’illusions, et qui veut suivre
la froide raison, celui-là a besoin d’un moteur pris dans
les événemens. Comme il est désabusé, il ne cherchera
rien ; il ne s’agitera pas, parce que ses desirs sont modérés,
ou qu’il les surmonte. Il suivra son sort, il ne le

85

créera pas ; et si son sort le conduit à l’apathie, il n’en
sortira pas. Sa raison blâmera cet abattement, mais elle
ne le détruira point ; la volonté qu’elle produira sera
forte, sans être active ; je veux dire que s’il faut
nécessairement agir, elle résistera à tout pour suivre

90

l’impulsion qu’elle aura choisie ; mais qu’en vain elle
déterminera celle qu’il faudroit suivre, si elle est dans une
position où elle puisse n’en suivre aucune, et dans cet
état de langueur où l’on desire n’en suivre pas. On a
vu des paralytiques, qui n’eussent pu faire un mouvement

95

si on leur eût froidement annoncé que de ce seul
mouvement dépendoit leur existence, on les a vu se
lever et marcher vivement dans un moment d’effroi subit

[260]

ou de violente colère. La plus | forte volonté réfléchie


n’eût jamais fait ce que fit un desir rapide, involontaire,

100

et qui n’eut pas le tems de se connoître lui-même. Ainsi
les passions donnent seules à l’homme une véritable
activité ; celle de la raison est plutôt une force
d’inertie.
Il est des moralistes qui éteignent toute l’activité des

105

penchans naturels, tout le feu des desirs, et veulent ensuite
des vertus qui demandent une volonté forte. Ils prétendent
allier deux choses absolument inalliables, l’enthousiasme
à la froide réflexion, le zèle à l’indifférence personnelle.
De nouvelles passions viennent se substituer d’elles-mêmes

110

à celles qu’ils ont proscrites ; ou plutôt ce sont les mêmes qui,
sous d’autres dehors, sont vénérées des aveugles qui les
méprisoient, et de profanes, sont devenues saintes. Pour
asseoir la morale on veut éloigner toutes les passions
dont l’indépendance pourroit en effet la renverser ; mais

115

sans les passions il n’est plus de morale ; et ce danger
n’étant que dans l’opposition de la nature humaine avec
le système social, et ne provenant que de nos écarts, il
peut être détruit par la main qui le produisit. Si l’homme
a pu altérer sa nature, sans doute il la peut régénérer.

120 [261]

On a comparé très-justement la vie morale à la course
d’un vaisseau, les vents aux passions, le gouvernail à la
raison, et les dispositions des voiles aux diverses situations
intérieures que l’on modifie soi-même. Toutes les
passions sont bonnes entre les mains du sage ; le pilote le

125

plus habile est celui qui fait route le plus près du vent.
Un calme absolu est le plus redoutable fléau et dans les
cœurs et sur les ondes. Souvent on surmonte l’orage,
mais dans l’apathie on périt inévitablement. On fait effort
contre les vagues furieuses ; on se livre au désespoir sur

130

la mer immobile.
Sans doute cet état de langueur et de dégoût est la plus
funeste et la plus sinistre altération de notre nature ; il se
nourrit de lui-même, et se fortifie par sa propre durée ; il
repousse tout soulagement, il est sans terme, il est

135

irrémédiable ; il produit l’inaction, et l’inaction le perpétue ;
il fait taire les passions, et leur silence le livre à lui-
même. Il décolore et flétrit la perpétuelle régénération
des jours ; vainement leur succession incertaine et variée
place l’illusion dans leur mobilité, et les rend intéressans

140

parce qu’ils sont précaires vain prestige de la vie, charme à

[262]

jamais inutile à | nos cœurs désenchantés. Seroit-il
quelqu’heureuse attente pour nous qui n’avons plus de
desirs, ou quelque ardeur vers un terme dédaigné ? La
suite de nos années n’est plus qu’une longue fatigue,

145

parce que nous n’aimons rien dans leur durée ; et de
même tout ce qu’elles offrent dans leur versatilité, nous
paroît insipide, odieux, ou vain, parce que leur durée
toute entière est à jamais stérilisée. L’ennui de nos jours
rend chacun d’eux pénible ; et le poids de chacun d’eux

150

ajoute à l’ennui de tous. Voudrions-nous chercher en
nous des forces que le dégoût a consumé, et nous
alimenter de notre propre substance, quand l’inanition
est dans notre cœur même ? Voulons-nous recourir à
l’austère morale, toute sévérité demande de la force, et

155

notre mal n’est autre chose que notre foiblesse ; à de
grands desseins, ils demandent de l’enthousiasme, et
nous sommes froids ; ils veulent de grands efforts, et
nous sommes dans l’apathie. Prétendrons-nous vivre
en sages : nul ne seroit mieux préparé ; nous sommes

160

désabusés des passions et pénétrés du néant de la vie ;
mais il nous faudra le caractère du sage, et c’est ce
que nous n’aurons pas ; car le sage est ferme, et nous

[263]

nous abandonnons il est constant, et nous sommes
variables comme les impulsions extérieures : il se 165
passionne pour la sagesse, sachant qu’elle seule mérite
d’être aimée ; mais nous, nous ne pouvons rien aimer,
parce que nous sentons que la sagesse elle-même est
vanité : il se soutient avec énergie, parce qu’il s’estime
lui-même ; mais nous, nous foiblissons, parce que nous

170

ne pensons pas que ce soit la peine de faire effort pour
rester tels que nous nous proposerions d’être : il est
invincible par la conscience de ses succès passés, il est
libre parce qu’il peut tout braver ; pour nous, la crainte
et la dépendance habituelle ont perpétué notre abaissement ;

175

et nous ne pouvons rien, parce que nous pensons
ne rien pouvoir.
L’ame, et j’entends par-là toute la partie intérieure de
notre être, s’alimente de ses sensations et de ses pensées,
et se modifie selon les objets sur lesquels elle s’exerce ;

180

comme le corps participe sensiblement à la nature des
fruits dont il se nourrit, et s’altère ou se perfectionne
selon l’habitude de ses travaux. Les occupations qui
nous attachent à un intérêt trop limité, aux soins, à
l’attention des petites choses, rétrécissent l’esprit, énervent

185 [264]

la pensée. L’habitude de ramper ainsi, semble | interdire
tout ce qui est grand. Lorsqu’un certain goût pour ce qui
est bien selon ses rapports, et utile par ses convenances,
goût qui tient à la justesse, je ne dis pas à l’étendue, de
jugement, se trouve joint à un esprit limité par des raisons

190

particulières, tandis que par sa nature il eût pu s’élever à
la région moyenne, ils produisent l’esprit d’ordre dans

[JM 73]

les détails, d’économie domestique, même d’épargne et de
lésinerie. De grands esprits peuvent aussi descendre à
cette économie privée, à cette recherche du mieux

195

possible, qui dans les petites choses n’est souvent pas un
avantage réel ; mais comme ils ne donneront d’importance
à ces détails qu’à cause de leurs rapports visibles
ou supposés avec les objets qui en ont véritablement, ils
ne tomberont pas dans la dépendance minutieuse où ces

200

considérations entraînent les petits esprits ; car ceux-ci se
livrent tout entiers à l’ordre particulier et aux avantages
que cherchent la prévoyance servile et l’égoïsme ; mais
les autres n’aiment l’ordre circonscrit que par son analogie
avec l’ordre général. Cependant trop de privation des

205

grandes conceptions, et trop d’habitude des petits intérêts
pourront les borner enfin tout entiers dans ce cercle

[265]

étroit | ou vil ; car lorsque nos affections ne sont pas
entraînées par les grandes choses, il faut qu’elles s’attachent aux
petites, et que le cœur trouve quelque part un mobile

210

auquel il se livre. C’est cette cause qui met tant de
différences entre les affections des hommes : nous naissons
tous avec des penchans à peu près semblables, mais nos
fortunes sont si variées, et notre dépendance si grande,
qu’il n’est pas deux d’entre nous qui vivent dans des

215

circonstances absolument les mêmes, et que nul ne peut
éviter leur influence. Il est même bon qu’elles nous
entraînent ainsi ; leur nécessité est la loi primitive de
l’homme. L’ame étroite lui obéit par foiblesse, et l’ame


sage par choix. Il faut vouloir les événemens tels qu’ils

220

sont, hors dans les choses générales et dans celles qui
sont du devoir. Voilà la raison première des lois. Il ne
faut pas que la société, même la plus simple, soit livrée
aux perpétuelles variations de chaque homme et de chaque
chose ; il ne faut pas non plus que l’on délibère sans

225

cesse, soit parce qu’alors il n’y auroit pas d’ensemble,
soit parce que si même tous pouvoient être toujours
réunis pour former une volonté générale, elle seroit

[266]

encore mobile, et de plus, contraire à elle-même, | puisque
la vie doit être employée à agir et non à résoudre ;

230

puisque toute action demande une sorte de continuité, et
tout travail une durée qui le mène à son but. Il a donc
fallu statuer une fois ce que l’on fera toujours, et décider
en un tems marqué, ce que l’on fera pendant un tems
plus long. Pour que la société soit bien ordonnée, pour

235

que l’abandon s’accorde avec la prudence, et l’indépendance
de chacun avec la soumission à la volonté de tous,
il est donc nécessaire que la prudence des vieillards,
l’énergie des ames fortes, et toute la sagesse de ceux qui
font du cœur humain une étude véritable et profonde,

240

préparent et déterminent le concours de toutes les volontés,
et que leur résultat, une fois fixé dans un tems précis,
soit ensuite constamment suivi : il est donc nécessaire


que tous les moyens que l’homme a reçu de résoudre
sagement et librement, soient réunis pour la confection

245

de la loi, afin qu’ensuite nul n’ayant nulle raison, nul
droit, et même nul prétexte de la blâmer, de l’enfreindre,
de l’éluder, tous obéissent heureusement à l’ordre de
choses qu’elle a préparé. Dans un état bien institué, la
foiblesse vulgaire, l’indifférence philosophique, la vertu des

250 [267]

grandes ames, | l’intérêt des ames viles, la prudence de
celui qui raisonne ses actions, les penchans de celui qui
ne voit que le moment actuel, la fière raison qui juge les
principes eux-mêmes, et la servile habitude qui vénère
tout ce qu’elle trouve établi enfin tout ce qui conduit les

255

hommes, tout ce qui peut produire leur docilité, leur
attachement ou leur révolte, en un mot tous les ressorts
de la morale et de la politique, composent la perfection
de la machine, et maintiennent sa durée. Il n’y a plus de
cité si la loi n’est pas par-tout obéie ; il n’y a pas de liberté

260

si cette obéissance combat notre volonté suivie, moins
encore si elle révolte notre raison ; il faut donc que les
institutions soient telles que la raison puisse s’abandonner
à leurs suites naturelles, et que l’intérêt individuel aime
à s’y abandonner.

265

Le génie est l’esprit d’étendue, d’ordre, de profondeur
et de force. Chaque art, chaque science, toute chose
humaine a son génie. L’une demande plus de subtilité,
l’autre plus d’étendue, plus de finesse, ou plus de fierté,
une marche prudente ou une attitude mâle. Mais le vrai,

270

le premier génie, le génie philosophique, celui de l’instituteur

[268]

des peuples, | renferme l’étendue pour connoître


ou pressentir tout ce qui est, tout ce qui peut être ; l’ordre
pour sentir les convenances, les rapports, les suites, ordonner
tout selon la nature, s’attacher par-tout au meilleur,

275

sans jamais trouver suffisamment bon ce qui est moins
parfaitement simple : la profondeur pour juger l’essence
des choses, et les raisons de leurs aspects variés, sans
jamais s’arrêter à des apparences extérieures ou partielles ;
et pour suivre la vérité même dans les abstraits, sorte de

280

milieu idéal dans lequel agissent et réagissent tous les
êtres positifs : enfin la force pour communiquer aux
hommes l’énergie et d’impulsion et de résistance, qui les
place ou les maintient dans l’ordre général contre
l’influence exclusive des moteurs partiels et passionnés,

285

causes aveugles d’un repos léthargique, ou d’une direction
fausse et immodérée.
Les préjugés du vulgaire des esprits viennent
principalement du défaut d’étendue. Manquant d’objets de
comparaison, et né pouvant tout embrasser, ils s’habituent

290

à considérer un objet d’une manière exclusive ou
particulière ; ainsi préoccupés d’une chose, ils trouvent

[269]

ensuite très-différentes celles qui essentiellement | lui
sont semblables [S 115]. C’est encore par défaut d’étendue
qu’ils ne sauroient voir les convenances éloignées, et les

295

suites indirectes, ensorte qu’ils n’apperçoivent que les
rapports les plus frappans, et que souvent ils en imaginent de
faux. Le génie étendu voyant tout, ou du moins considérant
également tout ce qu’il peut atteindre, est nécessairement
impartial ; il ne sauroit être toujours exempt d’erreurs ;

300

mais toujours il sera libre de préjugés : d’ailleurs trop
vaste pour croire qu’il n’y a d’existant que ce qu’il connoît,
il saura douter, et ne s’égarera pas sans s’avouer
que sa route est incertaine. S’il affirme, il peut être cru ;

[270]

non | que toujours il sache le vrai, mais parce qu’il

305

n’affirme que ce qu’il sait certainement.
Je cherche à quel homme il appartient d’entendre la
nature, d’approfondir le cœur humain, de déterminer les
formes sociales.
Il n’est qu’un objet digne d’un cœur généreux, d’une

310

grande ame, d’un vaste génie. Tout être animé dirige ses
facultés à l’amélioration de son sort. Cette fin est la seule
raison particulière de son être, la seule qui lui soit connue,
et qu’en effet il lui importe de connoître. L’individu
uni à l’espèce par ses propres besoins, obéit à cette

315

tendance en la servant. Parmi les hommes, le sort de chacun
plus dépendant de celui de tous et les sentimens plus
communiqués et plus expansifs, font avec plus d’étendue,
de l’intérêt général l’intérêt particulier, et du bien de tous,
la loi de chacun. Tout homme social doit à ses semblables

320

l’emploi de ses facultés ; si elles sont bornées, elles ne
servent que ceux qui l’entourent ; si ses talens sont vastes,
leur utilité s’étend dans une sphère moins limitée ; si ses
moyens sont sublimes, le bien du genre humain devient
son objet. En vain le sage chérit la paisible obscurité ; il

325

doit à la foule qu’il peut guider, ses pensers profonds et

[271]

son | génie régénérateur. C’est sans doute une loi de la
sagesse de vivre loin des affaires et des passions, de la
fortune et des hommes. La raison détrompée des erreurs
sociales et des vanités humaines s’éloigne d’un monde qui 330
la connoît peu, et préfère la muette solitude où régne la
paix de la nature, aux demeures agitées que les passions
tyrannisent. Mais si les circonstances permettent au sage
de servir véritablement les hommes, il ne lui est plus
permis de s’abandonner ainsi. Iroit-il dans sa prudence

335

égoïste, spectateur indifférent des misères qu’il n’éprouveroit
pas, livrer à leur déviation les mobiles humains
qu’il pourroit diriger, et consumer pour lui les lumières
qui devoient dissiper les ténèbres publiques ; sa fière
impassibilité insulteroit aux victimes qu’il ne soulageroit

340

pas, et comme les dieux d’Épicure, loin de mériter les
hommages des mortels, il ne vaudroit pas même le
dernier des hommes utiles.
Ce qui caractérise surtout le vrai sage, c’est un sentiment
profond d’ordre et d’harmonie. Toute erreur lui est

345

pénible, tout mal l’afflige, toute injustice l’indigne ;
par-tout où l’humanité souffre, il la défend ; il la venge par-tout

[272]

où elle est opprimée. Sensible, généreux, im|partial,
toujours grand, toujours juste, indépendant de tout intérêt,
de toute passion, de toute considération humaine ;

350

juge des lois et des opinions, mais toujours modéré,
toujours pacifique ; disciple de la nature, ami des hommes,
sectateur du vrai et du beau, prêt à s’immoler au bien
public, il est le plus utile et le plus sublime des héros,
le bienfaiteur de l’humanité, l’organe particulier de l’ordre

355

universel, le plus grand des hommes.
Il n’est d’aucun âge et d’aucune contrée ; que font sur
lui ces distinctions accidentelles du tems et de l’espace ?
Les nations antiques qui consumèrent l’Arabie, sont les
mêmes à ses yeux que les hordes nouvelles qui épuisent

360

les restes productifs de ses sables stérilisés. Au Labrador,
à Londres, à Delhi, il avoue les lois primitives, et réforme
les altérations funestes. Il voit l’homme par-tout
semblable, et par-tout égaré ; Cimbre ou Romain, Castillan
ou Haïtien, Musulman ou Perse, Bonze ou Athée, il l’excuse,

365

le plaint et le ramène. Seul il le pénètre, parce que
seul il conçoit l’homme primitif ; seul il a droit de le
juger, parce que seul il est libre de toute prévention ; seul
il a droit de s’élever contre l’erreur, parce que seul il

[273]

pressent la vérité dans l’erreur | même [S 116] ; seul il a droit

370

de guider les hommes, parce que lui seul, indépendant
de toute vue partielle, de tout dessein individuel, les
rassemble pour les protéger, et les modifie pour les
régénérer. Inspiré par le sentiment du beau, de l’heureux, du
convenable, de l’ordonné, du sublime, son esprit est

375

harmonique, son cœur droit, son génie vaste, son ame
indépendante ; il donne à tous ses sentimens l’empreinte d’une

[274]

bienveillance univer|selle, à toutes ses actions celle de la
grandeur ; il porte, dans tout ce qu’il juge, une lumière
simple et nouvelle ; et dans tout ce qu’il opère, un caractère

380

profond de simplicité originale, et de cette perfection
naturelle qui donne tout à la nécessité des lois
primitives, rien aux systèmes secondaires, à l’opinion
accidentelle.
Sans une grande érudition, il éclaire en un jour les

385 [275]

questions difficiles qu’agitent les savans | vieillis dans les
recherches. Sans une grande mémoire des mots, il ne
perd jamais le résultat des choses qu’il a vu, qu’il a connu.
Sa diction est noble, son éloquence négligée, mâle,
énergique, tonnante. Indifférent, vulgaire, peut-être foible,

390

dans tout ce qui n’est pas digne de sa grande ame, il
retrouve la force, la persuasion, tout le calme de
l’impassibilité, et toute la fermeté d’un enthousiasme raisonné,
dès que l’importance des objets le place dans sa sphère
d’activité.

395

S’il étudie la nature dans sa totalité, il trouve une grandeur
unique, nécessaire, une profondeur impénétrable [S 117] ;
s’il descend à ses vues particulières, il la trouve plus
intelligible dans l’homme, et il en pénètre assez pour
ordonner cet être isolé selon l’ensemble des êtres ; s’il

400

cherche les lois immuables du grand être dans les choses
extérieures, ce n’est plus la voix intérieure qui le guide,
c’est le doute du sage qui l’empêche de se livrer à l’erreur.
Un certain instinct de ce qui est grand et universel le

[276]

place dans les voies de la nature, | et lui dévoile tout

405

ce qu’une intelligence limitée peut atteindre. Un sentiment
d’ordre et de convenance lui fait pressentir ce qu’il
ne sauroit voir, et interpréter en quelque sorte ce que
nul homme ne peut entendre.
Disciple de la vérité seule, mais non des maîtres les

410

plus célèbres parmi les hommes ; admirateur, mais non
sectaire des Descarte ou des Newton, s’il cherche par
quelles forces se meuvent les mondes, il ne les soumettra
pas à une loi unique d’impulsion ou d’attraction : mais il
verra leurs orbites tracées par des moteurs opposés ; il

415

multipliera les soleils et les êtres animés, et l’analogie lui fera
faire avec Lambert quelques pas dans l’infini.
S’il redescend sur le globe où le fixa la nécessité, il ne
le fera pas naître d’hier, et s’animer un jour pour finir
bientôt ; il n’expliquera pas sa durée d’après les calculs

420

aveugles d’une horde particulière ; il n’asservira pas sa
destinée à des vues circonscrites et moins encore celles
de l’univers entier aux besoins de quelques animalcules
qui se tourmentent et s’éteignent sur sa surface bornée
mais il aimera l’hypothèse qui le fait commencer comme

425

un corps individuel au milieu de la durée des êtres ; se

[277]

consolider, s’animer, | fleurir, se refroidir après une vaste
durée ; et enfin mort, inanimé, se livrer aux forces étrangères
pour être dissous par elles, et servir à la formation
des mondes nouveaux.

430

Dans les choses humaines ses doutes deviendront des
probabilités, quelquefois des certitudes. Dans un espace
si étroit, dans une durée si courte, la raison peut espérer
de tout voir ; et le flambeau philosophique pourra démasquer
un jour tous les fantômes de la partialité. Là, dans

435

les opinions anciennes, l’on trouve nos dogmes nouveaux ;
toutes nos erreurs, dans la lente altération des vérités
primitives ; les fléaux dévastateurs, dans l’abus des
institutions heureuses ; et les peuples modernes opprimés par
les bienfaits d’hommes antiques. Les traces anciennes se

440

découvrent sous les pas des Bailly, et s’interprètent par
la science des Gebelins. Les fables que l’on prétendoit
absurdes, deviennent les allégories de la vérité ; et l’erreur
audacieuse n’insulte plus à la sagesse des tems meilleurs.
Le scepticisme dévoile les préjugés, et des principes

445

féconds montrent à leur place des vérités long-tems
méconnues. Les Bayle, les Freret, les Boulanger, pèsent
les probabilités et cherchent la raison première des choses.

[278]

Le génie que je suppose pénètre par l’onomatopée dans
la nuit de la formation des langues il en bannit

450

l’arbitraire qui rendoit leur étude sèche et vaine, et faisoit de
leurs restes précieux [S 118] des débris inutiles à la raison.
Un grand principe lui aide à lever le voile de la nature,
c’est que rien n’existe en elle sans une cause nécessaire ;
un principe non moins vrai portera pour lui la lumière

455

dans les ténébreuses institutions humaines ; il verra que
cet agent de la nature n’a rien établi sans une raison première
et que c’est à l’oubli seul de cette cause originale,

[279]

que sont dus tous les abus [S 119] qui ont donné les carac|tères
de la folie à l’œuvre de la raison, et précipite ceux que

460

des lois généreuses devoient doucement entraîner.

[280]

SEIZIÈME RÊVERIE

Cette inquiétude de l’homme qui le porte à vouloir
tout connoître, est sans doute un des maux les plus
funestes de son espèce ; mais je ne saurois le croire

5

irrémédiable. Je ne pense point que ses misères soient
nécessaires, que ses vices soient dans sa nature, que ses malheurs
soient des conséquences directes de l’ordre des choses.
Nulle opinion ne me paroît plus hasardée, nul système
plus dur à la fois et plus funeste. Chaque considération

10

sur l’homme me ramène à cette erreur sinistre ; je trouve
toujours à combattre son principe erroné ou ses conséquences
dangereuses ; et je suis encore à concevoir comment
on peut dire, en voyant l’homme si égaré et si
misérable, la nature l’a fait ainsi ; et comment, en méditant

15 [281]

sur tant de maux, l’on peut conclure | froidement
que toute recherche pour améliorer son sort n’est qu’un
rêve inutile. Conclusion désespérante d’une législation
stérile et orgueilleuse ! parce que vous n’avez su nous
rendre bons, vous affirmez que nous ne pouvons l’être ;

20

vous nous calomniez pour vous justifier ; vous attribuez
à la nature les vices de vos institutions ; en irritant nos
passions, vous niez qu’elles puissent être réprimées quand
vous avez altéré la nature, vous dites, voilà ses lois ; en nous
façonnant pour vos vues secrètes, vous nous accusez de

25

ne pouvoir être formés au bien général ; vous nous
montrez les peuples dociles et malheureux, et vous nous
dites, ils sont faits pour dépendre et souffrir ; vous nous
montrez vos sujets, et vous dites, voilà les hommes.
Sont-ils donc par-tout semblables ? ou s’ils peuvent

30

recevoir tant de formes diverses, n’y a-t-il que les bonnes
qui leur soient refusées ? À la vérité, dites-vous, tous les
peuples diffèrent ; mais cette différence n’est autre qu’une
variation dans le mal même ; et ce que l’on voudroit réformer
est tellement naturel à l’espèce humaine, que par-tout

35

l’on trouve à peu près les mêmes choses quoique sous

[282]

d’autres formes. Mais cette mutabilité de l’homme | prouve
du moins qu’aucune de ces formes accidentelles n’est une
partie constitutive de son être. De plus vous trouverez
existant, quoiqu’isolé, tout ce qu’il faudroit réunir ; vous

40

ne trouverez aucun mal qui soit absolument général,
aucun bien dont l’exemple ne soit chez quelque peuple,
et peut-être aucun siècle et aucune contrée qui ne donnent
partiellement la preuve consolante de la possibilité d’une
institution fondée sur la nature ; quoiqu’en effet aucun

45

peut-être n’ait produit, dans son, ensemble, ce chef-
d’œuvre d’une sagesse que notre science méprise, et d’une
perfection que nos vertus éloignent. Cette simplicité
primitive des tems antiques n’est, à nos yeux éblouis,
qu’ignorance et grossièreté ; la droiture sans ostentation,

50

la bonté qui ignore les vertus factices et les apparences
hypocrites, ne sont qu’un penchant stérile d’une nature
inculte. Rien n’est plus difficile à l’homme, et ne lui
répugne davantage que de rétrograder ; et cela seul explique
comment ce système de perfectibilité a gagné tous les

55

politiques et asservi toute la terre. Mais s’il est à toute
chose deux extrêmes, l’un d’imperfection, et l’autre
d’épuisement ; si tout s’altère par trop d’effort, ou trop de

[283]

durée ; | si tout bien n’est jamais qu’un terme moyen
entre la négation et l’abus, cette perfectibilité sera suivie

60

de dégénération ; son effort, après nous avoir élevé, doit
nous dégrader, et le mal est au-delà comme avant la
limite. Si nous pouvons abuser de ce penchant, le plus
bel attribut, dit-on, de l’espèce humaine, mais qui par sa
nature en est aussi le plus dangereux ; si cet excès de nos

65

desirs et cette erreur de notre raison sont évidemment
possibles, ne conviendroit-il pas, dans l’impétuosité d’une
course dont le terme touche aux abîmes, d’observer sur-
tout la limite qu’il est bon d’atteindre et dangereux de
franchir ? si nous ne la voyons plus au-delà du point où

70

nous sommes parvenus, si notre marche devient incertaine,
chancelante, pleine d’obstacles, de faux pas, et plus que
jamais pénible, suspendons cette erreur aveugle, ouvrons
les yeux malgré la répugnance d’un effroi qui plutôt
devroit éveiller une attention nécessaire. Regardons en

75

arrière ; si le but est passé, s’il est déjà loin de nous, nous
obstinerons-nous à avancer encore vers ce terme trompeur
que notre imagination nous promet toujours en nous
éloignant toujours au risque de nous précipiter ? Notre

[284]

fatigue même ne doit-elle | pas plutôt nous faire

80

rétrograder vers le repos certain, vers ce but invariable, seul
asile assuré et permanent ; et notre répugnance pour ce
retour pénible, mais nécessaire, doit-elle être invincible ?
Je suppose qu’il ne reste plus qu’à examiner impartialement
si l’on n’a pas été trop loin ; et je ne pense point

85

que celui qui n’est pas ébloui par de séduisans dehors
puisse douter un moment. Je ne calcule pas la somme des
biens et celle des maux ; cette estimation seroit difficilement
exacte, et quelqu’en soit la disproportion, je ne
serois pas surpris que l’on parvînt à un résultat douteux.

