Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice IV/IX

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 344-378).
Appendice IV — De quelques objections.
IX. — Réponse à quelques objections[1].
1.

Platon avait l’âme d’un grand poète, et Condillac l’âme d’un chirurgien anatomiste. L’âme ardente et tendre de Platon a senti des choses qui resteront à jamais invisibles à Condillac et gens de son espèce. Il y a quelques années qu’un mauvais danseur de l’Opéra était en même temps un graveur fort distingué ; aurait-il été bienvenu à dire aux gens qui lui reprochaient de mal danser : « Voyez comme je grave, et la gravure n’est-elle pas un art bien plus noble que la danse ? »

Tel est Platon, âme passionnée, poëte sublime, poëte entraînant, écrivain de premier ordre et raisonneur puéril. Voyez, dans la traduction de M. Cousin, les drôles de raisonnements que fait Socrate (entre autres page 169, tome Ier).

L’idéologie est une science non-seulement ennuyeuse, mais même impertinente. C’est comme un homme qui nous arrêterait dans la rue, nous proposant de nous enseigner à marcher. « Est-ce que je ne marche pas depuis vingt ans, lui répondrions-nous, et ne marché-je pas fort bien ? » Il n’en est pas moins vrai que les trois quarts des hommes marchent mal et de manière à se fatiguer bientôt. Les gens qui repousseraient avec le plus d’aigreur l’impertinente proposition sont ceux qui marchent le mieux, et qui ont inventé pour leur propre compte quelque art imparfait de bien marcher.

Il est agréable de croire apprendre l’idéologie en lisant un grand poëte tel que Platon, obscur quelquefois, mais de cette obscurité qui touche et séduit les âmes élevées. Rien de sec, au contraire, et de décourageant comme les pages de Condillac ; comme il fait profession d’y voir clair et qu’il ne voit pas ce qu’il y a de généreux et de noble dans la vie, il semble la condamner au néant ; car nous sentons qu’il a la vue très-nette. Voilà deux raisons pour lesquelles beaucoup de gens destinés aux arts par la nature, mais paresseux comme nous le sommes tous, dès qu’ils entreprennent de raisonner sur des choses un peu élevées et difficiles, se perdent dans la nue[2] avec le divin Platon. Si on les y attaque, ils se mettent bien vite en colère et disent à l’assaillant : « Vous avez l’âme froide, sèche et commune. — Du moins, n’ai-je pas de paresse, pourrait-on répondre, et me suis-je donné la peine d’apprendre l’idéologie dans les philosophes et non dans les poëtes. »

S’il est un conte rebattu dans les livres, c’est celui-ci : Voltaire avait consenti à faire dire des vers à une jeune personne qui se destinait au théâtre. Elle commence un morceau du rôle d’Aménaïde. Le grand homme, étonné de sa froideur, lui dit : « Mais, mademoiselle, si votre amant vous avait trahi, lâchement abandonnée, que feriez-vous ? — J’en prendrais un autre », répond ingénument la jeune fille. Voilà le bon sens de Condillac, opposé au génie de Platon. Je conviendrai sans peine que, dans les dix-neuf vingtièmes des affaires de la vie, il vaut mieux être raisonnable et de bon sens comme cette jeune fille prudente. Le mal, c’est quand de telles gens veulent se mêler des beaux-arts, en raisonner, ou, qui pis est, les pratiquer. Voyez les musiciens français. Les passions et les arts ne sont qu’une importance ridicule attachée à quelque petite chose.


2.

« Le beau idéal est le premier but des arts, et vous ne le dites pas. » Voilà la seconde objection que l’on me fait. Je réponds : J’ai cru que c’était chose convenue.


3.

Il me reste deux choses à dire sur le beau.

La première, c’est que, quoique j’estime beaucoup les peintres qui font du beau idéal, tels que Raphaël et le Corrége, cependant je suis loin de mépriser ces peintres que j’appellerais volontiers peintres-miroirs, ces gens qui, comme Guaspre-Poussin, reproduisent exactement la nature, ainsi que le ferait un miroir. Je vois encore, après cinq ans, en écrivant ceci, les grands paysages du Guaspre, qui garnissent les salles du palais Doria, à Rome, et qui reproduisent si bien cette sublime campagne de Rome. Reproduire exactement la nature, sans art, comme un miroir, c’est le mérite de beaucoup de Hollandais, et ce n’est pas un petit mérite ; je le trouve surtout délicieux dans le paysage. On se sent tout à coup plongé dans une rêverie profonde, comme à la vue des bois et de leur vaste silence. On songe avec profondeur à ses plus chères illusions ; on les trouve moins improbables ; bientôt on en jouit comme de réalités. On parle à ce qu’on aime, on ose l’interroger, on écoute ses réponses. Voilà les sentiments que me donne une promenade solitaire dans une véritable forêt.

Ces peintres-miroirs, dans tous les genres, sont infiniment préférables aux gens communs qui veulent suivre Raphaël. Si ces gens étaient capables de produire un effet, ce serait de dégoûter de Raphaël. Ainsi, Dorat, Destouches… ont voulu faire des comédies à l’instar de Molière. J’aime bien mieux le simple Carmontelle ou Goldoni, qui ont été les miroirs de la nature. La nature a des aspects singuliers, des contrastes sublimes ; ils peuvent rester inconnus au miroir qui les reproduit, sans en avoir la conscience. Qu’importe ! si j’en ai la touchante volupté.

C’est ainsi que je m’explique le charme des plus anciens peintres des écoles italiennes : Bonifazio, Ghirlandajo, Le Mantègne, Masaccio, etc.

J’aime mieux une vieille pièce de Massinger que le Caton d’Addisson. Je préfère la Mandragore de Machiavel aux comédie« de M. l’avocat Nota, de Turin.

L’homme qui raconte ses émotions est le plus souvent ridicule ; car si cette émotion lui a donné le bonheur, et s’il ne parle pas de manière à reproduire cette émotion[3] chez ses auditeurs, il excite l’envie ; et plus il aura affaire à des âmes communes, plus il sera ridicule.

