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Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice IV/I

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 288-297).
Appendice IV — De quelques objections.
I. — De l’état de la société par rapport à la comédie, sous le règne de Louis XIV.

Haïr n’est pas un plaisir ; je crois même que beaucoup de lecteurs penseront avec moi que c’est une peine, et une peine d’autant plus vive, qu’on a plus d’imagination ou de sensibilité.

La Bruyère a dit :

« Se dérober à la cour un seul moment, c’est y renoncer. Le courtisan qui l’a vue le matin la voit le soir, pour la reconnaître le lendemain, et afin que lui-même y soit reconnu, »

Même en 1670, dans les plus beaux temps de Louis XIV, la cour ne fut qu’un rassemblement d’ennemis et de rivaux. La haine, l’envie, y dominaient ; comment la vraie gaieté s’y serait-elle montrée ?

Ces gens qui se haïssaient si cordialement entre eux, et qui mouraient après cinquante ans de haine, demandant encore sur le lit de mort : « Comment se porte monsieur un tel[1] ? » ces gens détestaient encore plus certains êtres qu’ils n’apercevaient jamais que pour les pressurer ou en avoir peur. Leur haine était d’autant plus forte, qu’elle était précédée par le mépris. Ce qui pouvait les choquer le plus au monde, c’était le soupçon d’avoir quelque chose de commun avec ces êtres-là. « Ce que vous dites-là, mon fils, est bien peuple, » dit Louis XIV, un jour que ce grand roi jugea convenable de pousser la réprimande presque jusqu’à l’injure. Aux yeux de Louis XIV, d’Henri IV, de Louis XVIII, il n’y eut jamais en France que deux classes de personnes : les nobles, qu’il fallait gouverner par l’honneur et récompenser avec le cordon bleu ; la canaille, à laquelle on fait jeter force saucisses et jambons dans les grandes occasions, mais qu’il faut pendre et massacrer sans pitié dès qu’elle s’avise d’élever la voix[2].

Cet état de la civilisation présente deux sources de comique pour les courtisans : 1o se tromper dans l’imitation de ce qui est de bon goût à la cour ; 2o avoir dans ses manières ou dans sa conduite une ressemblance quelconque avec un bourgeois. Les lettres de madame de Sévigné prouvent toutes ces choses jusqu’à l’évidence. C’était une femme douce, aimable, légère, point méchante. Voyez sa correspondance pendant ses séjours à sa terre des Rochers, en Bretagne, et le ton dont elle parle des pendaisons et autres mesures acerbes employées par son bon ami M. le duc de Chaulnes.

Ces lettres charmantes montrent surtout qu’un courtisan était toujours pauvre. Il était pauvre, parce qu’il ne pouvait pas avoir le même luxe que son voisin ; et, ce qu’il y avait d’affreux, de poignant pour lui, c’étaient les grâces de la cour qui mettaient ce voisin à même d’étaler tout ce luxe.

Ainsi, outre les deux sources de haine indiquées ci-dessus, un courtisan avait encore, pour contribuer à son bonheur, la pauvreté avec vanité, la plus cruelle de toutes, car elle est suivie par le mépris[3].

À la cour de Louis XIV, en 1670, au milieu de tant d’amers chagrins, d’espérances déçues, d’amitiés trahies, un seul ressort restait à ces âmes vaines et légères : l’anxiété du jeu, les transports du gain, l’horreur de la perte. Voir le profond ennui d’un Vardes ou d’un Bussy-Rabutin au fond de leur exil. N’être plus à la cour, c’était avoir tous les malheurs, tous les chagrins, sentir toutes les pointes de la civilisation d’alors, sans ce qui les faisait supporter. Il fallait, pour l’exilé, ou vivre avec des bourgeois, chose horrible, ou voir les courtisans du troisième ou quatrième ordre, qui venaient faire leur charge dans la province, et qui vous accordaient leur pitié. Le chef-d’œuvre de Louis XIV, le complément du système de Richelieu, fut de créer cet ennui de l’exil.

