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Racine (Larroumet)/Partie 2/Chap IV

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 186-204).

CHAPITRE IV

LE STYLE ET LA POÈSIE DE RACINE.

C’est encore d’un rapprochement avec Corneille que doit partir une étude sur le style et la poésie de Racine, si l’on veut mesurer l’originalité de ceux-ci. Pour la forme comme pour le fond, le travail accompli par Corneille sur la tragédie imposait à son successeur l’obligation de prendre la tragédie cornélienne pour point de départ. De cette imitation initiale, une part disparaîtra du style racinien ; l’autre y restera.

La part qui restera est ce que l’on pourrait appeler le moule tragique, c’est-à-dire, avec l’élimination de l’élément comique, la forme du vers, l’alexandrin coupé à l’hémistiche, les rimes plates, la succession des distiques, la conduite du dialogue, le ton, l’allure. Et cela, non pas seulement chez Racine, mais chez tous les tragiques français, jusqu’au moment où sera jouée la dernière tragédie. Bien plus, une part, considérable encore, de cette forme passera dans le drame romantique. Aujourd’hui, l’écho de la tragédie cornélienne vibre toujours, à travers le souvenir de Victor Hugo, dans les drames de MM. Henri de Bornier, François Coppée et Jean Richepin.

Outre cet héritage inévitable, Racine commence, dans la Théhaïde et Alexandre par imiter volontairement son devancier. Il lui prend le ton raisonneur et la dialectique oratoire, ses apostrophes et ses prosopopées, les suites de répliques en deux vers, on un seul vers ou même en un demi-vers, qui procurent au dialogue une marche si rapide et si pressante, les formules énergiques, les sentences et le procédé qui consiste à isoler dans un seul vers un sens plein et concis qui frappe fortement l’esprit. À tout cela Racine renoncera vite. Il ne retiendra guère que le dialogue coupé, pour de rares scènes de son théâtre, par exemple lorsqu’il met aux prises Néron et Britannicus.

Mais la différence de nature est profonde entre Corneille et Racine. D’autre part, le style, c’est-à-dire le caractère particulier que chaque écrivain imprime à la langue commune, est ce qu’il y a de plus personnel chez tout écrivain. Aussi, dès Andromaque, Racine crée-t-il son style, en prenant conscience de lui-même par l’exercice de sa faculté maîtresse, qui est la sensibilité, comme la raison est celle de Corneille. De là, chez Racine, un style plus poétique, tandis que celui de Corneille est plutôt oratoire, car la poésie est l’expression naturelle du sentiment qui veut se communiquer, de même que l’éloquence est celle de la raison qui veut convaincre.

Corneille représente la génération qui précède celle de Racine. Or, de 1636 à 1667, la langue est devenue moins archaïque et plus aisée. Celle de Racine est plus pure et moins riche que celle de Corneille. Racine fait rendre au vers une musique harmonieuse que ne permettaient pas les éclats sonores de Corneille. Il procède en tout par gradations, il est beaucoup plus égal que son devancier. Si, comme le disait Marivaux, « le style a un sexe », celui de Corneille serait plus mâle, celui de Racine plus féminin. Sous la réserve que l’on a vue plus haut, les femmes de Corneille, si elles sont bien femmes, parlent souvent comme des hommes ; outre que les hommes de Racine montrent quelquefois une délicatesse, une finesse et une douceur féminines. Racine, qui donne la première place à la femme, excelle à la faire parler.

Depuis que le théâtre s’était séparé du peuple pour s’adresser à la société polie, la tragédie s’écartait de plus en plus du style familier. Elle tendait au style noble, langage naturel des personnages qu’elle mettait en scène. La grandeur est dans le génie de Racine comme dans celui de Corneille, mais plus fière chez Corneille, plus noble chez Racine. Celui-ci ne peut donc qu’abonder dans le sens où se dirige la tragédie. Il reçoit le style noble à peu près formé. Il le conserve dans son caractère essentiel, qui est l’élimination des termes trop familiers pour plaire à la société polie, trop simples pour la dignité tragique. Ce travail d’élimination est assez avancé au temps de Corneille pour que la langue tragique se borne chez celui-ci à un nombre de mots assez restreint. Le vocabulaire de Racine se réduit encore par l’exclusion des locutions usuelles, auxquelles Corneille n’avait pas renoncé, et de ces termes techniques, de guerre, de chasse, de vénerie, de métier, etc., auxquels Racine préfère des termes plus généraux.