90

Mais cette estimation, fût-elle bien faite ; y eût-il, ce que
je ne crois nullement, dans le sort de l’homme actuel autant
de plaisirs que de misères, des joies aussi grandes que le
sont ses douleurs, cela ne prouveroit point encore. On
demande aussi, compensation faite des diverses situations

95

d’une même vie, s’il est plus d’hommes pour qui elle soit
bonne que d’hommes qui aient droit de l’abhorrer : je
crois encore que la réponse me seroit incontestablement
favorable ; mais ne le fût-elle point, cela ne prouveroit pas
non plus ; car le mal réel peut être allégé par l’espérance

100 [285]

dont les promesses | séduisent le vieillard même malgré
sa dure expérience, et l’espérance ne doit point être
comptée ici. Pour déduire de cette estimation l’effet véritable
de notre perfectibilité exagérée, il faudroit connoître
impartialement l’état de l’homme encore entre les mains

105

de la nature, état fort peu connu de ceux qui font ces
sortes de recherches ; car s’ils le connoissoient, sûrement
ils ne les feroient pas, et la question seroit résolue. Voici
donc comment je pense qu’elle devroit être posée.
Nos jouissances factices donnent-elles plus qu’elles

110

n’ont coûté ? la balance est-elle égale entre le travail, les
privations, les maux qu’elles ont causé, et les plaisirs
qu’elles ont créé ? Je ne demande pas même que l’on
compare les salons des riches, aux grabats des pauvres ;
ou la volupté d’un déjeûner apporté des Indes, avec

115

l’incalculable multiplicité de travaux, de dangers et de crimes
qu’il a coûté, en suivant le nègre dans l’esclavage des
habitations, et le négociant à travers les orages de l’Océan ;
je demande que ceux-mêmes qui n’ont dans ce partage
inégal que celui des jouissances me disent, si en général

120

et durant le cours de leurs vies, leurs plaisirs mêmes ne

[286]

leur ont pas plus coûté qu’ils n’ont | valu. Si quelque
voluptueux, d’un sang ardent et d’une conduite modérée,
dont la vie ne fut qu’espoir et desir, me répond par la
négative, je lui opposerai mille heureux qui auront appris

125

dans le cours insipide d’une vie toujours fortunée que la
couronne paye bien rarement l’effort ; et que si les
plaisirs [S 120] etoient vus dans l’avenir comme ils sont sentis dans
le présent, ils seroient aussitôt dédaignés ; mille heureux
qui n’auront trouvé dans leur bonheur même, que dégoût

130

et satiété, et qui, bien avant le terme de leur triste
carrière, détrompés d’espoir, auront vu sécher le desir dans
leur cœur flétri, et n’auront continué non d’aimer, mais
de vouloir les plaisirs, que parce qu’il faut bien enfin que
le tems soit occupé par quelque chose, et qu’ils

135

trouvoient dans leurs jouissances désormais vaines pour eux,
cet avantage du moins qu’elles en imposoient à l’envie,
et les faisoient croire heureux d’un bonheur qui n’étoit
plus en eux.
Si l’on ne se laisse point prévenir par les premiers

140

dehors, l’on convient assez généralement que ces hommes

[287]

que les plaisirs envi|ronnent, ne sont pas au fond plus
heureux que le manœuvre qui les envie et le paysan qu’ils
dédaignent. Que sert-il donc que tant d’hommes soient
sacrifiés à ces plaisirs imaginaires ? Les maux du plus

145

grand nombre augmentent dans une progression terrible ;
et la classe favorisée, loin d’en être plus heureuse, a perdu
jusqu’à la faculté du bonheur. Comment justifier un ordre
de choses qui ne sert à nul et nuit à presque tous ? Si
parmi nous le meilleur sort, à tout prendre, est pour les

150

moins malheureux d’entre les hommes du peuple, il est
prouvé que nous n’avons travaillé que pour nos misères ;
car apparemment l’on ne me contestera pas que cette
classe, qui dans nos villes devroit plutôt plaindre qu’envier
les autres, ne soit plus heureuse encore chez les

155

peuples simples, au moins par cela qu’elle n’y connoît
point l’envie et tous les maux d’opinion ; et qu’elle n’y
soit bien plus nombreuse, puisqu’au lieu d’y être une
partie plus ou moins limitée de la nation, elle y est la nation
toute entière. Pourroit-on comparer le peuple de nos

160

capitales dans sa vie affligée de privations, de craintes, de
jalousies, d’avilissement et de plaisirs incomplets, ou

[288]

grossiers, aux montagnards nomades ; à la paix, | à la
quiétude, à la joie franche, à la frugale abondance des
véritables pasteurs, quelque loin de la perfection sociale

165

que les retiennent et la superstition et plusieurs autres
causes humaines.
Notre imagination fatiguée des vices et des misères qui
composent l’histoire lamentable ou rebutante de tous les
peuples policés, aime trop à se reposer sur les mœurs

170

primitives des peuples nomades pour que ce sentiment,
étranger à nos habitudes, ne soit pas dans la nature. Ceux
de nous dont le goût plus altéré par les préjugés, méprise
ces nations simples, et laissant les effets sublimes pour les
formes riantes, méconnoît la majesté des monts, mais sait

175

du moins se jouer avec la fleur des prairies ; ceux-là, dis-
je, ne sont-ils pas émus d’attendrissement et de regrets
aux peintures consolantes de nos pastorales ? Leurs
préventions en font des chimères impossibles ; mais leur
cœur aime ces prétendues chimères, et ils voudroient

180

être pasteurs si, disent-ils, il en pouvoit exister.
Hommage que la force du vrai arrache à leur erreur même, et
qu’il n’obtiendroit pas sans elle, tant leurs autres préjugés
ont d’empire car s’il existoit près d’eux un peuple

[289]

d’Arcadie, ils rougiroient d’aimer | ses mœurs et d’envier

185

son sort. Mais ici l’illusion est dans l’expérience, et la
réalité dans les écarts de l’imagination [S 121]. Ces mœurs ne
seroient pas si aimables si elles ne convenoient pas à
notre nature ; ces idées d’union, d’innocence, de plaisirs
durables, de travail paisible et de vertus douces, ne

190

seroient pas si touchantes à nos cœurs si elles pouvoient
être absurdes aux yeux de la raison.

[290]

DIX-SEPTIÈME RÊVERIE

S’il m’étoit donné de déterminer mon sort, de choisir
entre les possibles de la vie pour me composer une félicité
réelle avec moins d’effort que les hommes n’en mettent

5

à imaginer de nouvelles misères ; non, je ne vous envierois
pas, tristes grandeurs, richesses inutiles, vanités des
plaisirs. De trop vastes possessions absorberoient mes
heures dans l’importunité de leurs soins ; comment
seroient-elles des biens, je dépendrais d’elles ? Voudrois-

10

je tenir en mes mains la chaîne fastueuse du pouvoir ;
c’est sur moi que peseroit son plus grand effort. Livrerois-je
mes jours au délire trompeur de la volupté ; elle
efface la jouissance actuelle par l’illusion d’une attente
plus grande ; dans l’inquiétude d’un desir plus ardent, elle

15

fait mépriser un desir satisfait ; et détruit tout ce qu’elle

[291]

laisse essayer, en | promettant ce qu’elle ne peut produire.
Voudrois-je ainsi consumer en un jour l’aliment de ma
vie, et perdre mon être dans l’irrémédiable satiété ? non,
je ne vous chercherois pas, séductions funestes, vanités

20

périssables. Cependant je voudrois jouir, mais du plaisir
qui ne se flétrit pas, de celui qui soutient la vie et qui
dure comme elle. Je voudrois du pouvoir, celui d’arracher
quelques hommes à l’oppression morale, et de les
maintenir heureux sous leurs propres lois. Si mon nom

25

devoit survivre à mes tranquilles années, je voudrois qu’il
fût chéri des infortunés, et qu’il fût cité chez les amis des
hommes ; je voudrois que ma mémoire rappelât des
souvenirs heureux, qu’elle attachât mes enfans aux vertus
douces, et servît à la prudence des vieillards pour former

30

des hommes bons dans la génération naissante.
Mais que servent tous ces songes d’un bonheur qui ne
nous est pas donné ? choisirons-nous des devoirs selon
notre cœur, comme s’il nous étoit jamais permis de suivre
son vœu ? Cependant cette supposition n’est pas chimérique ;

35

il fut même un tems où elle parut probable, et
l’avenir peut en amener la réalité, ou du moins en reproduire

[292]

l’espérance, | Asile long-tems desiré, île heureuse,
que le bon J.-J. a tant regretté [S 122], c’est dans ton sein que
je voudrois vivre ; c’est au milieu des eaux qui t’embellissent,

40

que je voudrois circonscrire et tous mes desirs et
toute mon existence. C’est-là qu’avec des hommes faits
pour une vie moins factice, je voudrois que le reste du
globe me devînt étranger comme tous ces mondes que
nous oublions dans l’espace des cieux.

45

Isle heureuse, que te manque-t-il pour le bonheur de
tes habitans ? Tes prairies sont riantes et tes vergers
féconds. La fraîcheur des bois ombrage ton sommet ; les
plus belles eaux t’environnent, tu renfermes tout ce qui
est convenable à l’homme, et le sublime se déploie à ta
vue. Quoi de plus majestueux que la chaîne d’Alpes qui
borne ton horizon ? quoi de plus pittoresque que les monts

[293]

du Jura qui t’abritent au Nord [S 123], et les rocs | d’Erlach
qui sont à ton Midi ? Est-il sous le ciel d’Europe un asile
plus intéressant que cette belle contrée, ou un site plus

55

paisible que celui dont tes eaux protègent la solitude ?
Elles sont dignes de te servir d’enceinte, elles ne
baignent que des terres libres ; et leur pureté, douce
image d’un cœur simple et droit reposant au milieu d’elles,
t’environne de cette quiétude et de ce calme animé, qui

60

n’ont rien de l’âpreté des déserts [S 124], ni du triste silence de
terres façonnées par l’homme, et devenues arides et
abandonnées.

[294]

La situation romantique du château de Chillon sur
le lac de Genève, pourroit être comparée à celle de

65

l’île St-Pierre. Une eau plus vaste et non moins belle,
les Hautes-Alpes plus rapprochées, l’aspect sauvage des
rocs de Meillerie et de St-Gingouph en font un lieu
plus imposant encore, mais non pas plus touchant. Chillon
est trop voisin du rivage et de la grande route d’Italie ;

70

on est trop près des hommes. Ce château isolé sur
un roc étroit, ne peut suffire à ses habitans et perpétuer
leur indépendance ; c’est une retraite séduisante et non
pas un asile pour le bonheur.
……………………

75

……………………
Les dénominations des choses ne sont point de vains
sons indifférens à leurs effets. Les mots, en exprimant
des pensées, en rappelant des souvenirs, intéressent nos
cœurs et influent sur leurs affections ; ils entraînent nos

80

volontés comme notre pensée ; il en est que l’on ne
sauroit entendre sans une émotion profonde ; d’autres, plus
étonnans, semblent affoiblir les objets et nous les rendre
indifférens. Les uns ridiculisent les choses qui nous
passionnoient, arrêtent nos vices, ou détériorent nos mœurs ;

85 [295]

les autres élèvent nos con|ceptions, développent
l’ensemble des rapports jusqu’alors méconnus, embrasent
notre imagination, et quelquefois déterminent notre vie.
Le langage des hommes simples est tout image et
sentiment, le nôtre plus savant devient froid et muet. Le

90

style figuré, dont l’imagination orientale abuse peut-être,
est plus naturel à l’homme qu’une langue métaphysique.
Ces termes abstraits, cette subtilité européenne, produisent
une sorte de sécheresse et d’indifférence, dont nos mœurs
se ressentent beaucoup. On ne la doit pas au climat seul,

95

car on trouve entre les chants des Calédoniens et ceux
des derniers poëtes de Rome, à peu près la différence
que l’on imagine entre la musique grossière et puissante des
Musée, des Therpandre, des Orphée, et les compositions
savantes de nos modernes.

100

Ainsi je ne laisserai point à mon île les noms qu’elle
porte. L’un exprime une chose trop générique, et l’autre
n’exprime rien ; mais je l’appellerai d’un nom qui désigne
le genre de bonheur qu’on y doit goûter et le caractère
de ses futurs habitans différant par tant de choses du

105

commun des hommes. Je croirai avoir beaucoup fait si

[296]

ce mot seul peut peindre | nos institutions, et si, en la
nommant, nous sentons quels nous y devons être.
Je conserverai dans ma langue le sens des noms
tudesques donnés aux monts du Grinderwald et de l’Hasli,

110

que l’on apperçoit des rives de Bienne. Je dirai, le Pic
de terreur, l’Inaccessible, le Sommet des tempêtes [S 125], afin
d’embellir ma demeure facile par l’opposition de ces
Alpes colossales, éternel empire des désastreux hivers.
Dès que je sentirai fraîchir le vent du Sud-Est, je croirai

115

respirer dans leurs glacières immuables, et au moindre
bruit lointain, à la chûte des rocs suspendus sur la côte
voisine, je croirai entendre le vaste écroulement de leurs
terribles avalanches.
Il n’est point de site plus fait pour la paix du cœur et

120

le charme de l’imagination, qu’une terre circonscrite qui
jouit d’un aspect vaste et imposant au sein des ondes
solitaires. Tel est cet asile peut-être unique dans la populeuse
Europe. Son horizon, limité vers les frimats polaires,
s’étend sans bornes sous les feux du Midi, et se prolonge

125

vers l’Orient sur les terres de la Sarinne et de l’Aaar.
Ces contrées montueuses toutes couvertes de pâturages,

[297]

de ver|gers abondans, et d’habitations éparses à la manière
patriarchale, coupées de belles eaux et ombragées de
forêts pyramidales, s’élèvent fécondes et libres jusqu’à

130

l’amphithéâtre des monts secondaires couronnés par la
majesté des Alpes. Leurs formes sont sévères et sublimes ;
cette chaîne peut-être est seule [S 126] sur le globe. Lumineuse
de tous les reflets de l’aurore et du couchant sur ses neiges
unies et encroûtées, ou bien, aux ardeurs du Sud,

135

vaporeuse et comme fumante et embrasée sous le voile éthéré,
elle prolonge sa splendeur des aiguilles de l’Allée-Blanche
et des dômes du Blumlis-Alp jusqu’aux sommets de
Sargans et d’Appenzell. L’œil étonné de son immensité,
croit la voir toute entière dans chacune de ses branches

140

partagées et commandées par le colosse du Mont-Blanc
et les escarpemens du Pic des Orages. Cent vallées,
soumises aux mœurs opposées de cent peuples antiques, se
dessinent dans leur profondeur. Là fleurissent dans
d’inviolables asiles et les séductions du printemps et les douceurs

145 [298]

automnales au sein des frimats séculaires. Là | tout
est grand, caractérisé, perdurable. Là, l’on voit planer
l’aigle terrible et indomptable ; là l’on voit paître le
chamois indomptable et paisible. Là subsistent les mœurs
antiques des montagnards nomades. Là retentissent les

150

accens du Ranz des vaches [S 127], et s’élèvent les chalets
hospitaliers. Là fut jurée et aussitôt conquise la liberté
publique. Là se trouvent la santé inaltérable et l’égalité
réelle. Là, entre Vienne, Paris et Rome, la nature est
encore entendue, l’homme est encore simple. Pasteurs

155

d’Hasly et d’Underwalden, que vos fils soient long-tems

[299]

semblables à vous, comme vous l’êtes | à vos ancêtres
dans la permanence de votre patrie autochtonne. Hommes
d’Uri et d’Underwalden, vous êtes seuls restés à la nature,
comme un monument vénérable des mœurs effacées, des

160

formes primitives, et de plusieurs vérités méconnues.


[JM 74]

Dans l’irrésistible torrent des heures qui dévore sans
retour notre être instantané, cherchons du moins à pacifier
ces destins versatiles, et prolongeons nos sensations
par le doux contentement du jour qui s’écoule, et cette

165

sécurité inaltérable qui semble perpétuer le présent et
reculer l’avenir. Quelle étrange folie à des cœurs mortels
que cette avidité qui consume nos jours plus rapidement
que le tems lui-même ; et ces desirs immodérés, ces
alarmes, ces agitations qui perdent une durée déjà si

170

ébranlée par nos orageux destins. Heureux le sage enfant
de la nature qui use de sa vie et ne la précipite point en
vain. Il coule ses jours faciles sous son toit simple mais
commode. Libre de toute affaire, libre de l’inquiète cupidité,
il nourrit son troupeau dans le pâturage qu’il reçut

175

de ses pères ; une source libre, des fruits, des racines, les

[300]

châtaignes de son verger, le lait de ses chèvres, | suffisent
à tous ses besoins [S 128] ; et il prépare ses enfans à la paix de
son cœur, à la douceur de ses habitudes, à ses constantes
voluptés.

180

Ainsi vivent les pasteurs des Alpes suisses dans les vallées
fortunées de Schwitz, de Glaris ou d’Underwalden,
où l’on ne voit pas un riche, où l’on ne trouve pas un
pauvre ; où la simple abondance embellit le plus ignoré
des chalets ; dont toutes les terres sont sauvages, et toutes

185

sont aimées ; où chacun possède quelque chose des forêts
et des eaux, des troupeaux et des pâturages ; où tout
homme chérit sa patrie, parce que sa patrie toute entière
est semblable à lui ; et dont le Landamme [S 129] maintient [301]
l’état en veillant sur ses | troupeaux, en fauchant ses foins,

190

en faisant ses fromages.
L’île de Rousseau convient au facile abandon, à la vie
douce et reposée, que choisiroient des hommes réunis
pour s’éloigner des autres hommes, pour échapper à la
fatigue sociale, et maintenir le rêve d’un homme de bien

195

à l’abri des vérités de la foule. Son indicible quiétude est
délicieuse à l’automne de la vie, et encore à ces jeunes
cœurs tristement mûris par des affections prématurées, et
dans qui le désenchantement a devancé le soir des
années ; mais elle n’est point également propre à une

200

ame forte et simple qui, lasse de la vanité de sa vie et
seule parmi les hommes moulés dans la forme publique,
voudroit vivre quelques heures du moins avant le néant.
Les hautes vallées des Alpes seroient sa véritable patrie ;
il lui faut cette mâle aspérité, ces formes sévères, la

205

nature grande et l’homme simple, la permanence des
habitudes nomades, et des monts immuables ; il lui faut
des hommes, tels qu’ils étoient avant les tems nouveaux,
puissans par leurs organes et forts dans leurs sensations,
enfans dans les arts, et bornés dans leurs besoins. Il

210

lui faut des formes alpiennes ; le repos sauvage, et des

[301]

sons | romantiques [S 130] ; le mugissement des torrens

fougueux, dans la sécurité des vallées ; la paix des monts

[303]

en leur silence inexprimable, | et le fracas des glaciers
qui se fendent, des rocs qui s’écroulent, et de la vaste

215

ruine des hivers.

[304]

Hommes forts, hâtez-vous ; le sort vous a servi en vous


[JM 75]

faisant vivre, tandis qu’il en est tems encore dans
plusieurs contrées. Hâtez-vous, les tems se préparent
rapidement où cette nature robuste n’existera plus, où tout

220

sol sera façonné, où tout homme sera énervé par l’industrie
humaine ; où le Patagon connoîtra les arts des Italiens,
et le Tartare aura les mœurs des Chinois ; où les rives de
l’Irtis porteront les palais du Tibre et de la Seine, et les
pâturages du Mechassipi deviendront arides comme les

225

sables de Barca.
Le feu par-tout produit et multiplié par l’homme, en
séchant les corps humides, en subdivisant et atténuant
tous les composés, en consumant les germes invisibles,
doit enfin altérer l’organisation végétale, affoiblir les

230

espèces animées, sécher et stériliser la terre. Peut-être, à
la vérité, d’autres causes naturelles lui préparent-elles
plus puissamment encore l’époque où son harmonie
interrompue doit laisser éteindre ses facultés productives,
où toute végétation, toute fermentation, toute animalité

235

doit cesser ; où, desséchée peut-être, peut-être refroidie
ou minéralisée, elle doit rester un globe immuable et
mort, jusqu’à ce que des siècles sans nombre achevant

[350]

sa | vieillesse, et ossifiant tous les liens dont la souplesse ou
l’irritabilité maintenoient ses parties, déterminent sa

240

dissolution, et dissipent sa poussière dans le vaste éther pour
la formation des globes nouveaux.

Mais, sans s’arrêter à ces suppositions d’une étendue
incommensurable à l’être éphémère que la moisissure du
globe a produit pour ramper entre les tubercules de sa

245

surface, voyons du moins ce que notre activité prépare
pour des tems accessibles à nos conceptions. Voyons
froidement ; dépouillons un moment le prestige de nos
rêves, cette illusion de nos esprits en fermentation, et tout
cet industrieux délire, enthousiasme burlesque, dont des

250

enfans s’enivrent si plaisamment, et que d’autres enfans
appellent avec respect le génie des grandes choses.
Oui, notre siècle a fait un pas sensible vers la perfection
qu’il cherche. Laissons la liste de ses avantages, il
n’est rien qu’il ignore moins. J’avoue même qu’ils doivent

255

s’étendre dans un progrès rapide. Les anciens sentoient,
nous avons vu que cela n’étoit pas dans l’ordre, et nous
raisonnons. Les sensations avoient des bornes
nécessaires ; mais, pour nous, notre marche est illimitée ; qui

[306]

l’arrêteroit ? qui in|terdit à l’homme d’étendre dans des

260

régions nouvelles son vaste trafic, gloire et félicité des
nations, et de changer dans les airs son or et ses rubans
pour des porcelaines et de l’opium ? qui lui interdit les
moyens de foudroyer une armée entière par une détonation
dont un enfant lâcheroit l’industrieux ressort ? Ô

265

hommes ! ces merveilles, et de plus grandes encore ne
vous sont point impossibles ; mais consultez vos facultés
passives, interrogez cette nature toujours la même ; elle
vous répondra dans tous les tems. Elle répondra à tous
les peuples : mortels inquiets et instantanés vous pourrez

270

multiplier dans une extension indéfinie les produits de
vos facultés actives, car alors vous êtes seulement l’occasion,
les forces du globe sont vos moyens ; mais vous
n’ajouterez rien à vos forces passives, là les moyens sont
en vous, ils ne croîtront pas. Mortels trompés, vous 275
n’étendrez jamais que vos desirs et vos misères. Vous
pourrez épuiser la terre qui vous porte, mais le foyer
dévastateur sera dans vos cœurs, il vous consumera les
premiers.
Sans doute il est pour l’espèce comme pour l’individu

280

une vieillesse inévitable ; mais pourquoi l’avancer par une

[307]

impulsion factice au | lieu de la retarder par un régime
de modération et de sobriété. La véritable enfance est
une vie incomplète, qui s’essaye, et est encore informe ;
elle jouit de l’accroissement de ses forces dans l’espoir de

285

leur maturité ; mais l’enfance de la décrépitude est un état
misérable, une vie épuisée, stérilisée pour l’espoir même,
une vie annullée, toujours vaine et souvent ridicule. On
vous dit que tout sera perfectionné, et moi je vous dis
que tout sera suranné, et que tout sera avili. On vous dit

290

que l’espèce ne vieillit point, on vous dit encore qu’il
n’en est pas des corps politiques comme des individus ;
on vous abuse : tout est analogie dans la nature ; mais
l’on ne veut voir qu’un jour de l’histoire des générations ;
l’on apprend trop, l’on ne perçoit plus rien une

295

philosophie d’esprit sans profondeur est le premier des fléaux de
ce siècle [S 131]. Nous précipitons [S 132] notre existence en

[308]

perdant | l’univers social. On admire [S 133] ; mais le penseur
plus sévère voit avec effrqi le moment inévitable où tout
sera artifice et calcul, où l’on sera blasé sur tout, indifférent

300

à tout, et dévoré d’une agitation qui n’aura plus même
d’illusions pour objet.
Et si ces foibles traits échappent à la ruine des tems,
les générations éloignées, instruites par les faits dont nous
hâtons pour elles la leçon désastreuse, apprendront qu’il

305 [309]

est des vérités profondes que l’on a pu pressentir même | au
sein de toute la séduction sociale qui les dissimuloit.
Peuples libres de l’Helvétie, montagnards encore
simples ; vous surtout heureux pasteurs, familles nomades
des antiques vallées ! c’est à vous que je m’adresse, c’est

310

de vous que je voudrois être entendu ; de vous à qui la
félicité naturelle est encore accessible ; de vous que nos
arts vont séduire, mais qui pourriez vous arrêter si vous
jugiez, loin des illusions, notre expérience sinistre et
méconnue.