La cour de Louis XIV, pour qui sait la voir, ne fut jamais qu’une table de pharaon. Ce fut de telles gens que, dans l’intervalle de leurs parties, Molière se chargea d’amuser. Il y réussit comme un grand homme qu’il était, c’est-à-dire d’une manière à peu près parfaite. Les comédies qu’il présenta aux courtisans de l’homme-roi furent probablement les meilleures et les plus amusantes que l’on pût faire pour ces sortes de gens. Mais, en 1825, nous ne sommes plus ces sortes de gens. L’opinion est faite par des gens habitant Paris, et ayant plus de dix mille livres de rente et moins de cent. Quelquefois la dignité[4] des courtisans de Louis XIV se trouva choquée même de l’imitation gaie de ce qu’il y avait de plus ridiculement odieux à leurs yeux : un marchand de Paris. Le Bourgeois gentilhomme leur parut affreux, non pas à cause du rôle de Dorante, qui aujourd’hui ferait frémir MM. Auger, Lémontey et autres censeurs, mais tout simplement parce qu’il était dégradant et dégoûtant d’avoir les yeux fixés si longuement sur un être aussi abject que M. Jourdain, sur un marchand. Toutefois Louis XIV fut de meilleur goût ; ce grand roi voulut relever ses sujets industriels, et d’un mot il les rendit dignes qu’on se moquât d’eux. « Molière, » dit-il à son valet de chambre-tapissier, tout triste des mépris de la cour, « Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait tant diverti, et votre pièce est excellente. »

L’avouerai-je ? je suis peu sensible à ce bienfait du grand roi.

Lorsque, vers 1720, les dissipations des grands seigneurs et le système de Law eurent enfin créé une bourgeoisie, il parut une troisième source de comique : l’imitation imparfaite et gauche des aimables courtisans. Le fils de M. Turcaret[5], déguisé sous un nom de terre, et devenu fermier général, dut avoir dans le monde une existence[6] dont le modèle n’avait pas paru sous Louis XIV, dans ce siècle où les ministres eux-mêmes avaient commencé par n’être que des bourgeois. Un homme de la cour ne pouvait voir M. Colbert que pour affaires. Paris se remplit de bourgeois fort riches, dont les mémoires de Collé vous donneront la nomenclature : MM. d’Angivilliers, Turgot, Trudaine, Monticourt, Helvétius, d’Épinay, etc. Peu à peu ces hommes opulents et bien élevés, fils des grossiers Turcarets, commencèrent cette fatale opinion publique, qui a fini par tout gâter en 1789. Ces fermiers généraux recevaient les gens de lettres à leurs soupers, et ceux-ci sortirent un peu du rôle de bouffons qu’ils avaient rempli à la table des véritables grands seigneurs.

Les Considérations sur les mœurs, de Duclos, sont le Code civil de ce nouvel ordre de choses, dont les Mémoires de madame d’Épinay et de Marmontel nous ont laissé une description assez amusante. On y voit un M. de Bellegarde, qui, malgré son grand nom, n’est qu’un fermier général ; mais il mange deux cent mille francs par an, et son fils, élevé dans le même luxe que M. le duc de Fronsac, se trouve son égal, pour les manières[7].

De ce moment, Turcaret fut sans modèles ; mais cette nouvelle société de 1720 à 1790, ce changement total si important pour l’histoire et la politique, l’est fort peu pour la comédie ; pendant tout ce temps, elle n’eut point d’homme de génie. Les esprits, étonnés de pouvoir raisonner, se jetaient avec fureur dans ce plaisir tout nouveau. Raisonner sur l’existence de Dieu parut charmant, même aux dames. Les parlements et les archevêques, par leurs condamnations, vinrent jeter quelque piquant sur cette manière aride d’employer son esprit ; tout le monde lut avec fureur Émile, l’Encyclopédie, le Contrat social.

Un homme de génie parut tout à fait à la fin de cette époque. L’Académie, par l’organe de M. Suard, maudit Beaumarchais. Mais déjà il ne s’agissait plus de s’amuser dans le salon ; on songeait à reconstruire la maison, et l’architecte Mirabeau l’emporta sur le décorateur Beaumarchais. Quand un peu de bonne foi dans le pouvoir aura terminé la Révolution, peu à peu tout se classera ; le raisonnement lourd, philosophique, inattaquable, sera laissé à la Chambre des députés. Alors la comédie renaîtra, car on aura un besoin effréné de rire. L’hypocrisie de la vieille madame de Maintenon et de la vieillesse de Louis XIV fut remplacée par les orgies du régent ; de même, quand nous sortirons, enfin, de cette farce lugubre, et qu’il nous sera permis de déposer le passe-port, le fusil, les épaulettes, la robe de jésuite et tout l’attirail contre-révolutionnaire, nous aurons une époque de gaieté charmante. Mais abandonnons les conjectures politiques, et revenons à la comédie. On fut ridicule dans les comédies telles quelles, de 1720 à 1790, quand on n’imita pas, comme il faut, la partie des mœurs de la cour que M. de Monticourt ou M. de Trudaine, gens riches de Paris, pouvaient permettre à leur vanité[8].