Il n’y a plus guère chez Racine, selon la fine remarque de M. Marty-Lavaux, qu’un langage proprement technique, celui de la galanterie. Il le recevait de son temps, et c’est pour lui une circonstance atténuante de ne l’avoir pas créé, car ce langage est essentiellement conventionnel, tantôt fade et tantôt emphatique. Mais il l’emploie avec une complaisance excessive. Dans ce langage, l’amour est une guerre, la femme une forteresse, l’amant un assiégeant ; ce ne sont que cruautés, faiblesses, feux, flammes, comparaisons divines ; l’adoration elle-même n’y suffît plus :

J’aime, que dis-je aimer ? J’idolâtre Junie.

Ce que Racine reçoit encore de son temps, c’est le langage de cour, avec son étalage de respect et de pompe. Ce protocole lui est commun avec tous ses contemporains. Corneille et Quinault, Rotrou et Mairet, multiplient comme lui les « Seigneur » et les « Madame », les « Prince » et les « Princesse ». C’est une convention, assurément, mais aussi naturelle que le vous prêté à des Grecs et à des Romains. Avec l’idée que la condition royale éveillait aussitôt dans l’esprit des spectateurs, les termes empruntés par Racine au langage de la cour sont, je ne dis pas aussi naturels, mais aussi nécessaires que l’usage du français lui-même, car ils en faisaient partie intégrante.

Il va de soi que les tetmes empruntés à la mythologie et à l’histoire sont nombreux dans la langue de Racine, comme inséparables des sujets tragiques. Ce qui lui appartient, c’est le parti qu’il en tire. Que le sujet soit grec ou romain, turc ou biblique, il transforme ces simples indications en couleur et en poésie. Un mot lui suffît pour tracer un tableau. Ainsi, l’ordre de Roxane :

 
Que désormais le Sérail soit fermé,
Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.

Ainsi, l’évocation par Hippolyte du grand exploit de Thésée :

Et la Crète fumant du sang du Minotaure…


et l’effrayante filiation de Phèdre :

La fille de Minos et de Pasiphaë.

Le style noble, le langage de la galanterie et de la cour, les termes historiques ou mythologiques n’écartent nullement de la langue racinienne les expressions simples, énergiques ou même hardies. Les grammairiens du xviiie siècle, dans leur purisme étroit et leur ignorance pédante, étudiaient la langue de Racine sans la comparer avec celle de ses contemporains, ou même ils ne la connaissaient elle-même que de façon incomplète. Ils ont longtemps égaré la critique en louant à faux la noblesse comme la familiarité de Racine. En réalité, selon les besoins de sa pensée, le poète emploie tantôt le terme ordinaire, tantôt le terme relevé, tantôt le mot propre, tantôt une expression générale. M. Marty-Lavaux relève l’erreur des commentateurs suivant laquelle les fameux chiens d’Athalie n’auraient passé « qu’à la faveur de l’épithète dévorants » : ces chiens se retrouvent dans la même pièce, sans épithète. Ainsi de beaucoup d’autres.

D’autres fois, ce sont des mots sans caractère propre qui empruntent au sens dont le poète les remplit une force et une hardiesse uniques. Ainsi, Agrippine rappelant son mariage avec Claude :

 
Une loi moins sévère
Mit Claude dans mon lit et Rome à mes genoux.

Ainsi Roxane se promettant de montrer à Atalide le cadavre de Bajazet :

Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle
De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,
De voir sur cet objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés.

