Rabelais (Anatole France)/Suite de la vie de Rabelais - 4

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 235-246).



Madame Roland, condamnée par un tribunal sanglant, en appela sur l’échafaud à l’impartiale postérité ; heureuse illusion d’une victime innocente. La postérité, composée d’hommes, n’est jamais impartiale et ne fonde son consentement unanime que sur son ignorance ou son indifférence. La postérité a parfois le sens épique et légendaire, qui grandit et simplifie ; elle n’a jamais le sens historique, ni la perception du vrai.

La tradition opère les plus étranges métamorphoses et fait mener aux héros qu’elle emporte avec elle une vie posthume bien différente de celle qu’ils menèrent en chair et en os. Rabelais en est un exemple. Il fut populaire par sa renommée imméritée d’intrépide buveur, et la tradition lui composa une biographie tout autre que celle dont j’ai essayé de vous présenter les éléments solides. Il n’est pas sans intérêt, après vous avoir montré le Rabelais véritable, de vous présenter quelques traits du Rabelais légendaire. C’est pourquoi, choisissant deux ou trois méchantes fables qu’on trouve dans toutes les vieilles biographies de notre auteur, je vous les conterai le plus rapidement possible, en commençant par l’une des plus fabuleuses qui se rapporte au dernier séjour de Maître François à Montpellier.

Tandis que Rabelais professait la médecine, dit la légende, le chancelier du Prat fit rendre un arrêt qui abolissait les privilèges de la Faculté de Montpellier. Les maîtres eurent alors recours à ce collègue dont ils estimaient l’esprit. Ils le députèrent à la cour pour obtenir la cassation de l’arrêt qui les frappait. Arrivé à Paris, Rabelais se présenta à l’hôtel du chancelier, et, n’ayant point été reçu, il se promena devant la porte en robe verte, une longue barbe grise pendue au menton. Chacun s’arrêtant pour le regarder, il répondait à ceux qui l’interrogeaient qu’il était l’écorcheur de veaux et que ceux qui voulaient être les premiers écorchés se hâtassent. Le chancelier était à table lorsqu’on lui rapporta les propos de cet homme extravagant. Il ordonna qu’on le fît entrer. Et Rabelais le harangua avec tant de savoir et d’éloquence, que le chancelier lui promit de rétablir et de confirmer à sa considération les privilèges de l’Université de Montpellier.

Il est fort inutile, n’est-ce pas, de montrer l’invraisemblance d’un tel récit.

On lit encore dans les anciennes vies de notre auteur un trait qui rappelle l’épisode du médecin de Sancho Pança dans l’île de Barataria :

Rabelais, médecin de Guillaume du Bellay, assistant au dîner de ce seigneur, frappe de sa baguette un plat contenant un beau poisson et le déclare indigeste. Sur cet arrêt, les serviteurs remportent intact à la cuisine le poisson que Maître François court dévorer, et, quand le seigneur Guillaume, surprenant son médecin attablé, lui demande pourquoi il mange d’un mets qu’il a déclaré mauvais pour l’estomac : « Ce n’était pas le poisson, répond Rabelais, que, du bout de ma baguette, je désignais comme indigeste ; c’était le plat qui le contenait. »

Voilà comment s’y prenaient nos pères pour rendre rabelaisienne la vie de Rabelais.

Il faut rapporter, bien qu’elle soit insipide et saugrenue l’historiette fameuse qui a donné lieu au dicton du Quart d’heure de Rabelais, puisque ce dicton a passé dans la langue. La voici :

Revenu de Rome, notre auteur se trouvait dans une hôtellerie de Lyon, mal vêtu, sans argent pour payer son gîte et regagner Paris où il avait affaire. En ces conjonctures, il prit de la cendre dans la cheminée et la renferma dans de petits sachets sur lesquels il écrivit : « Poison pour faire mourir le roi », « Poison pour faire mourir la reine », « Poison pour faire mourir M. le Duc d’Orléans, » Puis il laissa les sachets bien apparents dans la chambre. L’hôtesse les y découvrit et, tout effrayée, alla trouver le lieutenant criminel qui expédia immédiatement à Paris l’homme aux sachets, lequel, amené devant le roi, le fit beaucoup rire au récit de son expédient.