 


  1. A. toléré
  2. trois années
  1. C, Ire Rév., p. 3 sq. = lignes 2-47. — 2-7. Cependant la nature est interprétée d’une manière que quelques-uns ne sauroient adopter ; et l’homme est livré à des misères innombrables et consacrées. Il paroît que la société n’est point établie sur ses bases premières, et que la raison des choses humaines n’a pas été montrée à l’homme. * Celui qui interroge ses besoins individuels, qui se demande quel sera l’emploi — 8. sa vie, qui porte ses regards — 10-27. opposés, celui-là ne voit rien qui déjà ne soit presque indifférent à son cœur, ni dans la recherche des illusions, ni même dans la possession des biens réels. Que faire – 28-33. des préceptes  ? Il se livre sans choix – 33-8. intérêt à l’écoulement de ses jours. Mais en éprouvant la réaction des miséres de ses semblables, il en cherche les causes ; il juge qu’à – 38-47. douleurs accidentelles, que la guérison ou la mort termineroient promptement, tous nos maux ont leur source dans l’erreur, et que le sort de l’homme n’est pas nécessairement mauvais.
  2. A., – 18. vingt-trois – 24. elle pouvoit rendre – 41. locales, accidentelles
  3. A. – 65-6. précaire. Libre de passions, je
  4. A. – 67. de mon indépendance – 82. des vanités de la vie – ses prestiges.
  5. C, Ire Rêv., p. 5 = lignes 127-136. – Des hommes puissans ont
    fait des choses imposantes ; mais selon leurs préjugés ou pour leurs intérêts : ils ont affligé les nations. Des génies plus désintéressés imaginèrent des changemens utiles ; d’autres plus sages ou plus heureux ramenèrent sur la terre une ombre de félicité sociale.
  6. C, Ire Rêv., p. 6 = lignes 137 [L’espèce…]-158[…monde]. – 139-40. jeunesse toujours passionnément inconsidérée. – 140. d’une maturité – 141-4. siècles lui suffisent pour l’expérience d’elle-même. Faudra-t-il – 144-6. irréfléchies, cette espèce avide consume toute sa durée à – 147. leçon sévère – 148-9. suive l’enchaînement des longues misères – 149-50. l’origine dans – 150-7. jouir, qu’elle lise avec impartialité
  7. A. – 200. À partir de cet alinéa, séparé par un trait de ce qui précède, les « Préliminaires » sont composés en petit texte. – 302. pensée, que je laissai – 203. beaucoup de suppressions
  8. A. – 13-4. l’homme qui sent
  9. A. – 25. abandon ; chaque année j’ai désiré couler plus près d’elle les paisibles jours d’octobre. Cette fois mes vœux furent moins vains, ma volonté plus forte, c’est à dire que je me trouvai avoir voulu à peu près ce que vouloit le sort. Si – 26. ô terre – 33-4. Un trait à la place des lignes de points. –Note 1, l. 3. travail indépendant plus facile à des loisirs interrompus et précaires. L’automne et un moment de solitude m’ont engagé à conserver sur le papier ce qui s’offriroit à ma pensée dans les matinées du mois le plus facile aux rêveries.
  10. A. – Note 2, l. 4-5. On croit cet arbre à cent toises, et il
  11. A. – 67. fixe et constante – 73-4. lointaines élevaient de divers points de l’horizon des – 81. Ô qu’en
  12. C, IIe Rêv., p. 9-14 = lignes 86-205 ; note 4 ; l. 206-237. – 86. entre le tout – 87. et l’individu – 91-3. intelligence secrète fut – spectacle mobile et durable, toujours naissant et – acteur ridicule – 94-5. rôle malheureux, esclave immolé sur l’arène au spectateur – 98. et qui m’accorda l’intelligence – 100. cette inutile succession – 101. cette nécessité – 103. toutes les choses – 104. les lois ne sauroient être ni expliquées, ni changées, dont – 106. Qui me dira pourquoi l’animalcule qui s’agite – 107. et qui végète un jour, perçoit – 108. et veut – 120. pour aspirer à l’heure – 122. j’observe et juge – 124-8. néant ? Profondeur – J’appartiens – 129-30. me reproduire. J’ai vécu, j’ai senti, j’ai pensé durant un jour, pour – 131. sentir… jamais. Cet – 133-4. mais moi je ne renaîtrai pas. Les temps – 135. me sera – 136. je ne verrai – 137-8. heureux. Ce soleil – 139. je ne le verrai je ne le saurai – 140. je naquis – 141. mais l’ombrage – 142-54. ma tombe. *Homme trompé. – 155. injuste rien n’étoit misérable – 157. nature elle – 158. toujours active et – 159-70. forme parce que tu n’étois pas, et te détruit parce que tu étois. Si ta foiblesse fait la borne de tes jouissances, elle fait aussi celle de tes douleurs. Tu ne seras plus : qu’importe ? Quel rapport y a-t-il entre demain et aujourd’hui ? pourquoi sais-tu que demain viendra ? Demain tu ne seras plus : en vis-tu moins aujourd’hui ? As-tu gémi de n’être pas né ? Pourquoi fatiguer de vœux immortels un cœur périssable ? Abandonne une résistance si vaine ; livre-toi doucement à la nécessité. Cède – 170-7. contraint ; ne lutte point contre le fleuve éternel et, plus sage dans ton indifférence, amuse-toi du mouvement de ta nacelle, sans opposer un effort malheureux à la force irrésistible. – 178-80. *Si tout est nécessaire, tout est indifférent : si tout est déterminé, tout est beau. L’individu n’a point d’existence propre : la cause, la fin sont – 181-4. sans autres causes, sans autres fins, sans autres lois, sans autre produit. *Nulle chose – 184. nature, puisque nulle – 185-6. d’elle. Elle ne choisit – 186-8. condamne rien : elle marche avec une tendance irrésistible, 188-90. liberté. Elle ne peut – 192. compose, elle absorbe, elle travaille –194. Les formes – 196. répétée ; de toutes – 197-202. l’invariable universalité des choses. Tout – 203. qui existe sert, avec une égale nécessité, à la composition du tout. – Note 4, l. 1-2. Le beau ou le juste essentiel, considéré universellement, est fantastique et impossible : il suppose des rapports, et dès lors il ne peut être conçu que dans des êtres partiels. Le mal ne peut – 3-5. détruire. Quel seroit le mal – 5-6. impérissable ? Tout ce qui – 9. des choses pourroit-il être – 11. néant ? L’univers n’est ni bon ni mauvais. Il y a pourtant un sens dans lequel on pourroit dire que l’univers est bon. Mais ce qui seroit visiblement absurde, ce seroit de prétendre qu’il est mauvais. – 206-37. – 207. mortels. Ce sont des raisons – 208. des rapports – 213. ou qu’il soit englouti dans – 214-5. ou qu’il poignarde – ou qu’il souffre, qu’il – qu’il meure ? Qu’importe – 217. Qu’importent les vertus ou les joies mortels, leurs – 218. crimes, leurs amours et leurs – 220. ou aux bourreaux – 221. vergers abondans – 224-5. ruine confond et ce qui s’élève et ce qui tombe ; l’instinct et la pensée, le génie et le désir périssent dans un même oubli : sur le globe renouvelé – 226-8. divinisé sur le globe d’un autre âge. La mouche, l’homme et les mondes ont leur sépulcre dans la nature essentiellement vivante. – * Une même force entraîne les êtres animés et les êtres stériles ; tout est semblable, le principe est homogène : mais la figure se compose sans cesse ; et l’ordre, c’est la mutation. L’homme – 229. meurt. Le grain germe – 230-2. se corrompt. Les globes sont dissous – 233. qui doivent comme eux et s’animer – 236. ver débile et
  13. A. – 92. ce spectacle rapide
  14. A. – 185-6. yeux ; plutôt
  15. A. – Note 4, l. 1-6. – 1-2. phantastiques et absurdes. – 3-5. détruire. Or, cela même est un bien dans un rapport plus général. Quel sera donc le mal – 5-6. De plus, pourquoi subsisterait-il ? La note finit là.
  16. A. Note 6, l. 7-8. qu’entre cet homme et Platon ou Archimède.
  17. C, XVIIIe Rêv., p. 110 = lignes 278-296. – 278. Quand l’homme se borne – 279-80. entre les choses dans les seuls rapports qu’elles ont avec son individu, il peut les sentir d’une – 281. favorable à – 281-2. partie du – 282-3. veut supputer les rapports généraux entre les êtres, il – 284-7. restreint dans une sphère limitée, il jugera toujours faussement, puisqu’il ne jugera pas selon les convenances de son être seul, et qu’il ne pourra jamais – 289. Pour comparer – 289-91. composés individuels, il faudroit connoître le mécanisme de la nature – 292-3. il faudroit avoir vécu – 394-6. senties toutes – expérience de tous les accidens est impossible : la science est donc incomplète
  18. C, XVIIIe Rêv., p. 112-115 = lignes 297-330 et note 11. – 297. L’homme peut avoir une connaissance suffisamment – 299. besoins, de certains rapports qui – 300-9. science est utile : elle est vraie à certains égards, et ce sont les points désirables. Le reste est étranger à l’homme, ou lui est inaccessible ; il n’y trouvera que vanité, ou impénétrabilité. *Si tout – 309-50. aveugle et tout corps périssable, si toute forme est indifférente, si tout est nécessaire, le choix, la prudence, la moralité, l’effort, l’art sont-ils anéantis ? non peut-être. La valeur de tout cela n’est plus ; mais nous sommes nécessités à employer ces moyens. Il seroit vain de les recommander sans doute : cependant comme il est possible que la nécessité ne détermine pas expressément une chose, mais plusieurs choses entre lesquelles la liberté optera, c’est dans cette hypothèse que l’on agit. Quoiqu’on ne puisse prouver la liberté, on ne sauroit se défendre de l’admettre. Si un homme étoit pleinement convaincu qu’il n’y a pas de liberté, il est difficile de concevoir comment il s’y prendroit pour agir. Ce qui n’est pas encore effectué ne pouvant être connu, il y a du moins une liberté apparente ; quelque principe que l’homme admette comme observateur, il est inévitable qu’il délibère comme agent. – Note 11, l. 1. tout à fait indépendante – 2. l’unique principe – 7. forcés – 18-20. actifs que d’après nos facultés passives ; nous transmettons – 21-2. soumis, et parce que nous ne les connoissons qu’alors, nous pensons qu’elles émanent de nous. Nous ne sentons – 24. comme nous n’avons – 25. de la circulation des fluides qui se fait en nous – 29-30. de cette sorte d’épreuve que nous avons déjà fait de nos destinées, elles – les pressentir, les annoncer et s’y conformer par – 34. heureux ? Celui-là – 35. à qui une suite – 36. revers seroit destinée, et cet autre – 39. convenables à – 40. devons – 42-3 c’est-à-dire voilà les apparences, l’homme est formé de telle manière qu’il doit voir ainsi. Peut-être la volonté – 44. arriveront. L’on sent combien cette – 47. doit souvent se rencontrer d’accord – 49. volonté si féconde – 51. maîtriser les destinées – 52. renversés par – 54. universelle : toute – 55-6. de combinaisons effectuées il y a dix mille siècles. *L’homme audacieux s’avance de front avec sa fortune. Dès que le hasard lui a fait saisir un des grands ressorts du mouvement de la vie, il marche la tête levée ; il croit mener ce qui l’entraîne, et il circule ainsi en agrandissant son être extérieur, jusqu’au moment imprévu peut-être, où il ne restera de sa vaste existence que la nudité d’un corps infirme et d’une âme impuissamment furieuse.
  19. A. – Note 11, l. 26-40 manquent.
  20. A. – Note 11, l. 54. de la marche du tout
  21. A. – 338. et de moralité – 340. d’individus. – Note 12, l. 3. ravisseur. Il n’y a donc ni bien, ni mal absolu, toute chose – Le premier paragraphe de la note 13 fait partie du texte ; le deuxième constitue la note avec renvoi au mot vaine (l. 6).
  22. C, Ve Rêv., p. 23-28 = l. 2-63 ; note 5, l. 1-16 ; l. 63-5 : note 6 ; l. 66-125. – 2. Les êtres simples, essentiels, les êtres primitifs ou élémentaires composent l’universalité des choses – 3-5. est ; unis et séparés par les innombrables réactions du mouvement éternel, ils produisent – 8-10. distinct. Plus cette agrégation contient de parties, plus – 12. il y a de forces extérieures qui – 17. de la sphère – dans la disposition – 42. il peut y avoir en lui continuité et souvenir – 47. de persévérance et – 59. de mouvement – 60. subsiste la même. – N. 5, l. 6. les efforts fréquens – 9. cette même demeure – 15. me paroît aussi souvent positif – 16. repos. – Ici les l. 63-65 (Les… conservation.) – N. 6, l. 1. Lorsque jeune encore, il semble, – 2. but, c’est que par – 4. il se lève quelquefois avec – 68. dans un trop long repos – 71. Un repos prolongé devient pénible – 72-3. il en résulte même une contrainte – 73-7. longue habitude, en facilitant chaque – naturels et en rendant comme – frappée, a changé – en besoins impérieux – 81. cette sorte de passion – 84. Lorsque – 85-6. accidentelles, lorsqu’à l’emploi ordinaire de – 86-7. l’homme en fait – l’emploi – 88. une conséquence fortuite et dangereuse des lois – 90. séduisante ; mais – 91. s’arrêtera point – 93. connoître, de posséder – 96. Pressé d’alimenter – 97. repoussant d’abord le – 98. et dédaignant bientôt celles – 99. indifférentes, il change 101. mu, lequel était borné – 103. passions actives – 105. besoin d’agir, extension – 108. L’affection active comprend tout – 115-6. moyens factices qui peuvent rendre pour un moment à l’imagination le charme du premier délire – la force qui les faisoit vaincre toute – 120. du desir de – activité, c’est du besoin de – 122. la colère, l’égoïsme, la cruauté – 123-4. pusillanimité, l’indifférence pour tout ce qui n’est – 125. l’indolence dans tout.
  23. C,Xe Rêv., p. 51-57 = l. 126-150 ; note 7 ; l. 151-204 et notes 8-11. – 126. Les nombreuses affections de l’homme, si opposées en apparence, n’ont – 128. but : elles y – 129-30. ce qui fait partie du but même, ou indirectement en évitant ce qui en éloigneroit et le plus souvent elles concourent – 131-5. la fin commune. L’ambition elle-même peut être justement considérée ainsi dans ce désir d’être plus que les autres, on voit surtout la crainte d’être moins qu’eux. Le plus – 136. seul : il s’élève – 136-9. tous, de peur qu’un autre ne s’élève au-dessus de lui. Les iniquités que le pouvoir se permet, auroient-elles leur origine dans le sentiment de l’égalité ? Les peuples libres ont été des peuples oppresseurs. * L’état versatile où l’on est perpétuellement entre – 140-5. ce qu’on cherche et ce qu’on évite, donne le besoin de rapprocher les impressions extrêmes, et d’y mettre plus d’accord. C’est une modération qui est dans le goût, c’est la délicatesse des sensations. Les âmes fortes n’en suivent les lois que dans les choses vulgaires ; mais les âmes foibles en font le principe d’une foiblesse nouvelle en voulant y soumettre les choses importantes. * Des hommes ordinaires sont susceptibles de délicatesse ; car ils veulent – 147-8. légèrement. Des hommes supérieurs le sont aussi dans un autre sens : ils ont assez – 149-50. ils n’emploient pas cette énergie dans des choses faciles à la multitude. – Note 7, l. 2. d’un choix scrupuleux – 3. repoussant ce qui est vil ou trivial, et même – 4. soit convenable, facile – 5. partout ce contraire – 6-7. beaucoup, et même elle donne déjà quelque chose pour le bonheur en produisant – 10. recevoir les séductions de la vie. – 11-4. Lorsque cette délicatesse évite l’excès – ridicule, lorsqu’elle est contenue dans les limites des convenances diverses et accidentelles, elle peut affoiblir la passion en l’altérant dans son creuset ; mais – 14. perpétue, elle en écarte l’alliage – 14-5. dégoût, et elle retient par – 16-7. n’attireroit déjà – ennoblit – elle modère nos humeurs ; elle prévient beaucoup de maux en les dissimulant dès le principe – 19-21. Quelque frivole qu’elle soit peut-être, elle fait l’agrément de la vie ; elle convient parfaitement à ceux qui ont perdu le bonheur d’être entrainés, et qui ont besoin – 151. C’est par le pouvoir déterminant de l’habitude que les effets des principes – 152. modifient plus particulièrement dans – 153-4. objet souvent peu analogue à son tempérament. Entre – 156. tout à fait naturelles et convenables, elle a laissé les autres –157. étrangères. C insère ici la note 8. Elle maîtrise les caractères foibles, doux, paresseux ; elle plaît, elle suffit aux hommes qui ont une sensibilité profonde, une âme forte, et une vraie délicatesse dans les affections et dansles goûts : elle a très peu d’empire sur les hommes actifs, audacieux, fatigués d’inquiétude ou de prospérité. –159. exprimé ; c’est – 161. Après moyens C insère la note 10 i. prêtée – 2. être qu’une industrie de – 166. Après repos, C insère la note 9 : 1. simples où l’on a peu de – 2. desirs, comme on use – 3. chacune revient – 4-5. voit, et dès lors l’on n’imagine guéres et l’on ne cherche que – 6-7. sont plus durables ; et – 167. les lois – 168-9. elle-même une de ses premières lois dans tout ce qui n’est point – 170. absolue ; c’est l’habitude qui – 171. indifférent ou arbitraire, pouvoit – 172. l’homme soit – 173. lui donne – 174-5. qu’il soit se connoisse libre, qu’il se sente voulant et choisissant dans – 176-7. le laisse varier – retenant en secret sous le joug – lui donne – 179-83. facile, et qui différencie les individus de nature semblable. Ainsi l’organisation générale constitue l’espèce ; et l’habitude personnifie les individus. – 184-5. encore, en partie du moins, le pouvoir de l’habitude ; C insère ici la note ii l. 2-8, tout est composé sqq. : 5. qu’on éprouve – 7-8. et qui les approche de l’unisson d’autant plus qu’ils sont plus près d’être homogènes. – 185. *Dans tout – 186. dès lors accessible – 187. qui exige le moins d’efforts – 189. d’un autre ; c’est – 191-2. éprouvées par un être semblable à nous, et jugées convenables, faciles ou agréables, donneront – 196. exposer à des suites – 198-9. suites favorables, et nous commençons à jouir avec la même sécurité que si l’objet nous étoit déjà connu. Ainsi – 201-4. étrangères les soins de la culture, et d’une main confiante ou privilégiée, nous en cueillons les fruits – la maturité.
  24. C, VIIe Rév., p. 35 sq. = l. 31-42. – 31-4. Nous animons notre être sans l’épuiser, et nous jouissons sans fatigue lorsque nous abandonnons nos sensations ou nos idées à la suite irrégulière des mouvemens fortuits, sans que nos desirs les choisissent, sans que notre volonté prétende les régler. – 35-7. *Effets nécessaires de tant de causes par lesquelles nous sommes causes aussi, nous ne devons sentir notre activité même que comme le résultat des impressions reçues. C’est notre force d’être entraînés, c’est notre destination d’être portés par le torrent des êtres. Modifiés alors selon – 38. avions – 41-2. Un mouvement, un son peuvent nous distraire et nous changer.
  25. A. – 68. m’asseoirai
  26. C, VIIe Rêv., p. 36 sq. = l. 64-94. – 64-78. Des impressions trop diverses s’affoibliroient mutuellement, et aucune situation ne seroit assez déterminée pour être bien sentie. Vous ne choisissez point le tertre avancé qui domine une vaste plaine mais vous vous asseyez sur un tronc vieilli couché dans la forêt épaisse, sous le frémissement du feuillage des hêtres plus jeunes que déjà les vents fatiguent, et dont les jours suivans verront tomber la vieillesse. Vous marchez doucement dans le sentier abandonné. Vous ne voulez y voir que la ronce – 78-9. sur ce sable devenu humide, ce filet d’eau qui s’échappe des débris d’une fontaine dont le temps n’a laissé subsister que ce qui passe sans cesse, et la caverne – 79. cette trace – 80-4. monument. *Au milieu des montagnes, quand le vent des cimes froides descend presser les vagues des lacs solitaires, vous livrez votre pensée à ce long roulement des ondes, à la ruine des formes, à la perpétuité des mutations, au sentiment de l’instabilité – 85. *Ainsi, soumis à – 85-6. s’agite, à tout ce qui change autour – 87-8. par la – tombe, par le vent qui s’éloigne ; modifiés – 88-9. dans cet ordre toujours – 90. l’odeur d’une herbe – 91. univers vivant – minéralise – 92. avec ces formes – 93-4 mus par ce – de cette vie générale.
  27. C, VIII{e} Rêv., p. 39-40 = l. 145-160. – 145-7. Dans la plupart des climats les phénomènes annuels ne forment que deux saisons distinctes. Dans l’une tout se compose – 148-9. dans l’autre tout – 150-2. *Dès les premiers momens de ces deux saisons, l’une ajoute à notre vie par cette impulsion animée qui la caractérise, et l’autre nous communique quelque chose du repos et de l’affoiblissement qu’elle prépare. Mais comme notre organisation est susceptible d’une durée plus – 152-5 annuelle, nous résistons à l’influence –156. ou d’une décomposition prématurée – 157-8. *Soustraits en partie à l’effet de ces deux périodes, nous restons plus sensibles aux impressions modérées – 159. automne : elles animent – 160. fatiguer, sans l’arrêter.
  28. C, VIIIe Rêv., p. 41 = l. 161-183. – 161-79. Quand la végétation annonce le retour de la force suspendue dans les hivers, ce mouvement nouveau semble faciliter la vie. L’impulsion générale éveille les desirs : on aime la saison où l’on sent plus avidement et où l’on croit qu’on va vivre davantage ; on rentre dans le songe du bonheur ; et ces momens séduisans sont encore embellis par l’attente des saisons fécondes. Tous les cœurs ont senti les premiers beaux jours : ce retour annuel de l’espérance soutient notre courage. La nature reste toujours jeune devant nos yeux vieillis : cette immuable – 180. nos ans comme – 180-1. de renaître avec ce qui commence, comme –182-3. passagère, comme si l’éternel hiver n’étoit pas déjà dans nous. Jeunesse toujours nouvelle de l’inépuisable fécondité, heureux printemps des êtres, illusion immense de l’âme périssable !
  29. A. – 183. d’un tout. – N. 2, l. 1. À l’equinoxe de mars – 4-5. La poésie a rendu cette acception la plus commune de celles
  30. C, VIIIe Rêv., p. 42-44 l. 193-282. – 193-208. Nous aussi nous aimions le printemps, nous cherchions les primevères, nous avons vu la feuille naissante, nous avons cueilli le lys des vallées. Ces temps se reproduiroient-ils encore ? Les goûts primitifs n’ont point péri ; mais ces impressions changent quand les désirs s’éloignent, quand la vue de ce qui est remplace le songe de ce qui pourroit être. *Nos pertes – 209. refroidit ce qu’elle a voulu façonner à notre manière. Les joies – 211-3. vieillard des émotions encore assez belles pour les momens précieux du – et pour les jours brillans de – 214-5. image séduisante de l’heureux désir, sont pour ces hommes plus fortunés – 216-7. passion des jeunes cœurs, ses illusions et ses espérances. La – 218-22. jaunies, l’attitude des plantes fatiguées conviennent mieux aux affections découragées, aux lentes rêveries, aux souvenirs qui entrent déjà dans l’oubli irrévocable. * Reste épuisé de la splendeur des beaux jours, dernier effort de vie mêlé d’une sorte de langueur et qui bientôt va s’éteindre sous les frimas ténébreux, mélancolique Automne ! saison plus chère à notre âme infinie et malheureuse, tu conserves – 223. sentiment cher à-la-fois et triste de – 224. et de nos besoins, et de nos songes, tu nous fais ainsi reposer dans nos douleurs mêmes – 225. nous invitant à – 225-6. résistance inutile, et sans amertume, comme sans espoir. Ces.., ces.., ces – 227. s’éteignent, ce vêtement – 228. tout cet aspect doux et – 229-36. à la mémoire des temps écoulés, et aux regrets déjà vieillis des impressions aimantes. Ces jours – 236. courts, ce soleil – 237. ces brouillards – 238-9. l’aurore suspend sa lumière ; le – 240. ténèbres nous – 244. cœurs soumis et le surprenant fardeau – 246-50. *Nos cœurs ardens, mais fatigués, préfèrent aux puissantes promesses de l’été, la paix de l’automne et sa physionomie calme quoiqu-un peu douloureuse. Les nuits éclairées, la durée – 251. profusion de – 251-4. l’été dans toute sa splendeur, n’intéresse pas comme l’automne en sa simplicité. Il y a une harmonie plus profonde dans cette température affoiblie, dans ce silence des cieux – 254-6. reposée. * Les âmes avides se livrent dans leur enthousiasme – 256-7. printemps car l’ombre – 258-60. sous ce voile ; qu’elles ignorent la vie, qu’elles jouissent long-temps ! Mais la tranquille automne est la saison de l’homme fait : elle est douteuse – 260-77. comme les choses de la terre, paisible enfin, mais voisine des frimas, elle est comme le repos du soir aux bornes de notre vie livrée à la mort. * Infortunés que le sort poursuit, ou que l’homme opprime, vous vous refusez aux saisons qui n’inspireroient que l’espérance : les prestiges sont loin de vous, et vous n’aimez pas ce qui rappelle le besoin de la joie. Tristes victimes des misères que notre industrie s’attache à dissimuler, vous ne chercherez point cette nature puissante qui nous avertit de nos destinées primitives vous aimerez l’arbre – 278. fini, la feuille – 279-80. forêts. Vous marquez à vos douleurs – 281. s’arrêtoit, vous espérez à – 282. terme dès longtemps désiré.
  31. A. – 284. souffrante, toi à qui on insulte par un nom qui fait ta gloire, vrai Philosophe, homme – 285-6. aimant, malheureux parce que tu es sensible, plus malheureux parce que tu es détrompé, dis-moi, car je suis digne de t’entendre, comme toi j’aime la vérité et les hommes, dis moi quelle – 289. des soirées d’octobre n’as-tu – 292. sublime ? Automne ! – 298-300. qui, bon ami, bon époux, bon père, cultive son héritage antique dans l’innocence patriarchale et – 303-4. foyer. C’est là qu’auprès de sa compagne aimée et de ses enfans aimés comme elle, il
  32. C, VIIIe Rêv., p. 44 sq. = l. 294-313. – 294-5. * L’automne est encore la – sage : elle imprime à nos âmes un caractère de – 296-313. justice ; elle semble indiquer les vérités morales ; elle nous sépare de l’inutile sollicitude des passions, elle éteint le désir puéril, elle ramène aux lois oubliées.
  33. C, VIIIe Rêv., p. 41 sq. = l. 335-344. – 335-8. Les longs jours du solstice sont trop beaux pour que nos regrets ne les rendent pas pénibles. C’est le commencement d’une saison trop forte, trop pompeuse. Cette température favorable, ces nuits heureuses, cette terre – 338. nature facile – 339-40. l’homme, arrangée pour ses désirs et riche pour ses besoins ; tout – 341. dans cet ordre si rempli, si animé, quel vide – 342. l’a oubliè sous le joug des habitudes – 343-4. silence pour – pressent, et qui ne peut pas entendre !
  34. C, VIIIe Rêv., p. 46-49. = l. 345-463. – 345-7. l’atmosphère est douce et la terre fertile, qu’avons-nous – 347. des efforts – 348-9. les premiers dons ? Pourquoi s’enterrer dans – 349-52. de décombres dont un travail stérile a formé des prisons populeuses ? Ce sont de rians portiques pour de sombres cachots. Quoi ! – 353-4. pourrons, sous le beau ciel des tropiques, fuyant – 355. paix, dans – 357. besoins, et où – 359. les misères inévitables – 360. des villes ? – 362. Affoiblis par – 364-5. aimions nos retraites arides, puisqu’enfin elles – 366-7. nous les a peut-être rendues nécessaires ; mais dans la saison facile nous – 368-70. indépendance, alors nos regrets s’éveillent. Les feux – 372-4. contrée majestueuse, tout ce qui nous plaît, tout ce qui nous fait jouir, nous opprime et nous attriste. Le chant… nous accable – 376. de ces choses qui n’existèrent jamais – 378. vaguement. Et si – 379-82. éclairée, près des asiles que le rossignol habite, nous nous livrons à la mélodie de ces accens solitaires que nul art ne sauroit remplacer, un invincible pouvoir remplit nos cœurs d’harmonies élysiennes, et les abandonne aussitôt à la prompte réflexion, qui les attère et les nâvre dans – 382-91. intolérable. *Ce sens intérieur qui nous lie – 391-7. est, à tout ce qui fut hors de nous, qui nous modifie selon la succession des choses, qui nous en fait éprouver les mutations, et qui nous fait vivre dans toute la nature, la sensibilité consume – 398. qu’elle agrandit – 398-445. qu’elle paroît embellir. La sensibilité entière ou parfaite se compose d’une combinaison subite des sentimens contraires, jointe à une sorte de modération dans tout ce qui nous émeut : c’est une habitude de supériorité sur l’affection qui semble nous commander actuellement, c’est une gravité de l’âme, une sagesse du cœur en sa perpétuelle agitation, une étendue de pensée dans laquelle se trouve aussitôt la perception secrète que la nature voulut opposer à la sensation visible. Dans sa force, l’homme sensible pressent tout ce qui est destiné à l’homme ; dans sa modération, lui seul connoît la mélancolie du plaisir et les graces de la douleur ; il possède une âme grande, un cœur détrompé, une raison supérieure mais qui pourra – 447-8. Quand le besoin du beau et du juste a fait chercher le vrai, quand les illusions ont passé, quand le doute – 448-50. biens, quand la tristesse a changé les désirs, quand tout est brisé et mutilé dans nos cœurs, le silence devroit du moins éteindre ces ruines surchargées. Mais – 451. plus inquiet que – 452. et qui observe un monde déplorable ; toujours incité, il ne – 453. chercher ; toujours consumé, il ne – 454. aimer ; refroidi dans le – 455. il est arraché par un mouvement invincible au repos de – 457-63. indifférent, pour devenir heureux, pour avoir la paix de ce qui ne sent point. Mais il entend ces voix muettes ; il retrouve partout sa pensée affligée ; il demande à chacun des accens de l’être un nouveau mouvement de douleur ; il voit partout dans cette nature infinie et éternellement changée, cette inutile infinité et cette perte sans terme qui sont dans lui, sentiment déplorable, expression incertaine d’un monde inutile et inexplicable comme lui.
  35. A. – 378. dans la douceur silentieuse
  36. A. – 394. choses, nous fait – N. 4 manque.
