Racine (Larroumet)/Partie 1/Chap III

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 88-114).

CHAPITRE III

RETRAITE DU THÉÂTRE
VIE DE FAMILLE ET DE COUR

Parmi les causes de la retraite de Racine, il convient d’écarter d’abord une trahison de Mlle Champmeslé, l’abandonnant pour le comte de Clermont-Tonnerre. Très probablement Racine n’a pas quitté le théâtre parce que la Champmeslé le quittait, mais il a quitté la Champmeslé parce qu’il quittait le théâtre. Peut-être un triste souvenir de ses amours de coulisses eut-il une influence sur sa résolution ; mais, comme nous le verrons tout à l’heure, il se rapportait à Mlle du Parc.

En attendant, des raisons plus hautes agissaient sur son âme. L’âge, d’abord, l’inclinait aux pensées sérieuses. Il avait trente-huit ans ; la jeunesse était passée. L’ancien élève de Port-Royal commençait à songer que l’amour et la gloire ne sont pas le seul but de la vie. Il avait trouvé dans la carrière des lettres autant d’amertume que de douceur. Les germes déposés dans son âme par les solitaires levaient et grandissaient après un long sommeil. Le choix du sujet dans sa dernière tragédie, et surtout la manière dont il l’avait traité, était un premier indice de ces dispositions. En proposant un but moral au théâtre, il avait ainsi terminé la préface de Phèdre : « Ce seroit peut-être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l’ont condamnée dans ces derniers temps, et qui en jugeroient sans doute plus favorablement si les auteurs songeoient autant à instruire les spectateurs qu’à les divertir. »

C’était une avance à ses anciens maîtres et un commencement d’excuses. La mère de Sainte-Thècle fut la première à recevoir l’expression de ce repentir : « C’est elle, écrivait plus tard Racine à Mme de Maintenon, qui m’apprit à connoître Dieu dans mon enfance, et c’est elle aussi dont Dieu s’est servi pour me tirer de l’égarement et des misères où j’ai été engagé pendant quinze années. » Encouragé par elle, il osa rendre visite à Nicole. « Il ne lui fut pas difficile, raconte Louis Racine, de faire sa paix avec M. Nicole, qui ne savoit pas ce que c’étoit que la guerre et qui le reçut à bras ouverts. »

L’entreprise était plus malaisée avec le grand Arnauld, « qui avoit toujours sur le cœur les plaisanteries écrites sur la mère Angélique ». En aidant cette fois de quelque diplomatie sa franchise accoutumée, Boileau rendit possible la démarche suprême. Il porta Phèdre à Arnauld, et lui demanda son sentiment : « Il n’y a rien, répondit Arnauld, à reprendre au caractère de Phèdre, puisque, par ce caractère, il nous donne cette grande leçon que, lorsqu’en punition de fautes précédentes, Dieu nous abandonne à nous-mêmes et à la perversité de notre cœur, il n’est point d’excès où nous ne puissions nous porter, même en les détestant. » Après cette déclaration, l’auteur pouvait venir lui-même, et Louis Racine raconte ainsi la réconciliation : « Boileau, charmé d’avoir si bien conduit sa négociation, demanda à M. Arnauld la permission de lui amener l’auteur de la tragédie. Ils vinrent chez lui le lendemain, et, quoiqu’il fût en nombreuse compagnie, le coupable, entrant avec l’humilité et la confusion peintes sur le visage, se jeta à ses pieds ; M. Arnauld se jeta aux siens ; tous deux s’embrassèrent. » On songe à la scène fameuse de Tartufe, mais pour remarquer combien, par la différence des sentiments, un même acte, de ridicule, peut devenir touchant.

Dès lors, le divorce de Racine avec le théâtre était consommé. « Il résolut, dit Louis Racine, non seulement de ne plus faire de tragédies, et même de ne plus faire de vers ; il résolut encore de réparer ceux qu’il avait faits, par une rigoureuse pénitence. La vivacité de ses remords lui inspira le dessein de se faire chartreux. » Son confesseur « trouva ce parti trop violent » et lui conseilla « de rester dans le monde et d’en éviter les dangers, en se mariant à une personne remplie de piété ». Il suivit ce conseil, et, le 1er juin 1677, par l’entremise de « sages amis », il épousait Catherine de Romanet.

« L’amour ni l’intérêt n’eurent aucune part à son choix, continue son fils ; il ne consulta que la raison pour une affaire si sérieuse. » C’était, en effet, un pur mariage de convenances. Catherine de Romanet, âgée de vingt-cinq ans et orpheline, appartenait à une très honorable famille : elle était fille d’un conseiller du roi, trésorier de France en la généralité d’Amiens. Elle apportait à son mari 22,000 livres en biens fonds et 3,600 livres de rente. Racine, pourvu depuis 1674, par la protection de Colbert, du titre de trésorier en la généralité de Moulins, avait les 2,400 livres de gages attachés à sa charge, 1,000 livres de rente, 1,500 livres « de pension qu’il plaît au Roi de lui donner », et une somme de 6,000 livres argent comptant. Il possédait en outre une bibliothèque évaluée à 1,500 livres et un mobilier évalué à 3,000. Celui-ci dénote les goûts élégants du poète. On y relève, en effet, « un lit et tous les meubles de damas vert, un autre lit de brocart en or et argent avec franges, doublé de salin aurore, une tenture de tapisserie de Flandres, trois tentures de tapisserie de Bergame, un grand miroir, plusieurs tableaux, une montre à pendule ».

