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Radiguet - Souvenirs de l’Amérique espagnole, 1856/Avant-Propos

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AVANT-PROPOS

L’ouvrage qu’on va lire se compose de devers épisodes d’un voyage accompli pendant les années 1841-1845 sur la frégate la Reine-Blanche.

Plusieurs fragments de ces études ont paru dans la Revue des Deux-Mondes, et je livre aujourd’hui au lecteur l’ensemble de mes observations tel que je l’ai conçu, conservant toutefois, autant que possible, les divisions du sujet, que me firent adopter, à l’époque de sa première publication, les conseils éclairés de M. le directeur de la Revue. Je désire que mon récit, en se complétant de détails supprimés à regret au temps dont je parle, puisse gagner en intérêt ce qu’il va perdre en rapidité.

Secrétaire de l’amiral Dupetit-Thouars, qui commandait nos forces navales dans l’océan Pacifique, sa bonté et son empressement à ne rien ménager dès qu’il s’agissait d’ajouter une nouvelle page, un nouveau croquis, aux archives de notre campagne, autant que des relations faciles à établir dans mon poste officiel, me permirent d’observer avec quelque suite tout ce que les marins retenus à bord par les exigences du service ne font ordinairement qu’effleurer. — Je dois dire pourtant que c’est le côté pittoresque des pays parcourus, que ce sont les mœurs des sociétés auxquelles je me suis mêlé, qui particulièrement ont excité ma curiosité et accaparé mon attention.

Les rapports de plus en plus fréquents des nations entre elles effacent chaque jour les grands traits qui les distinguent, pour ne laisser subsister que certaines nuances de leur origine et de leur caractère : ce sont ces nuances que j’ai voulu saisir ; ce sont elles qui donnent, à mon sens, l’harmonie et le piquant aux récits du touriste.

En fait de voyages, je ne me permettrai pas de critiquer une tendance, aujourd’hui à peu près générale (mais, peut-être bien, excessive), qui conduit l’écrivain, sous prétexte de gravité, à ne rendre compte que du développement extérieur, du progrès politique ou commercial, même social, d’un peuple ; enfin, de transformations, après tout, assez tristes et assez vulgaires : on écrit alors d’excellentes statistiques ; mais on pose les mêmes chiffres sur chaque pays, on les voit tous du même œil ; et qu’il s’agisse d’une contrée bizarre de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Amérique, on n’en parle qu’avec les idées et, si j’osais le dire, qu’avec les préjugés de l’Europe. Il m’aurait semblé peu convenable et presque ridicule de supprimer ainsi tout le côté intime et original des nations, pour ne laisser subsister qu’une sorte d’uniformité antiartistique ou littéraire.

J’avoue que je mets l’esprit particulier à chaque peuple au-dessus de tout, même au-dessus de ses progrès humanitaires et industriels ; aussi ne suis-je pas du nombre de ces touristes positifs, ou, si l’on veut, de ces voyageurs de commerce qui ne s’occupent jamais des villes de l’Amérique espagnole du Sud qu’au point de vue des affaires, et à qui ces villes ont semblé identiques, parce qu’on y parlait la même langue et qu’elles avaient toutes la même origine.

Un peu de réflexion a manqué à ces gens si graves pour saisir les différences et pour voir combien les divers rameaux de l’arbre primitif, transportés au delà des mers, ont emprunté un caractère distinct aux localités, au climat, à l’ancienne civilisation des tribus indiennes, qu’ils allaient absorber.

Que de traits rares oubliés ou dédaignés ! que de riches couleurs dans le paysage moral laissées à l’ombre ! que de nuances variées d’un lieu à l’autre !

Loin de moi la pensée de nier absolument la valeur et l’utilité des œuvres auxquelles je fais ici allusion ! Elles ont un point de vue ; nous avons le nôtre : voilà tout.

Qu’on ne cherche donc pas dans ce livre des renseignements dans le goût ordinaire des économistes. Bien que je n’aie pas négligé d’indiquer à l’occasion les sources de la fortune publique et les éléments généraux de prospérité que récèlent les pays dont je me suis occupé, c’est surtout au curieux, à l’artiste, que je m’adresse ; c’est à celui qui aime, en feuilletant des souvenirs de voyages, à vivre quelques instants de la vie véritable et secrète du peuple chez lequel il suit l’auteur, et qui veut de sa lecture conserver un souvenir poétique plutôt que de se surcharger la mémoire des calculs d’une statistique transcendante.

Ceci posé, on comprendra que Lima, la capitale du vaste territoire qui, sous le nom de Pérou, comprenait au temps de la domination espagnole la plupart des petits États républicains de la côte occidentale de l’Amérique du Sud, ait offert un champ plus vaste à des études que les devoirs de ma place m’obligeaient à circonscrire dans un certain rayon. Il me semble donc nécessaire, puisque cette ville a plus particulièrement fixé mon attention, d’entrer à son sujet dans quelques détails, afin de préparer le lecteur à rejeter la faute des assertions ou des jugements qui pourraient lui sembler contradictoires, sur les bizarreries d’une société qui se révèle à l’observateur sous les aspects les plus contraires : pleine de charme entraînant, auquel on s’abandonne pour peu qu’on soit doué du moindre sentiment artistique ; pleine de tristes enseignements, si on l’envisage avec la raison froide et sévère.

