Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice II/Giornata 1
II
DES PÉRILS
DE LA
LANGUE ITALIENNE
OU MÉMOIRE À UN AMI INCERTAIN DANS SES IDÉES SUR LA LANGUE[1]
ne langue est une convention ; il faut que plusieurs millions d’hommes conviennent d’exprimer leurs idées non seulement par les mêmes mots, mais encore par les mêmes tournures.
Or c’est ce qui n’arrive point, en Italie. Un des plus grands poètes que possède l’Europe, l’homme immortel auquel nous devons la Mascherionana, la Basvigliana, l’Aristodemo, et cette Iliade si sublime et si simple, ce grand homme, dis-je, voulant se reposer de ses longs travaux en vers, consacre sa vieillesse à écrire sur cette langue dont il a étendu l’empire. Sans doute, il va consacrer par la sanction de son génie les tournures et les mots dont il s’est servi pendant quarante ans pour exprimer d’une manière si claire et si pittoresque tant d’images sublimes. Il va consacrer les arrêts de l’usage, ce despote éternel et toujours agissant des langues.
L’usage ! s’est écrié l’ami avec lequel je venais d’acheter le livre de Monti, ce mot ni ce despote n’existent pas en italien. Nous ne cherchons pas à constater d’une façon claire la manière dont nous parlons, mais la manière dont on parla.
J’ouvre l’ouvrage du grand poète. Je m’attendais à voir le dictateur du goût, l’homme qui écrivit d’une manière si claire et si brillante, en prononcer les oracles. Je trouve un tribun du peuple, timide tel que ceux de Rome avant qu’ils eussent obtenu le consulat pour les plébéiens, qui, ayant des raisons invincibles, ose à peine les proposer, un esclave révolté qui n’ose rencontrer les yeux de son maître, un soldat couvert des lauriers, et qui ayant des droits certains et évidents à la possession d’une vaste plaine, sera trop heureux si le maître irrité veut bien lui accorder la possession d’un petit champ.
Frappé de ce contraste[2] unique dans l’histoire des langues qui se partagent l’Europe, j’étudie l’histoire de ce jardin du monde, de cette belle Italie qui conquit tous les autres peuples du temps des Romains, qui les civilisa sous Léon X, qui, sous Grégoire VII, sans avoir un soldat, fut une seconde fois la maîtresse du monde, et qui aujourd’hui coupée en morceaux par le ciseau des Parques, règne encore sur les autres peuples par l’empire des plus doux plaisirs. Dès que les barbares fatigués de leurs querelles sanglantes veulent oublier leurs blessures, et cicatriser les plaies de leurs cœurs, nous les voyons accourir dans notre belle patrie. Ils viennent se consoler des malheurs de la vie aux accents enchanteurs de Rossini, devant l’Hébé de Canova, ou en contemplant les fureurs d’Othello et les grâces enchanteresses de Desdémona. La cause qui arrête la marche de l’esprit d’un peuple si intéressant pour tout l’univers, du premier peuple du monde, ne peut être que curieuse à chercher[3].
Le premier instrument du génie d’un peuple, c’est sa langue. Que sert à un muet d’avoir beaucoup d’esprit ? Or l’homme qui ne parle qu’une langue entendue de lui seul est-il si différent d’un muet ?
Une langue bien faite soutient le génie de l’homme qui la parle. Par exemple, il est impossible d’être obscur en français, ou d’être frivole en parlant anglais. On ne peut plus déraisonner en chimie depuis que Lavoisier en a fait une langue. Un Italien, le comte Lagrange, a porté à une telle perfection la langue de l’analyse mathématique que, dès que le géomètre se trompe, chose admirable ! il en est averti par l’instrument dont il se sert. Telles seront les langues modernes, lorsque chacune aura adapté à son génie particulier la grammaire générale du collègue de Lagrange, l’immortel comte de Tracy.
Mais où prendre le génie particulier de la langue italienne ? Rien de plus facile à résoudre que ce problème si nous ne rencontrions pas sous nos pas une race de privilégiés, ou si nous avions le courage de ne faire attention qu’aux droits et non pas aux privilèges, si nous voulons pour un instant ne pas plus respecter Florence que Milan.
Où prendre le génie particulier de la langue italienne ? Rien de plus simple. Faites comme les Français. Prenez ce qu’il y a de commun dans la langue qu’ont écrite Le Tasse, l’Arioste, le Dante, Pétrarque, Monti, Alfieri, Machiavel, Boccace, Métastase, Bembo, Casa, Genovesi, Foscolo, Vico, Parini, Beccaria, les Verri, les Gozzi, le Pindemonti, Cuoco, Mario Pagano, Goldoni, Algarotti, Guicciardino, Davila, Pignotti, l’Aretino, Spallanzani, Baretti et cent autres.