Il y a une exception pour la terreur ; nous ne trouvons jamais odieux les gens qui font des contes de revenants, quelque communs et grossiers qu’ils soient ; nous avons tous eu peur dans notre vie.


4.

Les artistes dans le genre grave sont sujets à tomber dans le dédain, qui est aussi la sottise, envers les artistes dont le but est de faire naître le rire. Les graves se prévalent d’un privilège injuste, et dont ils sont redevables au pur hasard, ce à quoi je ne vois, guère d’élévation. Renvoyons cela à la vile carrière de l’ambition ; dans les arts, il faut plus de noblesse d’âme, ou l’on reste plat.

L’homme du peuple que l’on conduit au spectacle, dans l’admirable roman de Tom-Jones, trouve que c’est le roi de la tragédie qui a le mieux joué ; il s’indigne qu’on ose comparer un autre personnage au roi qui, d’abord, était le mieux vêtu, et qui, en second lieu, a crié le plus fort. Les gens du peuple, même ceux qui marchent en carrosse, reproduisent tous les jours ce beau sentiment qu’ils appellent un raisonnement. Ils font la mine à tout ce qui n’est pas très-noble. C’est de cette classe privilégiée, destinée par la nature à aimer de passion les dindes truffées et les grands cordons, que partent les plus véhémentes injures contre notre pauvre Shakspeare.

Les artistes graves sont sujets à confondre, de bonne foi, ce qui est comique avec le laid ; c’est-à-dire, les choses créées défectueuses exprès, pour faire naître le rire, comme la manière de raisonner de Sancho, avec les choses tout bonnement laides par impuissance d’être belles, et que produit un artiste grave qui cherche le beau et qui se trompe ; par exemple, le sculpteur qui fit Louis XIV nu, en Hercule, à la Porte-Saint-Denis, et qui, comme M. Bosio, fidèle à la perruque, a conservé à ce prince la grande perruque bouffante, coûtant mille écus.

J’ai trouvé cette injustice envers le rire chez Canova ; et Vigano a été, parmi les grands artistes, que j’ai eu le bonheur d’approcher, le seul qui ait évité cette sottise !

Demandons-nous à la sculpture de rendre le mouvement, ou à l’art des David et des Girodet de représenter une nuit parfaite ? Il serait également absurde d’exiger d’un artiste qu’il sente le mérite d’un autre artiste qui s’immortalise dans le genre immédiatement voisin du sien. S’il trouvait ce genre préférable, il le prendrait.

Après avoir expliqué, tant bien que mal, en mauvais italien, cette idée à Canova, je lui disais : « Voulez-vous vous ravaler, vous grand homme, à qui la forme d’un nuage, considérée à minuit, en rentrant chez vous, dans votre jeunesse, a fait répandre des larmes d’extrême plaisir, voulez-vous vous ravaler à la grossièreté d’âme de ce banquier à qui vingt-cinq ans d’arithmétique (M. Torlonia, duc de Bracciano) et des idées sordides ont valu dix millions ? Dans sa loge, au théâtre d’Argentina, il ne songe qu’au moyen d’attaquer l’impresario et de le payer dix sequins de moins. Il condamne hautement, comme manquant de dignité, les flonflons de Cimarosa sur le mot felicità, et leur préfère savamment la musique noble et grave des Mayer et des Paer. Mais elle ennuie ! — Qu’importe ? elle est digne.

« Avouez donc bonnement, disais-je à Canova, et comme il convient à un grand homme tel que vous l’êtes, que non omnia possumus omnes ; que, quelques bons yeux que nous ayons, nous ne pouvons pas voir à la fois les deux côtés d’une orange.

« Vous, auteur sublime des trois Grâces et de la Madeleine, vous n’aimez dans la nature que ses aspects nobles et touchants ; ce sont les seuls qui vous jettent dans cette douce rêverie qui fit le bonheur de votre jeunesse, dans la lagune à Venise, et la gloire de votre vie. Vous ne seriez plus vous-même si d’abord vous voyiez le côté comique des choses. Le comique ne vaut pour vous que comme délassement.

« Pourquoi donc parlez-vous du comique, pourquoi prétendre dicter des lois sur un genre que vous ne sentez que d’une manière secondaire ? Voulez-vous donc absolument être universel ? Laissez cette prétention bizarre aux pauvres diables qui ne sont pas même particuliers.

« Avez-vous daigné observer comment le vulgaire acquiert la connaissance des hommes de génie ? Quand cent ans se sont écoulés, et qu’il voit que personne n’a approché de Milton, qu’il méprisait fort de son vivant, il le proclame un grand poëte, et sur-le-champ explique son génie par quelque raison absurde.

« C’est ce qu’on appelle la manière arithmétique de sentir le beau. Est-elle faite pour vous ? Les biographes mentent sciemment quand ils vous montrent les grands hommes honorés de leur vivant ; le vulgaire n’honore que les généraux d’armée. Molière, avant le 18 novembre 1659[4], n’était qu’un farceur pour les trois quarts de Paris, et il ne fut pas même de l’Académie, position où arrivait d’emblée le moindre abbé précepteur du plus petit duc. »

Ce gros receveur général, qui ne parle plus que chevaux et que landau, voyant que depuis cent ans il n’a rien paru d’égal au Roman comique de Scarron, daignera peut-être fermer les yeux sur la trivialité du rôle de Ragotin, lui qui, pendant trente ans, fit la cour à des Ragotins, et il achètera les œuvres de Scarron, si toutefois elles sont imprimées par Didot, dorées sur tranche et reliées par Thouvenin.

Cet homme de goût-là admirera tout de suite la noble Clarisse Harlowe ou les œuvres de madame Cottin. Prêtez l’oreille à la conversation des gens qui ne songent pas à se faire honneur de leur littérature, et vous entendrez citer dix fois le Roman comique contre une seule fois le noble Malek-Adel[5]. C’est que Ragotin a le beau idéal du rire ; il est lâche, il est vain, il veut plaire aux dames, quoique pas plus haut qu’une botte, et, malgré toutes ces belles qualités nous ne le méprisons pas absolument, ce qui fait que nous en rions.