Lima est peut-être la seule grande ville de l’Amérique du Sud qui conserve encore de nos jours des mœurs, des costumes, des formes d’architecture qu’on ne trouve point ailleurs, pas même dans le port si voisin de Callao. — L’affluence des étrangers qui sont venus y exploiter l’intarissable filon de la prodigalité péruvienne, les idées philosophiques arrivées sur les pas d’une révolution qui brisait leurs entraves, et l’éducation libérale qui de jour en jour se répand dans les classes aisées ont peut-être réformé certains penchants, modifié certaines habitudes ; mais il existe toujours au cœur de la société liménienne de vieux germes qui poussent dans tous ses membres une séve vivace et jusqu’à présent indestructible. On rencontre peu de villes où des éléments aussi hétérogènes, ou des antithèses aussi violentes aient un contact plus immédiat. Le peuple y est tout à la fois indien, espagnol du moyen âge, péruvien de l’indépendance. Dans les mœurs, l’ascétisme coudoie le libertinage, et les pratiques les plus superstitieuses de la religion se mêlent à la dépravation célèbre du temps des Incas. Partout la saya de satin des courtisanes frôle la robe de bure des béates, la soutane du prêtre, le froc du moine ; les cérémonies solennelles du culte se confondent presque avec d’autres manifestations d’une nature moins sacrée. Dans le caractère national, la morgue et la fierté aristocratique de la vieille Espagne se font jour à travers les principes libéraux et révolutionnaires des temps nouveaux ; la résignation passive et les élans soudains de la race rouge se combinent avec les allures couardes et fanfaronnes de la race noire. Quant à l’intelligence, si l’on trouve chez ce peuple une certaine lourdeur provenant du yankeesme, on y est bien plus souvent ébloui par une verve charmante, une repartie à toute épreuve, une raillerie implacable qui jaillissent des conversations et des écrits périodiques, et ont fait surnommer les gens de Lima les Parisiens de l’Amérique du Sud. — Deux costumes, l’un dont l’origine remonte aux Maures, l’autre emprunté aux modes françaises du meilleur goût, se partagent, portés par les femmes, les différentes heures de la journée ; et l’on me montrait encore, pendait mon séjour à Lima, des Indiennes qui gardent cousue à leur jupon une bande d’étoffe sombre en signe de deuil de leur dernier Inca. Enfin, si l’on jette les yeux sur la ville, on voit surgir parmi les demeures plates et mystérieuses des climats orientaux, des édifices de la renaissance, des clochers des deux derniers siècles, et des maisons anglaises qui, construites en forme de lanternes, sont loin d’être magiques.

Comme on le voit, sans répudier d’anciens usages, Lima en a adopté de nouveaux, de sorte qu’il ne serait pas exagéré de dire que plusieurs siècles vivent côte à côte dans cette ville étrange, sans trop se heurter.

Un détail de ces mœurs bizarres sur lequel je ne saurais, pour ma part, trop insister, c’est l’excessive liberté des femmes et la place qu’elles tiennent dans la société au Pérou. Les femmes règnent à Lima en véritables souveraines, et semblent avoir puisé à la position qu’elles ont conquise la conscience exagérée d’une valeur qui, jointe à toutes sortes de séductions, leur permet d’étendre parfois leur action dominatrice par delà les confins de la vie privée. On les trouve souvent mêlées aux intrigues politiques, mais si l’on en cite qui ont joué dans les affaires de l’État un rôle actif, énergique, prépondérant ; il en est bien plus encore dont la folle et mesquine vanité a exercé une triste influence sur des chefs à l’esprit faible et irrésolu.

La Liménienne insoucieuse vit avec l’espérance, et se contente du présent pourvu qu’il s’y trouve quelques paillettes ramassées au ruisseau qui charrie l’or ou égrenées de la bourse du riche ; elle est passionnée, spirituelle, folâtre, sensible, sans autre besoin sérieux que celui de charmer, béate à la fois et déréglée ; alliant, sans la moindre gêne, avec une incroyable élasticité de conscience, les charges de ses tendances illicites et les pratiques de la religion, vous la verrez tour à tour prendre le masque extatique de la sainte et l’expression ardente et impétueuse des courtisanes, et passer des sacrements aux folles voluptés. — Ces deux éléments du caractère des Liméniennes, ce mélange de sensualisme et de dévotion devaient néanmoins se séparer un jour, et s’individualiser pour ainsi dire, en deux personnes également célèbres, bien qu’aux titres les plus divers : l’une, dont la vie fût entièrement consacrée à la prière, à la pénitence, à tous les dévouements, et qui réunît les divines perfections de l’âme qui font la sainte ; l’autre, avide d’élégance, de luxe, d’ostentation, résumant toutes les tendances de l’esprit et les dangereuses perfections du corps qui entraînent dans les voies fatales : j’ai nommé sainte Rose, patronne de toutes les Amériques, canonisée en 1671 ; et la comédienne Mariquita Villegas, plus populaire sous le nom étrange de la Perricholi.