D’illustres amis signaient à son contrat de mariage. C’étaient « LL. AA. SS. Mgr le Prince et Mgr le Duc ; Mgr le duc d’Albert ; Mgr de Lamoignon, premier président ; Mgr Colbert, ministre d’Estat et madame son épouse ; Mgr le Mis de Seignelay, secrétaire d’Estat, et madame son épouse ; M. Jacques-Nicolas Colbert, abbé du Bec ; Mess. de Lamoignon, avocat-général ; M. de Basville, maître des requêtes ; M. de Gourville ; M. du Metz, garde du trésor royal », et plusieurs parents et amis, parmi lesquels « M. François Le Vasseur, prieur d’Auchy », le compagnon de jeunesse, le petit abbé d’autrefois, désormais rangé, sous l’habit blanc de Saint-Jean des Vignes. Quant à Boileau, « M. Nicolas, Sr des Préaux », il assistait au mariage, comme témoin, avec « Nicolas Vitart, seigneur de Passy ».

Ainsi, Racine entrait dans la vie sérieuse avec les honneurs et la fortune. S’il renonçait au théâtre pour mener une existence chrétienne, il ne renonçait pas au monde. Admis à la cour depuis longtemps, il va pénétrer fort avant dans la faveur royale et recevoir un titre qui fera de lui un personnage autrement considérable en ce temps-là qu’un poète applaudi. Au mois d’octobre 1677, probablement par la protection de Mme de Montespan, il était nommé, en même temps que Boileau, historiographe du roi. Si, malgré ses sentiments religieux et son mariage, il avait conservé quelque intention de revenir un jour au théâtre, ces fonctions, — qu’il se proposait de remplir en conscience, en s’y préparant par des études absorbantes et en suivant les fréquentes campagnes du roi, — ne lui auraient guère laissé le loisir de travailler pour la scène. Il est peu probable que Louis XIV lui ait imposé une renonciation formelle à la poésie, mais il n’entendait pas confier une sinécure aux deux poètes. Mme de Sévigné écrivait que le roi leur avait commandé « de tout quitter pour travailler à son histoire ». Boileau parle lui-même dans une préface du « glorieux emploi qui l’a tiré du métier de la poésie ». Ainsi, scrupules religieux, vie nouvelle, faveur du roi, tout se réunissait pour couper à Racine tout retour vers le théâtre profane.

Si ces causes n’avaient pas suffi, un effrayant danger qu’il courait deux ans après lui aurait inspiré l’horreur de son ancien métier. La mystérieuse affaire des poisons se déroulait devant la Chambre ardente. Le 21 novembre 1679, une des accusées, la Voisin, mettait Racine en cause. Elle avançait que Racine, « ayant épousé secrètement Du Parc, étoit jaloux de tout le monde et particulièrement d’elle, Voisin, dont il avoit beaucoup d’ombrage et qu’il s’en étoit défait par poison, à cause de son extrême jalousie, et que, pendant la maladie de Du Parc, Racine ne partoit point du chevet de son lit, qu’il lui tira de son doigt un diamant de prix, et avoit aussi détourné les bijoux et principaux effets de Du Parc, qui en avoit pour beaucoup d’argent ». Il n’y a là, certainement, qu’une abominable invention de femme perdue, une de ces calomnies que la méchanceté, la corruption et l’avidité soulèvent dans l’entourage des femmes galantes. Racine avait dû défendre à sa maîtresse de recevoir la Voisin. De là furieuse colère de celle-ci, qui, au bout de onze ans, essayait de se venger en impliquant le poète dans une formidable accusation. De preuves, elle n’en donnait aucune, et la procédure de l’affaire, publiée dans les Archives de la Bastille, n’en contient pas trace. Cependant, une lettre écrite le 11 janvier 1680 par Louvois au conseiller d’État Bazin de Bezons se termine ainsi : « Les ordres du Roi nécessaires pour l’arrêt du sieur Racine vous seront envoyés aussitôt que vous le demanderez. » Il est difficile de douter qu’il soit ici question du poète. Mais il n’y eut pas d’arrestation : Racine avait pu se justifier auprès du roi et de Louvois.

Ce n’en était pas moins une terrible aventure. Ainsi, au bout de dix ans, le souvenir d’une liaison avec une comédienne pouvait avoir de telles conséquences ! La tourmente passée. Racine devait se tenir plus fermement que jamais à sa résolution de se renfermer dans ses devoirs de famille et de cour.

Qu’il ait été parfaitement heureux comme mari, on ne saurait en douter. Tout ce que l’on sait de son existence privée confirme le témoignage de Louis Racine : « Sa compagne sut, par son attachement à tous les devoirs de femme et de mère, et par son admirable piété, le captiver entièrement, faire la douceur du reste de sa vie, et lui tenir lieu de toutes les sociétés auxquelles il venoit de renoncer. » Le fils mentionne à ce sujet une correspondance où abondaient les « termes tendres » et où le poète communiquait à sa femme « ses pensées les plus secrètes », mais « que, sans doute pour lui obéir, elle ne conservoit pas ».

En effet, la correspondance aujourd’hui connue ne renferme qu’une de ces lettres, écrite après quinze ans de mariage (15 mai 1692), tandis que Racine accompagnait le roi au siège de Namur. Elle commence par employer le vous et ne contient que des nouvelles fort simples, simplement écrites et de celles qui peuvent intéresser un esprit simple. Mais, à la fin, la tendresse paraît, conjugale en même temps que paternelle : « Adieu, mon cher cœur ; embrasse nos enfants pour moi. Exhorte ton fils à bien étudier et à servir Dieu… Écris-moi souvent, ou lui. Adieu, encore un coup. »

