Racine (Larroumet)/Partie 1/Chap I

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 5-49).

CHAPITRE I

ENFANCE ET JEUNESSE. — PREMIÈRES TRAGÉDIES.

De sensibilité très vive et de conscience délicate, impatient des critiques et docile aux conseils, éducable et perfectible, facile à encourager et à dégoûter, capable d’abandonner le théâtre par impatience de la lutte et scrupule de conscience, comme d’y revenir pour plaire à ses protecteurs, Racine a profondément subi l’influence de son éducation, de ses passions, de ses amitiés, de sa vie privée et sociale. Les sentiments qu’il a exprimés viennent en partie de ceux qu’il a éprouvés. Sa poétique doit beaucoup à sa foi. Aussi la connaissance de sa vie est-elle plus nécessaire que pour d’autres à l’intelligence de ses œuvres.

Jean Racine naquit à la Ferté-Milon, petite ville de l’Île-de-France, dans le Valois, le 22 décembre 1639, ou, du moins, il fut baptisé ce jour-là, car si le baptême suivait alors la naissance de très près, il n’avait pas toujours lieu le même jour. Il était le premier enfant de Jean Racine, greffier du grenier à sel, et de Jeanne Sconin. Selon Brossette, il « ne faisoit pas façon de dire qu’il n’étoit pas d’une grande naissance ». Cela était vrai par rapport au rang que la faveur royale, plus encore que son génie, lui valut dans la société du temps. Cependant, sa famille appartenait au moins à la moyenne bourgeoisie. En outre, si l’anoblissement n’était pas rare, sous l’ancien régime, du moins marquait-il un degré assez élevé de l’échelle sociale. Or, les charges occupées par la famille de Racine lui conféraient ce privilège.

Elle avait, depuis déjà deux générations, des armoiries que le poète fit régler ainsi : « d’azur au cygne d’argent, becqué et membre de sable ». Elles n’offraient pas à l’origine cette simplicité et cette pureté qui conviennent si bien à l’harmonieux poète. On y voyait aussi un rat, et les deux animaux formaient un rébus. Ce rat plaisait au grand-père et choquait le petit-fils : « J’ai quelque souvenir, écrivait celui-ci, que notre grand-père avoit fait un procès à un peintre qui avoit peint les vitres de sa maison, à cause que ce peintre, au lieu d’un rat, avoit peint un sanglier. Je voudrois bien que ce fût en effet un sanglier, ou la hure d’un sanglier, qui fût à la place de ce vilain rat. » Le poète profita de l’enregistrement de ses armoiries, en 1697, pour faire supprimer « le vilain rat ». Cette répugnance est un trait de caractère. En art. Racine choisit et épure ; il écarte ce qui est vulgaire et bas. Il faisait de même pour tout ce qui le touchait.

On ne choisit pas sa famille et on ne devrait pas choisir ses armoiries. Mais, sauf ce rat, la destinée favorisait Racine dans son origine, sa condition et son pays. Il appartenait à la classe dont le siècle allait voir l’élévation sociale. C’était une bonne place pour observer, et il lui suffira de se pousser un peu au-dessus d’elle pour prendre sa part d’expérience personnelle. Du jour où il aura fait ses premières preuves de talent, il profitera du changement qui se produit dans la condition des écrivains, jusque-là domestiques des grands et désormais traités avec égard par le roi. Il fera partie de la cour. Il sera le familier de tout ce que le royaume compte de plus éminent. Tournant en acquisition définitive et richesse foncière les résultats de l’observation et de l’expérience, il ne cessera de se développer.

Le coin de l’Île-de-France où Racine allait passer sa première jeunesse, offre un caractère de vigueur élégante. La Ferté-Milon s’élève en amphithéâtre, au bord de l’Ourcq, sur une colline dont la façade ruinée d’un superbe château, bâti à la fin du xive siècle par Louis d’Orléans, couronne le sommet. Une muraille flanquée de tours, dont une partie subsiste encore, entourait la cité proprement dite, laissant en dehors de l’enceinte, le long de la rivière, le faubourg de la Pescherie ou de Saint-Vaast. C’est à l’entrée de ce faubourg, tout au bord de l’eau, que s’élevait la maison, détruite en 1865, où serait né le poète. S’il ne reste plus de cette maison qu’un élégant bas-relief de pierre, jadis placé au-dessus d’une cheminée et représentant le Jugement de Paris, du moins le site n’a guère changé. L’Ourcq coule, limpide et lent, à travers une vaste prairie, où des peupliers superbes s’alignent en rangs pressés.

L’enfant grandit dans ce coin de verdure et de fraîcheur, au milieu des eaux et des ombrages qu’il devait aimer toute sa vie. Du jardin paternel, il voyait, au sommet de la colline, comme on la voit encore, l’immense courtine du château, démantelée depuis Henri IV et tendant sur le ciel comme une draperie trouée de lumière. Monté sur le plateau, par les ruelles escarpées qui enserrent une belle église de la Renaissance, il découvrait un vaste horizon : au loin, sur l’autre versant de la vallée, la forêt de Villers-Coterets ; à ses pieds, une mer de verdure formée par les peupliers qui foisonnent dans la profonde vallée de l’Ourcq ; partout, les bourgs et les châteaux blanchissant à travers le feuillage.

Sans être de ceux qui décrivent la nature pour la décrire et en font la confidente de leur âme, Racine la sentait vivement et la tournait en poésie, dans la mesure où ses sujets le demandaient. Il goûta si bien celle qui s’était reflétée dans ses yeux d’enfant que, transplanté dans le Midi, sous un ciel plus ardent et une lumière plus vive, devant des paysages plus vigoureux, il en sera moins charmé que choqué. Ainsi, un rapport originel existait entre l’enfant et son pays. Lorsque l’on visite aujourd’hui la petite ville où il est né, en songeant au poète qui y revint souvent et l’aima toujours, ce n’est pas un sacrifice aux procédés de la critique contemporaine que de trouver un accord entre ce séjour et ce génie. La vigueur sobre et l’harmonie du site ont leur analogie avec la poésie racinienne.

La mère du poète, Jeanne Sconin, mourait au mois de janvier 1641, en mettant au monde une fille, Marie. Remarié en 1642, le père mourait, à son tour, trois mois après ce second mariage, le 6 février 1643. Ainsi Racine restait orphelin à moins de quatre ans, avec sa jeune sœur. Il n’eut aucun rapport avec sa belle-mère, Madeleine Vol, remariée trois ans après. Les deux enfants furent recueillis par leurs grands-parents. C’étaient, du côté paternel, Jean Racine, contrôleur du grenier à sel, et sa femme, Marie des Moulins ; du côté maternel, Pierre Sconin, président du grenier à sel. Il semble que le frère resta dans la maison de Jean Racine et de Marie des Moulins, tandis que la sœur était élevée par Pierre Sconin ; arrangement tout naturel : le garçon allant du côté du père, la fille du côté de la mère.

On ne sait à peu près rien du grand-père, Jean Racine ; il mourut en 1649, et son petit-fils n’en parle point. En revanche, la grand’mère, Marie des Moulins, fut pour l’enfant une seconde mère et lui inspira l’affection la plus reconnaissante. Racine écrivait à sa sœur, le 23 juillet 1663 : « Lorsque j’ai un moment de loisir, je vais à Port-Royal, où ma mère est maintenant. Elle est malade à l’extrémité, et il n’y a pas d’apparence qu’elle en revienne. Je ne vous saurois dire combien j’en suis affligé, et il faudroit que je fusse le plus ingrat du monde, si je n’aimois une mère qui m’a été si bonne, et qui a eu plus de soin de moi que de ses propres enfants. » Marie des Moulins meurt le 1 2 août suivant, et Racine se sent si désemparé qu’il se retourne vers son grand-père maternel : « Je vous supplie de lui dire que je mets toute ma confiance et tout mon recours à lui, et que j’aurai toujours pour lui toute l’obéissance et l’affection que j’aurois pu avoir pour mon propre père. » C’est là un cri de détresse plus que d’espérance. En effet, les Sconin inspiraient peu de sympathie à Racine, sauf l’un d’eux, chez lequel nous le verrons bientôt, à Uzès. C’est de celui-ci, exception unique, qu’il écrivait à Nicolas Vitart, son cousin du côté paternel : « Il est tout à fait bon, je vous assure, et je crois que c’est le seul de sa famille qui a l’âme tendre et généreuse ; car ce sont tous de francs rustes (rustres). Ôtez le père, qui en tient pourtant sa part. »

Même du côté de sa sœur. Racine ne semble pas avoir trouvé dès l’enfance une affection égale et sûre. Plus tard, après la mort de Pierre Sconin et le mariage de cette sœur, les rapports du poète avec elle prirent un caractère de solidité calme, mais ils avaient commencé par être précaires et troublés. Peut-être que, vivant chacun dans une partie de la famille où ils trouvaient de l’antipathie pour l’autre, les deux enfants avaient subi cette influence fâcheuse.