On peut dire sans paradoxe que le mot propre, l’expression consacrée par l’usage courant, est le fond de la langue de Racine. Par les figures et les alliances de mots, il leur donne un sens noble, neuf ou hardi, mais toujours fondé sur la nature ou l’analogie. À cette simplicité il joint la propriété et la pureté ; il élimine les expressions archaïques et évite les néologismes.

Sa création constante est dans la manière infiniment souple et variée dont il emploie le sens de ces mots, les combine et les assemble. À ce point de vue, on peut dire qu’aucun poète ne le surpasse, pas même La Fontaine en son temps, pas même Victor Hugo dans le nôtre, surtout si l’on considère que, volontairement, il restreint son vocabulaire aux besoins et à la nature de la tragédie, tandis que La Fontaine élargit le sien par l’archaïsme et que Victor Hugo ouvre les écluses de la langue. Il emploie sans artifice toutes les variétés de tropes, et, au lieu de les emprunter à la rhétorique, il les tire de la pensée. Selon les besoins de force ou de douceur, de finesse ou de franchise, de simplicité ou de noblesse, il substitue le concret à l’abstrait, ou inversement ; il désigne l’objet au moyen de la matière ou de la partie, de la cause ou de l’effet, de l’attribut ou du symbole. Il abonde en ellipses ou en syllepses. Ses alliances de mots sont fameuses, et aussi le choix de ses épithètes. Il a trouvé les plus ingénieuses et les plus expressives, les mieux adaptées à la circonstance, les plus « rares », comme disaient les Parnassiens. Tropes, alliances de mots, épithètes sont si nombreux ou si fameux qu’il faudrait citer à l’excès et dépasser les bornes de cette étude ou rappeler des exemples trop connus. Je renvoie encore aux études complètes de MM. Paul Mesnard et Marty-Lavaux.

Avec cette fécondité de moyens, ceux que Racine emploie le plus souvent et dont il tire les effets les plus sûrs sont aussi les plus simples. Ses plus beaux vers, les plus pleins et les plus vigoureux, sont ceux où il n’a employé que les mots les plus usuels ; ainsi dans Athalie, qui n’offre plus guère de ces élégances trop ingénieuses et de cette pompe continue où il se complaît parfois. J’ai déjà remarqué plus haut qu’il a de bonne heure laissé à Corneille les sentences et le procédé par lequel la pensée est volontairement resserrée dans un vers unique. La concision qui résulte de la pensée même lui suffît :

Elle sait son pouvoir, vous savez son courage.

Il en tire des effets dont rien ne surpasse l’énergie :

… Une mort sanglante est l’unique traité
Qui reste entre l’esclave et le maître irrité.

Il atteint d’un mot, avec plus de simplicité et moins de tension, par la seule logique des sentiments, le sublime de Corneille. Le « Qui le l’a dit ? » d’Hermione et le « Sortez ! » de Roxane valent le « Qu’il mourut ! »

Ce qui montre bien à quel point les mots de Racine sont subordonnés à la pensée, c’est que les figures dont il fait l’usage le plus fort et le plus neuf sont, en réalité, plutôt des figures de pensée que des figures de mots. Ainsi l’ironie. Les couplets d’Hermione et de Roxane sont assez connus pour qu’il soit inutile de les rappeler. Mais que l’on étudie à ce point de vue tout le rôle d’Acomat, le politique léger de scrupules, à qui les hommes et les institutions inspirent un mépris clairvoyant et tranquille, mais qui, à la façon des vrais politiques, ne l’exprime qu’en tête à tête et dans la mesure dont il a besoin pour être compris. C’est Acomat qui dit du droit royal :

… D’un trône si saint la moitié n’est fondée
Que sur la foi promise et rarement gardée.

C’est lui qui, engagé dans une partie dont sa tête est l’enjeu, ne veut payer qu’à bon escient :

S’il ose quelque jour me demander ma tête….
Je ne m’explique point, Osmin, mais je prétends
Qu’il faudra, s’il la veut, la demander longtemps.

C’est encore lui qui rappelle avec cette tranquillité une exécution sommaire :

Cet esclave n’est plus. Un ordre, cher Osmin,
L’a fait précipiter dans le fond de l’Euxin.