Simple, Mme Racine l’était à un degré rare, et, ici encore, le mieux est de laisser parler son fils : « (Elle) porta l’indifférence pour la poésie jusqu’à ignorer toute sa vie ce que c’est qu’un vers, et m’ayant entendu parler, il y a quelques années, de rimes masculines et féminines, elle m’en demanda la différence… Elle ne connut ni par les représentations, ni par la lecture, les tragédies auxquelles elle devait s’intéresser ; elle en apprit seulement les titres par la conversation. » En revanche, elle était « une compagne uniquement occupée du ménage, ne lisant de livres que ses livres de piété, ayant d’ailleurs un jugement excellent, et étant d’un très bon conseil en toute occasion ». La correspondance de Racine avec son fils Jean-Baptiste, attaché d’ambassade en Hollande, renferme deux lettres de Mme Racine. Raisonnablement affectueuses, pleines de conseils pratiques et de petites nouvelles de famille, elles sont d’une rare insignifiance. Mme Racine ressemblait aussi peu que possible à Mme de Sévigné. Cependant, si Racine avait renoncé au théâtre profane, il continuait à aimer les lettres et à lire assidûment. Il prononçait à l’Académie française, au sujet du grand Corneille, le plus bel éloge des lettres qui soit sorti d’une bouche française. Il écrivait l’histoire du roi, et son génie dramatique, s’appliquant aux livres saints, donnera Esther et Athalie. Avec tout cela, il se trouve que la femme selon le cœur de Racine est l’idéal de la femme selon Chrysale. Louis Racine, bon fils, mais un peu poète, n’a pu s’empêcher de faire cette remarque : « On avouera que la religion a dû être le lien d’une si parfaite union entre deux caractères aussi opposés. »

De ce mariage naquirent sept enfants, deux fils et cinq filles. L’aîné des fils, Jean-Baptiste, entré dans la carrière diplomatique, mourut en 1747, après avoir aimé les lettres et la solitude, sans écrire. L’aînée des filles, Marie-Catherine, essaya deux fois de la vie religieuse, aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques et à Port-Royal, puis épousa M. Collin de Moramber. La seconde, Anne, que ses parents appelaient Nanette, entra aux Ursulines de Melun. La troisième, Elisabeth, Babet, entra dans l’ordre de Fontevrault, au couvent de Viéville. Les deux dernières, Jeanne-Nicole-Françoise, Fanchon, et Madeleine, Madelon, furent aussi religieuses, aux Ursulines de Melun. Le dernier des enfants et le second des fils, Lionval, fut Louis Racine.

Au milieu de cette famille, qui reproduisait avec une variété charmante les traits de sa nature sensible et inquiète. Racine pratiquait toutes les vertus d’un bon père. Il redevenait enfant avec Babet, Fanchon, Madelon, Nanette et Lionval ; — seuls, les deux aînés, garçon et fille, ne portaient point de ces diminutifs, par respect du droit d’aînesse. Il préférait le bonheur de leur société à la recherche des grands. Deux anecdotes, contées par Louis Racine, le montrent ainsi dans son intérieur et sont restées célèbres. Un jour, il revenait de Versailles, où il était allé faire sa cour, lorsqu’un écuyer de M. le Duc lui apporte une invitation à dîner pour le soir même : « Je n’aurai point l’honneur d’y aller, lui répondait-il ; il y a plus de huit jours que je n’ai vu ma femme et mes enfants, qui se font une fête de manger aujourd’hui avec moi une très belle carpe ; je ne puis me dispenser de dîner avec eux ». Et il faisait apporter la carpe, en ajoutant : « Jugez vous-même si je puis me dispenser de dîner avec ces pauvres enfants, qui ont voulu me régaler aujourd’hui, et n’auroient plus de plaisir s’ils mangeoient ce plat sans moi. Je vous prie de faire valoir cette raison à son Altesse Sérénissime. » La piété, le premier des devoirs observés dans la maison de Racine, avait sa place jusque dans les jeux de ses enfants. « Je me souviens, dit Louis Racine, de processions dans lesquelles mes sœurs étoient le clergé, j’étois le curé, et l’auteur d’Athalie, chantant avec nous, porloit la croix. » Il faisait tous les soirs la prière au milieu de ses enfants et de ses domestiques, en y ajoutant « la lecture de l’Évangile du jour, que souvent il expliquoit lui-même par une courte exhortation proportionnée à la portée de ses auditeurs et prononcée avec cette âme qu’il donnoit à tout ce qu’il disoit ».

L’inventaire fait après son décès nous introduit dans la maison de la rue des Marais, aujourd’hui rue Visconti, qui fut son dernier domicile ; maison fameuse, qui aurait été habitée avant lui par Mlle Champmeslé et, après lui, par Mlles Lecouvreur et Clairon. Une plaque conserve le souvenir de ces hôtes, mais, dût la légende y perdre, l’identification de cette demeure n’est pas certaine, et c’est tant mieux : on ne se figure pas Racine vivant en famille dans la maison où il avait aimé la Champmeslé.

Il avait l’installation dont ses charges et ses relations lui faisaient un besoin. « Sous les remises estant dans la cour », il y avait « un carrosse couppé, doublé de velours rouge, à ramages, une petite chaise roulante », et « deux chevaux ongres sous poil blanc, à courtes queues, vieux et caducques ». On croirait entrer chez un prélat, conciliant la modestie de ses goûts avec le luxe nécessaire à sa dignité. Racine en « manteau d’écarlate rouge » et en « veste de gros de Tours à fleurs d’or », avec « une petite épée à garde et poignée d’argent », partant pour Versailles ou Fontainebleau dans son carrosse rouge, traîné par ses deux vieux chevaux, ne rappelle pas du tout M. Jourdain allant montrer son bel habit par la ville. À Paris, lorsqu’il allait à l’église ou à l’Académie, il devait être vêtu plus simplement, de « justaucorps, veste et culotte de drap noir ». Dans sa chambre et dans son cabinet, il avait « une robe de chambre bordée de satin violet, avec un bonnet de velours rouge et étoffe d’or au-dessus ». Pour Mme Racine, l’inventaire relève à son usage « trois robes de chambre, dont l’une en velours cramoisy, une autre de taffetas de la Chine blanc, et l’autre de satin jaune, un jupon bleu de moire d’Angleterre, une robe de chambre et une jupe d’étamine grise, avec une paire de bouts de manche d’étoffe d’or ».