En attendant, Racine pouvait se reposer sur l’affection de sa grand’mère : à elle seule, elle était devenue toute sa protection domestique. En 1649, après son veuvage, Marie des Moulins s’était retirée à Port-Royal-des-Champs. Humble et dévouée, « la pauvre madame Racine » s’y employait de son mieux à servir la communauté, malgré les tracasseries qu’elle éprouvait de quelques hôtes de la maison, religieuses ou valets. On imagine la détresse morale de la vieille grand’mère, dans cette situation de pieuse domesticité. Elle va être séparée de son petit-fils pendant des années, car, après son départ de la Ferté-Milon, il sera envoyé au collège, à Beauvais, et il ne viendra la rejoindre qu’en 1655. Lorsqu’ils se retrouveront, quel élan de joie mutuelle, tempéré par la retenue en toutes choses et l’esprit de renoncement qui étaient la règle de la maison ! Mais une aïeule est toujours une aïeule, même à Port-Royal. On songe aux rares paroles que Marie des Moulins échangeait avec Racine adolescent, et aux regards dont elle le suivait dans les cours et les jardins du monastère.

La tendresse est un don de la nature, mais elle se développe par la souffrance. À sa famille et aux circonstances de sa première jeunesse, à son besoin d’affection favorisé ou contrarié, aux deuils et aux séparations, à l’affection douloureuse que lui témoignaient les uns, à la sécheresse égoïste qu’il rencontrait chez les autres, Racine dut en partie cette profondeur de sensibilité qui, dans la vie, lui fit verser tant de larmes et, dans l’art, lui donna la faculté de l’émotion à un degré unique de son temps.

La famille de Racine avait d’anciennes relations avec Port-Royal. Quelques mois avant la naissance du poète, en 1638, plusieurs des solitaires, Lancelot, Singlin, Antoine Le Maître et Séricourt, chassés du monastère, étaient venus chercher un asile à la Ferté-Milon, dans la famille Vitart, dont un enfant était, aux Petites Écoles, l’élève de Lancelot. Le père de cet enfant, Nicolas Vitart, contrôleur du grenier à sel, était, par sa femme, Claude des Moulins, sœur de Marie, allié à la famille Racine. Une autre sœur de Claude et de Marie, Suzanne, avait fait profession à Port-Royal. Le séjour des solitaires à la Ferté-Milon ne pouvait que resserrer ces liens. Ils devinrent de plus en plus étroits, grâce à la mère Agnès Racine, fille de Marie des Moulins et tante du poète, une des grandes abbesses de Port-Royal.

Son grand-père mort et sa grand-mère retirée à Port-Royal, Racine pouvait d’autant moins rester à la Ferté-Milon que la petite ville n’offrait pas les ressources nécessaires à ses études. La famille fit choix, dans le voisinage, du collège établi à Beauvais. Il était alors en grande prospérité, et, grâce à la tutelle d’un évêque ami des solitaires, Choart de Buzanval, il professait pour les doctrines de Port-Royal un zèle qui donnait toutes garanties à une famille janséniste. Wallon de Beaupuis, « avec Lancelot, dit Sainte-Beuve, le plus considérable et le plus essentiel des maîtres de Port-Royal », était de Beauvais et avait fait ses études au collège de sa ville natale. Il est donc probable que les méthodes des Petites Écoles avaient leur influence sur l’enseignement de Beauvais. Racine resta au collège de Beauvais environ quatre ans, de 1651 à 1655. Le seul souvenir précis qui se rattache à ce séjour est celui d’une blessure légère qu’il y reçut dans une bataille d’enfants, à l’occasion des troubles de la Fronde.

Au mois d’octobre 1655, il était appelé à Port-Royal. C’était une grande faveur, gratuite sans doute, car la médiocre fortune de sa famille ne devait guère permettre le paiement des cinq cents livres auxquelles était fixée la pension des Petites Écoles. Il était admis dans une élite de jeunes gens recrutés depuis la noblesse jusqu’aux « honnêtes marchands ». En outre, il allait avoir seize ans, et la règle était de ne recevoir les élèves que tout jeunes, de neuf à dix ans au plus, afin que l’éducation pût s’exercer sur des natures intactes.

L’institution des Petites Écoles remontait au fondateur du jansénisme, l’abbé de Saint-Cyran. Provoquée par l’idée mère de la doctrine, — d’après laquelle la nature humaine, foncièrement mauvaise, surtout chez l’enfant, ne peut tendre au salut et mériter la grâce divine que par la discipline morale, — elle avait pour but de préparer à l’effort vers le bien, qui doit être le but de la vie. Sans hostilité affichée, ou même avec toutes les formes extérieures du respect, elle prenait le contre-pied des méthodes suivies par l’Université et les Jésuites. Le titre de Petites Écoles avait beau signifier qu’elles se bornaient aux premiers éléments, en fait elles donnaient une éducation complète.

Tandis que les collèges réunissaient le plus grand nombre possible d’élèves et les groupaient en classes très peuplées, sous un enseignement uniforme, le chiffre des élèves de Port-Royal n’a jamais dépassé cinquante. Chaque maître n’avait pas plus de six élèves et s’efforçait d’adapter à la nature de chacun les principes communs de l’éducation. Dans les collèges, la crainte et la rivalité étaient les moyens d’obtenir l’obéissance et le travail ; aux Petites Écoles, les enfants étaient conduits par la charité et la douceur ; ils n’entendaient jamais parler de coups ni de verges ; le seul désir de mériter l’approbation de leurs maîtres les excitait à bien faire. Tandis que les collégiens affectaient une familiarité brutale, les élèves de Port-Royal étaient habitués à « se prévenir d’honneur les uns les autres » et à ne se tutoyer jamais. En tout, les solitaires s’efforçaient de reproduire l’image épurée de la maison paternelle.

Pour l’enseignement, Port-Royal renonçait aux routines pédantes et raisonnait toutes les études. Au lieu des procédés barbares sur lesquels l’Université vivait encore, il remontait directement aux sources. Il réduisait la grammaire et la logique à des principes simples et clairs ; il faisait connaître les textes par un commerce assidu. Le grec, après la grande ferveur des humanistes au siècle précédent, avait à peu près disparu des collèges ; Port-Royal en faisait pour ses élèves, au rapport de Wallon de Beaupuis, « le principal objet de leurs occupations pendant trois ou quatre années », et, de la sorte, il les introduisait « jusque dans le fond de la Grèce, par des routes qui n’étoient alors nullement connues ».

Une telle éducation et un tel enseignement s’accordaient de la plus heureuse manière avec la nature de Racine. Le jeune homme était tendre et délicat ; sa finesse et son besoin d’aimer se développaient sous la douceur et le tact de maîtres que la fermeté morale et l’élévation du but visé préservaient de toute mollesse. À l’école de ces psychologues et de ces moralistes, si sérieusement occupés à connaître les faiblesses de l’homme pour y remédier, il apprenait à pénétrer les secrets du cœur. Comme la sensibilité, il avait reçu ce don en naissant, mais tout, à Port-Royal, tendait à le développer. Il s’imprégnait de la doctrine maîtresse du jansénisme, l’impossibilité pour l’homme d’arriver au bien par ses propres forces et la nécessité de la grâce divine, qu’il doit s’efforcer de mériter, sans la certitude de l’obtenir. On lui enseignait que les passions triomphent avec une facilité effrayante de la volonté humaine et qu’elles vont jusqu’au bout d’elles-mêmes, avec une logique irrésistible, si le secours de Dieu ne les arrête pas.

Surtout il apprenait à apprendre, et, plus tard, appliquant les principes reçus à Port-Royal, il compléta son éducation en se donnant les connaissances dont témoignent ses œuvres, sa correspondance, ceux de ses livres qui nous ont été conservés avec ses annotations, le catalogue de sa bibliothèque. Il connut à fond les livres saints et les deux antiquités. Avec Bossuet, il est celui de nos grands écrivains qui doit le plus à la Bible. Grâce à elle, il osa enfreindre le principe étroit de Boileau sur les sujets chrétiens et donner un pendant à Polyeucte. Il comprit et aima la Grèce, à peu près ignorée de son temps. La partie la plus originale et la plus belle de son théâtre, avec ses deux pièces bibliques, est celle qui prend son point le départ dans l’antiquité grecque. Au contact de la Grèce, ce génie de lumière et de raison, de simplicité et d’aisance, prit conscience de lui-même en se comparant.

Au moment où Racine arrivait à Port-Royal, l’école établie à la ferme des Granges venait d’être dispersée. Il est donc probable qu’il vécut dans le monastère même, ou tout auprès, à Vaumurier, sous la direction particulière de M. Le Maître et de M. Hamon. Son âge et ses liens de famille avec la communauté, la douceur et la tendresse de son caractère, lui valaient des soins particulièrement affectueux. Il est resté de M. Le Maître une lettre touchante portant comme adresse « pour le petit Racine », et qui se termine ainsi : « Bonjour, mon cher fils ; aimez toujours votre papa comme il vous aime. » On possède encore l’exemplaire de la Bible qu’il lui avait légué, couvert de notes. Avec Nicole et Lancelot, Racine étudiait les littératures grecque et latine, la logique et la morale. L’excellence de l’enseignement donné par ces deux maîtres est connue par leurs livres et, notamment, par les célèbres Méthodes de Port-Royal. Mais, s’ils n’avaient rien publié, il suffirait de ce que nous montre Racine pour apprécier à sa valeur cet enseignement et les habitudes de travail personnel qu’il donnait pour toujours.

