Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale/09

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Traduction par M. Levêque.
C. Reinwald (p. 250-257).


CHAPITRE VII

Conclusion.


Abrégé du rôle joué par les vers dans l’histoire du globe. — Ils contribuent à la désagrégation des roches ; à la dénudation du sol ; à la préservation de restes d’anciens bâtiments ; à la préparation du sol pour la croissance des plantes. — Facultés mentales des vers. — Conclusion.


Les vers ont joué, dans l’histoire du globe, un rôle plus important que ne le supposeraient au premier abord la plupart des personnes. Dans presque toutes les contrées humides, ils sont extraordinairement nombreux, et possèdent une grande puissance musculaire pour leur taille. Dans beaucoup de parties de l’Angleterre, plus de 10 tonnes (10,516 kilogrammes) de terre sèche passent chaque année par leur corps et sont apportées à la surface, sur chaque acre de superficie ; ainsi tout le lit superficiel de terre végétale doit, dans le cours de quelques années, traverser une fois par leur corps. L’écroulement des anciennes galeries maintient la terre végétale en mouvement constant bien que lent, et les parties qui la composent sont ainsi frottées l’une contre l’autre. Par suite, des surfaces nouvelles sont continuellement exposées à l’action de l’acide carbonique dans le sol et à celle des acides de l’humus qui paraissent avoir encore plus d’effet sur la décomposition des roches. La production des acides de l’humus est probablement accélérée pendant la digestion des masses de feuilles à demi décomposées que consomment les vers. C’est ainsi que les particules de terre formant la couche superficielle sont soumises à des conditions éminemment favorables à leur décomposition et à leur désagrégation. D’autre part, les particules des roches plus tendres subissent un certain degré de trituration mécanique dans le gésier musculaire des vers, dans lequel de petites pierres servent de meulières.

Les déjections finement pulvérisées coulent par un temps de pluie le long de toute pente modérée, quand elles ont été apportées à la surface dans un état humide, et les particules les plus petites sont emportées au loin même sur une surface faiblement inclinée. Quand elles sont sèches, les déjections s’émiettent souvent en petites boulettes et celles-ci peuvent rouler en bas de toute surface en pente. Là où le sol est tout à fait horizontal et couvert d’herbe, et où le climat est assez humide pour empêcher que le vent n’emporte beaucoup de poussière, il parait au premier abord impossible qu’il y ait une dénudation sous-aérienne d’une étendue appréciable ; mais c’est un fait que les déjections de vers sont emportées dans une direction uniforme par les vents dominants accompagnés de pluie, surtout pendant qu’elles sont encore humides et visqueuses. Ces différents moyens empêchent la terre végétale superficielle de s’accumuler à une grande épaisseur, et un lit épais de terre végétale arrête de bien des façons la désagrégation des roches et fragments de roches sous-jacentes.

Le déplacement de déjections de vers par les moyens indiqués plus haut a des résultats qui sont loin d’être sans importance. On a déjà montré qu’une assise de terre épaisse de 0,2 de pouce est, en maints endroits, apportée chaque année à la surface par acre ; si une petite partie de cette assise coule ou roule, est entraînée même à peu de distance par la pluie le long de chaque surface en pente, ou est emportée à plusieurs reprises par le vent dans une direction, il en résultera un effet considérable dans le cours des siècles. Au moyen de mesures prises et de calculs, on a trouvé que sur une surface d’une inclinaison moyenne de 9° 26’, 2,4 pouces cubiques de terre rejetée par les vers avaient dépassé dans le cours d’un an une ligne horizontale longue d’une toise ; de sorte que 240 pouces cubiques dépasseraient une ligne longue de 100 toises. Cette dernière quantité pèserait à l’état humide 11 1/2 livres. C’est ainsi qu’un poids considérable de terre descend continuellement sur toutes les pentes des coteaux, et arrive, avec le temps, à atteindre le fond des vallées. Cette terre finira par être transportée dans l’Océan par les fleuves arrosant les vallées, et ce grand réceptacle réunira toutes les matières de dénudation provenant du continent. On sait, d’après le montant des sédiments annuellement portés à la mer par le Mississipi, que son énorme bassin de drainage doit s’abaisser en moyenne de 0,00263 de pouce par an ; ce qui suffirait en quatre millions et demi d’années pour abaisser la totalité du bassin au niveau de la côte de la mer. Si de la sorte, une petite fraction de l’assise de terre fine, épaisse de 0,2 de pouce annuellement apportée à la surface par les vers, est emportée au loin, il ne manquera pas d’y avoir un grand résultat de produit dans une période de temps que pas un géologue ne considère comme extrêmement long.

Les archéologues devraient être reconnaissants envers les vers ; car ils protègent et conservent pendant une période indéfinie toute espèce d’objets non sujets à se décomposer qui sont abandonnés à la surface du sol, en les enfouissant sous leurs déjections. C’est aussi de la sorte que nous ont été conservés nombre de pavés élégants, de mosaïques curieuses et d’autres restes de l’antiquité, bien que, sans doute, les vers aient dans ces cas été puissamment aidés par la terre enlevée par la pluie ou par le veut au sol adjacent, surtout quand il était cultivé. Les anciens pavés en mosaïque ont cependant souvent souffert, en ce sens qu’ils se sont affaissés d’une façon inégale, parce qu’ils avaient été minés inégalement par les vers. Même de vieux murs massifs peuvent être minés et s’affaisser ; aucun bâtiment n’est garanti contre ce danger, à moins que les fondations ne soient à 6 ou 7 pieds au-dessous de la surface, épaisseur à laquelle les vers ne peuvent pas creuser. Il est probable que bien des monolites et de vieux murs sont tombés pour avoir été minés par les vers.