  37. C, XIIIe Rêv., p. 81-85 = l. 10-74 et notes 1-3. – 10-1. Le plus sûr, le plus vrai — 11-3. est l’heureux équilibre des forces motrices, la santé parfaite – N. 1, l. 1. mais elle n’est plus connue de ceux qui – 2. et elle l’est bien rarement de ceux – modérément. – 13-5. Cette harmonie qu’il est presque impossible de conserver dans la dépendance, cette harmonie maintenue, troublée – fait notre indifférence ou nos goûts, notre joie – 16. temps de calme où tout semble heureux – 17-8. d’ennui qui rendent tout odieux et inquiétant ; elle fait nos attachemens, nos haines – 19-20. énergie ; elle détermine tout – éprouvons, tout – pensons, tout – N. 2, l. 1. *Cette harmonie n’est point interrompue par le mouvement qui fait – 2-3. réparations, ce changement perpétuel en est au contraire – 4. la vie même n’est – 5. morale en est le – 8. de repos sans – plaisir – 9. les pertes ou les réparations vont trop loin – 10. l’impulsion –21. *Nous devons au rétablissement – 22-3. altération de quelque durée, ces momens – 23. activité surabondante – 24. désir, le sentiment – 27. avantages, où les – 30. et la profondeur – 33. des déserts. Nous aimons alors chaque chose – 34-5. est et comme – 38. il faut la gravir – 41-3. multiplie la lumière. Nous aimons les êtres animés parce que, semblables à nous et vivans comme nous, ils nous appellent hors de nous ; nous aimons les choses inanimées, parce que nous les soumettons – 44-6. et qu’elles reçoivent de nous leur destination ; nous nous attachons à la nature entière et nous en admirons les parties les plus indifférentes ou les plus difficilement aperçues, parce que tout devient l’occasion – 50-3. *Il est des momens d’énergie paisible où l’âme confiante et libre, assez ferme pour n’être alarmée de rien, et assez grande pour n’avoir point de désirs, s’abandonne, comme si elle était invulnérable, se nourrit – 54. ou idéales – 54-6. force, reste comme immuable dans le monde agité, comme immobile dans le temps qui se succède, et commence – 57. dont cette délicieuse – durée imaginaire. – 58-9*. Mais nulle situation n’est permanente ; comment – 62-4. Heureux du moins celui qui connoît ces momens de félicité ! C’est un calme – 64-6. donner, et où ne jouissant de nulle chose en particulier, l’on ne sauroit – 67-8. heureux. Il n’est rien que l’on poursuive, ou que l’on redoute ; le passé – 69. s’avance débarrassé de toute sollicitude ; tout – 70-1. afflige ; tout bien s’approche, tout mal paroît facile à surmonter ; tout sentiment – 71. devient étranger – 72. être ; tout – 72-3. d’admiration, d’espoir, de confiance – 73-74. sentiment de la vie. –N. 3, *l. 1-2. Les plaisirs sont inutiles à l’homme content – 2-6. être ; et il ne voit que de la puérilité dans les passions. Ceux-là s’égarent qui poursuivent loin d’eux-mêmes un bonheur fugitif, et qui perdent pour une ombre toujours errante cette inestimable conscience des forces de la vie qui seule allégeoit les maux, qui seule réalisoit les biens, et sans – 6. maux seront
  38. C, XIVe Rêv., p. 85-93 = l. 75-236 et notes 4-8. – 76-8. l’excès contraire le rend malheureux. Je crois que parmi nous – 79. travail trop continu. Toujours inquiets – 81-2. soumises à l’avidité de l’espoir, nous paroissent stériles – 83. n’en occupe la durée – N. 4, l. 1-10. L’emploi du temps en dissimule la perte continuelle, et nous fait aimer nos momens en produisant de cette durée passagère un résultat plus durable, et que nous croyons utile. Mais le temps consumé dans l’inaction, ne laisse point de traces : il tombe trop visiblement, et nous voyons à découvert le néant de nos heures et le néant de notre être. *Sans doute le temps le plus occupé produit rarement ce que nous en attendions ; mais enfin il produit quelque chose, et dans nos vues insatiables nous trouvons le moyen d’attacher d’autres désirs à ces résultats accidentels. Mais le temps qui passe sans rien préparer, n’est plus qu’un obstacle à ce que nous désirons, c’est un intervalle dont notre impatience s’irrite. *Toujours nous attendons quelque chose ; nous voulons toujours que les heures se hâtent nous mettons à ce – 10-3 importance ; et il suffit que nous soyons dans l’activité pour que nous reconnoissions à nos –13-5. qui nous en donne à nous-mêmes. Avec cette opinion de soi, l’on peut être content des choses ; mais quand on est mécontent de soi, l’on est porté à l’être de tout ce qui arrive. – 16-8 manquent. – 85-6 manquent. – 86. *Les recherches – 88-9. ont multiplié les moyens de jouissance. Mais le plaisir est – 90-2. limité : c’est l’impression que nous recevons qui seule constitue le plaisir ; pour qu’elle soit – 95-105. primitifs et momentané comme eux, ne sauroit occuper les longues heures d’une âme dont le calme est perdu. *Nos affections, résultat de ce qui est, de ce qui – 106. par des causes – 106-7. volonté et qui souvent l’asservissent. – 110-2. ne feroit qu’indiquer le bonheur, mais si nous sommes habitués à le voir se prolonger, c’est une source de confiance : cette durée future que nous attendons, commence présentement notre félicité, en mettant – 114. *Si – d’éprouver – 117-8. jouir réellement, et trop – 118-9. sentiment qui soit parfait et approfondi en quelque sorte. Désirant 133-4. existence suffit primitivement à – 134-5. sent, il est heureux ; il l’est de – 135. vit ; il jouit par cela – 139. est tellement passager qu’il – 141-2. mais sans être malheureux ; car – 143. douleur, mais – 144-7. douleurs. Tout animal libre cesse de souffrir ou cesse – 147. sain : il est occupé – 150-1. blessé, il meurt, ou il ne tarde pas à guérir. Parmi 152. éprouve le besoin mais non l’inquiétude ; il connoît la douleur – 154. la faim s’apaise, la blessure se guérit ; tout – 161. indifférente, et dès lors bonne puisque le sentiment de l’existence la remplit ; ce sentiment suffit lorsqu’il est seul. Quelques instans sont pour – 162. autres pour – 165-8. mal, nous en avons tellement prolongé la durée, que tous nos jours présens… consumés dans la douleur, tandis que tous nos jours à venir… jouir. De plus – 169-70. l’état neutre en quelque sorte, mais heureux en cette apparente – 175-6. regrets et l’ennui, soit par les alarmes inconsidérées, soit par les privations. – 178-80. jouit moins, et souffre davantage que l’homme indépendant ; et de plus il a changé pour un état pénible, ce bien-être – 181-2. l’a remplacé par une situation plus cruelle quelquefois que les maux N. 8, l. 1-4. *Une ressource nous reste : c’est une occupation constante qui soit en quelque sorte nécessaire. Alors les vastes – 5. la pensée – nous ne sommes pas fatigués – 6. la volonté – 7. seulement, alors, nous pouvons – l’existence. – 8. n’est pas indiqué par – 9-15. importe de s’en prescrire un : il faudroit en cela se faire une loi qu’on ne se permît presque jamais d’enfreindre, car les premières exemptions en entraîneroient beaucoup d’autres. Outre les prétextes de la paresse, que de convenances accidentelles nous donneroient des motifs plausibles, mais funestes d’interrompre notre plan. Nous perdrions de vue l’utilité de l’ensemble, nous ne verrions que celle du changement – 18-9. nous tomberions promptement, mais sans y songer, dans – 20. l’irrésolution, dans l’oisiveté involontaire, dans ce dégoût – 21-2. dégoût des biens et – 23-30. *Ainsi végètent nos heureux. Ils admirent leur sort, en détestant leur existence ; ils envient malgré eux leurs inférieurs qu’ils méprisent hautement ; quelquefois ils les envient pour ne les pas secourir, et ils les méprisent pour les envier moins. Comme ces dieux de l’Inde élevés – 32-3. par une suprême inaction, ces tristes 33.4. sort sont en vain l’objet des complaisances de tous les gouvernemens, la gloire de l’espèce humaine et le but de ses travaux ; ils sont malheureux – 35. l’objet, ils sont malheureux – privilèges ; – cette funeste – 36. ils dédaignent – 37. ils baillent – encens ; trop – 38. posséder avec indifférence, ils ne peuvent plus jouir ni – 184-5. *L’ennui – uniformité ; la vie d’un homme simple est – 185-6. et l’homme simple ne connoît pas point de – 187-9. ceux qui ne les connoissent pas, et même ceux qui les ont quittés, sont par leur manière de vivre à l’abri de l’ennui. Il ne – 189. peines ; beaucoup d’hommes – 190-7. un jour. L’ennui vient surtout de l’opposition – 200. état d’incertitude 214-7. où nous sommes retenus, l’ennui menace particulièrement ceux dont la pensée irréfléchie et imprudemment avide étend les désirs – 218. sauroient posséder dans – 219-21. et ceux encore qui, antérieurement, ont éprouvé beaucoup d’émotions, et – 222. l’homme. D’où – 223-4. des victimes – l’une a – l’autre a – 224-5. primitives. L’homme – 226-7. modérées, n’observant que – 228-9. abri de l’ennui. Que de 211. péniblement ! Le cœur – 232-3. lui-même un vide accablant ; il sent que ses moyens sont inférieurs à ses besoins ; et ce sentiment produit l’impatience – 234-6. pour les vrais biens, et – l’univers.
  39. C, XIVe Rêv., p. 93-sq. = l. 237-253. – 238. vœu, afin de les satisfaire, de – 244-5. vanité frivole et fastueuse dans son objet, et désastreuse dans – 249. il parvint à se livrer au chaos – 250-1. et à ces combinaisons fortuites des incidens qui composent à chacun – voulu.
  40. C, XVe Rêv., p. 96-98 = l. 254-310 et note 11. – 254. *Parmi nous – 254-5. jouit pas des caprices – 257. et, par des conséquences – 258. de ce principe faux – 259-60. ailleurs que dans les villes, ou comment – 261-2. donnent le droit de prétendre à tout, et sans les richesses qui sont le moyen de – 265-6. ainsi dans des positions – 267. croire semblables – 260.70. de ce qu’une nécessité absolue n’exige point, mais dans – 274. et il sent – 284-5. plus pauvre que l’on ne croyoit devoir l’être, plus que – 288-9. mépris auquel elle nous expose. Dans des lieux où tous manqueroient également des fantaisies du luxe – 290-1. mais sans comparer leur – 294. misérables. La – 295. relatif et – 297. dépendance. N. 11. *Imaginez – 2. n’ait aucuns besoins 5-6. les lieux où tous sont – 7-8. lui, sa pauvreté ne sauroit le mettre dans la dépendance, elle ne l’avilit point, elle ne lui est pénible – 9. opinion : il mourroit de besoin, que je ne le dirois pas misérable. Il y a souvent une affreuse misère dans nos champs ; il ne peut y en avoir dans une vraie campagne. – 298-9. *L’homme simple – ce que sa nature exige : mais par cette – 301-2. comme il l’est d’ennui et de satiété, indifférent – 305. lui. Il est – 306. fait ; il use – 306-8. donné : il n’y a pas entre ses besoins et ses vœux, entre ses vœux et sa situation cette discordance qui afflige tant – 309-11. eux-mêmes, et en les séparant en quelque sorte de leurs destinées.
  41. C, XVIe Rév., p. 100-102 = l. 1-68. – 2-3. des passions ou de l’intempérance, sont d’autant plus inévitables que la société est plus mal constituée. On abuse du besoin – 4-8. corporel, parce qu’on ne sait comment en user. L’industrie sociale excite cette inquiétude naturelle à une organisation compliquée, ce principe actif qu’il ne faudroit point réprimer, mais qu’il faudroit contenir. Si l’on ne donne pas à cette volonté mobile un objet prescrit et borné, l’imagination qui lui en propose sans relâche, la rend tellement avide qu’elle en fait le tourment des peuples. Il faut que la force des lois en arrête les prétentions et la retienne dans les limites d’une sorte de nécessité : car il est dans la nature que le mouvement une fois commencé continue jusqu’à la rencontre d’un obstacle, et qu’on ne le cesse que par impuissance. Nous nous attachons à nos sensations ; nous voulons animer non seulement – 10. et veut se nourrir – 12. de ses chagrins – 13-4. malheureuse, et il s’abreuve d’amères délices  : l’oubli de ses maux seroit – 14-5. il en redoute le terme, il – 16-7. douleurs et nos jouissances. Nous portons – 20. bienveillance, dans l’amour, dans les – 23-42. passion. *Les alimens – 43. lassent. – 46-7. et du contentement ; – 47-8. le charme d’une – 48. d’elle-même, et le sentiment – 49-50. vie abattue ou fatiguée d’indolence ; tant que l’agitation secouera – 51, sera confiante – 53-6. misérable, et à contenir, dans l’erreur de l’instant présent, une longue série des émotions de l’espérance. *Toute – 56. est peu – 59-63. Dans ces oscillations, une réaction inévitable fait succéder à une impulsion trop grande un abattement funeste. L’on ne voit pas – 64-5. qu’une possession durable, c’est ce bien-être qu’on ne trouve que dans la paix intérieure et dans une – 65-7. jeune. On détruit pour
    toujours en soi – 68. bonheur, si l’on cherche à substituer souvent une joie plus vive et plus animée, à ce sentiment d’une jouissance tranquille.
  42. C, XVIe Rév., p. 103-104 = l. 69-90. – 70. l’activité – 71. corporel, ou l’élévation – 72. soutenir et de – 72-3. console ou qui embellit la vie. Ce sont les seuls moyens sûrs – 73-4. durables : ils maintiennent – 74. santé ; ils employent – 75-80. jours ; ils conservent nos goûts et nos désirs, ils effacent nos regrets, ils dissipent les pensées amères ; ils remplacent les plaisirs, et, plus féconds que les plaisirs ne le seroient jamais, ils font aimer la vie. *Séduit par des prétentions inconsidérées, l’homme s’est refusé au genre d’activité convenable à son impuissance ; il a dédaigné – 80-2. sentiment de bien-être ; seule volupté
    habituellement possible à sa foiblesse ; il s’est éloigné des biens naturels, croyant, dans son erreur, qu’il se feroit une nature particulière et indépendante. Alors des erreurs nouvelles lui ont montré – 82-4. sur un sol riant mais incertain et miné, d’où s’exhale le dangereux parfum d’un charme – 84. abîme, il s’est précipité – 85. jouir il s’est détruit – 89. sans que la postérité vienne s’instruire à la – 90. sinistre qui roule sur elle-même dans cet
  43. C, XIIe Rêv., p. 67-70 = l. 2-64 et note 1. – 2-3. Occupés de désirs sans nombre, de projets, de sollicitudes, toujours – 5-11. nous-mêmes, dépendans de volontés étrangères, et liés aux événemens les plus incertains par nos préjugés et par nos besoins factices, nous ne pouvons avoir de repos que tout ne s’arrête avec nous ; ou, en d’autres termes, le repos nous est impossible. Ces alarmes dont nous espérons toujours la fin, parce que chacune en particulier peut être surmontée, ces alarmes se reproduiront dans une succession aussi durable que nous, ou même elles se multiplieront dans une progression qui consumera la vie avant le terme. *Dans l’ordre – 13-4. unique ; il n’y avoit point de discordance. Bientôt ce désir étoit oublié pour jamais, soit – 15. de l’objet – 16-7. pressant. Nous n’avons plusieurs besoins actuels, que parce que notre imagination inquiète parvient à mettre l’avenir dans le présent même. Cette habitude de prévoyance nous évite quelques maux, qu’elle remplace par le malheur perpétuel de ne pouvoir retrouver durant une seule de nos heures, cette libre insouciance dont jouissent les autres êtres,
    et qui maintenant n’est plus dans l’homme que le partage de l’enfance. Un mobile – 18-23. passagers, involontaires, toujours renaissans, ou plutôt successifs et presque imprévus, doivent conduire nos jours que la nature des choses entraîneroit avec tant de facilité, mais qui sont devenus si pesans dès que nous avons voulu les porter nous-mêmes. Des passions nombreuses et opposées qui pressent, qui retiennent sans relâche, et dont l’action ténébreuse et contradictoire agite sans produit, ne pouvoient avoir d’autre résultat que de fatiguer et de dissiper la vie. *L’habitude – 23. et de combiner – 24. reçues, et celle – 26. diminuent la force exclusive – 27-8. récente, en sorte que nous sommes toujours hors du moment présent ; – 30-1. heures. Malgré le pouvoir de – 32. sentons assez que – 33-4. d’attente qui creuse – 34-5. nos jours. – 36. *Il paroît – 37. à la simplicité – 38-9. notre industrie des moyens de nous en rapprocher : rapidement – 39-40. sur le cercle de l’inconstance humaine
    – 41-2. dangereux, où nous prétendons atteindre – 52. choix conforme à nos besoins, convenable – 53. dès-lors utile à. – 54. deux seuls – restent de – 55. à la situation – 57-9. mais momentanément ; l’autre, nous fixant au terme – 59-60. du premier point qui – 60-1. lié à celui-ci par cela même que ce sont les extrêmes opposés. – 62. voies qui – 63. l’une est infaillible, mais elle est méprisable ; l’autre est moins sûre et pourtant meilleure, c’est la recherche de la sagesse. La première, c’est le vin, l’opium et (suit la n. 1). – N. 1, l. 1-2. analogues. L’ivresse
    modérée, c’est-à-dire bornée aux émotions vives et déjà troublées, mais sans désordre involontaire, le premier degré de l’ivresse nous ramène à l’état naturel en – 3-5. et en effaçant les traces de souvenir et de prévoyance ; elle fait retrouver un moment de vie actuelle, et par conséquent un moment de bonheur.
  44. C, XIIe Rêv., p. 71-78 = Note 2 ; l. 69-100 avec les notes 3 et 4 : note 5 ; l. 101-202 et notes 9 et 10. – Note 2, l. 1, des raisonneurs – pas même à – 2 et l. 65-8. ici : mais j’ose avancer qu’à ne considérer seulement que la sensation et le résultat personnel, si l’effet des fermentés n’étoit point passager et destructeur, la raison préféreroit l’oubli qu’ils procurent aux consolations de la philosophie. – 70. d’énergie ou de mollesse. Le bonheur – 71-2. continue de cet – 73. et sévère – 73-4 et n. 3. sage. Res., a dit Sénèque. *Toute – 74. vive n’est que momentanée, et dès lors elle est funeste – 75. bonheur, c’est – 79-80. l’existence. Une partie de son être échappe déjà à celui qui souffre, sa vie – 81 et n. 4. suspendue.
    *L’homme – Note 4, l. 1-2. sensation ; il ne – ou il – 3-5. instans, qui n’étoient point prolongés par la réflexion, altèroient à peine sa vie. – 82. *Des – ou des – 83. de tempérament – encore, parmi – 86-8. social, vous privilégiés par les excès de notre inégalité, – 88-9. hasard de – 89-90. fruits de vos facultés trompeuses vous qui – 90-1. possédez, qui commandez – 92-3. siècles de peines secrètes, et cette laborieuse – 93-5. exempts de privations et d’ignorance, tristes divinités – 98-100. que dans ce calme factice garantir un cœur foible et altérable contre la tourmente du mouvement sans désir. *Note 5, l. 1-3. on possède tout ce qu’on imaginoit, excepté les désirs ; au milieu d’une grande puissance apparente,
    on est – 3-4. misérable : le superbe – 4-5. humaines s’environne de tous – 5-6. mais le principe même en est – 6 et l. 101. cœur *L’action – 103. même elles ne – 106. nature ne souffroit que les maux nécessaires. *L’homme. – 110. mais, plus loin, tout – 112-3. Ceux dont les idées et les besoins – 113-4. étroit, soupçonnent à peine – 115. limites où ils – 117. entière de la mobilité humaine –119. misère qui est la borne nécessaire de – 124. librement, et qui, si –
    126-8. chez l’homme perfectionné. *La sagesse – 129. idées, en multipliant les – 130. et presque indifféremment – 131-4. visible, les objets éloignés se trouvent sacrifiés aux objets présens ; il faut que la pensée, comme l’œil, réforme cet effet de perspective ; il faut que nous ayons l’habitude de corriger cette disproportion par le jugement, et de substituer – 135-7. apparens. Sans cette continuelle attention, ce que l’on craint ou ce que l’on désire, ce qu’on éprouve actuellement absorberoit toutes les facultés cet objet – 138-9. ne nous laisseroit – Ainsi trompés, nous – 139-40. trouverions ni – 140-1. ni soulagement dans – 143. des inconséquences et des misères. – 144.6. La sagesse, en
    – proportions réelles, fait disparaître une multitude de maux qui étoient reproduits à chaque heure par la crainte, par l’espoir et le regret, par toutes – 147-52. imagination agitée. L’inquiétude que notre épuisement même excite encore, ce désir vague dont la moindre séduction peut susciter l’avidité, que nulle jouissance ne sauroit éteindre – 152. autre effet – 153. dévore – qui l’a – 153-62. feu passionné, comment le calmer si ce n’est dans une froide estimation des choses toutes également rapprochées de nous ? Plaçons-les sous le niveau infini, au bord de l’abîme : nous les y verrons, avec indifférence, tomber successivement ; nous y descendons nous-mêmes. *La sagesse commande aux sensations, mais elle n’a point pour objet de les détruire : elle rend assez libre pour qu’on les choisisse, et elle règle ce choix par des données aussi justes qu’une foible intelligence puisse en espérer. Elle cherche à nous délivrer de ce qui est imaginaire, afin que nous nous occupions de ce qui est effectif : puisqu’elle nous instruit de ce qui convient réellement à notre nature, —
    165. elle conseille l’usage des forces physiques, elle entretient l’énergie – 166. et qui l’améliore. – 175. aux lois quand elles sont légitimes ; soumis à – 177. contraintes imposées – 180. indépendant, soit — 181. toujours soutenu par – 182-5. l’ordre, soit que les produits de l’ordre universel combattent – 184. intérêt présent. — 185-6. il appartient à peu d’hommes de se rapprocher –187-8. philosophie ; la
    plupart n’y trouveroient qu’une voie – 189-191. égaremens, et si elle n’étoit pas dangereuse pour eux, du moins elle leur seroit inutile. *La sagesse convient à tous, mais en un sens seulement. Sans la sagesse il ne peut y avoir que des institutions fausses et des usages erronés ; ainsi la sagesse convient aux peuples. Mais la sagesse individuelle est le partage d’un petit nombre ; quand les autres veulent imiter les sages, ils ne sont que les singes de la philosophie. *Si l’on est de caractère à s’arrêter dans – 191-201. vrai, s’il est des préjugés sur lesquels on ne veuille rien décider et des passions que l’on veuille ménager, si l’on donne à ces passions ou à ces préjugés la philosophie même pour objet, si on la vénère avec enthousiasme, si on s’y livre avec fanatisme, si l’on s’avise d’en attendre ce qu’elle ne peut donner, un jour viendra où l’on sera forcé de dire avec – Note 9, l. 1-2. Cet enthousiasme dont peut-être une belle ame est seule susceptible, abusa plusieurs des génies célèbres de l’antiquité. Cette sorte de passion est – 3-4. et sur de – 4. vertus ; néanmoins ne l’approuvons pas, nul prestige ne doit en imposer – 5. la vérité seule. – Note 10, l. 1. *Ce malheur – 5. et toute
    voie de régénération. Parce que quelques hommes vulgaires auront bavardé philosophiquement, d’autres bavards viendront ensuite qui, le front précautionné contre toute pudeur, oseront dire que la sagesse est le fléau des nations. — 6. *Ainsi – par des applications fausses ou perfides, – 9-10. de tout, et ce – 12-5. vils des méchans ou des insensés, l’on en vient – 19. tenté parmi nous. Ainsi l’indication – 20-1. consistent à suivre de – 21-2. sur une longue routine, à déclamer – 25-7. public, à parler d’égalité parmi les voluptueux et les mendians, en poussant le char – 28-9. et du triomphateur sur les débris des générations opprimées !
    de vanité, ni qu’une œuvre – 208-9. puisse jamais être sans discordance avec la nature entière. – Note 11, l. 4-5. Si le sage parvenoit au calme – 5-6. vie, il seroit supérieur aux – 6-10. mortels ; mais il ne sauroit se complaire assez dans ces voies élevées, pour les préférer, à tous égards, aux simples indications de l’instinct. – 209-10. La philosophie la plus sublime, le plus grand effort – 210. route ouverte par – 211-2. puisse soutenir un – 212-5. pas, pour le bonheur, ce mobile primitif que nous avons perdu, ce pouvoir des sensations présentes dont la nature n’étoit point approfondie, et dont la force étoit d’autant plus impérieuse qu’elle n’étoit point calculée.
  45. C, XIIeRêv., p. 78-79 = l. 202-215 et note 11. – 202-3. philosophie est la seule – 203-4. est le plus doux comme le plus grand modérateur – 205-7. pas que rien d’humain puisse être absolument exempt
  46. C, XIe Rêv., p. 60-66 = l. 105-292 [… homme]. – 105-8. des affections positives nous fatiguent par des promesses si souvent trompeuses, et si souvent écoutées, nous éprouvons déjà l’inquiétude immodérée du désir : notre cœur avide, parce qu’il est dans des voies d’égarement, s’altère –108-9. l’attente de ce – 111-2. que ce désir insatiable d’éprouver des passions. Quand – 112-3 forte n’est pas désabusée de cette affection vague, l’occasion – 114, des destinées impuissantes la – 116-8. pensée : toujours hors de la sphère individuelle où le hasard la plaçoit, elle choisit dans – 119-20. qui conviendroit à sa nature*. Une réflexion vient suspendre le sublime – 121-4. et qu’une heure dans cet univers qu’il croyoit contenir en lui ; tout lui paroît méprisable dans une existence si foible : il ne s’occupe plus des soins – 125. sérieuse, qui – 126-7. âge, voyant que ce n’est pas la peine d’entreprendre une œuvre savante. – 128-35. *Que la froide vérité est difficile à l’homme ! Ce que vous cherchez, sera : et alors, vous ne serez plus. Les raisons du monde ne sont point semblables à celles que l’homme trouve en lui lorsqu’il se détermine. Le cours – 135. composé – 136. si nombreux – 137-9. peuvent se concilier avec le tout. Plusieurs avant nous ont senti de même : et tandis que, dans la solitude, leur pensée se chargeoit gratuitement du poids des malheurs publics, la Terre, qui – 141. rampe de – 142-211. misères : les
    produits sont brillans ; mais les moyens sont tellement hideux que tous s’attachent à les cacher. Dans le secret des faubourgs et des cabanes, dans le secret des familles, dans le secret des cœurs, là sont des maux infinis : et l’œuvre florissante n’est qu’une poupée gigantesque pétrie de larmes et hissée par le désespoir. *Des droits au bonheur ! Avez-vous
    compté les heureux d’entre nous ? avez-vous mesuré la félicité sociale ? Des droits primitifs ! Comme s’il étoit une justice de la nature ! Des droits convenus ! les hommes ne sont convenus que d’une chose, qui est que tous en imposeroient à tous, et se tromperoient eux-mêmes : ils ont laissé les passions particulières dans la morale publique ; au lieu de réunir les hommes, ils n’ont fait que les joindre, et au lieu de former des cités, ils n’ont fait qu’amasser des peuples. *Des droits raisonnés, une
    destinée réglée ! Il y a plus d’incertitude ici que dans les premiers hasards naturels ; la mesure et la raison de l’homme n’ont fait qu’ajouter des disproportions aux différences, et le désordre à l’irréflexion. Prenons l’un d’entre eux. – 211-2. naître ; car il est bon qu’on en fasse sortir beaucoup de l’indifférence du néant, afin d’en tuer beaucoup quand ils aimeront la vie. Mais choisissons parmi les plus fortunés. Un caprice, un – 213. produire, des préjugés – 214. pusillanime, ou bien les lois – 217-8. l’environnent : il ne sait pas encore qu’il appartient aux hommes, et déjà les conventions – 218-25. lui. D’autres ont des goûts ou des habitudes, il faut qu’il les suive : d’autres ont une certaine religion, il faut qu’il la croie. Il ne veut, ne pense, ni n’agit : mais déjà tout est déterminé pour
    lui ; les affections, les vengeances, les projets, les systèmes qu’il ne connoît pas décident des affections, des opinions, des fureurs ou des vertus qu’il aura. Quel est – 227-30. inconsidérément, il amasse des regrets et dissipe ses années : homme, il est déjà pauvre de jours et chargé de reproches. Toujours il cherche, choisit, et rejette ; il s’empresse, arrive et s’ennuie. Ses passions finissent – 230-4. doute, et ses désirs par le vide. Il a cru au bonheur : il s’irrite de ne pas le trouver ; bientôt il oubliera que le bonheur pourroit être. Il croit ce qu’il ignore ; il travaille à ce qui doit lui nuire ; il fait ce qu’on fait – 238. dictent – 239-41. cœur ; ce qu’il vénére ou ce qu’il méprise, ce qu’il chérit ou ce qu’il déteste, tout dépend des lieux – 241. des hommes qu’il a connus, des humeurs – 242-4. lui. Il ignore
    – 245. qu’il croit se sentir – 248-9. indirecte des conceptions profondes ; – 249-51. bonne, si l’esprit est un avantage, si la santé même est un bien, et si la vie est quelque chose de réel, ou si ce n’est qu’une série – 256-8. fureur ? Sait-il ce que ses besoins et sa nature peuvent légitimer, ce qu’il doit – 258-60. publique ? Est-il quelque règle permanente en lui – 261-2. choses ? Prendra-t-il cette règle dans la morale ? Mais s’il n’en fait point une étude particulière, il n’en – 263. inspirations de – 263-6. celle-là qu’il lui faut maintenant. Il étudiera l’homme, il cherchera la morale de vos sociétés : mais s’il veut en suivre les préceptes, que pensez-vous qu’il puisse faire de plus, inconséquent ; s’il veut la connoître dans votre histoire, que pensez-vous – 267. imaginer de plus immoral ? – 268. qui le dirigera ?
    ce qui – 269. choses. – l’anime ? – 270. personnel. – 270-1. soutient  ? l’illusion dans ce qui est, l’espoir dans ce qu’il imagine, c’est-à-dire l’erreur partout. S’il – 272. c’est qu’il – 273. c’est qu’il – 274-5 ébloui par cette rapidité ; parce qu’il en hait toute la partie connue, il s’attache à celle qu’il ne connoît pas. Impatient, il croit – 276-7. biens en changeant de maux ; et il finira sans – 279. causes, selon quelles – 281. Mais vous en qui – 282-3. primitive, vous voulez savoir – 283-4. mœurs diverses, – 284-5. à votre espèce – vous consultez les annales – 286. générations. Dans – 287. jour prétendriez-vous voir – 288. l’homme ? – 289. de votre famille – 290-1. que vous façonnez à la dépendance. Consultez vos sensations, vous discernerez mieux.