Entre leurs mains, en effet, Racine devint un humaniste consommé. Chez lui la science philologique et le sens littéraire étaient formés de concert. Il lisait dans le texte les auteurs grecs les plus difficiles et les couvrait de remarques personnelles. Il continua longtemps ce genre de travail. On y voit à quel point le besoin de la précision et de la justesse avait été éveillé en lui. Il s’attache à serrer de près le sens des textes, et, quoiqu’il use sobrement des formules admiratives, il indique les beautés avec une grande justesse. Il est peu d’auteurs anciens de quelque importance qui ne figurent dans sa bibliothèque, les uns achetés, quand il était pauvre, en éditions vulgaires, les autres en éditions savantes, voire luxueuses, lorsque sa fortune lui permit de satisfaire son goût pour les beaux livres.

Port-Royal se préoccupait d’écarter des yeux de ses élèves tout ce qui offrait un danger pour la morale. Cependant le choix des textes était singulièrement large ; il admettait des auteurs qui ont été longtemps éloignés des classes, ainsi les comédies de Térence. Racine était plus avancé en âge que ses compagnons d’études ; son intelligence était exceptionnelle, et ses maîtres croyaient pouvoir compter sur la solidité de ses principes moraux. Il est donc probable que le cercle des études habituelles s’élargissait pour lui. Au rapport de son ami Valincour, « les tragédies de Sophocle et d’Euripide l’enchantèrent à un tel point qu’il passoit les journées à les lire et à les apprendre par cœur, dans les bois qui sont autour de l’étang de Port-Royal ». Louis Racine a conservé le souvenir, devenu célèbre, d’une espièglerie dont peu d’écoliers seraient capables : « Il trouva par hasard le roman grec des amours de Théagène et de Chariclée. Il le dévoroit, lorsque le sacristain Claude Lancelot, qui le surprit dans cette lecture, lui arracha le livre et le jeta au feu. Il trouva moyen d’en avoir un autre exemplaire, qui eut le même sort, et qui l’engagea à en acheter un troisième ; et, pour n’en plus craindre la proscription, il l’apprit par cœur, et le porta au sacristain en lui disant : Vous pouvez brûler encore celui-ci comme les autres. »

Quoique Port-Royal n’accordât pas aux vers latins la large place que leur donnaient les Jésuites, Racine en composait avec succès. Il reste de lui une élégie latine, Ad Christum, où perce quelque chose de la plainte touchante qui inspirera les chœurs d’Esther et d’Athalie. Mais il s’exerce déjà dans la poésie française, et l’on voit, au grand nombre de ses essais en ce genre, où le portaient de bonne heure ses préférences. Il commençait une traduction de quelques hymnes du bréviaire romain, qu’il reprendra plus tard pour la perfectionner. Il composait des odes descriptives sur le paysage de Port-Royal.

Le caractère du site l’avait beaucoup frappé. C’est, proche de Versailles et de Chevreuse, un vallon solitaire entouré de bois, jadis très épais, parmi lesquels pointaient les clochers de rares villages. Au fond, un étang aujourd’hui desséché étendait sa nappe stagnante. Dans la langue du temps, Port-Royal était « affreux et sauvage » ; pour les solitaires eux-mêmes, c’était « le désert ». En réalité ou, du moins, pour notre goût formé par le romantisme, c’est un site agréable d’où se dégage une impression de sérénité mélancolique, mais où l’on n’éprouve pas l’impression pénible qu’il causait aux admirateurs de Versailles.

Racine, lui, en a surtout goûté le charme. L’apprenti poète n’a pas consacré moins de sept odes à la « Promenade de Port-Royal des Champs ». Il y a, dans ces odes, beaucoup de convention, sous une facilité coulante. La forme en est molle et l’élégance banale. À peine si deux ou trois strophes, assez ingénieuses, rappellent les tours de force descriptifs en faveur au temps de Louis XIII. Mais sous cette banalité perce une admiration sincère pour les beautés naturelles. On trouve plus de promesses poétiques dans les traductions du bréviaire romain. Soutenu par la fermeté du texte, Racine se montre déjà versificateur habile, et, en quelques passages, il rend au vieux latin une charmante fraîcheur.

Mais, si le caractère du jeune homme est aimant et docile, si la pureté de ses sentiments et sa vénération pour ses maîtres font songer à Eliacin, cette physionomie d’enfant de chœur n’est qu’une part de sa nature. Nous avons vu Racine espiègle avec Lancelot. Pas plus qu’il ne consulte ses maîtres sur toutes ses lectures, il ne leur découvre toutes ses pensées. Les solitaires auraient frémi, s’ils avaient pu discerner tout ce qui germait dans cette âme. Déjà sa tendresse rêvait à d’autres objets que Dieu, et l’éveil de son instinct poétique se tournait vers d’autres exercices que la célébration des « saintes demeures du silence ». Il regardait vers le monde et entretenait avec un de ses cousins, Antoine Vitart, qui faisait sa philosophie au collège d’Harcourt, à Paris, un commerce de lettres, mêlées de prose et de vers, dont le ton n’avait rien de dévot. C’est que sa nature était déjà fort complexe. À côté du cœur tendre veillait un esprit railleur, et cette haute intelligence réservait une place au bel esprit. L’histoire de Racine présente le conflit de ces divers penchants. Leurs effets tantôt s’accordent et tantôt se combattent, jusqu’à ce que, après une production de chefs-d’œuvre exquis et puissants, au sein desquels la finesse piquante et quelque faux goût auront conservé leur place, l’amour de Dieu l’emporte définitivement.

Au mois d’octobre 1658, après trois ans de séjour, Racine, âgé de dix-neuf ans, quittait Port-Royal pour rejoindre son cousin Antoine Vilart au collège d’Harcourt et y faire à son tour sa philosophie. Ce collège était encore une maison amie de Port-Royal : il aurait abrité l’impression clandestine des Lettres provinciales. Peut-être, à ce moment, Racine songeait-il à se tourner vers le barreau. M. Le Maître l’y aurait poussé et lui aurait donné des leçons de diction, développant ainsi un talent que son élève mettra plus tard au service de Mlles du Parc et Champmeslé. Cette intention ne dura pas, car, sa logique terminée, nous trouvons le jeune homme désœuvré et cherchant sa voie.

Il est, semble-t-il, confié aux soins d’un de ses cousins Vitart, Nicolas, frère aîné d’Antoine, riche, marié et intendant du duc de Luynes. Il éprouve beaucoup d’amitié pour ce cousin, une amitié confiante et sans contrainte. Il loge à part et choisit librement ses compagnons. Le plus intime de ceux-ci, l’abbé Le Vasseur, n’a rien d’ecclésiastique dans le caractère, ni la conduite. Cet abbé est entêté de poésie légère et de galanterie. Il a toujours quelque amour en tête, et la correspondance de Racine avec lui est pleine d’allusion à ces intrigues. Racine lui écrit lettres sur lettres, dès qu’il est séparé de lui. Il le consulte sur ses essais poétiques, car il rime déjà beaucoup, et sur un premier projet de pièce, qui paraît emprunté aux Amours d’Ovide. Il a un autre ami intime en la personne de La Fontaine, son aîné de dix-huit ans, mais, de tous les hommes, le moins capable de tourner la supériorité de l’âge en autorité morale. La Fontaine, né à Château-Thierry, n’était pas seulement tout voisin de Racine par son origine ; il était son allié par son mariage avec Mlle Héricart, apparentée à la famille Sconin. La Fontaine va publier ses Contes dans quatre ans ; certainement, avec ses habitudes, il en a déjà composé la plus grande partie, et il a dit les communiquer à ses amis. Plus tard, d’Uzès, Racine lui rappellera qu’à Paris il a « été loup avec lui et avec les autres loups ses confrères ».

Outre ces amitiés libres ou inquiétantes. Racine a des fréquentations tout à fait dangereuses et qui, aussitôt connues, provoqueront à Port-Royal terreur et colère. Il est en rapport avec des comédiens de la troupe du Marais, La Roque et Mlle Roste. En leur promettant de beaux rôles, selon l’usage, il les intéresse à sa première pièce, — qui ne devait jamais être jouée ni autrement connue que par les mentions contenues dans la correspondance avec l’abbé Le Vasseur. En même temps, usant d’un double jeu qu’il renouvellera dans la suite avec plus de succès, il sollicite pour la même pièce, ou une autre du même genre, Mlle Beauchâteau, de l’Hôtel de Bourgogne.

Par l’esprit, sinon par le cœur, il est déjà si détaché de Port-Royal qu’il plaisante, à propos d’événements aussi considérables pour le monastère que le départ forcé de M. Singlin, la nomination d’un supérieur imposé et la dispersion des solitaires. On sent déjà, dans cette légèreté railleuse ou indifférente, une indépendance de cœur qui annonce les fameuses lettres à Nicole.