Le mobilier de la maison, — vaste comme il convient à une famille nombreuse et louée 974 livres par an, somme considérable pour l’époque, — est à l’avenant. On y relève en quantité les cabinets, fauteuils, tapisseries, tableaux, miroirs, les porcelaines et faïences « servant de garniture aux cheminées ». La chambre de Mme Racine est élégante et riche ; celle de Racine, d’un luxe plus sobre. La vaisselle d’argent et les bijoux font un total de 7,330 livres. On y trouve les bijoux de Mme Racine, « un collier de 46 perles rondes d’Orient, une boucle de ceinture de diamans, une bastière de diamans », et les trois tabatières de Racine, une d’argent et deux d’écaille.

La fortune est considérable. L’inventaire accuse 39,632 livres de biens propres à Mme Racine, 1,572 livres de rente, la propriété d’une maison, la « maison du Chat », sise rue de la Grande-Friperie et évaluée à 18,400 livres, les gages de trésorier de France à Moulins pour 2,400 livres, 2,000 livres de pension viagère « en qualité d’homme de lettres », 4,000 comme historiographe du roi, 2,000 livres comme gentilhomme ordinaire, 2,200 livres comme secrétaire du roi, soit pour la communauté un total de revenus réguliers de 14,172 livres. En argent comptant, fermages, arrérages de rentes et gages d’offices, il se trouve, au jour du décès, une somme de 9,852 francs.

Mais ce qui nous intéresse le plus dans l’inventaire, ce sont les renseignements qu’il nous donne sur le cabinet et la bibliothèque du poète :

Dans une grande chambre servant de cabinet au dit feu sieur Racine (se trouvent) un grand bureau de racine de bois de noyer, une armoire de bois noircy à deux grands guichets garnis de fil de laiton, un miroir de glace fine avec sa bordure d’écaille, deux fauteuils de bois de noyer garnis de paille fine avec leurs coussins d’étoffe, or et argent, seize estampes, un portrait peint sur toile, dix-neuf pièces de porcelaine fine et un cabaret, façon de la Chine, deux jattes de faïence fine et cinq tasses de porcelaine, six corps de tablettes de bois de sapin, garnies de bandes de serge verte à clouds dorés, avec, par derrière, une tenture de tapisserie de

Bergame, une tenture complète de tapisserie de Flandres, un petit tapis servant de devant de cheminée, de velours de couleur de caffé, avec bandes et galons, or et argent.

Tel est le décor au milieu duquel Racine lisait, méditait, écrivait l’histoire du roi, composait Esther et Athalie. La bibliothèque est nombreuse et bien choisie, riche en livres de religion, d’histoire, de géographie et de voyages. On y trouve la plupart des classiques anciens et des auteurs français, force traités spéciaux et recueils de documents originaux. Ce n’est pas seulement la bibliothèque d’un poète, mais d’un érudit qui, en toutes choses, veut remonter aux sources, savoir avec précision et en détail. L’inspiration de Racine, si originale, partait de l’esprit le plus cultivé et le mieux informé. Pour l’usage qu’il faisait de ses livres, on le sait par ceux qui sont conservés, avec de nombreuses notes de sa main, à la Bibliothèque nationale, aux bibliothèques de Toulouse et du château de Chantilly. Les tragiques grecs, surtout, dénotent l’étude la plus attentive. Et il aimait ces livres en bibliophile. Il écrivait de Fontainebleau à son fils Jean-Baptiste : « Faites souvenir votre mère qu’il faut entretenir un peu d’eau dans mon cabinet, de peur que les souris ne ravagent mes livres. »

Sa correspondance avec sa famille nous montre le père tendre et inquiet, attentif aux plus petites choses qui intéressent la santé et l’éducation de ses enfants. Cet intérieur est le parfait modèle d’une famille janséniste, quoique la douceur naturelle du père atténue un peu la sévérité de la doctrine. Racine écrit à son fils aîné, âgé de treize ans, comme à un homme ; il le reprend avec douceur sur son goût précoce pour les gazettes, mais, en même temps, il lui mande sérieusement les nouvelles de l’armée et le considère en son absence comme le chef de la famille. Deux ans après, il l’encourage à la patience dans une maladie, le conseille dans ses études, que Boileau dirige pendant l’absence du père, et engage ce critique de quinze ans à n’être pas trop sévère pour Cicéron. Sur un essai de narration historique, le combat de Steinkerque, il le félicite d’écrire « avec une grande ingénuité » ; il l’engage à lire La Fontaine. Ce qui lui tient le plus à cœur, c’est la piété : « Croyez-moi, c’est là ce qu’il y a de plus solide au monde ; tout le reste est bien frivole. » Sur ses diverses lectures, il lui dit le fort et le faible de chaque auteur avec une justesse concise.