Il est singulier qu’un tel conte ait paru croyable.

Enfin, on donnait autrefois comme authentiques les propos que Rabelais mourant aurait tenus au page envoyé par le cardinal du Bellay pour s’enquérir de la santé du malade : « Dis à mon seigneur l’état où tu me vois. Je m’en vais chercher un grand peut-être. Il est au nid de la pie. Dis-lui qu’il s’y tienne. Tirez le rideau, la farce est jouée. » Cela est beaucoup plus littéraire que le reste et imité en partie de Suétone. Mais cela est tout aussi faux.

Rabelais fut populaire seulement par les trois ou quatre historiettes que je viens de rapporter. Jamais ses écrits ne pénétrèrent dans les foules ignorantes, et, chose à peine croyable et pourtant bien vraie l’imagerie populaire et la bibliothèque bleue qui répandent dans les campagnes de France le portrait et la vie de Gargantua n’en présentent aucun trait emprunté à notre auteur. Elles s’inspirent des récits populaires antérieurs à ceux de Rabelais. Panurge et Frère Jean leur sont inconnus. Quoi qu’on en ait dit, le Pantagruel est un livre écrit uniquement pour des lettrés ; le pantagruélisme est une philosophie accessible seulement à une élite d’esprits rares ; c’est presque une doctrine ésotérique, cachée, secrète. Au seizième siècle, parmi ces rares esprits, se signale le cardinal du Perron, qui appelait le Pantagruel le livre par excellence, la vraie bible, et faisait dîner à l’office ceux de ses convives qui confessaient ne l’avoir pas lu.

Montaigne nomme une fois Rabelais dans ses Essais. Nous citerons tout le passage, bien que de peu de valeur en lui-même. Mais tout de Montaigne intéresse :

« … La continuation et contention trop ferme éblouit mon jugement, l’attriste et le lasse. Ma vue s’y confond et s’y dissipe… Si ce livre me fâche, j’en prends un autre et ne m’y adonne qu’aux heures où l’ennui de rien faire commence à me saisir. Je ne me prends guère aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides ; ni aux grecs parce que mon jugement ne sait pas faire ses besognes d’une puérile et apprentisse intelligence. Entre les livres simplement plaisants, je trouve des modernes, le Décaméron de Boccace, Rabelais et les Baisers de Jean Second, s’il les faut loger sous ce titre, dignes qu’on s’y amuse. Quant aux Amadis et telles sortes d’écrits, ils n’ont pas eu le crédit d’arrêter seulement mon enfance. » (Essais, livre II, ch. x.)

Ainsi Montaigne range le Pantagruel parmi les livres de simple plaisanterie qui l’amusent. Cette opinion nous semble pour le moins légère et frivole ; c’est une inadvertance du génie qu’il faut mettre avec Rabelais au premier rang des génies du seizième siècle. Mais quel contraste entre le Tourangeau solide, massif, compact, carré, rude, coloré, et le souple Gascon, ondoyant et divers ! Montaigne est certes d’un entretien agréable et profitable ; mais il est difficile à saisir ; il glisse, il échappe. Il n’y a que les professeurs qui soient sûrs de le comprendre, parce que leur profession est de tout comprendre. Je le pratique, je l’aime, je l’admire, mais je ne suis pas sûr de le bien connaître. Son esprit change d’une phrase à l’autre et parfois dans le cours d’une phrase qui n’a même pas besoin d’être très longue. S’il est vrai qu’il s’est peint dans ses Essais, il y a donné de lui une image plus brisée que la lune sur les flots. Je vous dis cela hors de propos ; mais on ne pouvait passer silencieusement sur le grand nom de Montaigne.

Ce Rabelais, que Montaigne trouvait léger, Estienne Pasquier, très grave légiste, profond historien, sage philosophe, le mettait pour le jugement et la doctrine au-dessus de tous les écrivains de son temps.