Enfin, il laisse courir un sonnet, aujourd’hui perdu, à la louange de Mazarin. C’est le premier éclat aux yeux de Port-Royal, qui lui adresse « lettres sur lettres, ou, pour mieux dire, excommunications sur excommunications ». Le jeune poète ne s’en émeut guère, et, en 1660, il fait imprimer une ode, la Nymphe de la Seine, sur le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse. Il l’a soumise à Chapelain et à Perrault, qui l’ont approuvée, surtout Chapelain, qui l’a trouvée « fort belle et fort poétique ». Au vrai, elle suit avec une correction banale les règles d’un genre faux, la flatterie fade et la galanterie froide, sous forme de fiction mythologique. Il n’y a de racinien que la fluidité et l’harmonie.

La pièce plut et, sur la recommandation de Chapelain, Colbert envoya cent louis au poète. Peu après, il le couchait sur l’état pour une pension de six cents livres, « en qualité d’homme de lettres ». Cette fois, aux yeux de Port-Royal, le scandale était public. L’enfant qui avait fait naître tant d’espérances devenait une pierre de scandale.

Peut-être était-il encore temps de le sauver en le dépaysant. Quelques mois après la publication de son ode, nous le trouvons à Chevreuse, où il se considère comme exilé et captif, car il date sa lettre de « Babylone ». Pour lui donner une occupation, son cousin Vitart l’avait chargé de surveiller des réparations faites au château que possédait le duc de Luynes. Le remède fait peu d’effet, car le jeune poète plaisante sur lui-même, d’un ton peu contrit : « Je veux, écrit-il, vous montrer que je passe fort bien mon temps. Je vais au cabaret deux ou trois fois par jour… Je lis des vers, je tâche d’en faire. Je lis les aventures d’Arioste, et je ne suis pas moi-même sans aventure. » Et il en raconte une, assez innocente, du reste.

Il fallait donc l’envoyer beaucoup plus loin des fréquentations dangereuses. Un frère de sa mère, Antoine Sconin, était vicaire général d’Uzès. Cet oncle appelait le jeune homme auprès de lui, dans l’intention de lui faire obtenir un bénéfice, après l’avoir préparé à recevoir les ordres. Racine se laissait faire. Sa vocation poétique n’était pas encore de celles qui se rompent avec douleur. Il fallait songer à l’avenir, et les lettres n’étaient pas une carrière. L’Église, au contraire, assurait l’existence et pouvait se concilier avec tout.

Comme les Français de son temps. Racine n’était guère curieux des pays étrangers. Plus tard, nommé trésorier de France à Moulins, il semble qu’il n’y soit jamais allé. Uzès fut son plus long voyage. En Languedoc, il sut voir ce qu’il avait devant les yeux, mais l’homme du Nord ne fut aucunement entamé par le Midi. Devant cette nature et ce climat, ces mœurs et ce langage, le caractère tranché des êtres et des choses, il conserva les goûts et les sentiments de l’Île-de-France, c’est-à-dire le besoin de la mesure, une réserve doucement ironique et, par-dessus tout, la crainte, en entendant le « patois » languedocien, de perdre la fleur de son français. Il était prompt à subir l’influence des milieux, mais seulement de ceux avec lesquels il avait une affinité naturelle. Il fut d’autant plus réfractaire à celui-ci que tout, en Languedoc, était l’opposé des paysages, des mœurs et des sentiments au milieu desquels il avait grandi. L’intérêt des nombreuses lettres qu’il écrivit d’Uzès, pendant un séjour d’au moins un an, consiste en grande partie dans les jugements par lesquels ce « Français » témoigne une antipathie discrète, mais profonde, pour un pays et une race avec lesquels il ne se sent rien de commun.

Racine était arrivé à Uzès au commencement de novembre 1661. On y montre encore le logis qu’il aurait habité : c’est une ancienne tour de l’enceinte, aménagée en pavillon au milieu d’un parc qui faisait suite au palais épiscopal. La chambre voûtée qui en est la principale pièce, et où de grossières fresques à l’italienne rappellent aujourd’hui le séjour du poète, devait être une habitation fort agréable. Elle ouvre sur un balcon qui domine une riante vallée, la vallée de l’Eure, au milieu de laquelle caqueté un vieux moulin et que cerne un cirque de collines arides, contrastant avec la fraîche verdure du fond. Un énorme micocoulier, plusieurs fois centenaire, ombrage le pavillon. Au-dessous s’étendent des champs parsemés d’oliviers ; plus bas l’ancien parc épiscopal couvre la pente. On y voit un salon d’été taillé dans le roc et un ermitage à fenêtres ogivales, des allées tournantes, un énorme rocher en forme de pyramide, et, au bord de l’Eure, un beau châtelet gothique. Derrière le pavillon, c’était la ville, serrée dans sa vieille enceinte, au-dessus de laquelle s’élevaient la masse crénelée du château ducal et le clocher, moitié sarrazin, moitié roman, de la cathédrale. L’ensemble est aussi tranché que le site de la Ferté-Milon est mesuré.

De tout cela, Racine n’a rien mis dans ses lettres. Malgré la bonté de son oncle, il se trouvait exilé et captif à Uzès, plus encore qu’à Chevreuse. Il se compare à Ovide chez les Scythes. Il se lamente discrètement. C’est par là qu’il commence et qu’il continue. Le retour lui sera une délivrance. Il engage un commerce assidu de lettres avec son cher abbé Le Vasseur, La Fontaine, le ménage Vitart, sa sœur Marie. Il accueille leurs réponses avec des cris de joie.

Sa première lettre est pour La Fontaine. Il lui décrit son séjour, d’un trait et sans enthousiasme : « Pour la situation d’Uzès, vous saurez qu’elle est sur une montagne fort haute, et cette montagne n’est qu’un rocher continuel : si bien qu’en quelque temps qu’il fasse, on peut aller à pied sec autour de la ville. » Il apprécie davantage la douceur du climat en hiver. Il écrit à son cousin Vitart : « Les plus beaux jours que vous donne le printemps ne valent pas ceux que l’hiver nous laisse, et jamais le mois de mai ne vous paraît si agréable que l’est ici le mois de janvier. » Dans son admiration, la prose ne lui suffit plus, et il emploie les vers, des vers faciles et sans couleur, mais qui se terminent par celui-ci, vraiment digne d’un poète :

Et nous avons des nuits plus belles que vos jours.

Quand vient l’été, le ton change. L’homme du Nord souffre beaucoup de cette chaleur « de four allumé », et le chant des cigales, « le plus importun et le plus perçant du monde », l’étourdit.

Avec La Fontaine, aussitôt arrivé, il avait abordé un sujet qui s’imposait avec un tel correspondant : « Si le pays de soi avoit un peu plus de délicatesse, et que les rochers y fussent un peu moins fréquents, on le prendroit pour un vrai pays de Cythère. Toutes les femmes y sont éclatantes et s’y ajustent d’une façon qui leur est la plus naturelle du monde ; et, pour ce qui est de leur personne,

« Color verus, corpus solidum et succi plenum. »

Il a pris cependant de sages résolutions : « Ce seroit, écrivait-il encore à La Fontaine, profaner une maison de bénéficier, comme celle où je suis, que d’y faire de longs discours sur cette matière. Domus mea, domus orationis… On m’a dit : « Soyez aveugle. » Si je ne le puis être tout à fait, il faut du moins que je sois muet. » À l’en croire, la seule bonne fortune qu’il ait eue a été fort innocente, et il fait cette déclaration : « Dieu merci, je suis libre encore, et si je quittois ce pays, je reporterois mon cœur aussi sain et aussi entier que je l’ai apporté. »

Il s’efforce en conscience de préparer sa vocation. On aurait bien voulu attirer dans les belles compagnies ce poète honoré par le suffrage de M. Chapelain et une gratification de M. Colbert. Il se défend par son ignorance du langage local et se plonge dans l’étude de la théologie.

La conviction, à vrai dire, manque un peu. Il fait ce qu’il faut faire, mais il est fort éloigné de l’esprit dévot. Il dit, à propos de ses parents, engagés avec Port-Royal : « Que puis-je leur mander ? C’est bien assez de faire ici l’hypocrite sans le faire encore à Paris par lettres ; car j’appelle hypocrisie d’écrire des lettres où il ne faut parler que de dévotion, et ne faire autre chose que se recommander aux prières. Ce n’est pas que je n’en aie bon besoin ; mais je voudrois qu’on en fît pour moi sans être obligé d’en tant demander. » Il voit de près les moines ; il les trouve aussi sots qu’ignorants, et il en a horreur.

Tout en étudiant la théologie, il ne renonce pas à la littérature. Il continue ses lectures approfondies en grec et en latin ; il étudie l’espagnol et l’italien. La seconde de ces deux langues, surtout, la langue des beaux-esprits, lui est déjà familière, comme on le voit à ses lettres, émaillées de citations d’après l’Arioste. Il « cherche quelque sujet de théâtre. »

Aussi, tout en n’aimant ni le pays, ni la race, il observe déjà les passions. Sa modération d’homme du Nord se tient en garde contre l’exagération des sentiments, qui est tantôt la comédie et tantôt le drame du Midi, mais il a su voir combien l’amour y est pris au sérieux ; « En ce pays-ci, dit-il, on ne voit guère d’amours médiocres. » Il raconte en quelques mots un drame saisissant. Le séjour d’Uzès ne lui a peut-être pas été inutile en lui montrant la passion « portée au dernier excès ».