Mais Jean-Baptiste a quinze ans, et l’instinct poétique s’éveille en lui. Le père frémit : « Je ne saurois trop vous recommander de ne vous point laisser aller à la tentation de faire des vers français, qui ne serviroient qu’à vous dissiper l’esprit ». Bientôt le danger grandit ; Jean-Baptiste se plaint de ne pas lire assez de comédies et de romans : « Je vous dirai, écrit le père, avec la sincérité avec laquelle je suis obligé de vous parler, que j’ai un extrême chagrin que vous fassiez tant de cas de toutes ces niaiseries. » Racine a quelques mois de sérieuses inquiétudes à ce sujet, et la correspondance marque chez lui comme une honte à parler de ses pièces. Il ne veut pas écrire à son fils qu’il en a fait lui-même et que c’est son remords ; s’il le faut, il le lui dira de vive voix. En attendant, il le prie de ne lui « point faire de déshonneur » en allant à la comédie, et il explique ainsi ce que le mot semble avoir d’excessif :

Je sais bien que vous ne seriez pas déshonoré devant les hommes en y allant ; mais ne comptez-vous pour rien de vous déshonorer devant Dieu ? Pensez-vous même que les hommes ne trouveront pas étrange de vous voir à votre âge pratiquer des maximes si différentes des miennes ? Songez que M. le duc de Bourgogne, qui a un goût si merveilleux pour toutes ces choses, n’a encore été à aucun spectacle, et qu’il veut bien en cela se laisser conduire par les gens qui sont chargés de son éducation.

Grâce à la fermeté de ces conseils et à la docilité du jeune homme, le danger passe et Racine se rassure. Jean-Baptiste ne donnera plus à la littérature d’imagination qu’une place réduite. Le fils du grand Racine ne sera pas poète. Il entre dans la diplomatie et part pour la Haye. Dès lors, les lettres de son père nous laissent voir en lui un bon jeune homme, qui se laisse guider à distance, ne se dérange pas, neutre en bien et en mal. Jean-Baptiste a subi le résultat ordinaire des éducations trop craintives : l’esprit d’obéissance a brisé le ressort d’énergie. Il sera un homme médiocre. Son père lui a cité l’exemple du duc de Bourgogne. On sait ce que, mutatis mutandis, le même genre d’éducation avait fait de celui-ci, un timide bien intentionné. Le repentir de Racine, si excessif aux yeux de la morale purement humaine, n’a pas seulement stérilisé son génie ; il a eu son contre-coup sur la destinée de son fils, de ses deux fils même, car Louis, sur lequel la mère continuera la même discipline après la mort du père, sera un autre Jean-Baptiste, aussi pieux, aussi terne et, s’il est poète, mettant dans sa poésie religieuse plus de religion que de poésie.

Au demeurant, toute la suite de cette correspondance abonde en traits de tendresse et de bonhomie. Ce sont des détails sur la santé, l’éducation, le caractère, les petits accidents des jeunes sœurs et des jeunes frères, un projet de mariage qui n’aboutit pas pour le fils aîné, les maladies du père, ses occupations de courtisan, ses soucis de fortune et d’avenir avec une si nombreuse famille.

Puis de petits tableaux, en quelques traits exquis de naturel. C’est un dîner de famille, en compagnie de Boileau, pour manger « un fort grand brochet et une belle carpe », sans doute la fameuse carpe dont il fut parlé à M. le Duc. Ce sont les lettres qui arrivent de Hollande et qu’on lit en commun : « Elles me font un extrême plaisir, et nous sont d’une grande consolation à votre mère et à moi, et même à toutes vos sœurs, qui les écoutent avec une merveilleuse attention, en attendant l’endroit où vous ferez mention d’elles. » Le fils mange en Hollande d’excellentes groseilles : « Ces groseilles ont bien fait ouvrir les oreilles à vos petites sœurs et à votre mère elle-même, qui les aime fort, comme vous savez. Je ne saurois m’empêcher de vous dire qu’à chaque chose d’un peu bon que l’on nous sert sur la table, il lui échappe toujours de dire : « Racine mangeroit volontiers d’une telle chose. » C’est la fête du père et le bouquet. C’est le souvenir, commun à toutes les familles, de la promenade à la foire et de l’effarement du petit dernier devant une grosse bête, plus ou moins féroce : « Le petit Lionval eut belle peur de l’éléphant et fit des cris effroyables quand il le vit qui mettoit sa trompe dans la poche du laquais qui le tenoit par la main. »

Louis Racine est trop jeune pour que son père ait beaucoup à s’occuper de son éducation et il ne tient guère d’autre place dans la correspondance que par le choix de sa nourrice et ses maladies d’enfant. Il est, du reste, élevé dans les mêmes principes que son frère aîné. Sa mère écrit à son sujet cette phrase, d’un si prodigieux contraste avec la gloire de son père : « Le pauvre petit promet bien qu’il n’ira pas à la comédie, de peur d’être damné. » Les filles, au contraire, donnent au père beaucoup de sollicitude par leur vocation religieuse, très vive, mais traversée soit par leur humeur mobile, soit par la difficulté de les faire admettre au couvent de leur choix. Il est tout à fait injuste de dire que Racine poussait ses filles à entrer en religion et les sacrifiait à sa propre piété. Il s’efforçait, au contraire, de retarder l’engagement final ou même de les en détourner. Rien n’est plus touchant que la lettre écrite par Racine à la mère Agnès de Sainte-Thècle, le 9 novembre 1698, pour lui raconter la prise d’habit de Nanette. Avec la religieuse, il s’efforce de contenir sa douleur, mais, avec son fils, il la laisse s’épancher : « Je n’ai cessé de sangloter, et je crois même que cela n’a pas peu contribué à déranger ma faible santé. »

Nanette fut la seule de ses filles dont il ait de ses yeux vu le sacrifice, et Marie-Catherine la seule qu’il ait mariée. Le 7 janvier 1699, l’année de la mort de son père, celle-ci épousait M. Collin de Moramber, « seigneur de Riberpré, avocat en Parlement », et une lettre d’un ami de la famille, Willard, nous fait assister à la cérémonie :

