Race et milieu social/L’œuvre de Woltmann

La bibliothèque libre.



L’ŒUVRE DE WOLTMANN


La mort de Woltmann[1] est le plus grand malheur qui put, à l’heure présente, frapper la science de l’anthroposociologie. La première période de son élaboration était passée ; les bases fondamentales et les parties principales de l’œuvre étaient terminées. On avait commencé de grands travaux de détail, et la recherche de méthodes de plus en plus minutieuses, qui permettent d’espérer la solution prochaine de nombreuses questions encore incomplètement élucidées. Le temps était venu de faire sortir la science nouvelle du petit groupe des spécialistes, de prendre contact avec le grand public, de faire passer peu à peu dans l’opinion la notion des faits bien certains sur lesquels l’anthroposociologie se base, et de la préparer à accepter les conclusions pratiques contre lesquelles se révoltent en vain les préjugés du passé, et les traditions pleines d’erreur que l’éducation nous a transmises.

C’est à cette entreprise que s’était dévoué Woltmann, et son tempérament combatif était une garantie certaine d’un prompt et brillant succès. Déjà ses livres et encore plus sa Revue avaient imposé au grand public le contact des notions et des idées qui jusqu’ici avaient été le propre de quelques initiés. Depuis le concours d’Iéna surtout, il vivait en pleine bataille. La bataille ne cessera point avant que nous l’ayons gagnée, mais combien sensible est cependant la perte d’un pareil champion et combien faudra-t-il de temps pour que la place qu’il laisse vide dans nos rangs soit remplie ?

Le premier contact que j’aie eu avec Woltmann et sa Revue remonte au commencement de novembre 1902. À cette époque il m’envoya le n° 7, qui contenait un travail de Kraitschek, Die Menschenrassen Europas, et me demanda de me charger pour la France d’une monographie du même genre. Déjà nos communs amis Ujfalvy et John Beddoe avaient promis leur collaboration. Bien que très occupé à cette époque de travaux professionnels et de recherches de zoologie expérimentale qui devaient durer plusieurs années et durent encore, je lui promis pour plus tard le mémoire qu’il désirait, et à partir de ce moment la correspondance devint fréquente entre nous.

Ce n° 7 contenait aussi un mémoire de Woltmann, die physische Entartung der modernen Weiber, qui fut le premier travail de lui dont j’aie eu connaissance. Ce mémoire était plus médical qu’anthropologique, mais intéressant, et déjà d’une bonne valeur. À partir de ce moment j’ai assisté au développement progressif des connaissances de l’auteur, qui, de médecin passionné pour l’anthroposociologie, devenait peu à peu un des anthroposociologues les plus compétents et les plus exactement informés.

C’est une chose très longue et très laborieuse que de devenir anthroposociologue. Pour faire de la sociologie, il suffit d’un peu d’imagination, de quelque culture philosophique et d’avoir lu les classiques de la sociologie. Une réputation de sociologue n’est ni longue, ni difficile à faire. Il est un peu plus long et plus laborieux de devenir anthropologiste. Cependant, quand on a fait l’année d’anatomie qui commence les études médicales, et travaillé quelques mois dans le laboratoire d’un anthropologiste, il suffit de s’entourer des ouvrages d’anthropologie les plus indispensables, et de se créer un laboratoire à son tour, pour produire des travaux sérieux et estimables, de bonnes listes de mensurations et des tableaux bien faits. Il n’est point besoin d’autres connaissances, à moins que l’on ne s’embarque dans l’étude spéciale des races du passé ou de pays lointains, dont il faut d’abord débrouiller l’histoire et la géographie.

Dans notre science, il en est autrement. Il faudrait posséder presque l’universalité des connaissances humaines pour être à peu près sûr de ne jamais commettre une erreur, et de ne jamais omettre un élément important de la question. Il faut pouvoir consulter soi-même, sans recourir aux traducteurs, ou en contrôlant les passages importants des traductions, les documents indispensables même écrits dans des langues mortes ou peu répandues. Il faut avoir la pratique exacte de la statistique, et certaines notions de mathématiques dépassant le niveau élémentaire. Il faut connaître à fond la géographie des pays et la démographie des populations dont on s’occupe. Il faut connaître en détail l’histoire de chaque localité, pouvoir chercher soi-même dans les archives la preuve de certains mouvements anciens de population. Il faut être préhistorien, anthropologiste. Il faut être linguiste pour reconnaître la dérivation des noms, savoir l’histoire des arts pour utiliser les documents figurés, sculptures, peintures, médailles. Il faut être économiste, chimiste, physiologiste, pathologiste, jurisconsulte. Et quand on est tout cela, on risque encore trop souvent d’être à bon droit réprimandé par un spécialiste imprévu, qui démontre au nom de sa science spéciale le mal fondé d’une interprétation, ou donne une signification importante à un fait jugé sans intérêt.

On peut ainsi apprécier les progrès d’un anthroposociologue par la variété des questions qu’il devient capable de traiter avec compétence, et par la diminution du nombre de ses erreurs et de ses omissions.