Que me fait à moi, Français de 1825, qui ai de la considération au prorata de mes écus, et des plaisirs en raison de mon esprit, que me fait l’imitation plus ou moins heureuse du bon ton de la cour ? Il faut bien toujours, pour être ridicule, que l’on se trompe sur le chemin du bonheur. Mais le bonheur ne consiste plus uniquement pour les Français, à imiter, chacun selon les convenances de son état, les manières de la cour.

Remarquez toutefois que l’habitude de conformer nos actions à un patron convenu nous reste. Aucun peuple ne tient plus à ses habitudes que le Français. L’excessive vanité donne le mot de cette énigme : nous abhorrons les périls obscurs.

Mais, enfin, aujourd’hui ce n’est plus Louis XIV et les impertinents de sa cour, si bien peints par le courtisan Dangeau, qui sont chargés de confectionner le patron, auquel chacun, suivant les convenances de notre fortune, nous brûlons de nous conformer.

C’est l’opinion de la majorité qui élève sur la place publique le modèle auquel tous sont tenus de se conformer. Il ne suffit plus de se tromper sur le chemin qui mène à la cour. Le comte Alfieri raconte, dans sa Vie, que, le premier jour de l’an 1768, les échevins de Paris s’étant égarés, et n’étant pas arrivés dans la galerie de Versailles assez à temps pour recueillir un regard que Louis XV daignait laisser tomber sur eux, ce premier jour de l’an, en allant à la messe, ce roi demanda ce qu’étaient devenus les échevins ; une voix répondit : « Ils sont restés embourbés » et le roi lui-même daigna sourire[9].

L’on raconte encore ces sortes d’anecdotes, on en rit comme d’un conte de fées au faubourg Saint-Germain. L’on regrette un peu le temps des fées ; mais il y a deux siècles entre ces pauvres échevins de Paris, se perdant dans la boue sur le chemin de Versailles, et de grands seigneurs venant briguer une bourgeoise réputation de bien dire à la Chambre des députés, pour de là passer au ministère.

  1. Historique. Voir Saint-Simon.
  2. Mémoires de Bassompierre, de Gourville, etc.
  3. Lettres de madame de Sévigné. — Détails sur la vie et les projets de M. le marquis de Sévigné, et de MM. de Grignan père et fils.
  4. Pour prendre une idée exacte de cette dignité, voir les mémoires de madame la duchesse d’Orléans, mère du régent. Cette sincère Allemande dérange un peu les mille mensonges de madame de Genlis, de M. de Lacretelle, et autres personnages du même poids.
  5. Ce soir, mon fiacre a été arrêté un quart d’heure sur le boulevard des Italiens par les descendants des croisés, qui faisaient queue pour tâcher d’être admis au bal d’un banquier juif (M. de Rothschild). La matinée des nobles dames du faubourg Saint-Germain avait été employée à faire toute sorte de bassesses pour s’y faire prier.
  6. Mémoires de Collé.
  7. Lever de madame d’Épinay :

    « Les deux laquais ouvrent les deux battants pour me laisser sortir et crient dans l’antichambre : Voilà madame, messieurs, voilà madame. Tout le monde se range en haie. D’abord, c’est un polisson qui vient brailler un air, et à qui on accorde sa protection pour le faire entrer à l’Opéra, après lui avoir donné quelques leçons de bon goût, et lui avoir appris ce que c’est que la propreté du chant français. Puis, ce sont des marchands d’étoffes, des marchands d’instruments, des bijoutiers, des colporteurs, des laquais, des décrotteurs, des créanciers, etc. »

    (Mémoires et correspondance de madame d’Épinay, t. I, p. 356–357.)

  8. Le rôle de Récard, dans une comédie en prose et en cinq actes de Collé, à la suite de ses Mémoires ; le Mondor des Fausses infidélités, etc.
  9. Vita di Alfieri, tom. I, pag. 140.