M. Racine donna le dîner de noces. Monsieur le Prince lui avoit envoyé pour cela, deux ou trois jours auparavant, un mulet chargé de gibier et de venaison. Il y avoit un jeune sanglier tout entier. Le soir il n’y eut point de souper chez le père de l’époux, avec lequel on étoit convenu qu’il donneroit plutôt un dinar le lendemain, afin qu’il n’y eût point deux repas en un jour. Tout finit donc le soir des noces par une courte et pathétique exhortation de Monsieur (le curé) de Saint-Séverin sur la bénédiction du lit nuptial qu’il fit. M. et Mme Racine se retirèrent à huit heures et demie. Les jeunes gens firent la lecture de piété ordinaire à la prière du soir avec la famille. Le père, comme pasteur domestique, répéta la substance de l’instruction de M. le curé ; et tout étoit en repos comme de coutume vers onze heures. Il n’y eut point d’autres garçons de la noce, ou plutôt amis des époux, que M. Despréaux et moi.

Racine étendait ses affections et ses devoirs de famille à tous les degrés de sa parenté. Sa correspondance le montre en rapports fréquents avec la Ferté-Milon, où sa sœur Marie continuait d’habiter, après avoir épousé un médecin, M. Rivière. L’échange de bons offices était continuel entre le frère et la sœur. À Paris, Racine employait son crédit et ses relations en faveur de M. et de Mme Rivière ; il venait à la Ferté servir de parrain à l’un de ses neveux. Quatre de ses enfants furent envoyés dans leur bas âge à Mme Rivière, et le mari surveillait leur santé. C’est par Mme Rivière que Racine secourait les membres de la famille tombés dans le besoin. Sa bienfaisance ne s’arrêtait même pas devant le désordre, comme avec « le cousin Henry », qui venait à Paris, « fait comnne un misérable », déclarer sa parenté en présence des domestiques et « faire rougir de sa gueuserie ». Il recommandait particulièrement à Mme Rivière sa vieille nourrice, « la pauvre Marguerite », à laquelle il faisait une petite pension. Dans son testament il priera sa femme de continuer à cette nourrice et à ses parents pauvres les secours qu’il leur donnait.

On a vu ce qu’avait été pour Racine l’amitié littéraire de Boileau. Peu à peu, leur affection était devenue si étroite que Boileau finit par se trouver comme un membre de la famille. Il est mêlé à tous les actes de la vie de Racine. On l’a vu « seul garçon » au mariage de Marie-Catherine. Lorsque Racine est malade, Boileau vient lui tenir « très bonne compagnie ». Souvent Racine et sa famille vont voir à Auteuil Boileau sourd, malade et triste. Racine écrit à son fils Jean-Baptiste : « M. Despréaux (nous) régala le mieux du monde ; ensuite, il mena Lionval et Madelon dans le bois de Boulogne, badinant avec eux, et disant qu’il les vouloit mener perdre. Il n’entendoit pas un mot de tout ce que ces pauvres enfants lui disoient. » Lorsque Boileau s’en va soigner à Bourbon la maladie de gorge qui fait son tourment, Racine lui témoigne la plus constante sollicitude, lui envoie l’avis de Fagon et de Félix, les médecins de la cour, s’inquiète des remèdes qui ont réussi en pareil cas. « Je meurs de peur, lui écrit-il, que votre mal de gorge ne soit aussi persévérant que mon mal de poitrine. Si cela est, je n’ai plus l’espérance d’être heureux, ni par autrui, ni par moi-même. » Boileau s’ennuie fort ; Racine lui propose de tout quitter pour venir lui tenir compagnie. Lorsque Racine va faire sa cour ou suit le roi en campagne, Boileau surveille, comme on l’a vu, les études de Jean-Baptiste. Aussi, plus tard, dans ses lettres écrites de la Haye, Jean-Baptiste fait-il une place à Boileau, qui en est fort touché. Racine écrit de Boileau : « Il n’y a pas un meilleur ami ni un meilleur homme au monde. » Dans sa dernière maladie, Racine disait à ses fils : « Faites connaître à Boileau que j’ai été son ami jusqu’à la mort. » Au dernier moment, il disait lui-même à Boileau : « Je regarde comme un bonheur pour moi de mourir avant vous. »

La correspondance des deux amis est d’un grand intérêt moral et littéraire. Elle nous fait pénétrer dans la connaissance de ces caractères si différents ; elle nous fournit nombre de renseignements sur la vie du temps et les mœurs littéraires ; elle abonde en petits tableaux, sobres et pleins. Le ton en est toujours simple, le plus souvent sérieux, parfois enjoué. On y voit comment vivaient, pensaient et parlaient les honnêtes gens de ce temps-là. Il n’y a pas de laisser aller ; on s’y traite de « Monsieur », tout au plus de « cher Monsieur », après trente-cinq ans d’intimité. Cette réserve faisait alors partie de la tenue morale. Mais, quelle solidité d’affection, quelle droiture de cœur et d’esprit ! Les correspondances d’hommes de lettres deviendront plus amusantes ; elles ne rendront pas un meilleur témoignage de leurs auteurs.