Déjà dans sa Politische Anthropologie, Woltmann avait montré une richesse d’informations qui prouvait l’étendue considérable de ses connaissances. Je n’ai pas à revenir sur ce que j’ai dit au sujet du concours d’Iéna. Mon jugement reste entier. Seul Woltmann avait traité le sujet dans son intégralité. Toutes les questions fondamentales de l’anthroposociologie étaient mises en cause par ce sujet. Si les juges ne l’ont point compris ainsi, soit par l’insuffisance de leurs propres connaissances, soit pour d’autres causes, il n’en est pas moins bien certain qu’il ne pouvait être traité complètement, si ce n’est comme Woltmann l’a traité. Cela ne veut pas dire que l’œuvre fut parfaite. Woltmann en sentait si bien les imperfections qu’il ne voulut pas me permettre d’en faire publier une édition française. Il y avait, en effet, bien des lacunes, bien des inexactitudes, bien des appréciations résultant d’une confiance trop grande dans des autorités de valeur douteuse. Ses critiques ne s’en aperçurent guère, précisément à cause de l’insuffisance de leurs propres connaissances, mais à mesure que Woltmann augmentait son savoir et apprenait à mieux apprécier la valeur comparative des travaux et des chiffres utilisés par lui, il sentait très vivement ses imperfections, et pendant le séjour qu’il fit chez moi il y a un an, il m’en parlait souvent d’une manière qui prouvait combien l’étendue de sa science s’était accrue. Il voulait écrire un second ouvrage, qui aurait remplacé le premier avec l’autorité d’une œuvre magistrale. Ce livre, dont nous avons tant parlé, ne sera jamais écrit.

Woltmann aimait la peinture et connaissait bien les musées d’Italie. Il fut ainsi conduit à utiliser, au point de vue anthropologique, les innombrables portraits que ces musées contiennent. C’est ainsi que, reprenant une idée de notre ami Ujfalvy, il écrivit son livre Die Germanen und die Renaissance in Italien. On lui a reproché d’avoir profité de détails quelquefois douteux, ou de simples germanismes de noms, pour rattacher aux Lombards et aux Goths bien des grands italiens qui n’avaient rien de germanique. Ce reproche est aussi exagéré que le zèle de Woltmann lui-même. Le rôle de la race germanique a été je crois, moindre que ne l’affirme Woltmann, mais bien plus grand qu’on ne le pensait avant lui. La prépondérance de l’élément blond dans le développement splendide de l’Italie n’est plus contestable. Reste un côté de la question qu’il n’a point assez considéré, et que j’ai discuté avec lui sans beaucoup de résultats, car les éléments nous manquaient pour résoudre le problème. Il est bien probable que parmi ces dolichocéphales blonds, il devait y en avoir de non germaniques, antérieurs aux invasions, et, d’autre part, il est probable aussi qu’au Moyen-Age, cet élément dolichocéphale blond devait représenter en Italie une bien plus forte proportion de la population totale que de nos jours. Si l’ensemble de la population était plus blond, la grande prépondérance des blonds parmi les hommes illustres est moins étonnante, ce qui ne diminue d’ailleurs en rien, au contraire, l’importance de leur race à cette époque.

Le fait est bien certain pour la France, où la prépondérance des brachycéphales est un phénomène récent et presque contemporain. Aussi le nouveau livre de Woltmann, die Germanen in Frankreich, n’échappe pas aux mêmes critiques que le précédent. Ce livre marque cependant un très grand progrès. Les points contestables, de fait ou de théorie, sont infiniment rares. J’ai été frappé, en le lisant, de la sûreté des informations et de la maturité des parties doctrinales. On peut encore contester avec raison l’origine germanique de certains noms, ou le degré de germanisme du type de certains personnages, mais tout ce qui est anthropologie ou anthroposociologie est vraiment magistral. L’exposition des idées a un caractère absolument personnel, et l’on voit que l’auteur s’est assimilé d’une manière assez complète tout ce qu’avaient écrit ses devanciers, pour l’avoir définitivement fait sien. Cela n’est plus de l’Ammon ou du Lapouge, c’est du Woltmann. Cette sûreté d’information, cette grande clarté d’exposition, cette autorité méritent d’autant plus d’admiration que ce livre remarquable a été écrit en peu de mois pendant cette dernière année de la vie de Woltmann qui a été marquée par une si prodigieuse activité de production.

La collaboration de Woltmann à la Revue a toujours été fort intense. Il n’y a pour ainsi dire pas un numéro dans lequel il n’ait publié un article. Presque dans tous ces mémoires, on trouve quelque chose d’important à relever, soit une critique imprévue, soit une idée heureuse et nouvelle. Il faudrait un mémoire considérable pour réunir et mettre en évidence tous ces aperçus qui pourraient servir de point de départ à des travaux intéressants, au lieu d’être perdus, comme le sont d’ordinaire les idées émises dans des articles isolés, et que l’auteur ne reprend pas ensuite dans un livre.

Le nombre des mémoires publiés par Woltmann dans la Revue s’élève à une soixantaine. Ces trois volumes et ces soixante mémoires représentent une partie seulement du travail de l’auteur pendant cette période de cinq ans qui s’étend de sa trente-deuxième à sa trente-septième année. L’énormité de cette somme de publications, leur valeur scientifique, donnent la mesure de la perte que la science vient de faire. Dans les trente ou quarante années qu’il aurait pu vivre normalement, combien d’œuvres et peut-être quels chefs-d’œuvre aurait pu produire notre ami Woltmann, parvenu à la maturité de ses connaissances et de son talent.

Toute cette belle puissance est perdue. Cette activité prodigieuse a pris fin brusquement, et Woltmann, le champion de l’aryanisme, qui ne connaissait point le repos, repose pour toujours sous le linceul de saphir de la Méditerranée, attraction éternelle et éternelle meurtrière de la race aryenne.


——


  1. L. Woltmann, né le 18 février 1871 à Solingen, docteur ès sciences et en médecine, après avoir été un des chefs du socialisme marxiste en Allemagne se retira de la politique active pour se consacrer à la direction de la revue allemande d’anthroposociologie Politisch Anthropologische Revue. En prenant un bain en plein hiver dans la Méditerranée, à Sestri Levante, il fut emporté par les vagues et son corps n’a jamais été retrouvé.