Pour le même motif, c’est lorsque Racine accorde davantage à l’expression qu’à la pensée, c’est-à-dire trop, lorsqu’il caresse et orne son vers de parti pris, qu’il donne dans le faux goût. Le désir de l’harmonie et de l’élégance lui fait employer des expressions trop générales et, par suite, vagues, comme son éternel « flatte », des mots de pur remplissage, comme « tout » et « toujours », « cent » et « mille », des périphrases courtes, mais inutiles, comme le « fatal tissu », ou prolongées avec une adresse trop visible. Ainsi, dans Phèdre, ce long circuit pour dire deux choses fort ordinaires :

Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux,
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture.

Il laisse à Corneille l’inversion, que ses successeurs reprendront pour en faire grand abus. En revanche, il emploie de manière constante un procédé qui est aussi fréquent chez Molière que chez lui. Ce procédé consiste, les vers classiques marchant deux par deux, à réserver pour le second le verbe à un mode personnel, c’est-à-dire le sens même de la phrase, et à remplir le premier avec une apposition ou une incidente. Le poète faisait donc le second vers le premier et y mettait la partie essentielle de sa pensée ; l’autre était plus ou moins de remplissage. Comme tous les procédés, celui-ci offrait des avantages et des inconvénients. Les avantages consistaient à laisser l’esprit, avec le repos, sur un sens plein, comme aussi à procurer des tours ingénieux. Les inconvénients étaient de ne mettre dans le premier vers qu’un sens accessoire ou même inutile. Le tour heureux de la phrase suivante vient de là :

Ou lorsque, plus tranquille, assis dans le Sénat,
Il faudra décider du destin de l’État.

Tandis qu’ici la seconde partie du premier vers est presque superflue :

Je rendais grâce au ciel qui, m’arrêtant sans cesse,
Semblait m’avoir fermé le chemin de la Grèce.

Ce sont là les plus constants procédés de Racine. Il les doit aux usages poétiques de son temps, comme les caractères généraux de son théâtre. Il les fait siens par la souplesse et la hardiesse, la grâce et l’énergie, la constance et la variété de ses constructions. Il emploie avec la même originalité, c’est-à-dire le même mélange de liberté et de docilité, soit le développement plus ample de la période, où l’idée se répand sur une longue suite de vers, soit le vers unique, qui frappe et s’enfonce, ferme et brillant. Il coupe d’habitude le vers à l’hémistiche et met à la rime une conclusion ou un repos, mais il offre la plupart des hardiesses, césures ou enjambements qu’admettait la poésie du xviie siècle.

« Racine a bien de l’esprit », disait Louis XIV à Mme de Sévigné, après une représentation d’Esther. Le mot est remarquablement juste, au sens où l’entendait le xviie siècle. Il ne veut plus dire aujourd’hui que vivacité brillante et piquante ; il était alors synonyme d’art et de talent. Il désignait ce mélange de réflexion et d’adresse, de convenance et de tact, qui ne remplace pas le génie, mais donne à l’œuvre où le génie se trouve un caractère d’aisance, d’harmonie et de perfection. Racine avait autant d’esprit que Corneille en avait peu. C’est grâce à l’esprit qu’il conduit ses phrases d’un mouvement sûr, accéléré ou ralenti selon les besoins de la pensée, qu’il distribue l’ombre et la lumière, coupe le dialogue d’après la nature de l’action, met ses monologues en situation, reflète dans ses récits l’âme de ses personnages. Il n’est jamais brusque ou inégal ; tout arrive au moment voulu et se range à sa place. Il évite les effets de surprise, autant que Corneille les recherche. Il prépare et amène. De là cette perfection continue où le relief s’atténue par l’égalité de l’excellent, mais qui regagne dans l’effet général ce qu’elle semble perdre dans le détail. À peine si, de temps en temps, cette égalité produit quelque monotonie ; si le souci de la liaison, dans le développement comme dans la phrase, oblige le poète à un peu de remplissage ; si cette régularité dans le mouvement s’obtient au prix de quelque lenteur.