Je regrette les phrases précédentes ; je ne trouve rien de respectable comme un ridicule. Dans l’état de tristesse aride d’une société alignée par la plus sévère vanité, un ridicule est la chose du monde que nous devons cultiver avec le plus grand soin chez nos amis ; cela fait rire intérieurement quelquefois.

Quant aux hommes que j’honore, je suis fâché de les voir me nier le mérite de Pigault-Lebrun, tandis qu’un mérite de beaucoup inférieur, pourvu qu’il soit dans le genre grave, attire sur-le-champ leurs louanges ; par exemple, Jacques Fauvel[6], où les femmes n’osent jamais louer le comique et surtout le détailler, comme elles détaillent le mérite sérieux de Walter Scott.


5.

Les âmes tendres et exaltées, qui ont eu la paresse de ne pas chercher l’idéologie dans les philosophes, et la vanité de croire l’avoir apprise dans Platon, sont sujettes a une autre erreur : elles disent qu’il y a un beau idéal absolu ; que, par exemple, s’il eût été donné à Raphaël et au Titien de se perfectionner à chaque instant davantage, ils seraient arrivés un beau jour à produire identiquement les mêmes tableaux.

Elles oublient que Raphaël trouvait que ce que l’aspect d’une jeune femme qu’il rencontrait au Colisée avait de plus beau, c’étaient les contours, tandis que le Titien admirait avant tout la couleur.

Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire,
a dit la Fontaine. Que n’est-il encore de ce monde pour le répéter, sur tous les tons, aux aimables paresseux que j’attaque ! — Ces âmes tendres, exaltées, éloquentes, les seules que j’aime au monde, méprisent l’anatomie comme une science d’apothicaire. C’est cependant dans l’amphithéâtre du Jardin des Plantes et non ailleurs qu’elles trouveront la réfutation du système de Platon sur l’identité du beau idéal chez tous les hommes. Voltaire l’a dit dans un style que je n’oserais me permettre, tant la délicatesse a fait de progrès !

Rien de plus beau aux yeux d’un crapaud que sa crapaude aux gros yeux sortant de la tête.

Croit-on, de bonne foi, qu’un brave général noir, de l’île de Saint-Domingue, admire beaucoup la fraîcheur de coloris des Madeleines du Guide ?

Les hommes ont des tempéraments divers. Jamais le sombre et fougueux Bossuet ne pourra sentir la douceur charmante et tendre de Fénelon.

Exaltez, tant qu’il vous plaira, par la pensée, les facultés de ces deux grands écrivains ; supposez-les s’approchant sans cesse davantage de la perfection, toujours Bossuet s’écriera d’une voix sombre et tonnante : « Madame se meurt, Madame est morte ! » Fénelon dira toujours : « Alors Idoménée avoua à Mentor qu’il n’avait jamais senti de plaisir aussi touchant que celui d’être aimé, et de rendre tant de gens heureux. Je ne l’aurais jamais cru, disait-il : il me semblait que toute la grandeur des princes ne consistait qu’à se faire craindre ; que le reste des hommes était fait pour eux, et tout ce que j’avais ouï dire des rois qui avaient été l’amour et les délices de leurs peuples me paraissait une pure fable ; j’en reconnais maintenant la vérité. Mais il faut que je vous raconte comment on avait empoisonné mon cœur dès ma plus tendre enfance sur l’autorité des rois. C’est ce qui a causé tous les malheurs de ma vie. » (Livre XIII.)

Au lieu de devenir semblables et de se rapprocher, ils s’éloignent sans cesse davantage. S’ils se ressemblent encore un peu, par timidité, c’est qu’ils n’osent pas écrire tout ce que leur âme de feu leur suggère.

Je n’ose conduire le lecteur à l’amphithéâtre du Jardin des Plantes ; il serait peut-être indiscret de lui proposer ensuite un petit voyage en Saxe, suivi d’une course de deux mois dans les Calabres. Si cependant il voulait étudier ainsi la littérature, au lieu de lire tous les deux ans, dans le philosophe à la mode, une nouvelle explication du beau, il conclurait bientôt, de mille faits observés, qu’il est des tempéraments divers et que nen ne diffère davantage que le flegmatique habitant de Dresde et le bilieux coquin de Cosenza.

Je lui dirais alors, ou plutôt il se dirait, ce qui vaut bien mieux, que le beau idéal de ces gens-là diffère ; et six mois ou un an après, il arriverait enfin à cette proposition énorme et qui lui semble si baroque aujourd’hui.

Chaque homme aurait, s’il y songeait bien, un beau idéal différent.

Il y a autant de beaux idéals que de formes de nez différentes ou de caractères différents.

Mozart, né à Salzbourg, a travaillé pour des âmes flegmatiques, mélancoliques et tendres comme lui ; et Cimarosa, pour des âmes ardentes, passionnées, sans repos dans leurs passions, et ne voyant jamais qu’un seul objet.

Des hommes de l’esprit le plus vif me nient ces vérités : qu’en conclurai-je ? Qu’ils manquent de génie ? Qu’ils n’ont pas fait des ouvrages sublimes, entre autres choses mille fois supérieures à cette brochure ?

Loin de moi une telle sottise ; j’en conclurai qu’ils ont été paresseux dans leur jeunesse, ou bien qu’une fois arrivés à quarante ans, ils ont fermé la porte aux idées nouvelles.

Leurs enfants, qui auront été élevés après 1815, quand ces idées commenceront à courir les rues[7], auront raison contre leurs illustres pères dans ce petit détail, et, comme moi, seront des gens médiocres, fort inférieurs à leurs pères. Nous dirons péniblement comment ces esprits charmants devraient s’y prendre pour être encore plus sublimes ; eux, cependant, continuent à faire des choses sublimes, et nous, à peine pouvons-nous faire des brochures.


6.

On me dit : Le vers est le beau idéal dans l’expression ; une pensée étant donnée, le vers est la manière la plus belle de la rendre, la manière dont elle fera le plus d’effet.

Je nie cela pour la tragédie, du moins pour celle qui tire ses effets de la peinture exacte des mouvements de l’âme et des événements de la vie.

La pensée ou le sentiment doit, avant tout, être énoncée avec clarté dans le genre dramatique, en cela l’opposé du poëme épique.