  47. C, XIe Rêv., p. 66-67 = l. 314-341. – 314-6. Venez dans les lieux sauvages. Au milieu du mouvement des êtres inanimés, l’énergie est plus facile. Voyez le solitaire, sur cette rive, – 316-7. tronc du – 317. il voit – 318-9. stérilisée ; il voit les plantes – 319. sous cette – 320. ces branches – 321-2. tranquilles que leur ombrage couvrit durant trois siècles. Il écoute – 322-3. descend dans – 323-5. et qui s’efforce d’en agiter les profondeurs. Il suit la feuille – 325. un souffle imprévu – 326-7. sur les ondes ; c’est l’instant où la foule animée dont – 328. sur l’abîme – 330-1. commencé la destruction inévitable. Les perpétuelles ondulations des eaux en ont fatigué la base ; l’effort – 332. ce front – les fentes – 333-4. le lichen s’introduit pour détruire en silence – 334. if –
    335-7. séparer les parties entr’ouvertes. Quelles sciences, quels livres auroient pu lui dire ce qu’il éprouve au milieu du mouvement – 338. ruines ? Voyez-le s’avancer – 340. fugitif. Imaginez ce qu’il pressent dans la nuit du monde, quand – 341. fend… !
  48. C, XXe Rêv., p. 124-126 = l. 14-46. 14-5. Nous sommes parvenus, dans des
    connoissances – funestes, à un point – 16. et de subtilité, – 16-7. érudition qu’on eût pu croire inaccessible – 18-33. siècle. Mais
    la seule science utile à l’homme est encore informe. Je ne parle pas des résultats et des préceptes : on a bien dit ce qui est, on a presque dit ce qui doit être parmi nous ; mais le pourquoi de ce qui est et de ce qui seroit, on ne l’a pas dit que je sache. C’est peu de chose de voir les effets, selon Pascal, c’est dans les causes qu’est la vérité. Le pourquoi est essentiel, c’est par là que les lois de la sagesse doivent être affermies. Quand les principes seront reconnus, les lois seront durables comme le monde. Un jour j’essayerai d’en dire quelque chose. *Cette lenteur de la vérité dans les recherches morales, n’est nullement surprenante : ces – 23. pouvoient – 27. agissaient beaucoup, et raisonnoient peu – 29. devaient se – 30. qu’elles – 30-31. à des cœurs jeunes – 32-3. nouvelles. En morale et en politique, la vérité a dû être tardive, précisément parce qu’on avoit besoin des résultats prématurés. L’on s’est avancé dans l’erreur, en s’y égarant, de plus en plus, et néanmoins en se hâtant toujours, car il falloit arriver promptement à quelque chose. *Les arts, et la plupart des autres connoissances, devoient marcher – 33-4. lents, soit parce que – 36. dans les arts, il faut – 38-43. morale convenue et dans les autres lois, on pouvoit décider sans connoître, et se tromper long-temps
    sans le soupçonner. Un chef entreprenant, pouvoit aussi bien que le politique le plus profond, proposer des réglemens et donner des préceptes. Souvent même il falloit qu’on les adoptât quels – 43. qu’on – 44. s’arrêtoit guères à – 46. s’attachoit – réformer.
  49. C, XXe Rêv., p. 126 = l. 55 et l. 69-80. – 55. bonméchant ; – 69. il est – 70-1. déterminés immédiatement par ses besoins, ne peuvent être dépravés que – 72. particulière ; ils ne sont pas même louables, ils sont – 73. qu’il n’eût pas dû – 75-6. que sa nature vous oppose. Mais fondez vos institutions sur les bases premières, et vous – 76-7. ainsi que toute – 77-9. est bon selon
  50. C, XXe Rêv., p. 126-129 – l. 126-227. – 126-33. Un certain – constitutives
    déterminées par les premiers besoins sont communes à tous les hommes : les différences que nous voyons entre les individus et les peuples ne sont grandes que parce que les résultats de la diversité des organes sont augmentés par les divers effets des circonstances, de l’instruction et des passions éprouvées dans un âge – 133-4. homme qui ne fût autre s’il étoit né – 134-6. lois, s’il avoit adopté d’autres habitudes : et jamais sans doute il ne se trouveroit deux – 138. absolument égales, fussent entièrement – 139-40. causes, ou plusieurs moyens
    servent aux mêmes résultats ; ne – 140. aux produits – 147. perdue, car. – 150. mais ce pouvoir est – 154. L’éducation sera essentiellement mauvaise, partout – 155. nature ; elle le sera relativement, – 156-7. pas en parfaite harmonie avec les lois. Il faut que les formes — 158. par les lois dans – 160-1. une suite de vils artifices, de – 164. entre l’usage, – 165. que ne feroient les – 166. vertu – 167. L’incertitude motive les
    – 167-8. et souvent l’impartialité s’égare elle-même. – 169. a plus fréquemment encore des – 170. vendu prépare avec facilité des – 171-3 inique. La droiture n’est qu’une maladresse, et l’humanité n’est qu’un – 173. impassible, sera – 174-82. rebuté. La vertu devient funeste ; ce qui devoit en être le prix est réservé pour le crime. *Mais dans cette dépravation, il y a plus d’erreur – 184. ses institutions, que – 185-8. et vicieux. La variété incalculable des situations, – 189-92. désirs factices et des
    passions désordonnées : cette bizarre multiplicité d’intérêts contraires, cette extrême différence entre le sort des individus, occasionne et justifieroit presque l’avidité, l’égoïsme et les haines. Quand chacun se précipite dans une direction personnelle, un peuple n’est pas, comme –194-5. accroissent leurs forces par l’impétuosité – 195-203. foule frappée de vertiges et tellement agitée en sens contraire, que tous se heurtent sans cesse, nul ne pouvant suivre le guide qu’il avoit choisi, et nul guide même ne pouvant atteindre au but qu’il prétendoit montrer. Tout effort imprudent sera aggravé – 204. appelleront – 205. enfanteront – 206. allumera – 207. nécessiteront – ruissellera – 208-12. n’aura pas tari. Les passions sociales prouvent que les crimes sont naturels ; on les légitimera pour – 212-21. interminables. égarer les hommes, c’est l’adresse
    d’un guide supérieur ; les égorger – 222. consacré. L’on – 224. n’avoient pas voulue : quand – 225. un attentat plus – 226. au sacrifice – 227. heureux dans leur désespoir.
  51. C, XXe Rêv., p. 129-130 = l. 254-293. – 254-7. De tristes erreurs sur les sources
    de la prospérité des peuples, de fausses idées de grandeur et de gloire, les conseils particuliers des passions ambitieuses ont séduit et entraîné les – 258-60. humaines. Partout l’homme de la nature a été méconnu : l’on s’est efforcé de produire sous – erronées l’homme – 261-6. sociale. Des opinions prescrites et la fatale estime
    des choses difficiles, ont préparé pour – 268-84. moral. En voulant ôter aux affections leurs premiers droits, on a changé les désirs en passions et les jouissances en excès. En voulant réprimer les cœurs, on les a irrités ; en leur refusant la paix, on leur a donné des fureurs ; en leur commandant mal à propos des vertus, on leur a inspiré des forfaits. On a imaginé des lois contre l’audace et les caprices de la liberté ; mais la nécessité des choses fournissoit assez de moyens. On s’est occupé de proposer des objets nouveaux pour accroître les facultés ; mais le désir du bonheur existoit, il n’y a rien qu’on puisse lui substituer, rien qui puisse le remplacer. Vous avez prescrit aux hommes une marche détournée, vous les avez tourmentés dans des voies difficiles ; et tous, en se pressant trop d’arriver, ont péri de lassitude bien loin du terme. La nature – 285. pour eux – 286-93. heureuses. Avant que vous eussiez fait de
    l’impérissable espérance, la source la plus féconde de leurs maux, ils y trouvoient un aliment des désirs et une distraction dans les ennuis. L’espérance ne nous a pas été donnée pour que des imposteurs en reculent l’objet dans les régions imaginaires, ou pour que d’autres enthousiastes nous promènent d erreurs en erreurs dans un songe de perfectibilité.
  52. C, XXe Rêv., p. 131 = l. 294-305. – 294-6. Le désir du bonheur étant le
    principe de toute action, pouvoit être le principe de toute vertu. Les insensés qui l’ont déclaré criminel, ont – 296. qu’ils eussent dû féconder – 297-8. produire, ils n’ont – 298-305. succès d’affoiblir les premiers liens. Ils ont été jusqu’à proscrire l’amour qui unit tous les rapports, et qui rend les devoirs aimables, pour y substituer ce moyen de compression, ce ressort destructeur, l’aversion qui règne sur l’abaissement des volontés et dans la funèbre agitation des coeurs.
  53. C, XXe Rêv., p. 132 = l. 328-330. – 329-30. n’est respectée de la
    multitude que par – contrainte.
  54. C, XXe Rêv., p. 131-132 = l. 423-446. – 423. par l’étendue – 424. abusoit sans cesse de – 425. but commun et des limites fixes ; – 426-35. de prospérité ; mais ces devoirs furent imaginaires, et
    cette prospérité apparente. Pour que l’homme ne pût échapper au devoir, on l’avoit mis partout : mais le bonheur promis, il ne le trouvoit nulle part. Jouir sans interruption, cela ne se pouvoit. Jouir le plus possible, ce seroit s’épuiser en un jour. Le bonheur n’est pas là. Ne seroit-il point dans la voie contraire ? Peut-être il consiste à ne point jouir : en effet rien n’étant plus pénible, rien –436. déjà perfectionnés, – grands – 438. les hautes destiné de – 438-9. souffrir volontairement, voilà ce qui seul est assez difficile pour sa dignité – 439 destination surnaturelle, sa félicité morale. – 441. faire à – 442. Dieu. Plusieurs – 443. impassibles mais mortels, consumés à demi sur – 444. allumés par – 445. je ne souffre pas : expression – 446. forte unie à un esprit trompé.
  55. C, XXe Rêv., p. 133 = l. 479-502. –479. Le véritable homme
    social – formé par – 481-2. pour satisfaire ses besoins – 482. et qu’il – 485. droits qu’il – 486-7. exercer. S’il sacrifie plus qu’il acquiert – 489-90. mauvais : il est même absurde, puisqu’il n’est plus maintenu par – 491. à l’ordre et contraire au but. – 492. consiste à – 492-4. passions fondées sur les appétits primitifs, à en balancer les efforts, à en réprimer les mouvemens – 494-8. surtout à prévenir avec sagesse, à proscrire sans ménagement tout besoin factice, toute fantaisie du désir, toute prétention personnelle. Ce – 501. législateurs, ne peut changer
  56. C, XXIVe Rêv., p. 150-152 = l. 503-542. – 503-6. qui modifie le
    cours de son existence par des mouvemens spontanés. Nous ne pourrions soutenir l’effort factice qui repousse la volupté, si – 507-10. nos penchans : il faut que nous nous promettions un plaisir imaginaire dont l’excès balance les avantages des plaisirs réels, de ces plaisirs présens, dont nous avons une conviction entière, et qui sont d’accord avec – 512. disent la plupart des moralistes – 513. il corrompt sans satisfaire – 514-5. incapables d’efforts vertueux : ce prestige – 516-7. comme la lumière de la foudre, dont l’éclat inutile rend – 517. ténèbres qu’elle n’a pas dissipées. – 518-20. Le plaisir est dangereux, parce que vous l’avez mis en opposition avec les intérêts de la vie, ce qui étoit la plus grande erreur où l’on pût tomber. Le plaisir est corrupteur, parce que vous l’avez mis en opposition avec les intérêts de la morale, ce qui
    est contre le principe même. Si le plaisir détruisoit la morale établie, ce seroit la plus forte preuve contre cette morale. J’avoue que – 521-3 à la vertu, et c’est un des bienfaits de nos institutions, c’est une suite des discordances dont elles sont remplies. *Le plaisir – 523. les ames ! Pourquoi avez-vous établi que la force seroit d’une nature si bizarre, que le contentement l’affoibliroit ; pourquoi avez-vous décidé que la santé de l’ame en seroit la décrépitude ? *Le plaisir énerve les ames ! Prenez garde que je ne vous accorde ce qu’il y a de vrai là dedans ; je l’établirai contre vous-mêmes. Il vous faut expressément des ames fortes, ou plutôt patientes. Est-ce donc pour avoir toujours besoin de combattre, est-ce pour s’affermir dans la résistance, et pour s’avancer dans l’art de souffrir, que l’on reçut votre appui, et que l’on acheta vos plans de législation ? *Le plaisir énerve les ames ! Je veux – 527-9. qu’une oppression déguisée. *Le plaisir – 529-30. satisfaire ; parce que nous sommes trompés, et que nous le – 530-1. parce que nous sommes dépravés, et que nous le flétrissons ; parce que nous sommes égarés – 532. exagérées, et que nous
    539-40. toujours hors des voies simples, et cherchant des jouissances extrêmes dans l’imagination, nous oublions – 541-2. point dans les folies de la joie, mais dans la permanence du contentement.
  57. C, XXIVe Rêv., p. 155 = l. 565-583. – 565-7 (précédées des l. 573-5 interverties).
    Mortels foibles et inconsidérément avides, circonscrivons notre être ! évitons les maux en restant près du centre de notre sphère individuelle. C’est au centre qu’est le vrai pouvoir : tous les êtres pèsent et gravissent les uns vers les autres, la force de – 568-70. du principe, et à la circonférence elle devient nulle contre les efforts de – 570-6. extérieure. Jouissons ; – sagesse. Faisons jouir – 577. vertu. Mais jouissons avec – 579. Partageons nos – 580-2. jouir. Le plaisir n’est qu’une apparence, qui diminue dans l’examen, et qui échappe à l’analyse. Pour la conserver entière, produisons des – 582-3. sur nous-mêmes.
  58. C, XXIVe Rêv., p. 156 = l. 591-608. – 591-3. La nature nous unissoit
    par la conformité des sensations mais nous nous déchirons pour – 594-6. et nous trouvons nos maux les plus irremédiables dans ces avantages exclusifs que nous avons cherchés si impudemment [sic]. La nature disoit à tout être social : Aime – 597. et dans ce – 598-600. à toi. Un jour elles ne seront plus les lois absurdes, et les superstitions haineuses ; ils ne seront plus les stériles préceptes des vertus – 601-8. servitude. La loi primitive règnera alors ; car la vraie morale ne périra jamais. Ces momens que nous nommons les siècles de civilisation, se
    trouveront confondus dans ces ténèbres où nous abandonnons les temps sauvages, et les peuples plus simples et plus parfaits perdront jusqu’au souvenir de nos essais malheureux.
  59. C, Xe Rêv. p. 57 = l. 2-17. – 2. De tous les penchans produits dans
    le cœur de l’homme par – 4. nul – 10. peut nous déplaire – 17. des regrets.
  60. C, Xe Rêv. p. 58-60 = l. 17-68. – 17-8. est ineffaçable– 18. qu’ils avoient
    – 20. des choses 26. d’autres entraînés – 28-9. modéré ne sauroit – 29. cœur, ni se – 33. aimé ; il jouit – 34. l’illusion qui décore trop souvent tout ce qui est inconnu 35-6. ce qu’il peut trouver sous sa main ; il ne sera – 37. elles seroient nouvelles. – 39-40. volontaire chéri des cœurs droits et convenable – 41 probabilités en faveur de l’habitude aux yeux – 43 aveugle de ce – 44. et fussè-je – 46-7. je sais la valeur de ce que – 48. une même chose peut –
    52. qui sait le pénétrer – 54. et en faisant – 55-6. cachoit à des yeux plus jeunes – 57-8. Le romancier dont le héros toujours avide de plaisirs variés, parcourt vingt contrées, en essayant – 58-63. séduisant, peut enflammer l’imagination, mais à peine il amuse le cœur. Celui qui nous intéresse puissamment et qui éveille en nous de profonds regrets, c’est celui qui évitant les fadeurs si communes dans les anecdotes champêtres et dans les idylles, sait peindre les véritables mœurs pastorales, les désirs fixes, les goûts – 63-8. uniformes, les plaisirs invariables et simples. Si l’ame a conservé quelque chose de primitif, elle trouve un repos
    attachant, triste peut-être, mais pourtant consolateur, une sorte de charme silencieux dans ces longues habitudes de la patrie antique et pauvre, dans ces travaux réglés, dans cette obscurité contente, et ces joies calmées ou sévères, dans ces affections nécessaires comme la vie, dans ces passions irremédiables. Bonheur sans regret ; sécurité sans misère ; précieuse ignorance des choses éloignées ! oubli sacré des vœux inutiles !
  61. C, Xe Rêv., p. 57 sq. = l. 2-23. – 3-6. d’avantage. Si même il en est
    précisément ainsi, je ne vois pas beaucoup d’inconvénient à ce que des hommes foibles s’abandonnent aux facilités de l’habitude, et trouvent du repos à suivre leurs goûts. Que pouvez-vous – 8. leur des – 8-9. et pour eux, et pour l’État. Vous avez dans leur foiblesse même un puissant – 11. maintiendra seulement par besoin : mais, parce qu’elles seront bonnes, les ames fortes – 12-3. renverser, se consacrera d’elle-même – 14. Les ames mâles ne seront point affoiblies par – 15. pour ces – 17. elles
    n’emploient jamais une force superflue. – 19. loi tacite que – 20-1. bientôt peut les faire aimer toutes si – 21-2. ou seulement indifférentes : c’est – 23. l’imagination si difficile à dompter.
  62. C, XIXe Rêv., p. 116 = l. 84-90. – 85-6. imaginaire s’avance sous
    des formes agrandies, comme un fantôme envoyé par le délire, l’illusion – 87-8, mais en passant, le spectre se découvre ; il est suivi
  63. C, XIXe Rêv., p. 116 = l. 91-104. – 91-2. une inquiétude vague
    qui – chez la plupart des hommes – 93-4. étoit déjà une sorte de jouissance, parce qu’il cherchoit – 95. promettoit – prouvoit – 96. Il contentoit doublement – 97. et par celle de – cette inquiétude – 98. fixe, qui est toujours – 98-9. n’est jamais satisfaite – 99-100. que l’impuissance des passions et le néant des vœux. *Épuises par un – 100-2. objet cherché sans cesse, n’est jamais possédé, jamais connu, jamais positivement espéré, nous succombons à l’ennui – 103. avec lenteur.
  64. C, XIX{(e}} Rêv., p. 117 = l. 105-123. – 105. lorsque leur – 106. n’est
    point affermi – 106-8. mœurs. L’opinion que les mœurs déterminent, les habitudes – 108-9. publiques, rendent – 109-10. sont erronées, ou plus douces – 110-1. heureuses. C’est par les mœurs qu’un peuple est ce qu’il doit être. Le lien de – 112-9. et que beaucoup lui sont nécessaires ; il produit ce sentiment fécond qui retenant notre pensée dans les lieux où nous avons entrepris la vie, nous y prépare des
    affections vertueuses et un bonheur facile. *Nos peuples – 119-20. tous ; les nations comme les individus suivent l’usage. Cependant – 120-1. chez ces peuples même la force des habitudes ; quel en seroit le pouvoir – 122-3. mœurs, et non des modes ou des réglemens ?
  65. C, XIXe. Rêv., p. 119-121 = l. 139-192 et 206-207. – 140-1. suivent des habitudes constantes jusques dans les détails de la vie, ont seuls – 142-52. qui soutient la législation et l’existence civile d’un peuple. Il faudroit à
    chacune des nations que nous connoissons, une forme qui – 153. qu’à elle. – 154-.155 n’étoient que le mode plus simple, l’expression – 157. par des moyens – 165-7. subsistent invariables, il faut qu’elles soient originales et uniques, ensorte que rien – 168-9. Spartiates étrangers parmi – 169-70. Moïse, dans ce sens, a fait plus encore : il a séparé
    son peuple de tous les autres peuples – 183. l’on ne sauroit en adopter aucune autre sans une transition subite, sans un consentement exprès. On conserve – 186. C insère les l. 206-7 au début de l’alinéa. – 186-92. cités ne peut point sentir qu’il ait une patrie : s’il croit la retrouver partout, elle n est réellement nulle part ; il lui sera indifférent de vivre ailleurs, il y pourra vivre de même. Si alors il aime son pays, ce n’est que par amour du devoir : mais ce patriotisme raisonné ne sera jamais une vertu de la multitude.
    206-7. Voir var. à 186. – 207. vrai lien
  66. C, XIXe Rêv., p. 121 sq. = l. 325-352. – 325. L’égalité républicaine
    n’est qu’une – 326-8. diffèrent beaucoup par la pensée, par les besoins et par le sort. Qu’ils reçoivent dans l’enfance des principes semblables, et qu’ensuite ils les voient – 335. l’univers, reste absolument – 337. injustice – 338. brigues – obtenir, supposer des – 339. et un – 340-1. opprimé, qui toujours humilié, ne soit – 347. peuvent partager tous ? Ce qui – 349. à la pluralité ; et cette industrie qui, en produisant –
    350. biens, en effet, conduit – 351-2. être justifiée
  67. C, XIXe Rêv., p. 124 = l. 352-359. – 352-3. Les subtilités des arts,
    les recherches savantes, les entreprises – 353-4. ces choses tant vantées et si grandes selon la gloire – 354-5. paroîtroient-elles à – 355-6. puérilité. Ce roi – 357-8. et le plus plaisant des – 358. même jour
  68. C, XIXe Rêv., p. 123 = l. 374-387. – 374. Les besoins et les plaisirs –
    374-5 semblables ; ils raniment – 378-87. Ils suffisent toujours parce qu’ils n’ont jamais changé ; mais les jouissances indirectes finissent avec les écarts de l’imagination, et corrompent en détrompant. L’on est agité dans cette incertitude : on est malheureux par le vide des biens qu’elle promet, et par la fécondité des vices qu’elle donne. Les plaisirs que l’imagination se propose sont exclusifs, et dès-lors ils rendent l’homme dur, égoïste, ou envieux.
  69. C, XXXVe Rêv., p. 200-205 = l. 437-488, note 13 (depuis l. 2 : *On),
    l. 489-92. – 437-41. Socrate n’explique point comment – 441-3. finir ; mais il conclut de ce qu’elle existoit avant le corps, qu’elle doit lui survivre, et il donne – 444-61. n’est, tout au plus, qu’une hypothèse hasardée. C’est par les résultats de cette même hypothèse, qu’il cherche à répondre à ceux qui ne font de l’ame qu’un résultat harmonique. Comme on lui accorde tout, il avance toujours. Il demande si les preuves qu’il a données sont suffisantes, et quoiqu’il n’en ait point donné de réelles, on lui répond, très-suffisantes assurément : alors il en tire à merveille toutes les conséquences qu’il veut. La réfutation de plusieurs endroits du Phédon seroit trop facile. *Il me semble qu’en partageant même avec les interlocuteurs le désir de la conviction, tout ce que je pourrois dire à leur place, se réduiroit à peu près à ceci. *Les conséquences tirées de la difficulté d’attribuer le sentiment ou la pensée à la matière, sont des conséquences purement gratuites ; conséquences inutiles, puisqu’on ne conçoit pas davantage l’existence de l’esprit que l’on ne conçoit la matière pensante ; conséquences fausses,
    parce que si la brute a un sentiment moins étendu, une pensée plus informe en quelque sorte, pourtant elle sent et délibère, et qu’ainsi les effets étant de même nature, on est choqué de cet excès de prévention qui veut absolument y chercher un autre principe. L’âme est soumise aux effets – 462-4. extérieurs ; elle se fortifie et s affoiblit avec le corps, elle est énergique dans la santé, elle souffre dans la maladie ; ses affections – 465. triste que le corps aspire – 466-8. qui y circule ; variable comme le corps et avec le corps, elle paroît périssable comme lui. Cependant considérons – N. 13 (insérée après la l. 488). – 3. observe que – 3-4. est le seul – 4. vie entière – 4-5. et qu’une autre espèce d’immortalité fait la passion – 5-6. connoissances ou
    leur génie élèvent – 6-8. vulgaire. Mais admettons un moment que l’immortalité ne soit qu’un songe, ne trouverons-nous pas naturel que l’on – 8-19. d’un préjugé dont l’expérience d’aucun âge ne peut nous détromper ? Il est tout aussi naturel que les esprits nobles, avides, ingénieux soient plus facilement séduits par l’erreur la plus séduisante en effet et la plus sublime, par celle de toutes qu’il est le plus difficile de reconnoître autrement que par le raisonnement. D’autres illusions, bien certainement telles, ont séduit de grands esprits ; comment serons-nous surpris qu’on soit rarement détrompé de celle qui flatte surtout les grandes ames, et sur laquelle on ne peut rien apprendre de positif ? L’homme des sociétés présentes ne renonce pas facilement à cette haute consolation, lui qui a tant besoin d’être consolé. *La vie – 19-20. idées. C’est une suite – 22-3. continuité ; et notre imagination ne voit point de terme à cette régénération intellectuelle qui effectivement n’en auroit point, si les organes ne lui manquoient pas. Mais – 24-5. prouvât notre – 25. faudroit au moins que – 26. commencé ; car – 27. termes surprennent. – 28-30. contradictoire ? *J’adjure – 32. de l’immortalité ; que cette – 34.
    commence, et que, par – 35-7. n’existoit pas, il est convaincu dans les momens d’impartialité, qu’un jour il n’existera plus. *Nous avons, dit-on, une sorte de pressentiment de l’immortalité, et nous trouvons autant de difficulté à concevoir que de répugnance à imaginer que la mort doive finir tout notre être. Cette objection est sans force. Comment l’être – 37. exister, sentiroit-il en – 39. Dès lors qu’il s’observe lui-même – 40. conçu présentement ne peut – 41-7. présente ou connue. Le raisonnement peut seul m’avertir que la série de ces sensations successives ayant commencé avec la partie visible de mon être, finit avec elle, et que comme elle a un terme dans le passé, elle eu a un dans l’avenir. *Young a dit, et les hommes de bien disent avec lui : Si l’immortalité n’est qu’une erreur, cette erreur m’est chère. En effet, quel homme, s’il n’est méprisable, n’abandonneroit dans l’instant tout ce que la terre peut promettre, pour entrer en possession de cette vie infinie, fût-elle même laborieuse et imparfaite ? Et quel homme, s’il n’est insensé, oseroit mettre en balance tous les objets de nos passions présentes avec des béatitudes sans terme ? Un enfant sentiroit la différence entre l’empire de la terre et une félicité immortelle. Mais ne sont-ce pas aussi les enfans qui croient une chose certaine uniquement parce qu’ils la désirent ? Ne seroit-ce pas aussi l’imposture seule qui pourroit dire : Cela est faux, mais n’en parlez pas, car il convient qu’on le croie ? – 469-77. des choses : et avouons l’impossibilité où nous sommes de connoître la pensée par la pensée. Toute notion résulte de la comparaison ; le principe de l’intelligence étant unique, est nécessairement inconnu. Un être borné discerne
    des rapports apparens ; mais il ne peut percevoir tous les rapports d’une chose avec toutes les autres, puisqu’il y a plusieurs de ces autres choses dont l’homme ne sait point l’existence. Oserons-nous dire aux – 478-88. ténèbres ? Souvenons-nous de notre foiblesse. Si nous avons le désir d’être éclairés, nous avons aussi le besoin d’être soutenus. L’habitude des conceptions élevées et des vertus mâles fait désirer l’immortalité. Désirons qu’elle soit, mais sans l’affirmer ; cette espérance diminuera nos douleurs, affermira nos volontés, et maintiendra dans nos cœurs flétris une partie désirable de cette sécurité entière à laquelle nous voudrions aspirer, de cette impassibilité, promesse trop hardie de la philosophie. *C’est à l’extrême foiblesse de notre pensée, c’est à l’impénétrabilité des choses que nous sommes obligés de recourir si nous voulons espérer l’immortalité, objet sublime, mais trop incertain des vœux de toute ame noble. Ici s’insère la n. 13, voir p. 179. – 490. pourtant la croyance de l’immobilité fût – 491. une preuve ajoutée à plusieurs autres, – 492. ne sommes point dans les véritables
  70. C, XIXe Rêv., p. 122 sq. = l. 13-38. – 15. des desirs – 18. contre-
    balancé, confus – là on voit de – 19-20. grandeur, des habitudes –
    25. Suite nécessaire – 28-9. à essayer de tout, et à tout quitter ; parce que –30. connoît, et de – 36. satisfaits ; ce que
  71. C, XIXre Rév., p. 118 sq. = l. 108-141 (avec interversion des lignes 128-9 et
    129-31). – 108-9. La plus déplorable des erreurs seroit celle qui éterniseroit le mal – 110-2. Quand la fatigante surabondance des résultats de la perfectibiiité sera enfin connue, les yeux s’ouvriront ; par – 3-7. quels pourroient être ses biens. *Cependant – 118. moule européen, ces – 119. du
    siècle qui sont enivrés d’esprit, et qui ont oublié de se pourvoir d’une ame, pour – 123. dont les – sont enjouées, fleuries – 125. qui sont – 127-9. exquis ; ces hommes – 131-128. légèreté, arrangeront le monde – 129-31. charmant, et ils vous diront – 134-5. la vieille Grèce.
  72. C, XVIIe Rév., p. 105-107 = l. 2-76. – 3-19. Usons du temps actuel
    sans nous occuper, vainement peut-être, de celui qui n’est pas encore réalisé. Volentem fata ducunt, nolentem trahunt. La vertu du sage, et le repos du commun des hommes, gagneroient également à ce que l’on s’abandonnât au cours des choses, toutes les fois qu’un devoir bien positif n’interdiroit pas expressément cette heureuse imprévoyance. Mais nos destinées sont devenues tellement inégales, que ce repos de l’ame est l’effort le plus difficile. Dans notre état factice – 20. individus, que –
    21. mise entre les habitudes des – 21-5. diverses. Placés dans l’alternative de tant de maux probables et de tant d’avantages possibles, nous ne saurions guères nous résoudre à être conduits par l’aveugle sort. Nous faisons tous à-peu-près dans le même sens – 26-9. pourtant oppose de la résistance à l’effort de tous : ces réactions multipliées presque à l’infini sont soumises à des lois incalculables ; en croyant toujours que nous dompterons le hasard, nous nous livrons à des hasards plus dangereux ; les talens – 31. plus fortuné d’entre – 32. il eût voulu la passer –33-7. suprême où les illusions se dissipent, nous déplorons la vanité de tant de sollicitudes ; mais une autre génération poursuit – 38-41. délire. Tous se hâtent, se poursuivent– 43-4. s’absorbent mutuellement. Un instant finit pour