Au total, « l’esprit » de Racine, la sobriété et la précision de sa touche, la sûreté avec laquelle il administre son génie, ce mélange de force et d’aisance, n’ont qu’un analogue dans la littérature française, l’art de La Fontaine. M. Émile Faguet dit joliment à leur sujet : « Nous n’avons rien de supérieur à offrir à l’admiration des étrangers, et nous sommes tellement sûrs de notre jugement à l’égard de ces deux grands hommes, que nous sommes ingénument fiers quand l’étranger les estime, et malicieusement fiers quand il les méprise. »

S’il fallait, après l’essence de cet art, définir d’un seul mot l’impression générale de ce théâtre, celui d’élégance se présenterait aussitôt. Mais il faut le ramener aussi au sens primitif. L’élégance, c’est le choix, produisant la justesse et la proportion. Elle évite l’inutile et l’exagéré, l’étalage et l’effort, l’excès en tout. Elle suit la nature en dégageant le caractère et la beauté, qui seuls ont un prix. Elle subordonne l’auteur à l’œuvre, pour ne pas détourner au profit de l’écrivain l’attention qui, sur le moment, doit aller tout entière à son objet. Avec la marque toujours reconnaissable de l’auteur, elle varie les tons. Par la souplesse, elle produit la grâce et, par la nuance, la délicatesse. C’est elle qui fait passer un sourire sur la sombre figure de Roxane, avec ce vers charmant :

L’amour fit le serment ; l’amour l’a violé.

C’est elle qui permet au même poète d’être tantôt tendre et tantôt terrible, qui lui procure le dessin ferme et souple, les couleurs éclatantes et fondues, la solidité et la plénitude dans le moelleux. C’est elle qui range Racine dans la même famille que Sophocle, Virgile, Raphaël et Mozart.

Mais l’élégance, qui choisit, ne crée pas. Ces génies de lumière ont pour foyer commun une autre faculté, la sensibilité passionnée. Elle produit en eux la poésie pittoresque. Ils sont tendres et, par expérience ou affinité naturelle, ils éprouvent les sentiments qu’ils expriment. L’idée ne se présente pas à eux sous la forme rationnelle et logique, plus intellectuelle que sentimentale. Elle éveille l’imagination, qui la traduit de façon concrète et la revêt de couleur. De là, chez Racine, ces tableaux gracieux ou terribles : la dernière nuit de Troie, évoquée par Andromaque, la vision des enfers qui hallucine Phèdre, la pompe impériale dont le souvenir ravit Bérénice, la retraite d’amour caché qu’Hippolyte offre à Aricie. Tantôt ils s’étendent sur plusieurs scènes, baignés d’une clarté radieuse ou sinistre, tantôt ils se concentrent en deux vers, en un seul, comme sous une lueur d’éclair ou un rayon de soleil, pleins de terreur ou de joie, de mélancolie ou d’allégresse :

Le tumulte d’un camp, soldats et matelots,
Un autel hérissé de dards, de javelots.

Dans l’Orient désert, quel devint mon ennui !
Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée.

D’où vient qu’en m’écoutant vos yeux, vos tristes yeux.
Avec de longs regards se tournent vers les cieux ?

Prêts à vous recevoir mes vaisseaux vous attendent
Et du pied des autels vous y pouvez monter,
Souveraine des mers qui vous doivent porter.

De cette faculté de vision résulte la poésie pittoresque de Racine, ce don de la couleur qu’il est si profondément injuste de lui refuser. C’est par elle que se lèvent, d’un seul jet, avec une aisance et une grâce merveilleuses, parés d’un éclat incomparable, ces vers dont on respire le charme au passage, mais auxquels on revient pour rêver longuement devant eux et se donner une fête d’imagination.

C’est encore la sensibilité qui, en faisant éprouver au poète la passion de ses personnages, lui permet de la communiquer et la met partout dans son théâtre, une et diverse. Racine partage les angoisses d’Andromaque et la fureur d’Oreste , l’ambition d’Agrippine et la férocité de Néron, la sensualité de Roxane, l’ambition de Mithridate, les remords de Phèdre, l’enthousiasme de Joad. Son âme devient tour à tour l’âme de chacun d’eux.