Lorsque la mesure du vers n’admettra pas le mot précis qu’emploierait un homme passionné dans telle situation donnée, que ferez-vous ? Vous trahirez la passion pour l’alexandrin, comme le fait souvent Racine. La raison en est simple ; peu de gens connaissent assez bien les passions pour dire : Voilà le mot propre que vous négligez ; celui que vous employez n’est qu’un faible synonyme ; tandis que le plus sot de l’audience sait fort bien ce qui fait un vers dur ou harmonieux. Il sait encore mieux, car il y met toute sa vanité, quel mot est du langage noble et quel n’en est pas.

L’homme qui parle le langage noble est de la cour, tout autre est vilain. Or les deux tiers de la langue, ne pouvant être employés à la scène que par des vilains, ne sont pas du style noble[8].

Hier (26 mars), à un concert à l’Opéra, comme l’orchestre écorchait le duo d’Armide, de Rossini, mon voisin me dit : « C’est détestable ! c’est indigne » — Étonné, je lui réponds : « Vous avez bien raison. — C’est indigne, poursuit-il, que les musiciens ne soient pas en culottes courtes ! » Voilà le public français et la dignité telle que la cour nous l’a donnée.

Je crois pouvoir conclure que quand l’expression de la pensée n’est pas susceptible d’autre beauté que d’une clarté parfaite, le vers est déplacé.

Le vers est destiné à rassembler en un foyer, à force d’ellipses, d’inversions, d’alliances de mots, etc. (privilèges de la poésie), les choses qui rendent frappante une beauté de la nature ; or, dans le genre dramatique, ce sont les scènes précédentes qui font sentir le mot que nous entendons prononcer dans la scène actuelle. Par exemple, Talma disant à son ami :

Connais-tu la main de Rutile ?
(Manlius.)

Le personnage tombe à n’être plus qu’un rhéteur dont je me méfie, si, par la poésie de l’expression, il cherche à ajouter à la force de ce qu’il dit ; grand défaut des poëtes dramatiques qui brillent par le style.

Si le personnage a l’air le moins du monde de songer à son style, la méfiance paraît, la sympathie s’envole et le plaisir dramatique s’évanouit.

Pour le plaisir dramatique, ayant à choisir entre deux excès, j’aimerai toujours mieux une prose trop simple, comme celle de Sedaine ou de Goldoni, que des vers trop beaux.

Rappelons-nous sans cesse que l’action dramatique se passe dans une salle dont un des murs a été enlevé par la baguette magique de Melpomène, et remplacé par le parterre et les loges au moyen de la baguette magique d’une fée. Les personnages ne savent pas qu’il y a un public. Dès qu’ils font des concessions apparentes à ce public, à l’instant ce ne sont plus des personnages, ce sont des rapsodes récitant un poëme épique plus ou moins beau.

L’inversion est une grande concession en français, un immense privilège de la poésie, dans cette langue amie de la vérité et claire avant tout.

L’empire du rhythme ou du vers ne commence que là où l’inversion est permise.

Le vers convient admirablement au poëme épique, à la satire, à la comédie satirique, à une certaine sorte de tragédie faite pour des courtisans.

Jamais un homme de cour ne cessera de s’extasier devant la noblesse de cette communication, faite par Agamemnon à son gentilhomme de la chambre, Arcas :

… Tu vois mon trouble, apprends ce qui le cause,
Et juge s’il est temps, ami, que je repose.
Tu te souviens du jour qu’en Aulide assemblés, etc.


(Iphigénie, acte Ier, scène 1re.)

Au lieu de ce mot tragédies, écrivez en tête des œuvres de Racine : Dialogues extraits d’un poëme épique, et je m’écrie avec vous : C’est sublime. Ces dialogues ont été de la tragédie pour la nation courtisanesque de 1670 ; ils n’en sont plus pour la population raisonnante et industrielle de 1823.

À cela on répond par une personnalité plus ou moins bien déguisée sous des termes fort polis : « Votre âme n’est pas faite pour sentir la beauté des vers. » Rien n’est plus possible, et, si cela est, mes raisons tomberont bientôt dans le mépris, comme venant d’un aveugle qui se mettrait à raisonner des couleurs.

Tout ce que j’ai à dire, c’est que moi, Français moderne, qui n’ai jamais vu d’habits de satin et à qui le despotisme a fait courir l’Europe dès l’enfance et manger de la vache enragée, je trouve que les personnages de Racine, d’Alfieri, de Manzoni, de Schiller, ont toujours la mine de gens contents de si bien parler. Ils sont remplis de passion ; soit, mais ils sont d’abord contents de bien parler.

Présentement, il nous faut des tragédies en prose, ai-je dit dans la première partie de Racine et Shakspeare. On m’a répondu que j’étais un sot[9]. On m’a dit : « Votre âme n’est pas faite pour sentir la beauté des vers. » — Qu’importe ? Attendons deux ans, et voyons si les idées de ce pamphlet trouveront des voix pour les répéter. Je suis comme ce soldat de Mayence, en 1814, qui s’intitula le général Garnison et commanda pendant trois jours. Je n’ai pas de nom. Je ne suis rien, si je suis seul ; je ne suis rien, si personne ne me suit. Je suis tout, si le public se dit : « Cet homme a émis une pensée. » — Je ne suis rien, ou je suis la voix d’un public à qui la terreur de la grande ombre de Racine tenait la bouche fermée. Croit-on que je ne sente pas le ridicule d’une horloge qui, à midi, marquerait quatre heures ? — J’élève la voix, parce que je vois clairement que l’heure du classicisme est sonnée. Les courtisans ont disparu, les pédants tombent ou se font censeurs de la police, le classicisme s’évanouit.


7.