« Celui-ci, dit-il en ses Recherches, aux gaîtés qu’il mit en lumière, se moquant de toutes choses, se rendit le non pareil. De ma part, je reconnaîtrai franchement avoir l’esprit si folâtre que je ne me lassai jamais de le lire, et ne le lus onques que je n’y trouvasse matière de rire et d’en faire mon profit tout ensemble. »

Estienne Pasquier n’est pas le seul grave magistrat de son temps qui se soit réjoui et édifié en Rabelais. Le président de Thou, le grand historien, loue Rabelais d’avoir écrit avec la liberté de Démocrite et une gaîté bouffonne un ouvrage très ingénieux où, sous des noms fictifs, il met en scène tous les ordres de l’État et de la société.

Jacques de Thou ne tombait pas plus qu’Estienne Pasquier dans l’erreur de Montaigne qui ne voyait en Rabelais qu’un bouffon ; toutefois, quand il composa des vers latins sur l’incomparable auteur, se conformant à la tradition populaire, il en fit un joyeux buveur. L’ivresse du Silène de Chinon était matière à vers antiques. Ce fut en 1598 que Jacques de Thou composa les vers dont je parle, et voici dans quelle circonstance. S’étant rendu cette année-là à Chinon, il logea dans la maison paternelle de Rabelais, qui était devenue une hôtellerie. À la demande d’un compagnon de voyage, il fit des vers sur ce sujet et faisait parler l’ombre de Rabelais, réjouie de ce changement. Ce petit poème est agréable. Je vous en lirai, si vous voulez, une traduction française du commencement du dix-huitième siècle :


J’ai passé tout mon temps à rire :
Mes écrits libres en font foi.
Il sont si plaisants qu’à les lire,
On rira même malgré soi.

La raison sérieuse ennuie
Et rend amers nos plus beaux jours.
Que peut-on faire de la vie,
Sans rire et plaisanter toujours ?

Aussi Bacchus, Dieu de la Joie,
Qui régla toujours mon destin,
Jusqu’en l’autre monde m’envoie
De quoi dissiper mon chagrin.

Car de ma maison paternelle
Il vient de faire un cabaret
Où le plaisir se renouvelle
Entre le blanc et le clairet.

Les jours de fête on s’y régale,
On y rit du soir au matin.
Dans le salon et dans la salle,
Tout Chinon se trouve en festin.

Là, chacun dit sa chansonnette ;
Là, le plus sage est le plus fou,
Et danse au son de la musette
Les plus gais branles du Poitou.

La cave s’y trouve placée
Où fut jadis mon cabinet.
On n’y porte plus sa pensée
Qu’aux douceurs d’un vin frais et net.

Que si Pluton, que rien ne tente,
Voulait se payer de raison
Et permettre à mon ombre errante
De faire un tour à ma maison,

Quelque prix que j’en puisse attendre,
Ce serait mon premier souhait,
De la louer ou de la vendre
Pour l’usage que l’on en fait.

Ainsi pour les Muses, pour la muse latine de de Thou, comme pour la muse française de Ronsard, Rabelais est un ivrogne. Les Muses sont des menteuses ; mais elles savent trouver du crédit et faire croire leurs fables.

Parmi les Pantagruélistes du dix-septième siècle, il faut citer Bernier, le philosophe gassendiste, l’ami de Ninon de Lenclos et de madame de La Sablière, le savant Huet, évêque d’Avranches, Ménage, madame de Sévigné, La Fontaine, Racine, Molière, Fontenelle, et l’on conviendra que la liste est assez belle. Quant à La Bruyère, on connaît son jugement sur notre auteur : « Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent ; il peut être le mets des plus délicats. » Certes, le Pantagruel était le mets des plus délicats, de la Fontaine, de Molière, de La Bruyère lui-même. Quant à charmer la canaille, si l’on entend par canaille les gens qui n’ont ni esprit, ni lettres, ni belles connaissances, comment Rabelais l’eût-il pu faire à l’époque où La Bruyère écrivait, vers 1688, puisque alors sa langue n’était plus intelligible qu’aux lettrés et que, pour un paysan, un crocheteur, un petit commis, un marchand, c’était de l’hébreu ?

Voltaire vint tard à Rabelais ; mais, quand il se mit à l’aimer, il en fut fou et l’apprit par cœur. Le dix-huitième siècle pouvait parfois se sentir offensé par Rabelais dans sa délicatesse ; mais il ne pouvait pas ne pas goûter la philosophie du curé de Meudon qui trouva alors des imitateurs assez heureux, comme l’abbé Dulaurens.