Un jour il fait un petit voyage à Nîmes. Il dépeint la ville et ses plaisirs en quelques traits vifs et courts. Un romantique, à la vue des Arènes, aurait écrit des pages. Il se contente de dire : « C’est un grand amphithéâtre, un peu ovale, tout bâti de prodigieuses pierres, longues de deux toises, qui se tiennent là, depuis plus de seize cents ans, sans mortier et par leur seule pesanteur. Il est tout ouvert en dehors par de grandes arcades, et en dedans ce ne sont tout autour que de grands sièges de pierre, où tout le monde s’asseyait pour voir les combats des bêtes et des gladiateurs. » N’est-ce pas du même œil net et de la même main sûre que le poète de Britannicus et de Bérénice, dans la mesure de son art et de son sujet, indiquera le décor de la grandeur romaine ?

Ces lettres d’Uzès sont la partie la plus vivante et la plus jeune de sa correspondance. Son caractère s’y montre, avec sa finesse, sa réserve, sa politesse, comme aussi sa complexité. Pour leur valeur littéraire, elle est grande. Plusieurs sont visiblement très soignées. Il suit le tour précieux, à la mode depuis Voiture. Avec un air constant d’élégance attentive et légèrement pincée, il change aisément de ton, selon ses correspondants, poète fleuri avec La Fontaine, quelque peu mauvais sujet avec l’abbé Le Vasseur, à moitié sérieux avec le cousin Vitart, d’une galanterie taquine avec Mme Vitart, familial et janséniste avec sa sœur Marie. Çà et là quelques touches, dans l’abbé de ruelles et le petit poète, font pressentir le grand écrivain.

Cependant, les affaires du futur bénéficier n’avancent pas du tout, malgré l’affection et la bonne volonté de l’oncle Sconin. Les intentions du vicaire général sont paralysées par l’égoïsme de l’évêque et l’avidité querelleuse des chanoines. Racine finit par perdre patience et retourne à Paris. Sa dernière lettre d’Uzès est du 25 juillet 1662.

Tout donne à croire qu’en revenant à Paris, le jeune homme avait changé ses projets d’avenir : s’il ne renonçait pas à être bénéficier, il ne serait pas prêtre. Il pourrait assurer son existence par l’Église, sans lui engager sa liberté. En quittant l’oncle Sconin, il ne perdait pas son appui. Grâce aux efforts du vicaire général, il obtenait bientôt un bénéfice simple, le prieuré de Sainte-Madeleine de l’Épinay, dans le diocèse d’Angers. Les difficultés suscitées au jeune prieur par ses concurrents lui valurent un procès, et les ennuis de ce procès nous vaudront les Plaideurs. Après ce prieuré, ou en même temps, Racine obtint encore ceux de Saint-Jacques de la Ferté et de Saint-Nicolas de Choisel. Il jouissait encore de l’un d’eux vers 1673, dans sa pleine carrière théâtrale. En conciliant de la sorte, et longtemps, le sacré et le profane, il profitait d’un abus général à cette époque, moins scrupuleux en cela que Boileau, qui, lui aussi, jouit quelque temps d’un bénéfice ecclésiastique, mais qui, devenu poète, en fit distribuer le profit aux pauvres. Racine et Boileau étaient l’un et l’autre de fort honnêtes gens. Racine avec plus de souplesse, Boileau avec plus de raideur.

À Paris, l’apprenti poète retrouvait son cousin Vitart, et même, pendant quelque temps, il logeait chez lui, à l’hôtel de Luynes. Il épiait l’occasion de se produire de nouveau, avec quelque pièce de circonstance. Au mois de juillet 1663, la mort de sa grand’mère, Marie des Moulins, détendait encore ses liens extérieurs avec Port-Royal ; quant à son esprit et à son cœur, ils étaient à peu près émancipés. Un mois avant, il avait publié une ode Sur la convalescence du Roi, qui continuait à lui mériter l’intérêt de Chapelain. Elle ne vaut ni plus ni moins que la Nymphe de la Seine. Grâce à Chapelain, il avait été porté de nouveau, au début de 1663, sur l’état des pensions, pour huit cents livres ; il le sera encore, en 1664, pour six cents, après une nouvelle pièce de circonstance, la Renommée aux Muses, où il n’oubliait pas « près d’Auguste un illustre Mécène », c’est-à-dire Colbert.

Cette mythologie adulatrice est celle de l’Ode à Namur. Elle n’était donc pas pour déplaire à Boileau. Racine et lui ne se connaissaient pas encore. D’après Louis Racine, c’est de la Renommée aux Muses, communiquée à Boileau par l’abbé Le Vasseur, que daterait l’amitié des deux poètes. Entre Chapelain et Boileau, il fallait choisir. Racine n’hésita pas, et de Chapelain il ne s’occupera plus que pour s’en moquer entre amis.

En même temps, il était remarqué par le comte de Saint-Aignan et, par lui sans doute, avait accès à la cour. Il y rencontrait Molière, qui paraît pour la première fois à ce propos dans l’histoire de Racine. Celui-ci écrivait à l’abbé Le Vasseur, en novembre 1663 : « J’ai trouvé (au lever) Molière, à qui le Roi a donné assez de louanges, et j’en ai été bien aise pour lui : il a été bien aise aussi que j’y fusse présent. » D’après une tradition généralement acceptée, mais peu sûre, car elle n’a pour garant que Grimarest, biographe souvent hasardeux, c’est Molière qui aurait indiqué à Racine le sujet de sa première tragédie, la Thébaïde, ou les Frères ennemis, en lui promettant de la jouer, après lui avoir refusé une Théagène et Chariclée, inspirée par le cher roman de Port-Royal. Il lui en aurait même tracé le plan. Il semble plus probable que la pièce était commencée dès Uzès. En tout cas, Racine, qui nomme deux fois Molière dans ses lettres de cette époque, ne dit mot de cette collaboration, alors qu’il parle avec détail de son travail assidu pour terminer la Thébaïde. Selon Grimarest, Molière lui faisait faire sa pièce à raison d’un acte par semaine, et même retouchait largement son travail. Racine déclare au contraire, à ce moment, qu’il restait des « huit jours » sans voir Molière. Dans sa préface, il dit encore : « Quelques vers que j’avois fait tombèrent par hasard entre les mains de quelques personnes d’esprit. Ils m’excitèrent à faire une tragédie et me proposèrent le sujet de la Thébaïde. » Que Molière ait été de ces « personnes d’esprit », c’est fort probable, mais il n’en résulte pas qu’il ait imposé à Racine la collaboration despotique dont parle Grimarest. Surtout, rien n’autorise à tirer de là cette conclusion que Racine aurait appris le théâtre à l’école de Molière.

Pour les sentiments de Racine à l’égard de Molière, ils étaient des plus calmes. On souhaiterait même un peu moins d’indifférence dans ce passage fameux : « Monfleury a fait une requête contre Molière et l’a donnée au Roi. Il l’accuse d’avoir épousé la fille et d’avoir autrefois été l’amant de la mère. Mais Monfleury n’est point écouté à la cour. » Encore faut-il adoucir la citation.

Enfin, au début, la Thébaîde ne devait pas être jouée sur le théâtre de Molière, mais à l’Hôtel de Bourgogne. Craignant d’être retardé à l’Hôtel, le poète finit par la donner à la troupe de Molière. Est-il vraisemblable qu’il eût fait accepter sa pièce à l’Hôtel avant de l’avoir écrite, et peut-on admettre que Molière ait collaboré à une pièce qui n’était point pour son théâtre ?

La Thébaïde était représentée sur le théâtre du Palais-Royal, le 20 juin 1664. Avant cette date, un appel touchant était venu à Racine du côté de Port-Royal. Sa tante, la sœur Agnès de Sainte-Thècle, lui avait adressé cette mise en demeure :

Je vous écris dans l’amertume de mon cœur, et en versant des larmes que je voudrois pouvoir répandre en assez grande abondance devant Dieu pour obtenir de lui votre salut…⋅ J’ai appris avec douleur que vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et avec raison, puisqu’on leur interdit l’entrée de l’église et la communion des fidèles, même à la mort, à moins qu’ils ne se reconnaissent. Jugez donc, mon cher neveu, dans quel état je puis être, puisque vous n’ignorez pas la tendresse que j’ai toujours eue pour vous, et que je n’ai jamais rien désiré, sinon que vous fussiez tout à Dieu dans quelque emploi honnête. Je vous conjure donc, mon cher neveu, d’avoir pitié de votre âme, et de rentrer dans votre cœur, pour y considérer sérieusement dans quel abîme vous vous êtes jeté. Je souhaite que ce qu’on m’a dit ne soit pas vrai ; mais si vous êtes assez malheureux pour n’avoir pas rompu un commerce qui vous déshonore devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser à nous venir voir.

Au point de vue de la stricte morale chrétienne, la sœur Agnès avait raison, et ce langage lui était un devoir. Mais une douleur poignante se mêlait au sentiment d’horreur éprouvé par la religieuse : on avait tant aimé « le petit Racine » à Port-Royal et on avait fondé sur lui de si pieuses espérances ! En outre, le scandale causé par le petit-fils de Marie des Moulins et le neveu de la sœur Agnès était une honte pour la maison.