Je me souviens que je trouvai un jour à Kœnigsberg un auteur français de mes amis, homme d’esprit, plein de vanité, auteur s’il en fut, mais assez bon écrivain, à cela près qu’il ne sait pas un mot de français. Il me lut un pamphlet de sa façon fort plaisant, comme je l’exhortais à se servir des mots et des tours de phrases que l’on trouve dans Rousseau, la Bruyère, etc. : « Je vois bien que vous êtes un aristocrate, me dit-il rouge de colère ; vous n’êtes libéral que de nom. Quoi ! vous admettez l’autorité de quarante pédants serviles réunis au Louvre[10] et qui ne pensent qu’à se souffler noblement une pension de six mille francs ou une croix de la Légion d’honneur ! Non, non, vous n’êtes pas libéral. Je m’en étais bien douté hier soir, en vous voyant vous tant ennuyer dans la société de ces quatre honnêtes marchands de blé de Hambourg. Savez-vous ce qu’il vous faut ? Des salons et des marquis pour vous applaudir. Allez, vous êtes un homme jugé, vous n’aimerez jamais la patrie, et vous serez un tiède toute votre vie. »

Cette colère, de la part d’un ami d’enfance, me plut beaucoup ; j’y vis bien à nu le ridicule de l’espèce humaine. Je lui fis quelques mauvaises réponses inconcluantes pour en bien jouir et le faire se développer au long. Si j’eusse voulu parler raison, j’aurais dit : « Je mépriserais autant que vous les quarante dont il s’agit (c’était en 1806) s’ils parlaient en leur nom ; mais ce sont des gens fins et dès longtemps habiles à écouter. Ils prêtent une oreille fort attentive à la voix du public ; ces quarante ne sont, à vrai dire, que les secrétaires du public en ce qui a rapport à la langue. Jamais ils ne s’occupent des idées, mais seulement de la manière de les exprimer. Leur affaire est de noter les changements successifs des mots et des tours de phrase au fur et à mesure qu’ils les observent dans les salons. Adorateurs de tout ce qui est suranné, il faut qu’un usage nouveau soit bien avéré et bien incontestable pour qu’ils se déterminent à la douleur de lui donner place en leur calepin. C’est la vertu d’un secrétaire, et je les en estime. »

Il ne faut pas innover dans la langue, parce que la langue est une chose de convention. – Cette chose que voilà s’appelle une table ; la belle invention si je me mets à l’appeler une asphocèle. Ce petit oiseau qui sautille sous ce toit s’appelle une mésange ; sera-t-il bien agréable de l’appeler un noras ?

Il est des tours d’une langue comme de ses mots. Je trouve dans la Bruyère et Pascal tel tour de phrase pour exprimer l’étonnement et le mépris, mélangés ensemble par portions égales. À quoi bon inventer un tour nouveau ? Laissons cette gloire à madame de Staël, à MM. de Chateaubriand, de Marchangy, vicomte d’Arlincourt, etc., etc. Il est sûr qu’il est plus agréable et plus vite fait d’inventer un tour que de le chercher péniblement au fond d’une lettre provinciale ou d’une harangue de Patru.

Je crains que la postérité la plus reculée, lorsqu’elle s’occupera de ces grands écrivains, ne les ravale au rang des Sénèque ou des Lucain, que nous comprenons moins facilement que Cicéron et Virgile. Il est vrai que la postérité sera récompensée de sa peine par la sublimité des pensées. Peut-être cependant lui échappera-t-il le souhait que ces grands écrivains, pensant mieux que Voltaire et Rousseau, eussent daigné se servir de la même langue. Ils eussent alors réuni tous les avantages.

Une langue est composée de ses tours non moins que de ses mots. Toutes les fois qu’une idée a déjà un tour qui l’exprime clairement, pourquoi en produire un nouveau ? On donne au lecteur le petit chatouillement de la surprise ; c’est le moyen de faire passer des idées communes ou trop usées ; le plaisir de deviner des énigmes et de voir comment pressoir se dit en style noble fait encore lire aujourd’hui deux pages de M. l’abbé Delille. Je vois aussi l’apothicaire du coin qui, pour s’anoblir, fait écrire en lettres d’or sur sa maison : Pharmacie de M. Fleurant.

Le fat de province, en parlant du théâtre de ses succès, est fort embarrassé de savoir s’il doit dire : « Je trouvai madame une telle, que j’avais séduite à la campagne, dans la société, ou dans le monde, ou dans les salons. »

En parlant de sa future, il ne sait s’il doit dire : « C’est une fort jolie fille, ou c’est une jolie demoiselle, ou c’est une jeune personne fort jolie. » Son embarras est grand car il y a de bons couplets de vaudeville qui se moquent de toutes ces locutions.

Peut-être faut-il être romantique dans les idées : le siècle le veut ainsi ; mais soyons classiques dans les expressions et les tours ; ce sont des choses de convention, c’est-à-dire à peu près immuables ou du moins fort lentement changeables.

Ne nous permettons, tout au plus de temps à autre, que quelque ellipse, après laquelle soupiraient Voltaire et Rousseau, et qui semble donner plus de rapidité au style. Encore je ne voudrais pas jurer que cette petite licence ne nous rende peu intelligibles à la postérité.


8.
Du goût.

Qu’est-ce que le goût ?

Goëthe répond : « C’est la mode ; c’est, en écrivant, l’art de plaire le plus possible aujourd’hui. C’est l’art de bien mettre sa cravate dans les ouvrages de l’esprit.

« Le caractère du génie, c’est de produire en abondance des idées neuves[11]. Son orgueil fait qu’il aime mieux créer une pensée, donner au public un aperçu neuf, qu’en vain l’on chercherait dans quelque volume antérieur, que parer et rendre agréable à tous les yeux l’idée neuve qu’il a trouvée il n’y a qu’un instant. Mais l’homme de génie ne produit pas sans dessein : savant, il destine ses ouvrages à éclairer les autres hommes ; littérateur, à leur plaire. Ici commence l’action et le travail du goût, intermédiaire placé entre le monde idéal, où le génie marche seul, environné de ses conceptions, et le monde réel et extérieur, où il se propose de les produire. Le goût examine l’état moral du pays et de l’époque, les préjugés répandus, les opinions en vogue, les passions régnantes ; et, d’après le résultat de cet examen, il enseigne au génie les convenances, les bienséances à observer, lui indique comment il doit ordonner ses compositions, sous quelles formes il doit présenter ses idées pour faire sur le public l’impression la plus vive et la plus agréable. Lorsque le même homme possède ce double avantage, le génie, puissant créateur, et le goût, habile arrangeur, il devient un de ces écrivains heureux, l’admiration de la jeunesse. C’est pour lors que son succès atteint et surpasse ses espérances, et que son talent règne en souverain sur tous les esprits et sur tous les cœurs. Mais lorsqu’il ne les réunit (les deux facultés) qu’à un degré inégal, et ses ouvrages et ses succès se ressentent de ce manque de fidélité à la mode.