Imagination et sensibilité sont le fond de la poésie racinienne, comme la volonté raidie contre la passion est la poésie de Corneille. Aussi le plus lyrique des deux n’est-il pas Racine, malgré les chœurs d’Esther et d’Athalie. Le lyrisme est partout dans le théâtre de Corneille, parce que, si le poète ne se substitue pas à ses personnages, il prête son âme à chacun d’eux. Chez Racine, qui traduit l’impression produite sur son âme par l’âme de ses héros, il est exceptionnel. Lorsque, dans le Cid et Polyeucte, Corneille emploie la forme lyrique, il s’y trouve parfaitement à l’aise. On peut, au contraire, trouver quelque faiblesse dans les chœurs d’Esther et d’Athalie. La grandeur et l’énergie bibliques n’y passent pas tout entières. Ils ont été faits pour être chantés, et, trop souvent, ce sont des vers d’opéra. L’élan qu’exige le lyrisme s’accordait mal avec la réserve de Racine et sa parfaite possession de lui-même.

Racine est donc lyrique de façon exceptionnelle, tandis que, dramatique, il l’est toujours. Chez lui, tout prend la forme théâtrale. Il n’a pas une image qui ne serve à la vérité d’une scène ; il n’exprime pas un sentiment qui ne soit nécessaire au développement d’un caractère. Chez ce poète tantôt idyllique et tantôt élégiaque, tantôt historien et tantôt psychologue, tout se ramène au don essentiel, le génie dramatique. Sainte-Beuve écrivait en 1830 :

Racine fut dramatique, sans doute, mais il le fut dans un genre qui l’était peu. En d’autres temps, en des temps comme les nôtres, où les proportions du drame doivent être si différentes de ce qu’elles étaient alors, qu’aurait-il fait ? Eût-il également tenté le théâtre ? Son génie, naturellement recueilli et paisible, eût-il suffi à cette intensité d’action que réclame notre curiosité blasée, à cette vérité réelle dans les mœurs et dans les caractères qui devient indispensable après une époque de grande révolution, à cette philosophie supérieure qui donne à tout cela un sens, et fait de l’action autre chose qu’un imbroglio, de la couleur historique autre chose qu’un badigeonnage ?

Le grand critique n’a jamais été tout à fait juste pour Racine. Même dans Port-Royal, où il lui fait réparation de son premier jugement, il ne lui accorde pas assez. En 1830, il mettait sa critique au service de Victor Hugo. Son article précédait de quelques jours la première représentation d’Hernani et avait pour but d’ouvrir la voie au nouveau théâtre. Racine, modèle du théâtre classique, était un obstacle ; le diminuer, c’était servir la cause du romantisme.

Lorsque, le cycle romantique fermé, on put le juger sur ses résultats, le même Sainte-Beuve fut le premier à constater la banqueroute théâtrale de ses anciens amis. L’imbroglio au lieu d’action et le badigeonnage remplaçant la couleur, la convention dans les mœurs et dans les caractères, une philosophie aussi déplacée que celle de Voltaire dans son Œdipe, le lyrisme se substituant à l’observation, c’est tout le théâtre romantique. On peut appliquer au romantisme avec une parfaite justesse la remarque paradoxale de Sainte-Beuve sur Racine : Il a réussi en tout, sauf au théâtre.

Le réalisme, avec sa sécheresse, l’école du bon sens avec ses platitudes, le naturalisme avec sa brutalité, venant après l’échec du romantisme, travaillaient pour Racine. En même temps, par l’élargissement du goût et le développement du sens historique, l’auteur d’Andromaque et de Phèdre était replacé à sa date et compris en lui-même. On lui savait gré de sa mesure et de son élégance, de sa pureté et de son harmonie, de sa simplicité et de sa modestie, de cette aisance dans la perfection qui était un charme reposant après les exagérations, les inégalités et les bouffissures, comme après les duretés, les faiblesses et les obscénités. Surtout, on le séparait nettement des disciples qui l’avaient compromis en abusant de son nom, de ces pseudo-classiques qui avaient prétendu continuer la tragédie. On aimait en lui la marque de son temps, et ce temps, déprécié lui-même au profit non seulement du romantisme, mais du xviiie siècle, retrouvait à son tour la justice dans la critique et dans l’histoire.