La lettre de sa tante dut être pour le jeune homme un coup terrible, mais un de ces coups qui, en creusant un abîme, rendent les résolutions définitives, par l’impossibilité d’un accommodement. Racine s’engagea donc plus fortement dans « les fréquentations abominables », qu’au fond du cœur il jugeait telles, car la foi et la raison n’étaient pas mortes en lui : la jeunesse et de l’ambition en dominaient la voix, sans l’étouffer. Dans ce cœur, la sœur Agnès avait enfoncé un aiguillon qui n’en sortira plus et, le moment venu, lui fera retrouver la voie chrétienne.

En attendant, un nouvel avertissement de Port-Royal, qui ne partait plus d’une main sous laquelle le respect familial obligeait Racine à s’incliner sans répondre, provoquait de sa part une riposte sans ménagements. Nicole n’était ni un parent, ni une femme, ni une religieuse ; ce n’était qu’un ancien maître. Un an et demi après la Théhaïde, le 4 décembre 1655, la représentation d’Alexandre le Grand avait confirmé aux yeux des solitaires la honte de leur élève. Au mois de janvier 1656, répondant à des Marets de Saint-Sorlin, auteur des Visionnaires et violent adversaire du jansénisme, Nicole écrivait : « Chacun sait que sa première profession a été de faire des romans et des pièces de théâtre… Ces qualités, qui ne sont pas fort honorables au jugement des honnêtes gens, sont horribles étant considérées selon les principes de la religion chrétienne et les règles de l’Évangile. Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles. » Racine se crut personnellement visé dans ce passage, et peut-être ne se trompait-il pas.

Cela explique, pour employer les expressions d’un ami de Port-Royal, que le « jeune poète se soit chargé de l’intérêt commun de tout le théâtre». Il publia aussitôt, sans la signer, mais sans cacher qu’il en fût l’auteur, une courte lettre qui est un chef-d’œuvre de méchanceté et d’esprit. Les solitaires étaient aussi parfaits que des hommes peuvent l’être, mais c’étaient des hommes, et ils avaient leurs défauts. Racine les connaissait à fond, pour avoir vécu avec eux ; il savait leurs endroits vulnérables. Jamais attaque excessive et lourde ne provoqua riposte plus mesurée de forme et plus terrible comme portée. Pour un coup de massue, le jeune polémiste rendait un coup de poignard.

La lettre de Racine fit grand bruit, et le public espéra que la belle bataille des Provinciales allait recommencer, aux dépens des jansénistes cette fois. Port-Royal répliqua, faiblement, par la plume de Barbier d’Aucourt et de Du Bois. Aussitôt Racine de riposter à la riposte. Sa seconde lettre était encore plus vive et plus mordante que la première. Forme et fond, les deux lettres rappelaient Pascal et annonçaient Voltaire. Mais c’est toujours un triste rôle que celui de transfuge. Ici la désertion se serait aggravée d’ingratitude. Non seulement Racine ne devait, en aucun cas, passer aux ennemis de Port-Royal, mais rien ne pouvait l’affranchir de sa reconnaissance envers les solitaires. Les plaisanteries sur M. Le Maistre et sur la Mère Angélique devenaient odieuses dès qu’on savait les obligations de l’auteur envers ses victimes.

Et puis, aurait-il été libre que, sous la forme brillante de ses lettres, le fond serait resté faible. Tout polémiste ne montre qu’une part de la vérité, celle qui est favorable à sa cause, mais encore faut-il que cette part soit suffisante et que, au total, la cause qu’il défend ait pour elle la justice. Ces deux conditions se trouvent dans les Provinciales ; elles manquent dans les Lettres à l’auteur des Imaginaires. Racine prenait la question par les petits côtés ; il n’était pas toujours de bonne foi ; surtout, il laissait en dehors du débat ce qui faisait la grandeur de Port-Royal, la haute question morale qui domine son histoire.

La seconde lettre ne fut pas publiée. Racine la lut à quelques amis, dont Boileau, qui, avec sa rude franchise, « lui représenta que cet ouvrage feroit honneur à son esprit, mais n’en feroit pas à son cœur ». Racine la remit donc en portefeuille, mais, quelque temps après, Nicole ayant inséré les réponses de Barbier d’Aucourt et de Du Bois dans une édition des Imaginaires, avec quelques lignes méprisantes pour l’auteur de la première lettre, Racine, fort susceptible, se préparait à faire imprimer la seconde, avec une préface de même esprit et de même style. L’honnête Boileau se mit encore en travers du projet : « Cela est fort joliment écrit, lui dit-il, mais vous ne songez pas que vous écrivez contre les plus honnêtes gens du monde. » « Cette parole, ajoute Jean-Baptiste Racine, le fils aîné du poète, fit aussitôt rentrer mon père en lui-même ; il supprima sa seconde lettre et sa préface, et retira le plus qu’il put des exemplaires de la première. » Bien plus tard, après le retour de Racine aux idées jansénistes, un de ses ennemis, l’abbé Tallemant, lui reprocha un jour cette faute de jeunesse, en pleine Académie : « Oui, monsieur, lui répondit Racine, vous avez raison ; c’est l’endroit le plus honteux de ma vie, et je donnerois tout mon sang pour l’effacer. » Ce repentir était sincère, mais Racine, s’il se privait du plaisir de la publication, était trop auteur pour détruire deux morceaux aussi bien venus. Il les avait serrés dans ses papiers, où ils furent retrouvés après sa mort.

La rupture avec Port-Royal allait durer dix ans. Pendant cette période, Racine semblera fort dégagé de Port-Royal. En réalité, il lui restera profondément attaché, et c’est l’esprit de Port-Royal qui dirigera l’exercice de son génie. Le plus haut degré de ce génie, avec Phèdre marquera son rapport le plus étroit avec la doctrine des solitaires, assez étroit pour que, à ce moment, se voyant si près d’eux, Racine se jette dans leurs bras et ne se reprenne plus.

On vient de voir le rôle de conseiller joué par Boileau près de Racine dans la querelle avec Port-Royal. Depuis la première connaissance des deux poètes, leur liaison était devenue de plus en plus étroite. On verra quelle place tint Boileau dans le cœur de Racine et l’influence qu’il eut sur le développement de son génie. En attendant, jeunes et vifs tous deux, ils menaient une existence joyeuse et libre, avec plus d’espièglerie et de sensualité chez Racine, plus de tenue et de réserve chez Boileau. On peut lire, dans les papiers de Brossette, telle plaisanterie assez vive que Racine risquait envers son ami « chez une demoiselle » et la brusque manière dont la prenait Boileau, « très peu voluptueux », comme il le disait de lui-même. En même temps que Boileau, Racine fréquentait assidûment La Fontaine, avec lequel il s’était lié, comme on l’a vu, avant son départ pour Uzès, et Molière, mais pour peu de temps, car leurs rapports, commencés à l’occasion de la Thébaïde, vers la fin de 1663, cessèrent avec Alexandre, au commencement de 1665.

Boileau était l’âme et le lien de ce petit cercle : « Despréaux, raconte Titon du Tillet, loua pendant quelques années un appartement particulier à Paris, rue du Colombier, au faubourg Saint-Germain, où s’assembloient deux ou trois fois par semaine ces quatre excellents hommes. » Un tableau charmant de ces réunions nous a été laissé dans les Amours de Psyché et de Cupidon, par La Fontaine, qui leur donne pour cadre les jardins de Versailles. Les quatre amis sont allés y passer une belle journée d’été. Ils s’appellent Polyphile, Ariste, Acante et Gélaste. Polyphile est La Fontaine, qui « aimait toutes choses » ; Ariste, Boileau, l’homme d’excellent jugement ; Acante, Racine, et M. Paul Mesnard donne de ce surnom une explication aussi jolie que vraisemblable : il fait « songer à la plante élégante et flexible, mollis acanthus, dont les formes sont les plus délicates et les plus ornées que la sculpture ait choisies pour modèle, à cette plante qui parfois aussi a ses épines et sait piquer ». Quant à Gélaste, qui « était fort gai », il est toujours permis d’y voir Molière, — avec quelques traits qui conviendraient plutôt à Chapelle, — si l’on admet que, publiée en 1669, lorsque Racine et Molière étaient brouillés depuis quatre ans. Psyché avait pu être commencée beaucoup plus tôt.

C’est Acante qui a proposé, « selon sa coutume, une promenade en quelque lieu, hors de la ville, qui fût éloigné, et où peu de gens entrassent », car « il aimoit extrément les jardins, les fleurs, les ombrages ». Ces passions lui étaient communes avec Polyphile et « leur remplissoient le cœur d’une certaine tendresse, se répandoient jusqu’en leurs écrits et en formulent le principal caractère ». La conversation s’engage sur la comédie et la tragédie. Acante vante la douceur des larmes : « Nous pleurerons… La compassion a aussi ses charmes, qui ne sont pas moindres que ceux du rire ; je tiens même qu’ils sont plus grands. » À un moment de la lecture vient cette exclamation : « Amants heureux, il n’y a que vous qui connaissiez le plaisir ! » Sur ces mots, « Acante, se souvenant de quelque chose, fit un soupir ». Lorsqu’il faut songer au retour, Acante admire le soleil couchant et prie ses amis « de considérer ce gris de lin, ce couleur d’aurore, cet orangé, et surtout ce pourpre, qui environnent le roi des astres ».