« Toute la partie médiocre et demi-médiocre du public ne voit pas ces idées neuves. Il produit son effet sur certains esprits, il le manque sur d’autres : ce désaccord du génie et du goût, dans un même talent, donne lieu, de la part du public, aux jugements les plus contradictoires ; ceux qui ne sont sensibles qu’à ses défauts s’indignent que d’autres lui trouvent des beautés ; ils le rabaissent au-dessous de sa valeur réelle, et voudraient l’anéantir ; leur mépris est sincère. Ceux à qui des circonstances analogues, dans leur vie antérieure, ont donné de la sympathie pour l’esprit de notre auteur, sont plus touchés de ce qu’il a de recommandable que blessés de ses imperfections ; ils lui prêtent généreusement tout ce qui lui manque, cherchent en quelque sorte à le compléter, et par leurs louanges le placent à une hauteur qu’il n’atteint pas. Tous ont tort. Le génie reste tel qu’il est, quelles que soient nos dispositions accidentelles à son égard ; ni la vengeance pour l’ennui qu’il nous a donné, ni la reconnaissance du plaisir que nous lui devons ne peuvent l’enrichir en lui prêtant ce qu’il n’a point ; on l’appauvrit en lui enlevant ce qu’il possède.

« La juste appréciation de ce qui doit plaire en tel pays ou à telle époque, d’après l’état des esprits, voilà ce qui constitue le goût. Comme cet état moral varie infiniment d’un siècle et d’un pays à un autre, il en résulte les vicissitudes les plus étonnantes.

« Les Français ont eu, au seizième siècle, un poëte nommé du Bartas, qui fut alors l’objet de leur admiration la plus vive. Sa gloire se répandit en Europe ; on le traduisit en plusieurs langues. Son poëme, en sept chants, sur les sept jours de la création, intitulé la Semaine, eut, en cinq ans, trente éditions. Du Bartas fut un homme de goût pour l’an 1590. Aujourd’hui, à la vue de ses descriptions naïves et longuettes, le plus mince journaliste s’écrierait : Quel goût détestable ! Et il aurait raison, comme on eut raison en 1590, tant le goût est local et instantané, tant il est vrai que ce qu’on admire en deçà du Rhin, souvent on le méprise au delà, et que les chefs-d’œuvre d’un siècle sont la fable du siècle suivant.

« Il est facile de voir quels ont été les événements de la révolution littéraire qui a précipité du Bartas dans l’oubli et le mépris. Les grands seigneurs qui vivaient épars dans leurs châteaux, d’où souvent ils étaient redoutables aux rois[12], ayant été appelés à la cour par Richelieu, qui chercha à les désarmer et qui les y fixa en flattant et agaçant leur vanité, ce fut bientôt un honneur de vivre à la cour[13]. Aussitôt la langue prit un mouvement marqué d’épuration. Les progrès du goût consistèrent dans le perfectionnement des formes du style, qui devinrent de plus en plus classiques et calquées d’après l’étude et l’imitation des modèles de l’antiquité. Il y eut une épuration scrupuleuse et presque minutieuse qui tamisa la langue, si l’on peut ainsi parler, et lui fit rejeter, comme manquant de dignité et marque certaine d’un rang inférieur chez qui s’en servait, un grand nombre de mots, de phrases, d’idées même, que renfermaient les livres antérieurs à cette épuration. Sans doute, en équivalent des pertes qu’un purisme si rigoureux lui faisait subir, la langue française a fait l’acquisition de quelques nouvelles formes de style irréprochables aux yeux de la critique. Je crois pourtant que la langue a perdu beaucoup d’expressions pittoresques et imitatives[14], et que par ce travail du goût elle a été plus épurée qu’enrichie. »

Ne voit-on pas sortir de toute cette révolution, décrite par Goëthe en 1805, et des habitudes qu’elle dut laisser, le caractère de pédantisme si marqué aujourd’hui chez nos gens de lettres d’un certain âge ? Les pédants du siècle de Louis XV n’ont plus accepté les choses nouvelles que de la part des jeunes courtisans et de ce qu’ils ont appelé le bel usage. Si les jeunes courtisans avaient été pédants comme les jeunes pairs d’Angleterre sortant d’Oxford ou de Cambridge, c’en était fait de la langue française, elle devenait un sanscrit, une langue de prêtres, un idiome privilégié ; jamais elle n’eût fait le tour de l’Europe.

« Chez un peuple plus raisonneur que sensible, qui a des opinions arrêtées, des préjugés tenaces, qui porte dans les plaisirs de l’esprit plus de pédanterie que d’enthousiasme, le génie est forcé de s’astreindre aux règles étroites qui lui sont prescrites, de marcher dans la route tracée devant lui : il subit des lois au lieu d’en imposer ; les traits de sa physionomie percent à peine à travers le masque qu’il est forcé de revêtir. Alors le goût est tyran, et le génie est esclave. C’est la situation où se sont trouvés la plupart des auteurs français[15]. »


9.

Des personnes qui ne savent réfuter qu’en prêtant des absurdités à leurs adversaires ont eu la bonté de me faire dire qu’il fallait jeter Racine au feu. Un grand homme, dans quelque forme qu’il ait laissé une empreinte de son âme à la postérité, rend cette forme immortelle.

Il a donné d’une manière ou d’autre, par le dessin, comme Hogarth[16], ou par la musique, comme Cimarosa, les impressions de la nature sur son cœur ; ces impressions sont précieuses et à ceux qui, n’ayant pas assez d’esprit pour voir la nature dans la nature, en trouvent cependant beaucoup à en considérer des copies dans les ouvrages des artistes célèbres, et à ceux qui voient la nature, qui adorent ses aspects tour à tour sublimes ou touchants, et qui apprennent à en mieux goûter certains détails en livrant leurs âmes à l’effet des ouvrages des grands maîtres qui ont peint ces détails. C’est-à-dire que mon opinion politique, que je trouve écrite dans mon journal, se fortifie d’autant.