    jamais cette existence tumultueuse ; et dans – 45. temps, il – 46. trace même – 46-7. vague émue, ni des vains succès de – 50. sort presque semblable ; qu’ils – 53. ces tranquilles – 56. mises – 59. l’opposition – 61. l’homme veut les plaisirs ; il espère : vieux, – 65. voudroit tout posséder – 68-70. que de la sécurité. Ces deux impulsions se trouvent
    dans une sorte d’équilibre au milieu de la vie, c’est – 70-6. choses. La jeunesse, parmi nous, ne peut que se préparer pour ce qu’elle entreprendra : la vieillesse ne peut que poursuivre ce qu’elle a commencé.
  73. C, XVIIe Rév., p. 107-110 = l. 177-248. – 177-9. L’âme se modifie
    – 179-80. s’exerce : c’est ainsi que le – 182-4. occupations dont l’intérêt trop limité nous attache aux soins des – 184-6. et énervent la pensée. L’attention habituelle à ces objets futils, semble interdire toute conception grande. Lorsqu’un – 187-8. bien, pour ce qui est utile, lorsque ce goût – 188. justesse, peut-être même à l’étendue – 189-91. des circonstances particulières, mais qui par sa nature eût pu s’élever davantage, il
    en résulte l’esprit – 193. Des esprits généreux peuvent – 197. qu’en y trouvant des rapports – 200. les esprits étroits. Ceux-ci – 203. par analogie – 204. Cependant une longue absence des – 205. et une longue habitude – 206-7. enfin dans ce cercle vulgaire ; lorsque – 211. entre les vues des – 213-4. sont variées – dépendance est grande ; il – 215-6. et nul ne peut en éviter l’influence – 216-7. bon que les événemens nous entraînent : cette nécessité – 217-8. primitive ; l’ame – 219-21. la suit
    par choix. *Il ne – 222. la société, fût-elle simple, – 223-4. aux variations individuelles de la volonté présente. Il ne – 225-7. cesse. Si même la réunion de tous pour – 227-31. générale, étoit toujours possible, cette volonté seroit encore mauvaise ; elle le seroit par sa mobilité ; elle le seroit surtout parce qu’elle seroit contraire à elle-même ; l’objet de la volonté est d’agir, et cependant la vie se passeroit à résoudre. Voilà la raison première des lois. Toute action demande une continuité, tout – 231. le conduise au but – 232-4. l’on ferait constamment ensuite. Pour que – 235-6. que la sécurité s’accorde – et que l’indépendance de chacun soit conservée dans la soumission – 237. est nécessaire que la réflexion des – 238. et la sagesse – 239-240. véritable, préparent – 240. des volontés, – 241-2. ce résultat une fois fixé, soit ensuite maintenu
    invariablement. Il est nécessaire – 243-4. de délibérer sagement et de résoudre librement – pour l’établissement – 246. droit, nul – 246-7. enfreindre ou de – 247. tous se conforment heureusement – préparé.
  74. C, XLe Rév., p. 236 = l. 148-160. – 148-54. Là subsistent des
    habitudes nomades, là entre Rome, Paris et Vienne, les hommes sont ce que les hommes pouvoient être avant les temps nouveaux. *Pasteurs –157-9. Hommes de Glaris et d’Underwalden vous êtes restés, comme – 160. vérités perdues dans nos sciences.
  75. C, XLe Rêv., 236 sq. = l. 216-241. – 216-7. hâtez-vous : vivez ; il
    en – 219. plus. Tout – 220. façonné, tout – 221. humaine ; le Patagon – 221-2. arts de l’Italien, le – 222. du Chinois ; les – 224. Méchassebé – 226. Le feu sans cesse reproduit par – 226-7. en dénaturant les – 227. subdivisant, en atténuant – 230-2. terre. D’autres causes directement naturelles, paroissent préparer plus – 232. où l’harmonie – 233-5. éteindre la végétation, la fermentation, tous les moyens de vie. Desséchée – 235-7. refroidie et devenue toute minérale, la Terre restera un globe mort – 237-40. siècles nombreux achèvent d’ossifier tous les liens qui en maintenoient les parties, jusqu’à ce qu’ils en déterminent la dissolution, et qu’ils en dissipent la poussière – 240-1. pour servir à la – 241. nouveaux sur lesquels l’ordre universel établira des misères nouvelles.
  1. Supposer une vie sans desseins, un être actif sans volonté, ou qui ne se propose point de but aux actes de cette volonté, c’est admettre des sensations sans résultat, une série de causes productives par leur nature, et pourtant stériles par le fait. Il 5 est donc contradictoire qu’un homme qui possède ses facultés naturelles agisse absolument sans choix, et vive sans aucun projet, quelque peu passionné, quelque désabusé qu’il soit, quelque persuadé qu’il puisse être que le cours de toutes choses est déterminé par une invariable nécessité.
  2. C’est encore un préjugé, que le mépris trop partial des préjugés mêmes.
  3. Puisque des circonstances difficiles ont laissé imparfait et
    rendu inutile un ouvrage plus ordonné et plus entier, je me
    borne à un travail plus facile à l’indépendance de la pensée.
  4. Dans les plaines où les collines ne sont que des taupinières,
    et où la petitesse des objets donne à toute une contrée la monotonie
    d’une surface nivelée et comme dépouillée, l’homme voit
    une grandeur, une élévation qui n’existent pas. On croit ce roc à
    5
    une lieue, il n’est qu’à mille pas ; l’on pense qu’il faudra un quart
    d’heure pour monter une butte qui n’a que cent pieds. Cette illusion
    trompe sans cesse le montagnard habitué à estimer différemment
    les grandeurs et les distances. Un hollandois transporté dans
    les Alpes, croira traverser, en une demi-heure, un lac de trois
    10
    lieues, et parvenir en deux heures de marche, au pied d’un mont
    qui s’élève à douze lieues à l’horizon. Ainsi, les deux extrêmes se
    rapprochent à la portée de notre vue. Il sembleroit que la nature
    ait également craint de nous blesser par la petitesse de ses
    formes, et de nous désespérer par leur immensité. Le très-grand
    15
    et le très-petit sont inaccessibles à l’œil de l’homme ; et dans la
    sphère étroite qu’il peut embrasser, les points extrêmes sont
    encore rapprochés.
  5. Toute science n’est que l’estimation des différences entre
    diverses sensations ou divers objets sentis… Il n’y a donc
    point de science de l’essence de l’être ; il n’y en a donc point de
    la nature considérée comme le résultat unique, comme l’ensemble
    5
    de toutes choses…
  6. Le beau, le juste essentiel sont évidemment fantastiques et
    impossibles. Le mal ne peut exister dans la nature. Pour l’individu,
    qu’est-ce que le mal ? ce qui tend à le détruire : alors cela
    même seroit un bien pour les individus formés de sa destruction.
    5
    Quel sera le mal dans la nature impérissable, impassible ? Pourquoi
    ce mal existeroit-il ? comment y subsisteroit-il ? Tout ce qui
    est mal, est bien aussi tout ce qui est bien, est mal sous un autre
    rapport ; mais comment le résultat universel, l’ensemble des
    choses, peut-il être bon ou mauvais ? quelle convenance peut
    10
    être supposée entre tout et rien ? quel rapport entre l’univers et le
    néant ? Lorsque l’on dit que l’univers est bon, ou qu’il est en
    même tems bon et mauvais, l’on dit une absurdité ; mais lorsqu’on
    prétend qu’il est mauvais, il semble que c’en soit une plus
    grande encore, car l’on sent d’abord que cette assertion en renferme
    15
    plusieurs également erronées.
  7. Tout assemblage de particules se dissoudroit s’il n’étoit lié,
    organisé. Tout être organisé est nécessairement actif et passif.
  8. Nulle autre différence entre eux que le plus ou moins de
    mémoire ou continuité de perceptions : et cette différence n’est
    point caractéristique, puisque cette faculté augmente par degrés
    insensibles, depuis le plus foible grain de sable jusqu’au plus
    5
    ingénieux des hommes ; puisqu’elle est plus marquée de ce grain
    à l’éléphant que de l’éléphant à l’homme ; puisqu’elle est moins
    grande entre cet éléphant et l’homme borné, qu’entre cet homme
    et Leibnitz.
  9. C’est ainsi que l’ignorant est égoïste passionné, etc., etc.
    S’il aime d’autres que lui, il les aime comme liés à lui  ; il aime
    son frère, sa femme… L’homme dont les conceptions sont
    universelles, est cosmopolite, indifférent aux événemens. L’étendue
    5
    des connoissances mène à l’impartialité de jugement, au
    silence des passions, à une sorte d’indifférence pour ce que les
    hommes vulgaires craignent ou desirent si immodérément.
  10. Dans tout ce qu’il considère, l’homme se met toujours au
    centre et juge ainsi toujours mal. Tout ce qui est de sa ville ou
    de son siècle est plus grand, plus singulier, plus beau, plus odieux
    que ce qui appartient à d’autres tems ou à d’autres lieux. C’est
    5
    toujours l’arbre de trente pieds qui, près de sa maison, lui cache
    la montagne élevée de deux mille toises à l’horizon. Il est bon
    de sentir ainsi quand on veut n’être que soi ; mais dès que l’on
    prétend étudier les choses sous d’autres rapports, il faut dépouiller
    son être, et juger comme si l’on n’étoit d’aucun lieu, d’aucun
    10
    âge, d’aucune espèce.
  11. C’est le propre d’une extrême ignorance de n’être étonné
    de rien : d’une ignorance qui commence à se connoître d’être
    étonné de tout ; d’une fausse science de ne l’être plus ; d’une
    science plus vraie de l’être souvent, et d’une haute sagesse de ne
    5
    plus pouvoir l’être. Ainsi se modifient les jugemens de l’homme,
    depuis l’instinct inepte d’animalité jusqu’à la raison du sage.
    L’homme stupide n’est étonné de rien, non parce qu’il ignore la
    raison des choses, mais parce qu’il ne soupçonne pas qu’il en soit
    une à connoître, et le vrai sage ne sauroit l’être, non pas qu’il
    10
    connoisse toutes les parties de la nature, mais parce qu’il sait pressentir
    son ensemble et douter dans ses détails.
  12. Je ne dis pas pour connoître leur essence. Elle ne peut être
    connue de nulle intelligence.
    Pourquoi prétendre parvenir à définir la matière, etc. N’est-il
    pas évident que nous ne saurions avoir d’autres connoissances
    5
    que celles produites par les différences entre les sensations reçues
    des divers objets. La connoissance de l’être n’existe point ; ou si
    elle existe, il nous est impossible de concevoir même sa possibilité.
    Toute intelligence n’est que la science des rapports, l’estimation
    des différences entre les sensations comparées. Si l’universalité
    10
    des êtres a la conscience, le sentiment d’elle-même, son intelligence
    ne peut être d’une autre nature que celle de l’individu
    animé. C’est peut-être en ce sens que l’on a dit que l’homme
    étoit fait à l’image de l’ame universelle.
  13. Notre volonté ne peut être une cause indépendante ; notre
    action ne peut être une impulsion libre dont le principe soit en
    nous ; mais notre volonté, effet nécessaire de causes précédentes,
    devient cause nécessaire des accidens qui naîtront d’elle, et le
    5
    mouvement que nous imprimons aux êtres extérieurs nous paroît
    libre, parce que, plusieurs corps étrangers étant de nature à le
    recevoir de nous, nous ignorons la loi non sentie qui nous a forcé
    à vouloir toucher celui-ci et non celui-là. La volonté de faire tel
    mouvement, n’est que le sentiment de la réaction qui part de
    10
    nous comme la réflexion d’un corps part du corps placé à l’angle
    d’incidence.
    Puisque nous ne pouvons être impassibles, nous ne pouvons
    être inactifs il faut que le mouvement reçu soit rendu : contraints
    à sentir, nous le sommes à vouloir. Nous croirons toujours
    15
    choisir, vouloir, agir librement, parce que nous ignorerons toujours
    les lois déterminantes dont nos organes n’ont pas le sentiment.
    Moyens occasionnels de réaction, nous ne sommes causes
    que parce que nous sommes effets, nous ne sommes actifs que de
    l’action reçue passivement. Dépendans au-dedans nous n’avons
    20
    d’empire qu’au-dehors, nous transmettons les lois auxquelles nous
    sommes soumis. Nous pensons qu’elles émanent de nous, parce
    que nous ne les connoissons qu’alors, parce que nous ne sentons
    que quelques accidens de cette perpétuelle oscillation active et
    passive, comme dans celle de nos fluides nous n’avons qu’en
    25
    certains instans le sentiment de leur circulation.
    Dans l’habitude d’une fortune contraire, l’on est naturellement
    timide et pusillanime ; on est confiant, assuré, téméraire dans un
    cours de succès. Cette audace et cette défiance ne sont pas seulement
    le résultat de nos épreuves ; elles semblent encore
    30
    pressentir nos destinées, les annoncer et s’accommoder à elles par
    une sorte de concours mutuel. Seroit-il vrai de dire que ce n’est
    point le bonheur qui produit l’audace, ni l’audace qui ouvre les
    voies de la prospérité ; mais que cette confiance est naturelle à
    celui qui est heureux ? en sorte que celui-là seroit formé pusillanime,
    35
    à qui seroit destinée une suite de contradictions, d’infortunes
    et de revers, et cet autre confiant et entreprenant à qui tout
    devroit succéder ; comme si nous avions quelque sentiment du
    sort qui nous attend, et une sorte de prescience physique qui nous
    déterminât à la crainte ou à l’assurance convenablement à ce que
    40
    nous devrions éprouver.
    La confiance, dit-on, prépare les succès, l’audace les assure,
    une volonté forte maîtrise les événemens ; c’est-à-dire, les apparences
    sont telles, l’homme est formé pour voir ainsi. La volonté
    forte est destinée à avoir pour objet les événemens qui arriveront,
    45
    et l’on sent par ce qui vient d’être dit, combien facilement cette
    volonté, qui n’est qu’un produit des lois mécaniques du mouvement,
    se doit rencontrer souvent d’accord avec les autres produits
    de ces mêmes lois. S’il en est autrement, que l’on explique
    comment cette volonté, quelquefois si féconde en grandes choses,
    50
    est ailleurs arrêtée par le plus petit événement ; comment le
    héros qui paroît à Nerva contraindre les destinées, voit tous ses
    desseins audacieux anéantis par la balle perdue de Frédéricshall.
    Nul effet n’est le produit libre d’une cause particulière, mais de
    la marche universelle, et toute prétendue cause libre n’est elle-
    55
    même que le résultat nécessaire de causes qui lui sont antérieures
    de dix mille siècles.
  14. Le meurtre d’un lièvre est un mal pour le lièvre qu’il
    détruit, et un bien pour les aiglons auxquels le porte l’aigle
    ravisseur. Toute chose est à la fois bien et mal dans ses divers
    rapports.
  15. …… Espérons que cette même nécessité, qui força
    l’homme durant tant de siècles à s’affliger et à se détruire, lui
    fera enfin trouver et suivre les moyens naturels d’occuper ses
    jours rapides par une suite de sensations heureuses… et
    5
    oublions quelquefois cette irrésistible nécessité ; car, pour l’homme
    détrompé des illusions contraires, la vie est absolument vaine, et
    le charme une fois dissipé, tout principe d’activité est éteint.
    Heureusement la vie de l’homme dépend surtout du jeu actuel
    de ses organes, et peu du résultat indirect de leurs impressions
    10
    éloignées, la raison. Celui qui a le malheur de voir trop en grand,
    a le bonheur d’agir d’ordinaire comme celui dont la vue est la
    plus circonscrite.
  16. Sans doute nul autre composé ne lui est exactement semblable
    dans l’universalité de ses principes et de ses rapports ; ceci
    sera plus développé ailleurs.
  17. Vraisemblablement le caillou n’a d’autre moyen de conservation
    que la force qui lie ses parties, et son besoin est de rester
    en repos pour perdre peu par le frottement, et même acquérir les
    êtres agités qui s’arrêtent à lui.
  18. Alors il y a une différence sensible entre le bien-être et le
    mal-être, entre les sensations faciles ou qui conviennent à la conservation
    du corps organisé, et les sensations difficiles ou qui le
    conduiroient à sa destruction.
  19. Ainsi l’on ne raisonne plus quand on est passionné ; ainsi
    dans le vin l’on ne voit que le moment actuel ; … ainsi dans
    l’affoiblissement de la maladie, la superstition obtient, par la terreur,
    un facile triomphe sur beaucoup de ceux qui lui étoient
    5
    inaccessibles lorsqu’ils pouvoient comparer et juger.
  20. Quelques-uns n’ont donné à l’animal, d’autres besoins que
    ceux de la nourriture, de la reproduction et du repos. Le plus
    souvent, en effet, l’animal ne se met en mouvement que lorsqu’il
    éprouve les besoins de nourriture ou de reproduction ; mais si
    5
    ces besoins sont habituellement unis à celui du mouvement, c’est
    que les fréquens efforts qu’ils exigent, suffisent à ce dernier.
    Donnez des alimens et une femelle à l’animal que vous supposez
    n’avoir plus alors à chercher que le repos, vous le verrez quitter
    pour agir cette demeure où vous pensez avoir réuni tous ses
    10
    besoins. On pourroit même dire que quand l’animal se livre au
    repos, il n’obéit ordinairement pas à un besoin effectif, mais que
    seulement il se trouve alors sans besoins présens. Il cesse d’agir
    quand il n’éprouve plus le besoin direct ou indirect du mouvement,
    comme il cesse de manger quand il a pris assez d’alimens.
    15
    Le besoin d’action me paroît autant, et peut-être plus souvent,
    positif que celui du repos. Ces deux modifications du besoin
    universel sont également nécessaires dans leur principe, mais plus
    ou moins directes accidentellement.
  21. Lorsque jeune et encore peu développé, il semble, en se
    jouant, agir sans but, par ces mouvemens présentement inutiles
    il prépare ses organes aux mouvemens qui lui seront nécessaires.
    Lorsque, plus âgé, il se réveille pourtant encore de son repos avec
    5
    une sorte d’inquiétude, et se met à errer sans autre besoin autour
    de sa retraite, il prévient le relâchement et l’engourdissement de
    ses organes ; il se meut pour ne pas perdre la faculté de se
    mouvoir.
  22. Dans nos sociétés actuelles, cette délicatesse, ce tact subtil,
    est une sorte d’habitude d’un choix tacite et scrupuleux ; elle
    rejette tout ce qui est odieux ou repoussant, vil ou trivial, même
    ce qui est indifférent. Elle veut que tout soit riant, facile, spécieux ;
    5
     elle multiplie le plaisir en évitant par-tout son contraire qui
    l’absorberoit, elle promet beaucoup pour le bonheur ; elle semble
    même avoir déjà fait quelque chose pour le donner en produisant
    cette estime de soi qui nourrit dans nous, et souvent dans les
    autres, l’opinion que nous sommes plus propres que le commun
    10
    des hommes à donner et à recevoir le plaisir.
    Lorsqu’évitant l’excès qui la rendroit funeste ou ridicule, elle
    reçoit ses limites de la nature des choses sur lesquelles elle
    s’exerce, elle afifoiblit la passion qu’elle altère dans son creuset,
    mais elle la perpétue en écartant l’alliage, source de dégoûts, et
    15
    en retenant par des raisons, tirées d’elle-même, ceux que le desir
    n’attire déjà plus. Elle annoblit nos procédés, modère nos humeurs
    et prévient bien des maux en les déguisant dès leur principe sensible
    à elle seule.
    Quelle que vaine qu’elle soit, elle charme la vie sociale, et
    20
    devient bonne pour qui, ayant perdu le bonheur d’être entraîné,
    a besoin d’art pour sentir.
  23. Ainsi l’habitude est plus puissante sur les caractères foibles,
    doux, tendres, paresseux ; beaucoup moins sur les ames fortes
    actives, audacieuses.
  24. Dans les pays simples l’on a très-peu d’usages, très-peu de
    besoins et de desirs. Comme on y use de moins de choses, chacune
    y revient plus souvent et plus constamment. Le sort de tous
    les hommes y est à peu près semblable ; ainsi l’on ne voit, l’on
    5
    n’imagine et dès-lors l’on ne cherche guères que ce dont on a toujours
    usé. Les affections, moins partagées à tous égards, sont
    beaucoup plus fortes ; et le goût des choses présentes et faciles
    s’accroît surtout par le silence de l’imagination pour les choses
    nouvelles ou difficiles.
  25. Intention que l’on a plaisamment prêté à la nature, mais
    qui ne peut être qu’un art de la foiblesse, et ne peut appartenir
    qu’à l’être partiel.
  26. Cette cause du pouvoir de l’exemple me paroît la principale,
    mais elle n’est pas la seule. Tout est composé, tout est mixte
    dans la nature ; il n’est pas en elle de moyens qui ne concourent
    qu’à un seul effet, ni de produits qui ne résultent que d’une seule
    5
    force. Nous partageons les affections que l’on éprouve sous nos
    yeux par un effet de cette loi universelle d’accord et d’harmonie
    qui assimile tous les êtres, et les approche d’autant plus de
    l’unisson qu’ils sont plus homogènes……
    Que l’on suive le pouvoir de l’exemple dans toutes ses
    10
    ramifications, l’on trouvera qu’elles peuvent s’expliquer toutes par ces
    principes.
  27. Lorsque les circonstances ne permettent pas une marche
    lente et comme mesurée, ou une action uniforme des bras, pourquoi
    n’y suppléeroit-on pas par le mouvement facile et égal de la
    langue qui déplace et presse des parcelles de fruits séchés, ou
    5
    d’autres préparations presqu’indifférentes au goût et lentes à
    dissoudre ? Ce mouvement, convenable par sa lenteur et sa facilité,
    a même sur les autres l’avantage de ne pas devenir fatiguant par
    sa durée, de n’être pas interrompu involontairement, et d’agir sur
    nos sens d’une manière qui, tenant à nos premiers besoins, satisfait
    10
    mieux celui du mouvement. Il n’est point de considérations
    indifférentes dans les raisons des choses, et rien de petit dans ce
    qui interprète la nature. Celui-là est fait pour la sentir toute
    entière, qui éprouvera tout ce que peut produire ce moyen si
    foible en apparence (et que beaucoup trouveront puérile) : celui-là
    15
    est né pour la connoître, qui en entendra bien les causes.
  28. À l’équinoxe de Germinal, le zéphyr, ou vent d’Afrique,
    pénètre dans le Nord, y fond les glaces, chasse les frimats et hâte
    la végétation.
    Cette acception est l’une des plus connues de celles que les
    5
    anciens donnoient à ce mot.
  29. Hommes à envier qui ont une patrie ; hommes estimables
    qui savent la regretter ; hommes heureux qui peuvent dire : quand
    l’ennui des villes, les misères des sociétés opulentes, et l’inconséquence
    du métier où je fus entraîné auront fatigué la moitié de
    5
    ma vie ; je puis du moins là, derrière ces monts, dans leurs
    vallées profondes, retrouver les impressions de mes premiers ans,
    ma demeure antique, ma simplicité primitive, et une nature si
    simple et si sublime qu’elle accable de son imposante grandeur
    l’homme étranger à ces touches mâles, à ces formes sévères qu’il
    10
    trouve horribles et gigantesques.
  30. Cette sensibilité universelle est inconnue à l’homme sentimental
    qui, dans la foiblesse de ses facultés et la sphère étroite de
    ses conceptions, reste insensible à presque toutes les impressions
    d’une nature qui lui est comme inaccessible ; mais reçoit des seuls
    5
    objets qui puissent agir sur lui des émotions immodérées,
    auxquelles il ne sauroit résister parce qu’il n’en a point d’autres à leur
    opposer.
  31. Que ne connoissent jamais ceux qui ont abusé des jouissances
    de l’art, et bien rarement même ceux qui en ont usé
    quoique modérément.
  32. L’altération perpétuelle, qui fait de notre vie une succession
    continue de pertes et de réparations, n’est pas une interruption de
    cette harmonie ; elle en est au contraire une partie indispensable.
    La santé, la vie elle-même n’est autre chose que ce cercle de
    5
    mutations régulières ; et la vie morale n’en est que le sentiment.
    L’épuisement ou la surabondance fait nos besoins et nos desirs ;
    les jouissances sont les réparations ou les sécrétions ; l’équilibre
    absolu est un état de nullité sans souffrance comme sans plaisirs.
    Quand les forces des pertes ou des réparations entraînent trop
    10
    loin, c’est la douleur et les maladies ; quand leur impulsion est
    extrême et ne peut plus être contrebalancée par les forces
    contraires, la mort, la dissolution.
  33. Que les plaisirs sont vains et les passions puériles aux yeux
    de l’homme ainsi content de posséder son être. Combien s’égarent
    ceux qui poursuivent au-dehors un bonheur toujours fugitif, et
    perdent pour son ombre instantanée, cette inestimable conscience
    5
    de soi-même qui allège ou annulle les maux, qui seule réalise les
    biens ; et sans qui les maux sont intolérables, et les biens
    illusoires.
  34. De plus il y a dans l’inaction une sorte de nullité dont le
    sentiment est pénible ; l’emploi du tems nous le rend agréable,
    en produisant de sa durée un résultat moins passager qu’elle, et
    que nous croyons utile sans ce produit qui la perpétue en quelque
    5
    sorte, cette durée ne seroit qu’un obstacle qui différeroit ce que
    nous desirons, et dont notre impatience s’irriteroit car nous
    attendons toujours quelque chose, nous voulons que les heures
    se hâtent ; si l’intervalle est rempli, nous n’y songeons pas ; s’il
    est vide, sa durée nous fatigue et nous accable. Nous mettons
    10
    toujours à ce qui nous occupe une sorte d’importance ; ne fût-ce
    qu’un délassement, nous y trouvons du moins cette utilité :
    en-sorte que de cela seul que nous sommes dans l’activité, nous
    reconnoissons à nos jours une valeur qui nous mène à la
    conscience de la nôtre propre. Content de soi, on l’est facilement des
    15
    choses ; mécontent de soi, on l’est bientôt de l’univers.
    L’homme qui pense a besoin de s’estimer soi-même ; cette
    estime est en lui la source de tout bien. Toutes ses vertus, toute
    sa félicité naissent de son énergie.
  35. Car il ne s’agit point ici de la situation la plus convenable
    qui, relative à tous les instans de la vie, donneroit la véritable
    félicité ; mais de ce que l’on nomme habituellement plaisir, de
    ces jouissances vives, et dès-lors rapides et rares, que l’on substitue
    5
    à la félicité, qui ne la peuvent remplacer, et qui même, si on
    les préfère inconsidérément, la détruisent pour jamais. Il y a pour
    toutes choses une mesure qui ne peut être passée. Si vous pressez
    sur un point les jouissances disposées pour l’étendue de la vie,
    vous livrez ses autres parties au vide ou à la douleur ; et des
    10
    voluptés immodérées seront compensées par les regrets, l’ennui,
    la satiété.
  36. Quelques-uns pressentiront les conséquences directes,
    quoiqu’éloignées, de la nature des sensations humaines ; mais avant
    d’en déduire les véritables lois de l’ordre social, que de choses
    me restent à dire encore pour espérer d’être entendu.
  37. Si l’on juge ceci impartialement, l’on n’y trouvera pas de
    paradoxe. Nos arts ont créé, il est vrai, plusieurs moyens nouveaux
    de produire nos premiers plaisirs ; mais que l’on suppute
    combien d’hommes, ou pauvres, ou bornés, ou blasés, n’ont pas
    5
    ou n’ont plus ces jouissances. Que l’on songe combien un sauvage
    fatigué repose plus délicieusement même sur la terre brûlée ou
    une branche d’arbre au-dessus des marais fangeux, que le riche
    ennuyé sur les carreaux d’Orient ou le duvet d’Europe. Combien
    un fruit grossier vaut plus pour ce sauvage, que la table d’Apicius
    10
    pour l’oisif Sybarite. Que l’on n’estime point les choses par elles-
    mêmes, mais par les sensations que l’on en reçoit. Que l’on
    combine et la fréquence et la force de ces sensations, la grandeur des
    besoins, la vigueur des organes ; chez l’un l’inquiétude de cent
    passions diverses, qui trouble ses plaisirs et dénature tout ce qu’il
    15
    possède ; l’insouciance de l’autre qui le laisse jouir pleinement,
    et sans même qu’il redoute le terme de sa jouissance. Qu’en un
    mot, on juge les choses dans leur vérité, et non sur les apparences
    qui nous préviennent, je pense qu’alors il ne restera plus
    de doute. Dans la somme des maux, la différence est si frappante
    20
    de ceux que la nature a fait à ceux que l’homme s’est donné,
    qu’il est absolument superflu de justifier ce qui en est dit ici.
  38. Il ne reste à l’homme des sociétés d’autre ressource assurée
    contre ce terrible fléau, qu’une occupation continuelle, qui soit
    nécessaire, obligatoire. Quand ses besoins, ou une profession une
    fois adoptée, le lui imposent, ses vastes desirs s’épuisent sur un
    5
    objet déterminé, sa pensée se porte au-dehors, il n’est pas fatigué
    du vague de sa volonté et de la durée des heures ; alors,
    seulement alors, il peut tolérer ou même aimer son existence.
    Si le travail ne nous est pas imposé par les circonstances, il
    importe que nous nous en fassions une loi à nous-mêmes, et que
    10
    nous ne nous permettions jamais de l’enfreindre : autrement la
    première exemption en entraînera beaucoup d’autres. Sans même