Le récit de cette journée offre un mélange de sérieux et de gaieté, un air de bonne compagnie — quoique la verve de Gélaste soit un peu grosse — que l’on peut tenir pour le ton habituel de ces réunions. Ce ton devenait plus libre et plus vif lorsqu’à la société des quatre amis se joignaient des hommes de lettres, comme Chapelle le débraillé, et Furetière le caustique, de grands seigneurs comme le duc de Vivonne et le chevalier de Nantouillet, des officiers comme M. Poignant et M. d’Espagne, de futurs prélats, comme M. de Bernage. En ce cas, le rendez-vous n’était pas chez Boileau, mais au cabaret : au Mouton blanc, à la Pomme de pin, à la Croix de Lorraine. On verra bientôt que l’idée des Plaideurs naquit au Mouton blanc. « Le poème de la Pucelle, de Chapelain, raconte Louis Racine, étoit sur une table, et on régloit le nombre de vers que devoit dire un coupable sur la qualité de sa faute. Elle étoit fort grave quand il étoit condamné à en lire vingt vers ; et l’arrêt qui condamnoit à lire la page entière étoit l’arrêt de mort. » C’est au Mouton blanc que Racine contribua pour sa part à la plaisanterie du Chapelain décoiffé. Racine était l’obligé de Chapelain, mais pouvait-il témoigner de la reconnaissance et du respect à un si mauvais poète, après avoir rompu avec Port-Royal par amour de la poésie et de l’indépendance ?

Ce qui est à retenir dans ces amitiés de jeunesse, c’est l’influence que Boileau prit très vite sur Racine. Extrêmement sensible à la critique, Racine était prompt au découragement. Boileau le soutenait, en attendant de lui adresser sa fameuse épître « sur l’utilité des ennemis ». Du reste, leur aide était mutuelle. Pradon dira des deux amis.

À défendre Boileau Racine est toujours prêt ;
Ces rimeurs de concert l’un l’autre se chatouillent
Et de leur fade encens tour à tour se barbouillent.

Racine avait des défauts de_ caractère : il était « railleur, inquiet, jaloux et voluptueux ». Boileau le mettait en garde contre son penchant à la raillerie, calmait ses inquiétudes, lui montrait qu’il n’avait à envier personne, et, s’il assistait avec un calme indulgent aux « diableries », comme disait Mme de Sévigné, dont Racine prenait sa part, si, pendant longtemps, il ne faisait pas grand effort, semble-t-il, pour le détacher de Mlle du Parc ou de Mlle Champmeslé, il dut, le moment venu, l’aider à se ranger, et nous le verrons témoin de son mariage.

Il maintenait Racine dans le « tragique », pour lequel il était fait, en l’éloignant du « satirique », vers lequel il était porté. Si Boileau n’était pas toujours bien inspiré dans ses conseils et si, deux ou trois fois, nous aurions beaucoup perdu à ce que Racine les suivît, Racine dut à Boileau l’habitude de la composition attentive et sévère. Peut-être apprit-il de lui la méthode de travail que nous révèle le plan en prose du premier acte d’une Iphigénie en Tauride. Louis Racine nous dit : « Racine, quand il entreprenoit une tragédie, disposoit chaque acte en prose. Quand il avoit lié toutes les scènes entre elles, il disoit : « Ma tragédie « est faite », comptant le reste pour rien. » C’était là une façon de parler, car Brossette complète ainsi le renseignement : « Racine avoit une facilité prodigieuse de faire des vers, mais c’étoit le moyen de n’y pas jeter beaucoup de feu. M. Despréaux avoit appris à M. Racine à faire difficilement ses vers. » De là le mot célèbre qui marque chez Boileau un excès de satisfaction magistrale et quelque injustice pour son ami : « Racine, disait-il, n’étoit qu’un très bel esprit, à qui j’ai appris à faire difficilement des vers faciles. »

De manière générale, l’action de Boileau sur Racine semble avoir eu pour résultat de le détourner des « faux brillants », de le pousser au sérieux et au grand. Selon Brossette, c’est Boileau qui lui aurait indiqué, après la Thébaïde, le sujet d’Alexandre. Sainte-Beuve estime qu’« on lui doit, à coup sûr, d’avoir eu plus tôt le Racine parfait, et de l’avoir eu, dans sa perfection même, plus continuellement ferme et plus inaltérable ». Le poète eut tout profit à se tourner, sur les conseils de Boileau, vers l’antiquité, et en particulier, grâce à son éducation, vers l’antiquité grecque.

En attendant que le génie formé de Racine prenne une direction définitive, ses deux pièces de début, la Thébaïde et Alexandre le Grand le montrent hésitant entre des tendances opposées. La Thébaïde mêlait des éléments très divers, d’abord l’imitation des devanciers et des contemporains, ainsi Rotrou, Corneille et Quinault, puis celle des deux antiquités, avec Euripide et Sénèque, enfin et surtout, pour une large mesure, la mode du temps. Il y avait peu de vérité humaine, peu d’originalité et aucun génie. Le mérite de ce début consistait dans une facilité harmonieuse dont Quinault offrait l’équivalent. La pièce eut un succès moyen ; qualités et défauts, elle n’offrait pas à l’admiration ou au blâme une prise suffisante. Elle obtint dix-neuf représentations, dont trois à la cour. Elle était dédiée au premier protecteur que le poète eût rencontré parmi les grands seigneurs, le duc de Saint-Aignan, grand amateur de lettres et organisateur des fameux Plaisirs de l’île enchantée, donnés à Versailles au mois de mai précédent. Dans l’épître dédicatoire, Racine constatait son succès, « quelques ennemis, disait-il, que je puisse avoir ». Ces ennemis vont bientôt être légion ; en attendant, leur hostilité était encore discrète, car elle n’a pas laissé de traces.

Avant de paraître devant le public, Alexandre le Grand avait fait l’objet d’une lecture partielle, fort goûtée, chez Mme du Plessis-Guénégaud, à l’hôtel de Nevers, devant un cercle où figuraient La Rochefoucauld, Pomponne, Mme de La Fayette, Mme de Sévigné et sa fille. La représentation eut lieu, le 4 décembre 1665, devant une assemblée qui comprenait Monsieur, frère du roi, et sa femme, Henriette d’Angleterre, le grand Condé et le duc d’Enghien, la princesse palatine, Anne de Gonzague. De tels spectateurs montrent quelle attente excitait la pièce. Parmi eux, plusieurs devinrent les protecteurs de Racine. Le succès fut grand, mais aussitôt de vives critiques s’élevèrent, et surtout on vit naître cet antagonisme de deux générations qui va s’exercer jusqu’au bout autour des pièces de Racine. Celle de la Fronde reste attachée à Corneille, qui a charmé sa jeunesse ; celle de Louis XIV marque sa préférence pour le poète en qui elle se reconnaît. Entre les deux se forme un public mêlé de jaloux, d’esprits faux, de « zoïles ». Presque toutes les pièces de Racine lui vaudront d’acerbes critiques.

Avant la représentation, Racine était allé soumettre sa pièce à Corneille. Les débutants ne manquent guère à cet hommage envers leurs illustres devanciers, mais il est rare qu’ils en obtiennent l’effet espéré. Corneille avait fait à son jeune confrère de grands éloges sur son talent pour la poésie en général, mais en l’assurant qu’il n’était point propre à la poésie dramatique. De telles erreurs sont inévitables. Un créateur ne voit guère que sa poétique et n’en admet pas d’autre. Or, Alexandre contenait en germe le système dramatique de Racine, et, malgré quelques imitations visibles de son devancier, — comme le souvenir des imprécations de Camille dans celles d’Axiane et la recherche, çà et là, de la coupe cornélienne dans le dialogue, — il apparaissait déjà que ce système, en conservant la forme extérieure de la tragédie cornélienne, allait en changer le fond.