Après avoir entendu le duetto Io ti lascio perche uniti du commencement du Matrimonio segreto de Cimarosa, mon cœur apercevra de nouvelles nuances dans le spectacle de l’amour contrarié par l’ambition. Surtout le souvenir du duetto me mettra à même de faire abstraction de certaines circonstances vulgaires qui empêchent souvent l’émotion. Je me dirai en voyant des amants malheureux : C’est comme dans le Matrimonio segreto, quand Caroline a dit à son amant : Io ti lascio. Aussitôt, tout ce qu’il peut y avoir de vulgaire dans l’histoire des pauvres amants que je vois dans le salon disparaîtra, et je serai attendri. Je devrai ce moment délicieux, et peut-être la bonne action qu’il m’inspirera, à l’existence de Cimarosa.

J’espère que voilà bien mettre les points sur les i, et que l’on ne pourra me faire dire quelque bonne absurdité ; tout au plus, les gens secs se moqueront de mes larmes ; mais il y a longtemps que j’en ai pris mon parti, et que nous sommes ridicules les uns pour les autres. Irai-je entreprendre de me changer parce que mon voisin est différent de moi ?

Dans un millier d’années, chez des peuples qui sont encore à naître, Racine sera encore admirable :

1o Comme ayant souvent peint la nature d’une manière étonnante, non pas dans le demi-calembour d’Agamemnon : Vous y serez, ma fille, mais dans la réplique sublime d’Hermione à Oreste qui lui annonce la mort de Pyrrhus : Qui te l’a dit ? dans le rôle céleste de Monime, duquel on a dit avec tant de raison : « C’est de la sculpture antique » ; dans les regrets de Phèdre :

Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit
Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit.
Jusqu’au dernier soupir de malheurs poursuivie,
Je rends dans les tourments une pénible vie.

(Acte IV, scène vi.)

2o Dans cette même sublime tragédie de Phèdre, la nourrice de cette princesse, qui ne l’a pas quittée depuis sa naissance et qui l’aime comme son enfant, ayant à dire ce détail affreux : Ma fille n’a pris aucune nourriture depuis trois jours, dit ces vers admirables :

ŒNONE

...............
Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,
Voulez-vous sans pitié laisser finir vos jours ?
Quelle fureur les borne nu milieu de leur course ?
Quel charme ou quel poison en a tari la source ?
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture, etc., etc.

(Acte Ier, scène iii.)

Admirez, si vous pouvez, l’idée d’obscure ajoutée à celle de nuit dans un tel moment. Eh bien ! nul doute que les gens à goût délicat de la cour de Versailles ne trouvassent cela fort beau ; on leur faisait éviter la locution bourgeoise : depuis trois jours, qui les eût empêchés net de s’attendrir. Et, quel qu’on soit, roi ou berger, sur le trône ou portant la houlette, on a toujours raison de sentir comme on sent et de trouver beau ce qui donne du plaisir. Ensuite, le goût français s’était formé sur Racine ; les rhéteurs se sont extasiés avec esprit pendant un siècle sur ce que Racine était d’un goût parfait. Ils fermaient les yeux à toutes les objections, par exemple, sur l’action d’Andromaque, qui a fait tuer un autre enfant pour sauver son Astyanax. Oreste nous le dit :

J’apprends que, pour ravir son enfance au supplice,
Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse,
Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras,
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.

(Andromaque, acte Ier, scène ire.)

Cet autre enfant avait pourtant une mère aussi, qui aura pleuré, à moins qu’on n’ait eu l’attention délicate de le prendre à l’hôpital ; mais qu’importent les larmes de cette mère ? elles étaient ridicules ; c’était une femme du tiers état ? n’était-ce pas trop d’honneur à elle de sacrifier son fils pour sauver son jeune maître[17] !

Tout cela doit être fort beau aux yeux d’un prince russe qui a cent mille francs de rente et trente mille paysans.

On admirera donc aussi Racine dans la postérité la plus reculée, comme ayant donné la tragédie la meilleure possible pour les courtisans vaniteux et spirituels d’un despote, fort vaniteux lui-même, fort égoïste, mais raisonnable, attentif à jouer un beau rôle en Europe, et sachant employer et mettre en place les grands hommes. Partout où la monarchie se reproduira, Racine trouvera des partisans. Iturbide, en essayant un trône impérial à Mexico, littérairement parlant, n’avait fait autre chose qu’ouvrir un cours de littérature en faveur de Racine. S’il avait réussi, nos libraires auraient pu, en toute sûreté, expédier des pacotilles de Laharpe pour Mexico. C’est ainsi que, malgré l’intervalle de tant de siècles, nous comprenons dans Hérodote et nous admirons la conduite de Prescapès, courtisan de Cambyse, lorsque celui-ci, en se jouant, tue le fils de Prescapès[18].

Dans ses prétentions les plus élevées, le romanticisme ne demande qu’une simple concurrence pour la tragédie en prose.

Il n’y a ici nulle politique jésuitique, aucune arrière-pensée : voici la mienne tout entière. La tragédie mythologique restera toujours en vers. Il faudra peut-être toujours la pompe et la majesté des beaux vers pour jeter un voile utile sur l’absurdité du fatalisme[19] d’Œdipe ou de Phèdre, et ne nous laisser sensibles qu’aux beaux effets qui sortent de ces données. Par exemple, la double confidence d’Œdipe et de Jocaste (acte IV, scène 1re). Peut-être, les tragédies d’amour, telles qu’Andromaque, Tancrède, Ariane, Inès de Castro, seront-elles toujours bonnes à écrire en vers.