Les vers préparent le sol d’une façon excellente pour la nourriture des plantes à racines fibreuses, et pour celles de semences de toute sorte. Ils exposent périodiquement à l’air la terre végétale et la tamisent de manière à n’y pas laisser de pierres plus grosses que les particules qu’ils peuvent avaler. Ils mêlent le tout ensemble d’une façon intime, comme un jardinier qui prépare un sol choisi pour ses meilleures plantes. Dans cet état, ce sol est capable de conserver l’humidité, d’absorber toutes les substances solubles et aussi de donner lieu à la formation de salpêtre. Les os d’animaux morts, les parties les plus dures des insectes, les coquilles de mollusques terrestres, des feuilles, des rameaux, etc., sont en peu de temps enterrés sous les déjections accumulées par les vers et mis ainsi dans un état plus ou moins avancé de décomposition, à portée des racines des plantes. Les vers entraînent de même dans leurs galeries un nombre infini de plantes mortes et d’autres parties de plantes, soit pour en boucher l’ouverture, soit pour s’en servir comme de nourriture.

Après avoir été traînées dans les galeries, les feuilles qui servent de nourriture sont déchirées en tout petits lambeaux, digérées en partie et saturées des sécrétions intestinales et urinaires pour être ensuite mêlées à une grande quantité de terre. Cette terre forme l’humus riche, de couleur foncée, qui recouvre presque partout d’une assise bien définie la surface du sol. Von Hensen[1] plaça dans un vase large de 18 pouces en diamètre deux vers : le vase était rempli de sable sur lequel on avait éparpillé des feuilles tombées ; celles-ci furent bientôt entraînées dans les galeries jusqu’à une profondeur de 3 pouces. Au bout d’environ six semaines, une assise presque uniforme de sable, épaisse d’un centimètre (0,4 de pouce) fut convertie en humus pour avoir passé par le canal alimentaire de ces deux vers. Certaines personnes croient que les galeries de vers qui souvent pénètrent dans le sol presque perpendiculairement jusqu’à une profondeur de 5 à 6 pieds, contribuent efficacement à son drainage, bien que les déjections visqueuses empilées au-dessus de l’ouverture des galeries rendent impossible ou du moins difficile l’entrée directe de l’eau de pluie. Ces galeries permettent à l’air de pénétrer profondément dans le sol. Elles facilitent aussi beaucoup la descente des racines de taille modérée et celles-ci se nourrissent sans doute de l’humus dont sont revêtues les galeries. Beaucoup de graines doivent leur germination à ce qu’elles ont été recouvertes par des déjections ; et d’autres, enfouies à une profondeur considérable au-dessous de masses de déjections accumulées, attendent dans un état de léthargie que quelque accident à venir les mette à découvert pour germer enfin.

Les vers sont pauvrement doués, au point de vue des organes des sens ; car on ne peut pas dire d’eux qu’ils voient, bien qu’ils puissent tout juste distinguer la lumière de l’obscurité ; ils sont complètement sourds, leur odorat est faible et le sens du toucher est seul bien développé. Ils ne peuvent donc pas apprendre grand’-chose au sujet du monde extérieur, et il est surprenant qu’ils montrent quelque habileté à garnir de leurs déjections et de feuilles l’intérieur de leurs galeries, et, pour quelques espèces d’entre eux, à empiler leurs déjections de manière à en former des masses turriformes. Mais il est encore bien plus surprenant qu’ils montrent en apparence un certain degré d’intelligence, au lieu d’une impulsion purement instinctive et aveugle, dans la manière dont ils bouchent l’ouverture de leurs galeries. Ils agissent à peu près comme le ferait un homme qui aurait à fermer un tube cylindrique avec différentes espèces de feuilles, de pétioles, de triangles de papier, etc. ; car, généralement, ils saisissent ces objets par leur extrémité en pointe. Mais pour les objets minces, un certain nombre sont introduits par l’extrémité la plus large. Ils n’agissent pas de la même manière, invariable dans tous les cas, comme le font la plupart des animaux inférieurs ; par exemple, ils n’introduisent pas les feuilles par leur pétiole, à moins que la partie basilaire du limbe ne soit aussi étroite que le sommet, ou plus étroite que lui.

Quand nous voyons une vaste étendue de gazon, nous devrions nous rappeler que, si elle est unie (et sa beauté dépend avant tout de cela), c’est surtout grâce à ce que les inégalités ont été lentement nivelées par les vers. Il est merveilleux de songer que la terre végétale de toute surface a passé par le corps des vers et y repassera encore chaque fois au bout du même petit nombre d’années. La charrue est une des inventions les plus anciennes et les plus précieuses de l’homme, mais longtemps avant qu’elle existât, le sol était de fait labouré régulièrement par les vers de terre et il ne cessera jamais de l’être encore. Il est permis de douter qu’il y ait beaucoup d’autres animaux qui aient joué dans l’histoire du globe un rôle aussi important que ces créatures d’une organisation si inférieure. D’autres animaux d’une organisation encore plus imparfaite, je veux parler des coraux, ont construit d’innombrables récifs et des îles dans les grands océans ; mais ces ouvrages qui frappent davantage la vue, sont presque exclusivement confinés dans les régions tropicales.



  1. Zeitschrift für wissenschaftl. Zoolog. Vol. XXVIII, 1877. p. 360.