Les fonctions d’historiographe du roi, en associant les deux amis à une tâche commune, avaient contribué pour beaucoup à resserrer leur intimité. Elles tiennent une grande place dans leurs lettres. Ils les avaient prises fort au sérieux, et ils espéraient bien laisser à la postérité une histoire de Louis XIV, véridique malgré leur admiration pour leur héros et l’obligation de la flatterie. Ils avaient commencé par suivre le roi dans ses campagnes, et ils y avaient montré un désir méritoire de bien voir. Aucun des deux ne se piquait de bravoure, et leur existence antérieure les avait mal préparés à la vie des camps. Ils firent leur début en 1678, au siège de Gand, et s’y montrèrent fort empruntés. On plaisantait leur embarras et leur ignorance des choses militaires. Mme de Sévigné écrivait à son cousin Bussy : « Ces deux poètes historiens suivent la cour, plus ébaubis que vous ne le sauriez penser, à pied, à cheval, dans la boue jusqu’aux oreilles… Il me semble qu’ils ont assez l’air de deux Jean Doucet. » Mme de Scudéry enchérissait : « Je pense que la peur les a empêchés de rien voir. » Pradon traçait un assez plaisant portrait des deux amis dans leur accoutrement militaire :

…. Demi-soldats, l’air presque assassinant,
Les Messieurs du sublime, avec longue rapière,
Et du mieux qu’ils pouvoient prenant mine guerrière,
Alloient, chacun monté sur un grand palefroi,
Aux bons bourgeois de Gand inspirer de l’effroi.

Ils accompagnent encore Louis XIV en 1683, dans le voyage d’Alsace. Dès lors, les infirmités croissantes de Boileau le retiennent à Paris. Racine continue seul de suivre l’armée ; mais il se considère toujours comme le collaborateur de son ami, et il ne fait que prendre des notes pour le travail commun. De là les longues lettres où il lui raconte en détail ce dont il est témoin. Il semble qu’il s’aguerrisse peu à peu, et il supporte les ennuis de sa charge avec beaucoup de simplicité, sans songer le moins du monde à s’en faire honneur. Surtout il s’informe avec la plus grande conscience. « Je vois bien, écrit-il, que la vérité qu’on nous demande tant est bien plus difficile à trouver qu’à écrire. » Pour peu qu’elle soit fâcheuse, celui qui la sait « se serre les lèvres tant qu’il peut de peur de la dire ». Il trouve, cependant, de précieuses facilités auprès de Vauban et de Luxembourg. Vauban lui parle à cœur ouvert de la politique étrangère, dans une admirable lettre toute frémissante de patriotisme et d’honneur. Luxembourg, « plus aimable à la tête de sa formidable armée qu’il n’est à Paris et à Versailles », lui envoie « un de ses plus commodes chevaux ».

La mort de Racine et la santé de Boileau les empêchèrent de terminer leur tâche, et ce qu’ils avaient écrit, conservé par Valincourt, fut brûlé en 1726 dans l’incendie de sa maison. Cette perte est des plus regrettables. Assurément, il n’y aurait eu dans cette histoire ni critique ni liberté, mais, traitée par de tels écrivains, elle aurait renfermé de belles pages. Racine avait fini, comme il le dit lui-même, par prendre un grand plaisir à ce qu’il voyait. Il le prouve par sa correspondance, où se trouvent des récits d’un vif intérêt, des tableaux d’un dessin ferme et d’une couleur juste. Celui de la prise de Namur égale les meilleures relations militaires. De Vauban dirigeant l’assaut au grenadier Sans-Raison vengeant la mort de son lieutenant, Racine admire avec la même chaleur d’âme la prudence du général et le courage du soldat. Il y exprime la pitié qu’une telle âme devait éprouver devant la guerre. Après avoir assisté à une grande revue de l’armée passée par le roi et Luxembourg, une armée de 120,000 hommes, il écrit :

J’étois si las, si ébloui de voir briller des épées et des mousquets, si étourdi d’entendre des tambours, des trompettes et des timbales, qu’en vérité je me laissois conduire à mon cheval sans plus avoir d’attention à rien, et j’eusse voulu de tout mon cœur que tous les gens que je voyois eussent été chacun dans leur chaumière ou dans leur maison, avec leurs femmes et leurs enfants, et moi dans ma rue des Maçons, avec ma famille.

Au titre d’historiographe, Racine joignait, depuis le 12 décembre 1690, celui de gentilhomme ordinaire et, depuis le 3 août 1694, celui de secrétaire du roi. Aussi, tout le temps qu’il ne donnait pas à ses devoirs de piété et de famille, le consacrait-il à ceux que lui créaient ses charges de cour. Il regardait, en effet, ces obligations comme des devoirs, et, en cela, il pensait comme ses contemporains. Le roi étant le représentant de Dieu sur la terre, servir le roi, c’était servir Dieu. Il y avait là, pour lui, comme une seconde religion, et il les pratiquait toutes deux avec la même ferveur, ou plutôt ces deux cultes étaient la pratique d’une seule foi. Cette foi lui permettait de concilier, en toute sûreté de conscience, la vie de cour avec l’austérité janséniste. Si étrange que cet accord nous semble aujourd’hui, l’esprit du temps le favorisait, et aussi le caractère de Racine. Il y avait dans sa nature un besoin de noblesse et d’élégance qui s’était exprimé d’abord par la création poétique, et un besoin d’aimer qui avait trouvé son emploi dans les passions de théâtre, avant de s’absorber dans les affections de famille. Ces deux besoins ne faisaient que changer d’objet en se tournant vers Louis XIV et les « pompeuses merveilles » qui entouraient le roi comme les cérémonies d’un culte. Il faut tenir compte de tout cela pour être juste envers Racine courtisan. S’il a plus grand besoin qu’aucun de ses contemporains de cette équité indulgente, c’est qu’il poussait les convictions communes plus loin que le plus sincère de tous.