Parmi les tenants de Corneille, un des plus considérables était Saint-Évremond, exilé en Angleterre, mais toujours attentif à la littérature française et fort consulté par ses amis de Paris. Il écrivait une Dissertation sur l’Alexandre. C’est un petit chef-d’œuvre de critique pénétrante et courtoise. Non seulement les remarques justes y sont nombreuses, mais le génie de Racine est deviné. « Depuis que j’ai lu le Grand Alexandre, disait Saint-Évremond, la vieillesse de Corneille me donne bien moins d’alarmes, et je n’appréhende plus tant de voir finir avec lui la tragédie ; mais je voudrois qu’avant sa mort il adoptât l’auteur de cette pièce, pour former, avec la tendresse d’un père, son vrai successeur. » D’autre part, il reprochait « à un si bel esprit » de n’avoir pas « le bon goût de cette antiquité que Corneille possédoit si avantageusement ». Même, il regrettait l’absence de ce que, bien plus tard, le romantisme, croyant l’inventer, appellera la « couleur locale ». Surtout, il regrettait que la place dominante faite non seulement à l’amour, mais à la galanterie, diminuât la grandeur des figures historiques : « Qu’on ne croye pas, concluait-il, que le premier but de la tragédie soit d’exciter des tendresses dans nos cœurs. Aux sujets véritablement héroïques, la grandeur d’âme doit être ménagée devant toutes choses. »

Dans une lettre de remerciement à Saint-Évremond, le vieux Corneille se montrait fort reconnaissant pour lui, mais fort aigri par le goût public : « Vous m’honorez de votre estime, lui disait-il, en un temps où il semble qu’il y ait un parti pour ne m’en laisser aucune. » Mais, s’il ne prévoyait pas le sens historique du poète qui écrira Britannicus, il marquait avec une grande sûreté de vue la différence capitale qui va distinguer le nouveau théâtre du sien : « Vous flattez agréablement mes sentiments, quand vous confirmez ce que j’ai avancé touchant la part que l’amour doit avoir dans les belles tragédies… J’ai cru jusqu’ici que l’amour étoit une passion trop chargée de faiblesse pour être la dominante dans une pièce héroïque ; j’aime qu’elle y serve d’ornement, et non pas de corps, et que les grandes âmes ne la laissent agir qu’autant qu’elle est compatible avec de plus nobles impressions. Nos doucereux et nos enjoués sont de contraire avis. » L’amour, en effet, sera le principal ressort de la tragédie racinienne.

Mais, en attendant le véritable amour, Alexandre n’employait guère que les ressorts d’une fade galanterie. Il sacrifiait largement à la mode complexe qui amalgamait aux souvenirs de la chevalerie ceux de la Renaissance et de l’Italie, la politesse des salons contemporains et, surtout, le jargon des romans. Ceux-ci avaient fourni à Boileau le plaisant dialogue que l’on sait. Un homme d’esprit, que l’on croit être Charles de Sévigné, lui empruntait ce cadre à la façon de Lucien pour faire une mordante critique de la nouvelle pièce.

Ces critiques étaient extrêmement pénibles à Racine. Jamais sensibilité ne fut plus délicate. Il disait à son fils : « La moindre critique, quelque mauvaise qu’elle ait été, m’a toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m’ont fait de plaisir. » En montrant son chagrin, il faisait le jeu de ses ennemis, enchantés de le voir saigner sous leurs blessures. Il ne manque guère, dans ses préfaces, de se découvrir, en laissant voir son irritation. Pour Alexandre, dès sa dédicace au roi, il se plaignait des « efforts que l’on avoit faits pour lui défigurer son héros ». Il y joignait une préface dont chaque ligne respire l’impatience et le ressentiment : « Je n’ai pu m’empécher de concevoir quelque opinion de ma tragédie, quand j’ai vu la peine que se sont donnée de certaines gens pour la décrier. On ne fait point tant de brigues contre un ouvrage qu’on n’estime pas. On se contente de ne le plus voir quand on l’a vu une fois, et de le laisser tomber de soi-même, sans daigner seulement contribuer à sa chute. Cependant, j’ai eu le plaisir de voir plus de six fois de suite à ma pièce le visage de ces censeurs. Ils n’ont pas craint de s’exposer si souvent à entendre une chose qui leur déplaisoit… etc. » Puis il réfutait les critiques une à une, ce qui n’était pas son affaire. Retenons surtout de cette apologie personnelle la remarque très juste qu’il a fait sa pièce « avec peu d’incidents et peu de matière ». C’est le principe de toute sa poétique et ce qui, avec la place prépondérante donnée à l’amour, la distingue surtout de celle de Corneille.

Il voyait juste aussi, s’il avait le tort de se louer lui-même, en constatant que « toutes les scènes étaient bien remplies et liées nécessairement les unes avec les autres ». Nous pouvons ajouter qu’il y montrait la force maîtresse d’elle-même, le sentiment de la grandeur tragique, le don de l’harmonie ; il empruntait à la cour de France son noble langage pour le prêter à ses princes et à ses seigneurs, comme dans le beau discours de Porus ; il indiquait déjà quelques-uns des caractères que, dans la suite, il montrera au complet : celui d’Axiane annonce Hermione et Eriphyle. Non seulement le progrès était immense de la Thébaïde à Alexandre, mais, comme l’avait dit Saint-Évremond, dans celui-ci se révélait un digne successeur du vieux Corneille.

Deux semaines après la première représentation, le 18 décembre, la troupe de Molière, qui avait joué Alexandre d’original, « était surprise » de le voir paraître aussi sur la scène rivale, à l’Hôtel de Bourgogne. L’honnête La Grange relevait dans son registre, avec son habituelle modération de termes, le procédé d’un auteur « qui en usoit si mal ». D’après Louis Racine, le poète se trouvait médiocrement joué au Palais-Royal, et il semble, en effet, que l’Hôtel de Bourgogne avait de meilleurs acteurs pour la tragédie. Cela n’excuse pas le procédé. Il se peut que les obligations de Racine envers Molière aient été exagérées et qu’il n’ait pas reçu de lui certain prêt de cent louis à ses débuts. Mais, sans écraser, comme il est d’usage, « l’ingratitude » de Racine avec « la générosité » de Molière, il est certain que l’auteur à Alexandre ne se montrait dans cette circonstance ni respectueux, comme disent les frères Parfaict, de « l’usage observé de tout temps entre les comédiens françois de n’entreprendre point de jouer, au préjudice d’une troupe, les pièces dont elle étoit en possession et qu’elle avoit mises au théâtre à ses frais particuliers », ni courtois envers un directeur qui l’avait déjà joué, ni délicat envers un homme plein de droiture.

Au motif qui explique sa conduite, s’il ne la justifie pas, il faut sans doute en joindre un autre, encore plus fort. Il est probable que, dès ce moment, Racine était amoureux de Mlle du Parc, à laquelle il avait donné le rôle d’Axiane dans Alexandre, et qu’il allait enlever à Molière pour lui faire jouer Andromaque à l’Hôtel de Bourgogne. L’actrice était « charmante et triomphante ». Molière l’avait aimée, sans succès. Elle avait inspiré à Corneille une passion sénile et touchante qui resta platonique, bien malgré lui, et lui inspira des vers charmants de dépit et de fierté. La Fontaine, bien entendu, ne manqua pas cette occasion de soupirer. Tout en repoussant de tels hommages, Mlle du Parc n’était rien moins qu’une Lucrèce, et il semble bien qu’elle ait fait beaucoup d’heureux, plus obscurs. Si nous manquons de détails sur la passion de Racine, nous savons qu’elle fut vive, et il est possible que le poète lui ait dû en partie sa profonde connaissance de l’amour. Une telle liaison, une de ces passions amères et prenantes dont le théâtre a le privilège, était capable de lui apprendre la jalousie, et nul poète ne l’a peinte de traits plus vigoureux. Mlle du Parc faisait volontiers au public les honneurs de sa beauté. Elle ne se contentait pas de jouer la comédie : elle brillait « dans les danses hautes ». Un contemporain nous apprend qu’« elle faisoit certaines cabrioles remarquables, car on voyoit ses jambes, par le moyen d’une jupe qui étoit ouverte des deux côtés ». Ce genre de spectacle enchante le public et torture un amant. Lorsque Mlle du Parc mourra en couches, au mois de décembre 1668, après avoir créé le rôle d’Andromaque, le poète laissera éclater son désespoir. Le chroniqueur Robinet le montre suivant « à demi-trépassé » le convoi de la comédienne.

Il aimera encore, et, comme Mlle du Parc, Mlle Champmeslé est inséparable de sa biographie, mais pas de la même manière, à ce qu’il semble. Il sera plus accommodant avec celle-ci et la quittera sans effort. Dans Mlle du Parc, il vit surtout la femme, dans Mlle Champmeslé, l’interprète. Par Mlle du Parc, il dut éprouver, selon ses propres expressions, que « l’amour est celui de tous les dieux qui sait le mieux le chemin du Parnasse. »

Après un temps de vive irritation chez Molière, qui fera jouer sur son théâtre la Folle Querelle, parodie d’Andromaque par Subligny, Molière et Racine, au dire des contemporains, « ne cessèrent pas de s’estimer et de se rendre mutuellement une exacte justice » ; ils furent même « réconciliés » par leurs amis communs, sans toutefois qu’une « liaison particulière » reprît entre eux. Molière disait, en sortant des Plaideurs, « que ceux qui se moquoient de cette pièce mériteroient qu’on se moquât d’eux ». Racine disait à Boileau, à propos de l’Avare : « Je vous vis dernièrement à la pièce de Molière, et vous riiez tout seul sur le théâtre. — Je vous estime trop, lui répondait Boileau, pour croire que vous n’y ayez pas ri, du moins intérieurement. » Ainsi, dans la réconciliation et l’estime mutuelle, Molière apportait plus de bonne grâce que Racine. Cette réconciliation ne sera complète que par la mort de Molière, lorsque, dans les plus beaux vers et les plus émus qu’il ait écrits, Boileau mettra Racine et Molière sur le même rang, dans son affection et son admiration.