Tous ces hommes illustres dont les noms se pressent dans ma mémoire, n’ont-ils donc pas fourni un dictionnaire suffisant pour que vous puissiez, en vous servant des mots et des tournures qui remplissent leurs ouvrages, exprimer vos pensées ?
— Ha ! ce n’est pas de cela qu’il s’agit me dit mon ami, que dira-t-on de mon style à Florence ? Vous voyez Monti, vous voyez le plus grand homme que possède l’Italie trembler devant l’armée des pédants.
— Les pédants, est-ce qu’ils ne sont pas méprisés en Italie, comme en Angleterre et comme en France ?
— Méprisés ! Prenez garde qu’on ne nous écoute. Méprisés ! ce sont les despotes tout puissants, ce sont les dieux de notre littérature. Ne vous ai-je pas dit, ô jeune homme si étranger encore aux choses de ce monde, ne vous ai-je pas dit que nous ne cherchons pas à parler comme on parle, mais à parler comme on parla. De là, les pédants, qui savent comment on parla, sont nos premiers maîtres. Nous avons pris à rebours l’usage de toute l’Europe.
Le jeune homme. — Comment, nous Italiens qui avons tant de génie naturel et qui avons si souvent[4] dominé ou éclairé l’Europe, nous n’avons pas eu l’esprit de faire ce que tous les peuples ont fait !
Le vieillard. — Nous avons été grands de trop bonne heure. Le malheur de notre littérature, c’est que l’Italie républicaine et énergique valait réellement mieux au treizième siècle qu’elle n’a jamais valu depuis.
Il n’en reste pas moins d’une haute absurdité de vouloir que l’homme civilisé du dix-neuvième siècle parle la langue du barbare du treizième, qui pouvait avoir le cœur plus généreux et l’âme plus grande, mais qui, tout absorbé dans les soins de la liberté et du commerce, pour la langue et pour les idées autres que celles du moment, sera toujours un barbare. C’est comme si, à Rome, le siècle corrompu, mais éclairé des Virgile et des Horace se fût obstiné à parler la langue barbare en usage aux temps des Cincinnatus, des Camille et des autres demi-dieux de Rome. Alfieri, qui manquait d’esprit, n’a jamais fait cette distinction, et il a dit :
il trecento parlava
il cinquecento balbettava.
- ↑ Le brouillon de ce travail ainsi que sa traduction italienne, qui datent de février-mars 1818, existent dans les manuscrits de la Bibliothèque de Grenoble. Mais nous avons suivi ici le texte de la copie, corrigée de la main de Stendhal, qui appartient à M. Édouard Champion, texte qu’avait déjà donné M. Pierre Martino dans sa remarquable édition de Racine et Shakspeare parue dans les Œuvres Complètes de Stendhal à la librairie Champion. N. D. L. É.
- ↑ Sur le verso de la feuille précédente : Frappé de ce contraste mi sento strascinato a fare qualche riflessione sullo spirito della lingua, sulle circonstanze che hanno contribuito a svilupparla, sull’ingegno e passioni di qu’uomini dai quali essa ricevette forma ed anima, e sulla capacità e passioni di quelli che assonsero di raccogliere le voci della lingua e darne li precetti. Finalmente andrò di leggero esaminando se quella lingua che poteva, o potè essere un mezzo sufficiente per esprimare i pensieri dal 1200 sino al 1700, poteva esserlo egualmente sino al 1800, e possa in buona fede poi ritenersi da quest’epoca in avvenire.
Stendhal indique ici en note qu’il avait en vue un passage du Discours sur l’universalité de la langue française de Rivarol. N. D. L. É.
- ↑ Sur le verso du feuillet 2 : Il y a de la sottise et de la présomption à un étranger de vouloir combattre les idées d’un homme sur sa propre langue. Ma la prego di badar bene che queste idee non sono mie, sono scelte in varii grandi filosofi che lei forse non conosce. 1er mars 1818.
- ↑ L’Italie a dominé l’Europe sous les Romains et sous Grégoire VII ; en Belgique comme au fond de l’Espagne, on trouve la tour de César et la Bulle de Rome. L’Italie a éclairé et civilisé l’Europe du temps de la docte et sage Étrurie et sous Léon X. Elle la domine encore aujourd’hui par l’empire des arts, empire si glorieux parce qu’il est volontaire. À Munich comme à Barcelone et à Londres et à Odessa, si l’on veut avoir un bon spectacle musical, on joue Rossini ; si une famille veut élever un tombeau à une mère chérie, ou posséder une statue parfaite on invoque Canova (a). Enfin la lyre est muette en Europe ; elle a été glacée par les discussions politiques, et l’un des deux êtres privilégiés sous les doigts desquels elle rend encore des sons enchanteur, est Italien. Dès qu’on parle poésie, il faut toujours nommer Monti et Lord Byron.
(a) Tombeau de Mme Espagnole. Le Prince Régent d’Angleterre, voulant une belle statue, l’a demandée à notre immortel Vénitien.