    les prétextes de la paresse, il est bien des convenances accidentelles
    qui nous donneront de justes motifs de changer ou d’interrompre
    notre plan. Nous perdrons de vue l’utilité de son
    15
    ensemble ; nous ne verrons que l’utilité du changement présent ;
    et sous prétexte de consacrer chaque moment à ce qu’il demande
    de nous, de ne dépendre que de la raison, et de nous procurer
    cette séduisante liberté de la vie, nous tomberons d’une manière
    rapide et inapperçue dans une sorte de désordre et d’abandon,
    20
    dans l’irrésolution, l’oisiveté involontaire et le dégoût de toute
    occupation qui mène aussitôt (parmi nous) au dégoût de tout
    plaisir et à la satiété de la vie.
    Voyez cette classe supérieure, où l’on admire son sort en
    détestant son existence, où l’on envie malgré soi ses inférieurs
    25
    que l’on méprise hautement, où quelquefois on les envie pour ne
    les secourir pas, et on les méprise pour les envier moins ; cette
    classe, but de tous les travaux, objet des complaisances de tous
    les gouvernemens, gloire de l’espèce humaine, œuvre par excellence
    de la nature, déïté que tous les arts nourrissent et qu’encensent
    30
    tous les talens. Mais, comme ces dieux indiens élevés
    au-dessus des jouissances, dont les prières et les hommages
    n’obtiennent pas même un sourire, et qui ne sont dieux que par leur
    suprême inaction ces hommes supérieurs, tristes favoris du sort,
    malheureux par les sacrifices mêmes dont ils sont l’objet,
    35
    malheureux de leurs propres privilèges, fatigués de leur funeste
    majesté, dédaignent leurs adulateurs ; trop grands pour agir,
    baillent au milieu de l’encens ; et trop excellens pour ne pas tout
    posséder indifféremment, ne se soucient plus ni d’aucune chose,
    ni d’eux-mêmes.
  39. Et cela seul suffiroit pour prouver l’abus de la perfectibilité.
  40. Heureux qui préfère les simples besoins et la satisfaction
    paisible sous son toit modeste, aux plaisirs ostensibles, à l’ennui
    intérieur de la majesté des palais et du luxe des villes. Heureux
    celui dont les goûts sont naturels, le cœur simple, les vertus
    5
    douces et l’ame aimante ; il a le caractère du vrai bonheur ; mais,
    sur cette terre soumise à l’inquiétude sociale, où pourra-t-il vivre
    selon son cœur, selon sa destination ? où trouvera-t-il un asile qui
    suffise à ses enfans et protège la paix de sa vie ? où trouvera-t-il
    une femme qui soutienne ses destins et nourrisse d’un sentiment
    10
    constant ses heures inaltérables ? où fuira-t-il la satiété du bien
    qui épuise et le desir du mal qui séduit ? où reposera-t-il content
    de ce qui est, de ce qui fut, de ce qui sera, indifférent au-dehors,
    paisible au-dedans, coulant ses jours ignorés et abondans de tous
    biens comme devroient vivre tous les hommes, comme ils le
    15
    pourroient s’ils le vouloient tous, comme il est donné à si peu
    d’entre eux et de le pouvoir et de le desirer ?
  41. Imaginez un homme robuste comme les hommes devroient
    l’être, qui n’ait nuls besoins d’opinion, qui possède uniquement
    un toit, une source et des fruits sauvages, dont le cœur soit
    simple et le corps occupé ; cet homme ne sera pas misérable.
    5
    Le plus indigent montagnard ne l’est pas dans des lieux où sa
    pauvreté ne sauroit le faire dépendre, parce que tous sont pauvres
    comme lui, ni, par la même raison, l’avilir à ses propres yeux,
    ou lui être pénible par aucune des causes qui dépendent de
    l’opinion.
  42. L’homme le plus capable de sensations fortes et grandes,
    est le plus nul dans un ordre de choses qui ne lui en fournit pas.
    Quelquefois (et surtout dans notre fausse éducation) son enfance,
    si elle est vide d’occasions décisives, ne paroît annoncer que de
    5
    la stupidité : et si sa vie se consume dans des circonstances
    comprimantes ou trop étrangères à ses besoins, il reste dans une
    sorte d’abandon, de mécontentement et d’indifférence universelle.
    Des hommes bien inférieurs, mais dont les foibles facultés sont
    facilement dans toute leur activité, et qui se sentent adroits et
    10
    polis, lui trouvent étourdiment de la rudesse et de l’incapacité.
    L’homme de génie, dans son sommeil, devine leurs ridicules
    mépris, et ne daigne y répondre que par une pitié sans
    amertume.
  43. Le sauvage, à qui les vins et les eaux-de-vie répugnent
    d’abord, s’y livre ensuite immodérément dès qu’il connoît leurs
    effets. Les inconvéniens du vin, les dangers de l’opium ne feront
    renoncer ni à l’un, ni à l’autre.
  44. C’est à ces sources trompeuses d’un plaisir vain et destructeur,
    et plus particulièrement sans doute aux boissons théïformes,
    que nous devons ces affections nerveuses, ces maladies de
    langueur et de consomption, malheur d’une portion du globe. Les
    5
    nerfs dépouillés du sorte de revêtement qui peut-être les nourrit,
    du moins les maintient et les protège, contractent une habitude
    d’irritabilité qui fait le malheur d’une vie languissante, foible,
    pusillanime, lassée de toutes choses et d’elle-même. Quel état
    plus pénible que l’agitation dans l’épuisement, et la sensibilité
    10
    dans la langueur ; que d’être toujours mu sans pouvoir presque
    se mouvoir soi-même ; que d’être toujours dépendant, toujours
    impuissant, et d’avoir perdu, jeune encore, les moteurs de la
    vie.
  45. Et tout ce qui produit des effets analogues, comme le café,
    l’opium, etc. L’ivresse (sans excès) ramène à la nature, en
    fortifiant la sensation présente, en effaçant celles de prévoyance et de
    réminiscence ; elle rend un moment heureux en faisant vivre dans
    5
    le moment qui s’écoule.
  46. Ce n’est pas à la foule des lecteurs, ce n’est pas non plus à
    celle des philosophes que j’en appelle ici.
  47. Res severa est verum gaudium, a si bien dit Sénèque.
  48. L’homme primitif étoit heureux par l’unité des sensations ; il
    vivoit et ne souffroit pas ou souffroit très-peu. Il n’étoit assujetti
    qu’aux maux inévitables à sa nature ; et ces instans de douleur
    rapide, jamais prévus et aussitôt oubliés, pouvoient à peine
    5
    altérer sa vie.
  49. Dans l’usage d’une grande fortune, l’on possède tout ce que
    l’on desire, excepté les desirs eux-mêmes : ainsi, environné d’une
    grande puissance extérieure, l’on est foible et misérable au-dedans ;
    et le superbe esclave des vanités humaines jouit au loin de toutes
    5
    les apparences et de tous les moyens du bonheur, mais son principe
    même est éteint dans son cœur.
  50. L’oeil inexpérimenté voit tous les objets sur un même plan ;
    ainsi deux choses égales, placées l’une très-près, l’autre à une
    grande distance, ne peuvent que lui paroître extrêmement
    dissemblables ; celle-ci n’occupe que la millième partie de l’espace visuel,
    5
    tandis que l’autre le remplit presqu’en entier.
  51. Elle prouve invinciblement la folie de ces fanatiques d’une
    fausse sagesse, qui, pour perfectionner leur être, s’efforcent
    d’annuller leur vie.
  52. Quoiqu’improprement encore.
  53. Cette séduction réservée en quelque sorte aux grandes ames,
    abusa la plupart des premiers génies de l’antiquité. Elle est
    généreuse et magnanime ; elle s’appuie sur de grands noms, et plus
    encore sur de grandes vertus ; mais nul prestige n’en doit imposer
    5
    à qui cherche la seule vérité.
  54. Et ce malheur individuel de corrompre en soi jusqu’aux
    moyens mêmes d’amélioration, produira cette calamité publique
    d’accuser, d’abandonner, de mépriser la recherche du vrai, le
    choix des principes, les vertus raisonnées, tout bien systématique,
    5
    toutes voies de régénération.
    Ainsi jugeant les principes les plus purs par leur application
    fausse ou perfide ; les moyens les plus convenables à l’homme
    de bien par les résultats accidentels qu’en ont tiré ceux qui
    abusent de tout ; la raison la plus détrompée selon les
    10
    conséquences déduites par des hommes prévenus ou insensés ; et ce
    qu’il y a de plus grand et de plus inviolable parmi les mortels,
    par l’usage insidieux et profane qu’en font les plus vils et les plus
    déhontés des méchans ; transportant cette plante superbe et féconde
    dans une terre épuisée, ou prodiguant ces alimens généreux à des
    15
    estomacs dévorés de levains putrides et corrupteurs, l’on en vient
    à ce point de découragement et de démence de dire enfin : les
    hommes seront toujours ce qu’ils sont maintenant ; toute législation
    philosophique est impossible, puisqu’elle n’est pas effectuée ;
    l’on ne pourra nulle part ce qu’en vain l’on a tenté ici. L’indication
    20
    de la nature et la perfection humaine consistent évidemment
    à avoir de mauvaises lois effectives, fondées sur de savantes
    abstractions, à déclamer contre cent crimes imaginaires, en honorant
    cent fléaux réels ; à livrer tout au hasard, à l’intrigue et à
    l’insatiabilité individuelle, sous les noms fastueux d’ordre, de but
    25
    politique, de bien public ; à poser dans la région de l’idéal le
    niveau de l’égalité au-dessus de la pompe des voluptueux et de
    l’abandon des mendians, en pressant le char audacieux de l’égoïste
    et du scélérat triomphateur, sur les débris dédaignés du patriote
    sacrifié et des génies opprimés.
  55. Si tout est nécessaire, que sont les efforts, les préceptes et
    toute la moralité de la philosophie même ? Ce que nous
    attribuons à notre sagesse, n’est que l’effet inévitable de causes
    indépendantes et même inconnues de nous. Le sage conduit par la
    5
    philosophie au calme et à l’emploi de la vie, supérieur par elle
    aux plus puissans et aux plus vénérés des mortels, ne peut se
    complaire lui-même dans cette philosophie si rare et si profonde,
    et ne peut la préférer sérieusement au plus simple instinct
    animal.
  56. Émile, liv. V
  57. Nous sommes modifiés par les sensations que nous recevons
    maintenant des objets extérieurs, et par les traces conservées des
    sensations reçues…… Quand nous n’éprouvons que ce qui est,
    il n’y a pas d’opposition entre nous et les choses, entre nous-
    5
    mêmes sous un rapport, et nous-mêmes sous un autre rapport ;
    alors nous ne sommes pas malheureux de cette sorte de discordance
    fléau de l’homme social. Lorsque les organes de la pensée
    ont contracté l’habitude d’une perpétuelle activité, ils la
    conservent même dans le repos des autres organes. L’ennui est le
    10
    sentiment de cette opposition entre cette agitation et ce repos
    partiels. L’inaction ne produit pas l’ennui lorsque la tête se repose
    avec les bras ; mais la nôtre, toujours agitée, nous fait éprouver,
    dans le repos de ce qui nous environne, un vide sinistre ou une
    résistance pénible, dès que nous cessons un mouvement corporel
    15
    assez considérable pour forcer les organes de la pensée à se
    modifier selon les autres organes dans une harmonie qui fait le
    bonheur.
  58. Chose d’un ordre absolument secondaire, et auquel les politiques
    n’abaisseront point leurs grandes vues.
  59. Mais qui originairement ont seules produit les vices réels.
  60. Assertion très-hasardée il paroît évident (surtout dans les
    espèces vivipares) que le petit doit participer aux altérations survenues
    à la nature de la mère. Si donc on pouvoit dire de l’homme
    qu’il naît méchant, cela ne prouveroit point que la nature l’ait
    5
    fait tel.
  61. C’est par ces sortes de raisons qu’il y a moins de connoissance
    du cœur humain dans nos livres d’histoire et de morale
    que dans nos drames, et surtout bien moins dans nos institutions
    que dans quelques-uns de nos romans, en petit nombre à la
    5
    vérité.
  62. Quelques auteurs, à qui il faut du moins savoir gré de
    n’avoir pas les préjugés de l’habitude, en ont conclu sérieusement
    que le langage mesuré étoit apparemment plus naturel à l’homme,
    comme si jamais aucun peuple avoit habituellement parlé en
    5
    vers.
  63. L’homme tellement libre qu’il semble à peine assujetti à
    ses premiers besoins, a dû paroître un phénomène inexplicable,
    parce qu’il se trouve actuellement le seul être ainsi organisé sur
    le globe qu’il habite. Si ceux qui, d’après cette donnée insuffisante,
    5
    en ont fait le maître du monde, avoient pu voir seulement quelques
    autres planètes, ou même mille siècles de notre terre, ils eussent
    renoncé sans doute à ce préjugé qui leur fait voir dans l’homme
    un être à part et supérieur à toutes les productions de la nature
    animée.
  64. Ce seroit quelquefois donner une idée fausse que
    d’employer des expressions rigoureusement vraies ; car on n’exprime
    pas sa pensée pour soi-même, ni pour ceux qui en ont une ::précisément semblable : que serviroit de leur proposer ce qu’ils
    5
    ont ?
  65. Al Coran le livre des préceptes ou El forcan, qui distingue
    le bien et le mal.
  66. Ευ άγγέλλω. J’annonce bien.
  67. On prétend que ce scythe n’a parcouru le Nord en conquérant,
    que pour le soulever contre les Romains, à qui il avoit juré
    une haine irrévocable. Voyez l’Introduction à l’Histoire de Danemarck,
    par Mallet.
  68. L’amour en général, l’affection, les passions appétentes.
  69. Ce que l’on croit nécessaire pour l’homme civilisé tel qu’il
    est, seroit du moins très-superflu pour l’homme civilisé tel qu’il
    pourroit être.
  70. Un père de l’église a dit : Je le crois parce qu’il est absurde,
    je le crois parce qu’il est impossible.
  71. Je veux dire libre d’aspirer à trop de choses seulement
    possibles, libre de choisir entre des modifications trop diverses
    de sa détermination primitive.
  72. Une civilisation plus longue éteint les préjugés, mais après
    avoir stérilisé les cœurs. Le fruit trop mûr tombe et disparoît ;
    mais c’est quand la sève est épuisée, quand la végétation est
    refroidie. L’arbre qui portoit des fruits dangereux n’en produira
    5
    pas de meilleurs quand ceux-ci auront passé, seulement il n’en
    donnera plus.
  73. J’ignore de quelle corruption, de quel danger l’on parle, et
    je conçois peu que le vrai plaisir puisse jamais corrompre. Je
    vois, parmi les peuples sans plaisir, beaucoup d’hommes
    méprisables et de vils scélérats ; j’y vois un nombre plus grand de
    5
    malheureux, et fort peu de vertus et de mœurs utiles ; mais à la
    vérité beaucoup d’esclaves très-dociles, et qui m’assurent que c’est
    cela que l’on cherche sans l’oser dire. Je compte aussi pour
    quelque chose de n’y point trouver de bonheur ; mais je n’aurai
    point en cela l’injustice d’accuser notre politique : comment eût-
    10
    elle atteint ce qu’elle n’a pas cherché ?
  74. Notre siècle a du moins gagné à cet égard. C’est beaucoup
    de s’être vivement rapproché de ce que l’on ne pouvoit atteindre,
    et d’en avoir reconnu le besoin. La véritable liberté sociale est
    impossible aux grandes sociétés, et incompatible avec leurs
    5
    mœurs. L’anéantissement d’un ordre de choses essentiellement
    mauvais, sera toujours une grande facilité pour l’amélioration
    générale, si l’on parvient à saper encore un préjugé le plus grand
    de tous et le plus funeste.
  75. Les véritables vertus sont celles qui accordent notre bonheur
    avec celui des autres. Être bon c’est être utile, être méchant c’est
    être nuisible. Mais par quelle inconséquence veut-on que, pour
    chercher le bien des autres, nous fassions notre propre mal ? quel
    5
    homme aura de telles vertus si jamais il raisonne ses devoirs et
    ses besoins ? et quel ordre moral que celui où l’on ne sauroit être
    qu’un méchant, ou une dupe, ou un fou ?
  76. Dans ce rapport général les différences individuelles sont
    même beaucoup moins grandes que l’on ne pense. Parmi nous
    cette différence est due presqu’entière à la prodigieuse diversité
    d’opinions et de circonstances.
  77. Le sage s’y attache volontairement ; il est conduit, mais non
    pas enchaîné par elle.
  78. En se gardant bien de cette affectation sentimentale, que
    l’on appelle du sentiment, parce qu’en effet on la met par-tout à
    sa place, mais que l’on nommeroit mieux Sentimanie.
    L’habitude des sensations vives, inconstantes et efféminées
    5
    devoit introduire, surtout parmi nous, ce misérable jargon,
    supplément des sensations mâles et profondes, qui n’appartiennent
    qu’à l’homme d’une vaste sensibilité. La vaine apparence d’un
    bien est souvent plus pénible que son absence même. L’on
    découvre avec dégoût un singe caché sous le masque humain ; et
    10
    l’homme sensible doit préférer à l’homme sentimental l’homme
    indifférent et farouche.
  79. Au reste ce que j’entends ici par habitude, n’est pas ce que
    J. J. rejette avec tant de raison. Emile. Liv. II. Note 31.
  80. Dans une cit& imparfaite.
  81. Sans ces motifs naturels, sans ce besoin de préférer sa patrie,
    le patriotisme n’est qu’un vain mot qui sert à pallier les vues
    particulières, ou un effort de vertu raisonnée que l’on ne peut
    attendre que de très-peu d’hommes. S’il importe que le patriotisme
    5
    soit commun à tous les citoyens, il ne faut pas l’imposer
    comme un devoir, il faut en inspirer le sentiment irrésistible.
  82. On peut préférer soi et les siens aux autres hommes sans
    haïr ceux-ci, ou même sans ne les aimer pas. Si l’amour de la
    patrie mène à l’aversion pour les autres peuples, c’est que les
    nations sont toujours opposées d’intérêts ; c’est que notre patrie,
    5
    insensée et corrompue, a le desir et croit avoir le besoin de leur
    ruine ; c’est encore qu’en prétendant aimer notre patrie, nous ne
    voulons point le bonheur de nos concitoyens, mais nos avantages
    personnels que nous avons à la fois l’adresse et la simplicité
    d’attendre de la puissance, de la gloire, ou de l’agrandissement
    10
    de notre patrie.
  83. Zeréthoschtrô, (vrai nom zend, suivant Anquetil, que
    d’Herbelot et Boulanger écrivent Zerdascht, et que nous nommons
    Zoroastre d’après les Grecs,) paroît n’avoir pas assez essentiellement
    changé la loi de Djemschid, pour que l’on ne puisse regarder
    5
    le Magisme comme la continuation du Sabianisme, D’ailleurs
    il reste à cette première loi des sectateurs plus directs que les
    Parsis, on les nomme encore Zabiens vers le golfe Persique. Voy.
    Bibliot. orient. d’Herbelot, Antiquité dévoilée, Hist. Vet. Pers.
    Hyde, le Zend-Avesta d’Anquetil, etc.
  84. Le plus bel esprit de l’Europe, mais le plus français des
    philosophes, a vanté le luxe et les arts. Ce n’est pas en cela seul
    qu’il a flatté son siècle, et dit aux hommes bien moins ce qu’ils
    eussent eu besoin d’entendre que ce qui pouvoit donner à l’auteur
    5
    une prompte renommée. Il me semble qu’il a, plus que tout
    autre peut-être, corrompu la philosophie, malgré ses grands
    succès pour avancer son règne.
  85. J’oubliois de dire que quand le luxe nourrit un peuple, c’est
    aux dépends de plusieurs autres ; comme s’il fait jouir un homme,
    c’est par les efforts et les privations de beaucoup d’hommes.
  86. S’il en étoit un qui parvînt à se défendre de cette inévitable
    compensation en la faisant souffrir à d’autres peuples, ce seroit
    un égal fléau social. De plus, les seuls moyens qui pourroient
    l’y soustraire, feroient de ce peuple le dernier des peuples. L’on
    5
    peut pressentir en Hollande quelles mœurs en résulteroient et
    quel misérable avantage ce doit être que de vivre d’une telle
    industrie.
  87. Une vertu est un effort difficile. Un peuple bien institué
    auroit des mœurs et non des vertus ; mais ce dernier mot est
    quelquefois employé dans un autre sens, parce que celui qu’il y
    faudroit substituer, manque à notre langue comme à nous-
    5
    mêmes.
  88. Quelques modernes ont voulu s’autoriser du sentiment de
    la sage antiquité comme d’un fait très-important à l’appui de leur
    système ; mais leurs efforts mêmes ont prouvé qu’il étoit au moins
    douteux : et des recherches plus judicieuses et faites sans une
    5
    prévention aveugle ou insidieuse, ont convaincu que Platon même
    et les docteurs vantés des premiers âges du christianisme,
    n’entendoient par esprit qu’une matière subtile, et que l’incorporel,
    selon eux, n’étoit nullement immatériel. Voyez Bayle,
    d’Argens, etc.
  89. C’est-à-dire, la disposition propre à réfléchir tel rayon de
    lumière. Cette disposition est-elle un être effectif ?
  90. Et l’habitude d’une opinion contraire suffirait pour nous
    donner sur cet objet la répugnance du préjugé contre les raisons
    qui le veulent détromper ; mais cette persuasion a d’autres causes
    non moins naturelles.
  91. La première antiquité reconnoissoit deux principes, l’un inactif,
    l’autre actif. Les Chinois ont encore la matière en repos et
    le mouvement qui la modifie. L’absence du feu fixe et durcit
    les corps ; sa présence les agite, les liquéfie, les volatilise. Son
    5
    absence absolue produiroit apparemment un repos absolu, une
    mort totale, etc. Le dogme universel des deux principes, devenu
    moral et même théologique, n’est qu’une conséquence plus
    moderne, une des altérations diverses de ce premier système
    ontologique des deux élémens principes. On retrouve par-tout
    10
    dans l’antique Orient des traces irrécusables de cette doctrine du
    peuple antérieur, qui paroît avoir instruit l’Orient lui-même dans
    les tems primitifs.
  92. Cette matière, indifférente au mouvement ou au repos, se
    peut mouvoir cependant sans une action présente de la matière
    active, par la continuation du mouvement imprimé, par les
    incalculables suites ou réactions d’une action première, ou d’une
    5
    multitude d’actions combinées actuellement ou successivement.
  93. Je dis guères et rarement, car l’un et l’autre arrivent encore,
    comme il est facile de le reconnoître dans celui qui parle en
    dormant, et qui quelquefois répond à ce qu’on lui dit, si les sons
    dont on frappe son oreille se rencontrent avec les impressions
    5
    de son idée qu’exprimoient ses paroles confuses et mal articulées.
  94. Peut-être le feu élémentaire qui paroît être le principe de
    l’attraction, rapproche de son centre commun, et retient en
    corps toute la masse de matière indifférente qu’il peut entraîner
    dans chacune des sphères particulières de son mouvement.
    5
    C’est ainsi qu’il forme et agrandit un corps ; mais quand il
    s’est épuisé pour le conserver, en se dissipant insensiblement
    par les secrétions que nécessite le renouvellement du corps par
    l’air extérieur, les alimens, etc., alors, devenu trop foible, il
    abandonne ce corps qu’il animoit aux forces supérieures des autres
    10
    sphères du même feu élémentaire qui le détruisent, en séparant
    ses parties, pour les réunir chacunes aux corps particuliers
    qu’elles organisent.
  95. Voyez sur ces hommes affectés de goîtres et d’idiotisme, les
    ouvrages dé Bourrit, de Saussure, etc., sur les Alpes.
  96. Si je m’arrête à cette hypothèse, ce n’est pas dans le
    dessein d’ajouter un système à nos nombreux systèmes, de les
    modifier, ou de les concilier ; mais pour nous apprendre à douter ; pour
    prouver l’incertitude que nous ne pouvons éviter sur l’organisation
    5
    primitive des choses ; pour nous rendre indifférens sur ce que
    nous ne pouvons connoître, et nous ramener de nos dogmes
    inutiles ou erronés, à la morale naturelle, qui seule nous importe,
    qui seule peut être certaine ; pour nous convaincre que l’homme,
    né pour sentir toujours et raisonner très-peu, est destiné à être
    10
    heureux et non savant ; pour nous conduire à ce grand principe,
    que l’on pourroit instituer un peuple bon sans nos connoissances
    vaines.
    Les faiseurs de systèmes n’ont pas toujours donné à leurs
    hypothèses le titre de rêveries.
  97. Je dis la matière inférieure, parce qu’elle le paroît ainsi à
    nos préventions ; mais sans doute il n’y a rien d’inférieur dans
    l’universalité des choses. Que la matière que je nomme indifférente
    soit une matière inerte, ce qui me paroît moins probable, les
    5
    mêmes phénomènes résulteront toujours de son union avec la
    matière essentiellement active.
  98. Voyez l’ouvrage de Pastoret, intitulé : Zoroastre Confucius
    et Mahomet comparés, etc., deuxième partie, art. premier,
    § sixième.
  99. Voyez le Phédon.
  100. J’ai passé sous silence des objections dont la réponse me
    paroît facile pour ceux qui cherchent la raison des choses. On
    observe, par exemple, que le desir de l’immortalité est de tous
    nos desirs le seul que la vie toute entière ne puisse éteindre ; et
    5
    qu’il est la passion des hommes que leurs connoissances, leurs
    talens, leurs génies élèvent au-dessus du vulgaire, et dont l’opinion
    peut faire autorité. Mais supposons que l’immortalité soit une
    erreur, il est tout simple que l’on ne revienne à aucun âge de l’erreur
    dont l’expérience ne peut à aucun âge nous détromper ; il
    10
    est tout simple encore que la plus sublime, la plus séduisante
    des erreurs, et par la raison que l’on vient de voir, la plus difficile
    à quitter, soit celle qui séduise les esprits nobles, avides,
    ingénieux. Tant d’illusions, dont l’expérience de chaque homme
    détrompe tous les jours, en séduisent néanmoins le plus grand
    15
    nombre ; l’on ne peut être surpris qu’il faille une sagesse bien
    rare pour être détrompée de celle qui flatte le plus les grandes
    ames, et sur laquelle l’expérience ni des autres, ni de soi-même,
    ne peut rien apprendre.
    La vie est une série d’impressions et d’idées. Il y a dans cette
    20
    série une suite, une sorte de continuité, ensorte qu’une affection
    participe de la précédente, et paroît essentiellement liée à celle
    qui suit : il en a résulté une habitude de cette même continuité
    d’où nous inférons une durée sans terme. Mais pour que cette
    attente illimitée de l’avenir prouvât quelque chose en effet pour
    25
    notre indestructibilité, il faudroit que cette série, que nous
    supposons ne devoir pas finir, n’eût pas commencé non plus ; car ces
    deux termes nous surprennent l’un comme l’autre. Si l’un est
    réel, comment l’autre seroit-il contradictoire ? Vous riez de la
    métempsycose ; sa fable étoit plus ingénieuse et plus conséquente.
    30
    J’adjure tout homme d’un sens droit d’avouer que ce passage
    de la non-existence à l’existence détruit les considérations qu’il
    vouloit faire valoir en faveur de l’immortalité ; d’avouer que cette
    série de sensations n’est pas plus surprenante lorsqu’elle cesse
    que lorsqu’elle commence ; d’avouer que, par cela seul qu’il
    35
    n’existoit pas, il reçoit dans les momens d’impartialité la conviction
    qu’il n’existera plus.
    Comment veut-on que l’être qui se sent exister, sente en
    même tems qu’il n’existera pas ? a-t-il quelque notion de la non-
    existence  ? Dès-lors qu’il se replie sur lui-même, il doit se sentir
    40
    existant toujours. L’avenir conçu dans le présent, ne peut être que
    la prolongation supposée de la sensation présente ; puisqu’il se
    sent exister maintenant, il doit se sentir exister dans le tems sans
    bornes. Le raisonnement seul l’avertit que, comme la série de ses
    sensations successives a un terme dans le passé, elle en pourra
    45
    avoir un dans l’avenir. Une fois ce point obtenu, cent preuves,
    tirées de conceptions plus étendues, l’avertissent que nécessairement
    il en doit être ainsi.
  101. Voy. Antiquité dévoilée. Chap. V, du liv. 3 au t. II.
  102. Je conserve toujours au mot corporel la même acception.
    Je suppose que le principe actif est incorporel sans être immatériel,
    et que la substance intelligente est de la matière sans être
    un corps ; ainsi le pensoient tous les anciens.
  103. La sensibilité est probablement commune à tous les êtres ;
    mais qu’elle soit particulière à quelques-uns ou absolument générale,
    il n’importe ici ; les conséquences restent les mêmes.
  104. « La prudence est la santé de l’ame, dit Confucius : cette
    prudence consiste dans le choix du juste milieu ; et cette santé
    dans la persévérance du choix. Les maladies de rame sont dans
    les deux extrêmes. »
    5
    CHUM YUM, ou Traité de la modération.
    Pourquoi les extrêmes sont-ils vicieux ? parce qu’ils sont l’effet
    immodéré d’une impulsion unique. Rien n’est bon s’il n’est
    double ou multiple par ses causes, harmonique dans son résultat ;
    c’est le juste milieu, le point de l’équilibre. Le discernement