Tels sont les traits généraux du caractère des Liméniennes. Je n’ai plus qu’un mot à ajouter pour tenir en garde le lecteur contre les suppositions que pourraient, au premier abord, faire naître dans l’esprit quelques-unes de mes assertions sur la société au Pérou et au Chili. Si je n’avais eu en vue de peindre que la haute société, ma tâche eût été promptement remplie, tant cet élément se ressemble partout. À Valparaiso, elle est tellement européanisée aujourd’hui par son frottement avec les étrangers et par ses tendances spéculatrices, qu’on y démêlerait à grand’peine d’autre individualité que celle du positivisme britannique ; à Lima, elle offre un mélange aimable de ce qu’on glanerait de meilleur à Paris et à Madrid, fondu avec un je ne sais quoi de naturellement séduisant, qui est comme une grâce du soleil péruvien.

Mais ce n’est point dans cette région que l’humeur originale et les goûts véritables d’un peuple se montrent le mieux. Il faut les aller chercher dans le milieu spécial à chacun, dans celui qui personnifie le mieux les tendances et les instincts du grand nombre : en France, chez l’artiste et le soldat ; en Angleterre, dans la famille laborieuse, pour laquelle, time is money, le temps est de l’argent ; en Espagne, chez l’hidalgo qui à connu l’opulence, et qui ; déchu, se drape avec résignation dans une indolente dignité ; partout, en général, dans la classe moyenne.

À Lima et dans quelques villes de l’Amérique espagnole, cette classe moyenne n’est pas, comme dans nos climats, celle de la bourgeoisie vivant d’une fortune acquise peu à peu par le travail. C’est un ensemble composite qui ne se trouve que là.

Ces villes, fondées par une poignée de blancs au milieu de tribus indiennes populeuses, n’ont point connu ces catégories si nettement tranchées dans les nations européennes : l’aristocratie, le tiers et le peuple. Nées de la fièvre des richesses, elles commencent à peine à comprendre la vie industrielle. Sans arts manuels, ou à peu près, elles ne connaissaient, il y a peu de temps encore, que l’échange des métaux contre les produits du luxe européen. Cet échange, privilége de quelques rares familles fortunées, ne faisait que difficilement descendre le superflu dans le reste de là population. Point de travail, partant point de fortunes acquises par des efforts soutenus et consciencieux. Richesse et misère, tels étaient les deux pôles de ces sociétés naissantes ! Portées à la nonchalance par une vie facile et par le climat, les familles déshéritées n’épousèrent jamais le besoin de s’élever par un labeur opiniâtre ; et, pour satisfaire aux aspirations de luxe qu’elles puisaient dans l’oisiveté et au contact des riches, elles trouvèrent plus commode de se faire les instruments de leurs passions.

Cette partie de la population des nouvelles colonies se grossit incessamment de ceux qui perdaient leur fortune dans les mines ou au jeu, et elle finit par constituer un assemblage où régnaient à la fois le libertinage, le bon ton et, par-dessus tout, l’amour du plaisir.

Il est donc bien entendu que c’est l’assemblage dont je parle et qui forme la masse, que j’ai surtout eu pour objet dans mes observations.

Depuis l’époque où ces pages ont été écrites, la découverte des mines californiennes a imprimé au mouvement commercial de l’Amérique du Sud, du Chili surtout, une activité extraordinaire. Valparaiso s’est transformé ; il est devenu un grand entrepôt qui bénéficie à la fois des envois européens et des retours californiens. Des fortunes immenses s’y sont réalisées, et cette ville s’est engagée de plus en plus dans la voie qui tend à l’assimiler à une cité d’Angleterre, en faisant participer la masse de la population aux richesses acquises, mais aussi en faisant disparaître un à un les derniers vestiges du caractère national déjà difficile à saisir pendant notre séjour au Chili.

Lima, ballottée aux mains des prétendants, a goûté quelques moments de calme sous la présidence du général Castilla, mais elle n’a ressenti que d’une façon très-secondaire les bienfaits matériels qui ont comblé sa voisine du Chili. Le guano, cette mine qui ne demande guère plus de travail d’exploitation que n’en demandaient autrefois les mines d’or, est resté sa principale richesse, et tout à peu près dans les mœurs, sinon dans le costume, est aujourd’hui tel qu’à l’époque où nous en parlions. — Que si certaines nuances se sont modifiées, c’est, hélas ! en effaçant des traits piquants que l’artiste voyageur surtout regrettera de ne plus trouver quand il voudra vérifier sur les lieux mes assertions : peut-être alors me saura-t-il gré de les avoir sauvés de l’oubli !

M. R.
1856.