Nous ne réclamons la prose que pour les tragédies nationales, la Mort de Henri III, le Retour de l’île d’Elbe, Clovis s’établissant dans les Gaules à l’aide des prêtres[20], Charles IX, ou la rigueur (le massacre) salutaire de la Saint-Barthélémy. Tous ces sujets, présentés en vers alexandrins, sont comme sous le masque, chose d’une évidence mathématique, puisque les deux tiers de la langue parlée aujourd’hui, dans les salons du meilleur ton, ne peuvent se reproduire au théâtre.

Je défie que l’on réponde à cette objection. Mais quel que soit l’immense crédit des pédants, quoiqu’ils règnent dans l’enseignement public, à l’Académie, et même chez les libraires, ils ont une ennemie terrible dans la discussion dialoguée de la chambre des députés et l’intérêt dramatique que souvent elle inspire. La nation a soif de sa tragédie historique. Le jour de l’expulsion de M. Manuel[21], il est impossible qu’elle se contente de la représentation de Zaïre aux Français, et qu’elle ne trouve pas un fonds de niaiserie ce sultan qui va donner une heure aux soins de son empire. Le farouche Richard III ferait bien mieux son affaire. L’amour-passion ne peut exister que chez des oisifs, et, quant à la galanterie, je crains que Louis XVI ne l’ait tuée pour toujours en France en convoquant l’assemblée des notables.

Racine a été romantique ; il a fait la tragédie qui plaisait réellement aux Dangeau, aux Cavoye, aux la Fayette, aux Caylus. L’absurde, ce sont les gens qui, écrivant en 1823, s’efforcent d’attraper et de reproduire les caractères et les formes qui plaisaient vers 1670 ; gens doublement ridicules, et envers leur siècle, qu’ils ne connaissaient pas, et envers le dix-septième siècle, dont jamais ils ne sauraient saisir le goût.

Depuis quelques années, tous les arts, et la poésie avec les autres, parmi nous, est devenue un simple métier. Tout jeune homme de dix-huit ans qui a remporté ses prix au collége, qui n’est pas né absolument dépourvu d’esprit, et, qui, pour le malheur de ses amis, se met à être poëte, apprend par cœur quatre mille vers de Racine et quinze cents de Delille. Il s’essaye pendant quelques années, il fait sa cour aux journaux, il devient maigre et envieux, et enfin, au bout de cinq a six ans, il est poëte ; c’est-à-dire qu’il fait des vers assez bien en apparence. On ne saurait qu’y reprendre ; seulement, nos idées perdent de leur coloris au bout de trente vers ; après cent vers l’on s’efforce de tenir les yeux ouverts, et vers deux cents on cesse d’entendre. Le malheureux n’en est pas moins poëte ; s’il intrigue, il aura des succès, et le voilà dévoué à l’envie et au malheur pour le reste de sa vie. On m’a assuré que l’on compte trois mille cinq cents poètes parmi les jeunes gens vivant à Paris.

  1. Ce chapitre est en grande partie (de la page 343 à la page 371) la réponse de Beyle à une lettre que M. de Lamartine écrivait à son sujet, à M. de Mareste, le 19 mars 1823. Dans cette lettre, M. de Lamartine rendait compte de l’impression qu’il avait reçue à la lecture de la première partie, de Racine et Shakspeare. Deux jours après, le 21 mars, Beyle écrivait sa : Réponse à quelques objections, ainsi que la préface qui est en tête de ce cahier. (p.{Lié}}287.)

    Pour l’intelligence du chapitre IX et dans l’intérêt des lecteurs, on a cru devoir placer à la fin dudit chapitre la lettre de M. de Lamartine. Cette lettre a été trouvée piquée au soixantième feuillet du manuscrit de la main de Beyle. (Note de Colomb.)

  2. J.-J. Rousseau, première page d’Émile.
  3. Comme J.-J. Rousseau dans les Confessions.
  4. Jour de la première représentation des Précieuses ridicules sur le théâtre du Petit-Bourbon.
  5. Personnage d’un roman de Mathilde. N. D. L. É.
  6. Les Mémoires de Jacques Fauvel, par J. Droz et L.-B. Picard.
  7. Ton ignoble en 1788 et qui, suivant moi, est redevenu énergique et vrai en 1823, comme il l’était peut-être en 1650, avant que la cour eût épuré et tamisé la langue, comme dit fort bien Goëthe, page 117.
  8. Laharpe, Cours de littérature.
  9. Pandore du 26 mars 1823.
  10. L’Institut siégea au Louvre de 1795 à 1806. — Stendhal put parfaitement passer à Kœnigsberg en 1800. N. D. L. É.
  11. Hommes célèbres de France au dix-huitième siècle, page 100. (Cet ouvrage par de Saint-Sour et de Saint-Géniès renferme en effet la traduction des pages de Gœthe sur le goût, traduction récrite et interprétée ici par Stendhal. N. D. L. É.)
  12. Mémoires de Bassompierre.
  13. Vie d’Agrippa d’Aubigné.
  14. Que M. P.-L. Courier, l’auteur de la Pétition pour des paysans qu’on empêche de danser, cherche à lui rendre aujourd’hui, dans sa traduction d’Hérodote.
  15. Goëthe, les Hommes célèbres de France, page 109.
  16. Célèbre peintre et graveur anglais ; né en 1697, mort en 1764. Il excella dans l’expression fidèle des passions et des scènes populaires.
  17. Propos du marquis de Bonald, pour le duc de Bordeaux, en décembre 1822. — Voir M. Alexandre Manzoni, traduction de M. Fauriel.
  18. Hérodote, livre III, traduction pittoresque de P.-L. Courier.
  19. Fatalisme tout à fait reproduit par : Mutll sunt vocati, pauci vero electi. Jupiter n’était pas méchant comme Jéhovah ; car il avait le destin au-dessus de lui.
  20. Je viens de lire cette étonnante révolution dans la naïve histoire de saint Grégoire de Tours. Nos hypocrites ont blâmé M. Dulaure d’avoir été aussi naïf dans son Histoire de Paris. Ce qui m’étonne, c’est qu’on n’ait pas eu recours à l’argument irrésistible de sainte Pélagie, en vérité le seul bon dans une telle cause.
  21. Le 3 mars 1823, la Chambre des députés, sur la proposition de M. de la Bourdonnaye, prononça l’expulsion de M. Manuel.