    10

    de ce point, seul bon entre un nombre de plus ou moins imparfaits,
    est le goût de l’ordre, du juste, du mieux possible, des
    convenances de la nature. Les passions humaines sont orgueilleuses,
    ambitieuses ; ou aimantes, voluptueuses. La sagesse
    cherche leur point d’équilibre et de réunion réelle ; l’homme est

    15

    parfait, il est tout ce qu’il peut être, s’il vit dans la permanence
    de cet équilibre.
  105. Mille germes pourriront sur la terre, tandis qu’un seul y
    végétera ; mille insectes sont dévorés à leur naissance pour un
    qui obtient de vivre jusqu’à sa vieillesse naturelle. L’arbre isolé
    de l’arbre mâle qui devoit féconder ses germes, en produit-il
    5
    moins les fleurs qui doivent toutes avorter. Il est de la prudence
    de l’homme d’employer soigneusement tous ses moyens, car ce
    qu’il néglige est perdu pour lui ; mais est-il une molécule qui
    puisse se perdre dans la nature ; pourquoi supposer dans son
    inépuisable abondance, les précautions de notre indigence ?
  106. Feu, mouvement et vie sont synonymes, voilà l’élément
    principe. Ils sont dans tout être organisé, et y produisent la
    sensibilité. Tout être organisé est nécessairement composé, tout
    composé réunit nécessairement les deux élémens le mouvement,
    5
    la vie, la sensibilité appartiennent donc à tout composé.
  107. Voyez second Entretien d’Hylas et de Philonoüs.
  108. La nature est le principe éternel du mouvement et du repos.
    Physique d’Aristote.
    La nature est le résultat général de la combinaison des
    élémens. Interprétation de la Nature.
    5
    Je trouve dans ce même article de l’Interprétation de la Nature,
    intitulé : Questions, d’autres passages relatifs à ce qu’il a été dit
    plus haut. « Il me paroît aussi impossible que tous les êtres de la
    nature aient été produits par une matière parfaitement homogène,
    qu’il le seroit de les représenter avec une seule et même
    10
    couleur…… J’appellerai élémens les différentes matières
    hétérogènes nécessaires pour la production générale des
    phénomènes de la nature. Quelques pages plus loin. Si…, il est
    évident que la matière en général est divisée en matière morte
    et en matière vivante…… Ce qu’on appelle matière vivante,
    15
    ne seroit-ce pas seulement une matière qui se meut par elle-
    même ? et ce qu’on appelle une matière morte, ne seroit-ce
    pas une matière mobile par une autre matière ? »
  109. Buffon, dans les premières pages du supplément à
    l’Histoire naturelle, distribue ces deux mouvemens aux deux matières,
    brute et active. Mais on pourroit demander ce qu’est une matière
    brute qui se meut et en quoi elle diffère essentiellement de la
    5
    matière active. Je croirois que l’inertie de l’une, opposée à l’effort
    de l’autre, suffiroit pour rendre raison de ces deux mouvemens
    primitifs. Le feu élémentaire, dans son mouvement expansif,
    s’efforce d’entraîner la matière indifférente sur une ligne de
    projétion ; mais elle peut être repoussée vers son centre, par une
    10
    autre force de projétion, quand la première vient à s’affoiblir ;
    ce qui se conçoit facilement, parce que l’on est forcé, pour expliquer
    l’action du feu élémentaire, d’assigner à ses parties leurs
    sphères particulières d’activité qui se résistent et se limitent
    mutuellement. Cette sorte de réaction pourroit rendre raison
    15
    des phénomènes que l’on attribue à l’attraction. Mais en se livrant
    aux suppositions, l’on peut arranger ingénieusement des
    chimères ; et cette vaine industrie n’explique pas la nature.
  110. Cette indépendance produit trop de délibération et d’incertitude.
    Dès que l’on s’arrête habituellement à peser les avantages de
    chaque chose, il arrive souvent que l’on ne sait plus à laquelle se
    déterminer, et plus souvent encore que l’on n’en trouve aucune
    5
    qui mérite que l’on cherche à l’obtenir ; car il en est bien peu
    parmi nous qui puissent valoir ce qu’elles coûtent. Cette froide
    estimation de la valeur réelle des choses, cette triste balance
    rebute notre ame suspendue dans l’indolence et le dégoût ; et
    l’illusion à jamais détruite nous livre à l’indifférence pour toutes
    10
    choses.
  111. Quand on décide l’avenir, on voit assez bien ce qui sera le
    plus convenable, et nul ne peut plus légitimement que soi-même
    prescrire quel ordre de choses on veut embrasser ; mais quand
    on délibère sur le présent, l’impartialité devient d’une difficulté  
    5
    extrême, et il arrive presque toujours que l’on se laisse séduire
    par le goût actuel, ou l’intérêt du moment présent, qui rarement
    est le goût que l’on conservera, et l’intérêt de l’ensemble de la
    vie.
  112. Dans des lieux où ce choix entraineroit trop d’inconstance
    ou d’irrésolutions, et des desirs trop vagues et trop ambitieux ; il
    pourroit arriver que l’exercice de ce droit naturel rendît moins
    heureux que les suites des institutions qui l’ôteroient.
    5
    Chaque considération nouvelle m’amène toujours à condamner
    ce qui résulte généralement des grandes sociétés ; car que
    pourroit-on attendre de convenable et d’heureux pour l’homme là où
    les lois de sa nature, et ses droits les plus inaliénables, sont presque
    tous criminels ou même funestes ?
  113. On peut voir dans Raynal, et ailleurs, tout ce que se sont
    permis les Hollandais pour détruire chez les Indiens certaines
    épices, dont ils vouloient faire une récolte exclusive dans les îles
    qu’ils avoient envahies. On y peut voir aussi toutes les guerres,
    5
    les injustices, les ravages produits par le commerce, ce célèbre
    lien des peuples.
  114. Ces besoins opposés semblent résulter immédiatement de la
    double nature de tout être organisé. Voyez la treizième Rêverie.
  115. Ainsi la patrie d’un tel homme, s’il est républicain, est seule
    vraiment libre, ou seule bien gouvernée ; s’il est sujet, son pays
    est seul florissant. Il n’est pas jusqu’à son village qu’il ne croie
    vraiment préférable au village voisin, et si vous allez chez lui, il
    5
    vous montrera ses choux de la meilleure foi du monde, car il ne
    voit pas ses choux comme il voit d’autres choux. Ainsi la religion
    que l’on a vénéré dès le berceau, est seule divine, toutes les autres
    insensées ; ainsi les usages que l’on a suivi sont seuls fondés en
    raison, ceux des autres peuples ne sont qu’extravagance. Ainsi
    10
    se divisent les hommes, etc.
  116. L’ignorant rejette ou admet tout ; le demi savant, ou même
    le savant qui n’est rien de plus, rejette tout ce qu’il ne peut
    expliquer, et aime à rejeter tout ce qu’admettent les esprits
    crédules. Mais c’est une nouvelle prévention de croire si souvent
    5
    les hommes ainsi prévenus sans cause. Le sage, moins prompt à
    condamner ce qu’il n’entend pas bien encore, laisse au nombre
    des peut-être ce qui n’est ni prouvé ni nécessaire, mais n’est pas
    non plus absurde ou contradictoire. Il ne condamne pas une
    opinion uniquement parce qu’elle est populaire ; car ces hommes
    10
    crédules et sans lumières ont reçu d’ailleurs presque toutes leurs
    opinions ; on les a trompé quand on l’a voulu, mais il est des
    choses sur lesquelles on ne l’a pu vouloir : ainsi la plupart de
    leurs préjugés mêmes sont fondés dans la nature ; ce sont des
    vérités éloignées, peu sensibles, ou très-subtiles, qu’ils ont
    15
    seulement laissé altérer par indifférence ou par inaptitude à discerner,
    dès leur principe, ces altérations qu’ensuite ils respectent parce
    qu’ils les confondent avec cette vérité première dont ils vénèrent
    l’ancienneté. Ainsi que l’homme crédule cesse de s’autoriser du
    peut-être du sage contre le blâme décisif de l’homme plus instruit
    20
    que profond ; car la vérité est tellement défigurée dans son esprit
    que de la manière dont il l’entend, elle n’est plus qu’erreur. Le
    dogmatiste ne sait point la reconnoître sous ce costume ennemi,
    et la méprise inconsidérément parce qu’en effet elle porte un
    masque réprobateur. Mais le sage n’en attribue les dehors qu’aux
    25
    hommes qui l’ont ainsi déguisée ; il la reconnoît, la dévoile, et la
    montrant, ainsi rétablie sous sa forme première, aux deux juges,
    l’un inepte et l’autre téméraire, qu’elle avoit trompé, il prouve
    à tous deux qu’ils avoient également tort, l’un en la méconnoissant
    parce qu’elle étoit déguisée, l’autre en prétendant la
    30
    connoître par ce déguisement même qui lui donnoit une forme
    étrangère.
  117. Les raisons de cette impénétrabilité absolue ne me semblent
    nullement inaccessibles je les exposerai ailleurs, afin d’établir
    d’une manière sensible l’évidence que je crois y trouver.
  118. Nulle connoissance antérieure n’est plus nécessaire à
    l’intelligence des opinions de toutes les contrées, et de leur liaison si
    long-tems méconnue et si propre à désarmer le fanatisme, que
    celle des premiers principes des langues et de leur source
    5
    commune. La connoissance du Zend, du Pelhvi, du Samscretan, de
    la langue de Tangut, et de celle commune à tout l’ancien Nord,
    ne sont que les premiers pas pour parvenir à l’alphabet primitif
    imaginé de nos jours, et par lequel seul on peut lire le grand livre
    de la pensée humaine dans tous les âges.
  119. Les préceptes eussent été inutiles pour les choses que la
    multitude eût été portée à faire naturellement et sans efforts. Ce
    qui étoit prescrit demandoit donc du courage, de la vertu dans
    l’exécution. Alors le général des hommes, prenant l’effort pour
    5
    la vertu, devint bientôt enthousiaste de perfections immodérées.
    Tous les vices et tous les maux ne sont que l’abus du bien, le bien
    poussé à l’extrême. L’impulsion une fois donnée ne s’arrête
    jamais au terme utile ; il faut tout l’art de la nature pour lui
    opposer à propos une force contraire : voilà pourquoi l’homme
    10
    eût été facile à conduire par ses seuls penchans primitifs ; la nature
    avoit su établir entre eux l’équilibre nécessaire. L’art des innovateurs
    n’a pu l’imiter dans les impulsions factices qui peut-être ont
    aidé un moment l’homme ; mais qui devoient bientôt l’égarer,
    parce que rien ne les balançoit. Par l’abus progressif d’une idée
    15
    sublime, l’indépendance d’une grande ame, image auguste de
    l’être immuable et supérieur à tout, Achar, les sectaires orientaux
    sont parvenus à la chimère insensée et funeste surtout dans
    leurs climats ardens, de l’homme impassible, parfaite image de
    leur dieu immobile, insensible et nul. Panamanak, l’immobile,
    20
    surnom moderne de l’Être suprême. Voyez Kircher. Ce système
    d’une secte japonoise et des quiétistes chinois est conforme à la
    doctrine ésotérique de Xekia. Voyez l’Encyclopédie.

  120. Il ne s’agit ici que de ceux que la nature ne donne pas seule
    à l’homme social.
  121. L’on pense bien qu’il ne s’agit ici ni des bergers de Fontenelle,
    ni même du Daphnis de Gessner ; mais les pastorales de
    nos poètes plaisent beaucoup, parce qu’elles sont une imitation
    libre et fleurie d’une vérité non moins heureuse.
  122. Isle de la Motte ou de St-Pierre, dans le lac de Bienne.
    Sur le séjour de J.-J. dans cette île et sur ses regrets, voyez la
    cinquième prom. des Rêveries du promeneur solitaire.
  123. Le Jura ne garantit pas l’île des vents septentrionaux ; mais
    elle en reçoit un avantage : sans eux les marais de la Thièle,
    placés au S. O., pourroient nuire à la pureté de son atmosphère.
    Le vent de N. E. règne fréquemment dans toute cette grande
    5
    vallée de la Suisse, qui s’étend à peu près du N. E. au S. O.,
    entre les Alpes et le Jura. Mais indépendamment des vents,
    l’exposition vers le pôle a des effets sensibles, dont je ne crois pas
    que la cause ait encore été recherchée : ce sont eux dont l’île est
    exempte. On est affecté différemment dans un site qui s’abaisse
    10
    vers le Nord que dans celui qui est incliné vers la ligne. On
    éprouve aussi une différence, moins grande à la vérité, entre
    l’exposition au couchant et celle au levant.
  124. Apreté sublime, et quelquefois délicieuse, surtout dans le
    malheur mais moins convenable à des habitudes douces, et à la
    continuité d’une vie telle qu’on la suppose ici.
  125. Schreck-horn, Jungfrau-horn, Wetter-horn.
  126. On sait que ses vallées profondément creusées, donnent à
    ses aiguilles et à ses glacières une élévation apparente, et une
    aspérité de formes supérieure à celle même des Andes.
  127. Expression sublime et simple, plaisamment jugée par
    nombre d’habitans des plaines à qui sa langue est si étrrangère.
    Cet air alpien est d’une antiquité immémoriale. C’est une sorte
    de tableau auditif des lieux, du caractère, des sensations, des
    5
    goûts et des habitudes nomades dans les hautes vallées.
    J.-J. lui même ne l’a pas entendu ; mais outre qu’il n’a pas
    connu les Hautes-Alpes, il n’a été J.-J. que dans un âge déjà
    avancé, peu accessible à un nouvel ordre de sensations, et il avoit
    passé vingt années dans l’étude de la musique actuelle. On trouve
    10
    le Ranz des vaches noté dans son Dictionnaire de Musique :
    heureusement là du moins il n’est que copié.
  128. Trois sortes d’hommes usent des choses naturelles ; et les
    hommes simples qui sont assez heureux pour n’imaginer que
    celles-là et les hommes disgraciés du sort qui sont assez pauvres
    pour n’en pouvoir atteindre d’autres ; et les hommes assez sages
    5
    pour leur sacrifier tout ce que l’art peut produire.
  129. Chef du canton. L’on voit que ceci appartient à l’époque
    où une partie de la Suisse étoit libre ; maintenant la liberté est
    égale dans tous les cantons ; les Alpes et la plaine ont une même
    constitution.
  130. Je sais que beaucoup de gens traitent de manie sauvage le
    goût des montagnes, préférant les plaines parce que les voitures
    y roulent mieux, que l’on y voit plus de meules de blé, et que
    les rivières en sont plus marchandes ; je sais qu’un plus grand
    5
    nombre encore voyent indifféremment toute terre, pourvu qu’elle
    présente des commodités et des ressources, et que les hommes y
    soient serviables ; et assimilant les champs de la Suède à ceux de
    l’Andalousie, et les bords du Gange aux rives du Labrador,
    vont indifféremment où leurs projets de fortune les appellent ;
    10
    et quand ils se veulent fixer dans une contrée nouvelle,
    s’informent seulement comment on y couche et surtout comment
    l’on y mange. Voudrois-je leur faire changer de goûts ou leur
    persuader une opinion différente, nullement je pense au
    contraire que l’homme n’est heureux, qu’il n’est bien ordonné, que
    15
    lorsqu’il n’y a pas de discordance entre son naturel en général et
    ses affections accidentelles, entre ses penchans et le but qu’il leur
    propose.
    Je reviens au pouvoir des sons sur l’homme. Des principaux
    modes apparens de sa faculté de sentir, je regarde l’ouïe comme
    20
    celui qui le modifie le plus puissamment ; c’est celui qui excite
    dans ses organes les vibrations les plus marquées, celui par lequel
    surtout il se trouve à l’unisson ou discordant avec les êtres
    extérieurs, celui par conséquent qui influe le plus directement sur
    son bien-être et celui, comme on l’a toujours éprouvé, dont la
    25
    privation le rend le plus malheureux en le séparant de l’univers.
    C’est par lui principalement que la solitude devient intolérable
    aux habitans des grandes villes qui, même dans une vie oisive et
    sédentaire, avoient contracté par l’ouïe l’habitude d’une
    continuelle agitation ; c’est par lui que les habitans des plaines
    30
    vaporeuses, qui retentissent dans leur silence apparent d’une fermentation
    perpétuelle, éprouvent un vide d’abord indéfinissable dans
    l’atmosphère pure et vraiment silencieuse des hautes montagnes.
    C’est encore son pouvoir qui, dans des tems presqu’oubliés, changea
    les passions et les mœurs des hordes sauvages, persuadées et
    35
    entraînées invinciblement par l’éloquence des sons, non pas par
    cet art savant d’arranger leur succession d’une manière convenue,
    et dont l’esprit seul perçoive l’industrie ; mais par cette
    musique primitive qui n’imprime à nos organes que les ébranlemens
    dont ils sont naturellement susceptibles ; qui place dans
    40
    une situation continue un effet simple et sublime, comme les
    accidens de la nature ; qui dit à tous les hommes ce que chaque
    homme a pu éprouver ; et dans son discours éloquent, introduit
    çà et là de ces accens caractérisés et indicibles, qui entraînent les
    ames fortes et n’arrêtent point les autres parce qu’elles n’ont pas
    45
    entendu.
  131. Siècle privilégié et à jamais mémorable ; siècle rapidement
    avancé dont les constitutions s’écrivent en vaudevilles, dont les
    enfans savent persiffler la morale, dont les philosophes versifient
    dans les maisons de bals, dont les chevaux dansent la Gavotte.
  132. Les stimulans de la Torride peuvent avoir contribué à
    nous vieillir. Leurs feux agissent moins dans l’Inde, parce qu’on
    y est moins actif ; mais l’inquiétude européenne, excitée par leur
    fermentation, produit ces hommes remuans et agités dont le
    5
    reste du globe voit la folie avec un étonnement toujours
    nouveau.
  133. Voudrois-je donc que l’on rétrogradât vers ces ténèbres de
    superstition et de servitude, dont la terre est encore si
    généralement obscurcie ? Non mais je soutiens que ces tems ne sont
    venus que de l’opposition entre les lumières factices de quelques-
    5
    uns et l’ignorance publique. Ils ont suivi, bien plus que précédé,
    des tems de recherche et de mollesse. En Amérique même, c’est
    dans le puissant empire de Montezume que l’on trouva le
    cimetière des sacrifices. Tous nos maux viennent de nos passions
    extensibles, aucuns des limites naturelles de nos perceptions.

    20. L’être élémentaire – 21. changé – 22. extérieurs ; il ne peut pas même se sentir, car il n’y a pas de mutations en lui. – 26. cet ensemble – par l’acquisition – 28-29. de celles qui le composoient ; il peut donc recevoir diverses sensations. – 30-1. diverses dont un composé est susceptible, croît en raison directe peut-être du nombre – 33-6. nombre de particules est fort grand, si ces lois sont très propres à maintenir le tout, chaque secousse n’en changeant que très partiellement la disposition, la seconde peut –37. reçue de la première – 39. chaque altération change peu de chose

  1. Je ne sais rien de certain sur ces raisons. Étaient-elles morales, matérielles ? il se peut que Senancour ait voulu juger de l’effet du premier cahier avant de lancer les suivants : ce serait assez dans son esprit.
  2. Celle que nous appelons la troisième, C.
  3. Celle que nous appelons la deuxième, B.
  4. Celle que nous appelons la quatrième, D.
  5. Ce que ne dit pas Senancour, c’est qu’il a mis dans C un grand nombre de fragments d’Oberman ; si bien que C est, à vrai dire, une réédition partielle d’Oberman. On est induit peut-être à penser que ce silence est calculé. Avant le Génie du christianisme, il avait écrit les Rêveries ; — après le Génie, il a écrit Oberman, qui est certainement une œuvre plus belle que les Rêveries ; — or Senancour a dit qu’il n’avait rien lu de Chateaubriand au moment où il écrivait Oberman. Je le crois, et ce n’est pas ici le lieu de revenir sur son originalité. Mais en publiant sous le titre d’un ouvrage antérieur au Génie des pages qui lui sont postérieures, il peut donner à croire que, par une manœuvre adroite, il a voulu faire passer pour écrits de sa seule inspiration des fragments écrits sous l’influence de Chateaubriand. Je fais cette remarque parce qu’on ne manquera pas de la faire ; mais, à ceux que la lecture de Senancour n’aurait pas convaincus de son absolue originalité, et qui ne connaîtraient pas d’ailleurs sa probité, on pourra faire remarquer que, si Senancour avait eu un pareil dessein, la note visée aurait été bien mal rédigée en avouant que le tiers de son volume est nouveau, il laisse, à ceux qui le voudront, le droit de penser qu’il est redevable d’une partie de son inspiration à l’auteur de René. – J’ai expliqué ailleurs (Sénancour. Sa vie, son œuvre, son influence. Fischbacher, 1907), pourquoi Senancour était résolu, en 1809, à supprimer Oberman ; on imagine aisément le sentiment assez complexe, mêlé de tendresse et de faiblesse paternelle, qui le déterminait, au moment du sacrifice, à sauver quelques fragments moins indignes. Je regrette qu’il ne s’en soit pas plus complètement expliqué.
  6. On sait qu’il venait d’être réédité.
  7. On remarquera que le nom de Senancour est imprimé sur les titres de ses divers ouvrages tantôt avec un accent aigu, Sénancour, tantôt sans accent, Senancour ; nous avons respecté ces variations dans notre transcription des titres des Rêveries, mais dans notre usage nous avons adopté la forme sans accent qu’employait Senancour dans ses signatures autographes.
  8. Nous nous sommes servi de l’exemplaire de l’École Normale (L. F. pol. 79a, 8°).
  9. Cette remarque s’applique aussi aux variantes de C.
  10. Presque tout ce volume a été écrit l’an VI.
  11. A. – 223. précieux de 225. résistance et comme