En 1791, Ginguené, poète et publiciste, publia un livre, intitulé : De l’autorité de Rabelais dans la Révolution présente, et dans la constitution civile du clergé, où notre auteur est considéré comme philosophe, comme politique, et amené un peu par force aux idées modernes. Rabelais, qui se moquait des prophètes et des devins, a dû rire dans les Champs Élysées des commentateurs qui lui faisaient prédire la Révolution française. Toutefois, il est juste de dire que les grands penseurs voient loin devant eux, qu’ils préparent l’avenir, et tracent la tâche aux hommes d’État qui l’accomplissent avec des œillères, et parfois un bandeau sur les yeux, comme les chevaux de manège. Je ne dis cela que pour les hommes d’État de la vieille Europe.

La critique du dix-neuvième siècle, très avertie, très curieuse, et, dans son ensemble, très souple, habile à pénétrer les sentiments, les mœurs, les caractères, le langage du passé, fut très favorable à Rabelais, reconnut son génie, consacra sa gloire. Mais, comme il est difficile, comme il est peut-être impossible de sortir de son temps, même à une époque d’évocations, de restitutions, de reconstructions, à une époque où Michelet a fait de l’Histoire une résurrection ; comme enfin tous, tant que nous sommes, nous ne cherchons, nous ne voyons que nous dans autrui ; comme nous ne pouvons nous défendre de prêter nos sentiments aux hommes d’autrefois, la tendance générale des grands et des petits critiques de 1830 et de 1850 fut de romantiser l’auteur du Pantagruel et de l’incliner, sinon à la mélancolie (c’était trop évidemment impossible), du moins à la gravité, à la profondeur méditative, et, pour peu qu’on fût libéral et libre penseur, de le tirer à une philosophie indépendante, qui n’était ni de son esprit ni de son temps. Cela est sensible dans Michelet, dans Henri Martin, dans Eugène Noël. Sainte-Beuve, avec sa finesse accoutumée, sut redresser ce travers et rendre au géant du seizième siècle son indépendance et sa libre humeur.

Lamartine a dit beaucoup de mal de Rabelais. Victor Hugo en a dit beaucoup de bien. Ils ne l’avaient lu ni l’un ni l’autre, mais ils en avaient chacun une sorte d’intuition. Lamartine le devinait tout différent de lui, d’un génie tout opposé et contraire au sien. Victor Hugo s’imaginait, au contraire, qu’il y avait entre le créateur de Gargantua et celui de Quasimodo une parenté, une ressemblance. De là l’origine des jugements qu’ils portèrent. Chacun en parlant de Rabelais ne songeait qu’à lui-même. Guizot consacra, nous l’avons vu, une longue et substantielle étude à la pédagogie de Rabelais. Il n’est pas d’aspect sous lequel, au xixe siècle et au xxe siècle, notre auteur n’ait été considéré. Nous avons eu d’excellents travaux sur Rabelais médecin, Rabelais botaniste, Rabelais humaniste, Rabelais légiste, Rabelais architecte. Parmi les travaux les plus modernes sur ce grand homme, je citerai les intéressantes analyses de Jean Fleury et la très bonne étude littéraire de Paul Stapfer, les notices de Rathery, de Moland, les travaux de Marty-Laveaux et les très précieux articles de la Revue des Études rabelaisiennes que M. Lefranc, du Collège de France, dirige avec tant de zèle et de savoir.

Nous voici parvenus au terme de notre tâche, que votre bienveillance m’a rendue facile et douce. Nous avons fait le tour du géant, et, comme les pèlerins du conte, approché le monstre intrépidement. Heureux si j’ai pu contribuer à vous le faire trouver aussi aimable et bon qu’il est vaste et grand. Ce sera mon honneur d’avoir célébré le génie français devant des Latins appelés, dans le nouveau monde, aux plus magnifiques destinées. Je me retire heureux et fier de ma tâche si j’ai pu contribuer pour une faible part à resserrer les liens de sympathie qui unissent l’esprit argentin à l’esprit français.

fin