Les pièces de théâtre sont faites pour être jouées, et la lecture n’est pour elles qu’un pis aller. Jusqu’en 1830, Racine était resté en contact permanent avec le public. Un moment délaissé, il reprenait bien vite sa place. Dès 1838, avant même la date fameuse, 7 mars 1843, qui, par la chute des Burgraves, marque le déclin rapide du théâtre romantique, Rachel avait ramené la foule au théâtre classique. Les lointains voyages de la grande tragédienne, l’agonie prolongée du drame et la robuste fécondité de la comédie, avec Émile Augier et Alexandre Dumas, ralentissaient le mouvement commencé en faveur de Corneille et de Racine, mais ils ne l’arrêtaient pas.

L’immense malheur de 1870, en nous obligeant à chercher partout des motifs de réconfort et des moyens de relèvement, procurait à l’école d’héroïsme et de grandeur morale qu’est la tragédie du xviie siècle, une ferveur d’admiration douloureuse. Il y a du paradoxe dans la belle page de Henri Heine où Racine est présenté comme « le premier poète moderne », par antithèse avec Corneille, en qui « râle la voix de la vieille chevalerie » ; mais, de lui comme de Corneille, ceci est une vérité : « Qui sait combien d’actions d’éclat jaillirent des vers du tendre Racine ? Les héros français qui gisent enterrés aux Pyramides, à Marengo, à Austerlitz, à Iéna, à Moscou, avaient entendu les vers de Racine, et leur empereur les avait écoutés de la bouche de Talma. » L’extension de l’enseignement donnait au théâtre du xviie siècle un public de lecteurs qui devenait aussi public de théâtre par l’institution des matinées classiques. À la Comédie-Française, la tragédie trouvait des interprètes égaux ou supérieurs à tous ceux que l’histoire du théâtre unit au nom de Racine.

Puis est venue, à partir de 1885 environ, après la fin du réalisme et l’agonie du naturalisme, l’école qui, au théâtre, dans le roman et dans la poésie, par l’emphase des programmes et la plus confuse mêlée de tendances, cherche un art nouveau. Cette école, depuis la comédie « rosse » jusqu’aux vagues aspirations du symbolisme et à l’engouement pour les littératures scandinaves, fait effort vers la vérité ou l’idéal. Une réaction excessive, mais juste en son principe, contre « la pièce bien faite » et le bric-à-brac du drame, élimine du théâtre une forte part d’imbroglio et de badigeon. Ce qu’il peut y avoir de lueurs à travers cette fumée et d’aube dans ces brouillards, ce que la prétention et la mode enveloppent, malgré tout, de retour sincère à la poésie et à la vérité, à l’art et aux idées, à la psychologie et à l’observation, tout cela tourne au profit de Racine.

Dans la critique, c’est à qui l’admirera pour des raisons différentes. Les talents les plus divers s’appliquent également à motiver le goût de la tragédie racinienne. À peine si quelques attardés des vieilles écoles et quelques fervents du drame affectent encore de la traiter légèrement ou durement. Jamais Racine n’a été mieux compris qu’au temps présent. Même ses pièces longtemps jugées de second ordre, comme Bérénice, sont reprises avec un grand succès.

Combien durera cette faveur ? La mobilité du goût français oscille sans cesse entre l’apologie et le dénigrement. Racine et Bossuet, Lamartine et Victor Hugo, Musset et Vigny montent et baissent. Les éclipses de ces gloires ne sont jamais bien longues, et toutes sont assurées de durer. Aucune plus que celle de Racine, le plus intact et le plus jeune à cette heure de nos grands classiques.