Le culte de la personne royale la mettait au-dessus de la morale usuelle et s’étendait à tout ce qu’elle touchait. Aussi les plus honnêtes gens et les chrétiens les plus sincères se trouvaient-ils fort honorés par la protection de Mme de Montespan. Les contemporains disent expressément que Racine et Boileau furent désignés par elle au roi pour les fonctions d’historiographe. Si sincère et si complet que fût le renoncement de Racine à la poésie, il n’osait pas refuser lorsqu’elle lui proposait de travailler avec Boileau à un opéra de Phaéton ; l’idée abandonnée par la favorite, il y renonçait lui-même avec empressement, et « par délicatesse de conscience », dit Boileau, il supprimait ce qu’il avait écrit, mais il avait commencé par obéir. Il se montrait aussi docile lorsque des vers lui étaient demandés pour orner les œuvres plus ou moins personnelles du jeune duc du Maine.

Introduit par Mme de Montespan dans l’entourage immédiat de Louis XIV, Racine ne tardait pas à obtenir la faveur très marquée du roi par l’agrément de son commerce, l’élégance de ses manières, la finesse de son esprit et aussi son empressement à flatter l’homme le plus sensible à la flatterie qui fût jamais. Observons encore que cette flatterie semblait à Racine être un devoir envers le roi comme la prière l’est envers Dieu. Il ne flattait pas seulement en conversation, avec la finesse discrète dont quelques traits ont été conservés, mais en cérémonie publique, avec effusion. En 1678, directeur de l’Académie française, il terminait un discours où l’éloge du roi tenait la plus grande place, par cette déclaration : « Tous les mots de la langue, toutes les syllabes nous paroissent précieuses, parce que nous les regardons comme autant d’instruments qui doivent servir à la gloire de notre auguste protecteur. » En 1685, dans une circonstance analogue, il s’écriait : « Heureux ceux qui… ont l’honneur d’approcher de près ce grand prince… le plus sage et le plus parfait de tous les hommes. » Le roi ne put s’empêcher de trouver que c’était trop : « Je suis très content, dit-il à Racine ; je vous louerois davantage, si vous m’aviez moins loué. » Mais de tels sentiments étaient si bien ceux du temps que le grand Arnauld, réfugié en Belgique, prenait texte de ce discours pour écrire à Racine : « J’attends avec patience que Dieu fasse connoître à ce prince si accompli qu’il n’a point dans son royaume de sujet plus fidèle, plus passionné pour sa véritable gloire, et, si je l’ose dire, qui l’aime d’un amour plus pur et plus dégagé de tout intérêt. » Il est à croire, cependant, qu’Arnauld aurait trouvé un notable excès dans ce passage de la fameuse lettre de Racine à Mme de Maintenon sur son jansénisme : « Dieu m’a fait la grâce de ne rougir jamais ni du Roi ni de l’Évangile. » Mais, à la date de cette lettre, Arnauld était mort.

Le goût du roi pour Racine se marquait bientôt par les plus rares faveurs. Il obtenait un appartement à Versailles. Au rapport de Saint-Simon, lorsque le roi et Mme de Maintenon trouvaient le temps long, ils envoyaient chercher Racine pour jouir de son entretien. Seul avec M. de Chamlay, Racine pouvait entrer quand il voulait au lever du roi. En 1696, une maladie du roi lui ôtant le sommeil, il avait voulu que Racine couchât dans sa chambre pour lui lire Plutarque. Enfin, il était de tous les Marly, la plus recherchée des privautés royales. Il écrivait à Boileau, sans paraître se douter qu’il avait fait délicatement sa cour : « (Le Roi) m’a fait l’honneur plusieurs fois de me parler, et j’en suis sorti à mon ordinaire, c’est-à-dire fort charmé de lui et au désespoir contre moi, car je ne me trouve jamais si peu d’esprit que dans ces moments où j’ai le plus d’envie d’en avoir. »

Cependant Racine ne se croyait pas trop engagé dans la cour. Il écrivait à Mme de Maintenon : « Je passe ma vie le plus retiré que je puis dans ma famille, et ne suis pour ainsi dire dans le monde que lorsque je suis à Marly. » Ce n’était pas l’avis de quelques-uns, envieux de sa faveur ou moins pénétrés d’adoration pour le roi. D’après eux, il aurait été courtisan jusqu’à l’intrigue, cabalant avec le parti du maréchal de Luxembourg et engagé dans diverses coteries. Un portrait des plus dénigrans, recueilli par un envoyé de l’électeur de Brandebourg, Spanheim, le peignait ainsi :

M. de Racine a passé du théâtre à la cour, où il est devenu habile courtisan, dévot même. Le mérite de ses pièces dramatiques n’égale pas celui qu’il a eu l’esprit de se former en ce pays-là, où il fait toutes sortes de personnages. Ou il complimente avec la foule, ou il blâme et crie dans le tête-à-tête, ou il s’accommode à toutes les intrigues dont on veut le mettre ; mais celle de la dévotion domine chez lui ; il tâche toujours de tenir à ceux qui en sont le chef.

L’excès de cette critique en diminue la portée. Il y aurait plus de vérité dans un mot de Louis XIV sur une amitié de Racine : « Cavoie avec Racine se croit bel esprit ; Racine avec Cavoie se croit courtisan. »

Au total, la vraie définition de Racine à la cour se trouve dans le jugement de Saint-Simon, qui n’a jamais péché par excès de bienveillance : « Rien du poète dans son commerce, et tout de l’honnête homme et de l’homme modeste. » L’éloge semble d’autant plus mérité qu’il s’accorde avec une des règles de conduite auxquelles Racine s’attachait le plus exactement. Il disait à son fils Jean-Baptiste : « Ne croyez pas que ce soient mes pièces qui m’attirent les caresses des grands. Sans fatiguer les gens du monde du récit de mes ouvrages, dont je ne leur parle jamais, je les entretiens de choses qui leur plaisent. Mon talent avec eux n’est pas de leur faire sentir que j’ai de l’esprit, mais de leur apprendre qu’ils en ont. »