Ramadan et Baïram, souvenirs d’un voyage en Egypte et en Syrie

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Ramadan et Baïram, souvenirs d’un voyage en Egypte et en Syrie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 370-388).
RAMADAN ET BAÏRAM
SOUVENIRS D’UN VOYAGE EN EGYPTE ET EN SYRIE

La première préoccupation des voyageurs qui se rendent en Palestine est d’y arriver pour les fêtes de Pâques. La Pâque catholique n’attire que peu de monde à Jérusalem ; elle n’est pas entourée d’une grande pompe, et n’a d’intérêt véritable que pour ceux qui viennent y chercher l’accomplissement d’un devoir religieux. La Pâque grecque a un autre éclat. Pendant quinze jours, Jérusalem ne s’appartient plus. Une nuée de pèlerins, venus de Syrie, d’Arménie, et jusque du fond de la Russie, envahit la Palestine et apporte aux lieux saints toute l’exaltation d’âmes ardentes, surexcitées par les privations et les souffrances du voyage et par un jeûne rigoureux de quarante jours. L’an dernier, soixante d’entre eux ont péri de misère et de froid, dans une rafale de pluie, à dix lieues du but. Ils couvrent les routes qui mènent à Jérusalem, remplissent les khans, et, lorsqu’ils n’y trouvent plus de place, se couchent exténués au bord de la route. Nous les avons vus, courbés par la longueur de la route, les pieds meurtris, la tête nue sous un soleil brûlant et, malgré tout cela, l’air résolu et presque gai, remonter en longues files des bords du Jourdain, portant à la main des cruches pleines de l’eau du fleuve, le dos chargé de longs roseaux qui venaient ajouter au poids de leur misérable bagage. Toute cette foule vit dans l’attente anxieuse du miracle du feu Saint-Jean, qui circule de main en main, se promène sur tous ces corps impatiens d’être purifiés, et se transmet ainsi sans s’éteindre, de proche en proche, jusqu’aux extrémités du monde slave.

Les disputes et les compétitions dont le Saint-Sépulcre est presque journellement le théâtre, sous les yeux des soldats turcs chargés de mettre la paix entre les fidèles, donnent un avant-goût des scènes qui se produisent au moment de la semaine sainte et diminuent le regret qu’on a de n’avoir pu y assister. Les fêtes catholiques étaient déjà passées quand nous sommes arrivés en Palestine, et la Pâque grecque ne devait tomber, cette année, que cinq semaines plus tard, le 29 avril. Nous ne pouvions l’attendre à Jérusalem. Mais, si nous avons manqué ce spectacle, nous avons vu, au Caire, les derniers jours du mois de ramadan, et nous sommes arrivés à Jérusalem pour la célébration du Baïram, qui termine le jeûne du ramadan. Nous avons ainsi assisté successivement, au Caire et à Jérusalem, aux deux principaux momens de la grande fête religieuse des musulmans. La présence de mon frère, M. Théodore Berger, auquel je dois d’avoir fait ce voyage, l’un des plus beaux souvenirs de ma vie, sa profonde connaissance de l’Orient, et la situation dont il jouit dans le monde ottoman, m’ont permis d’assister à des scènes auxquelles on n’assiste guère d’habitude, et de voir de près certains côtés peu connus de la vie orientale, qui ne manqueront peut-être pas de quelque attrait de nouveauté[1].


Le Caire, dimanche soir, 1er  avril. — Je viens de passer la soirée la plus étrange, la plus invraisemblable que j’aie peut-être jamais passée. Au milieu de la vie si brillante et si moderne de la ville européenne du Caire, au tournant d’une rue, en un instant, nous nous sommes trouvés transportés dans un monde absolument différent, qui nous ignore et que nous côtoyons sans presque nous douter de son existence. Nous avons eu la sensation, que nous avons retrouvée depuis à deux ou trois reprises, du pays des Mille et une Nuits. Il y a là tout un peuple qui vit et qui pense autrement que nous. On les coudoie le jour, dans les rues, on les heurte, on se rencontre avec eux dans leurs bazars, on leur achète quelques curiosités ; quelquefois, sans doute, on est étonné de voir que leur manière de raisonner ne ressemble en rien à la nôtre, mais on se retire en croyant les connaître, et en se figurant que rien ne se cache sous l’impassibilité de ces traits qui masquent une âme qui ne se donne pas. Le soir, tous ces feux que l’on croyait éteints se rallument, l’Arabe se réveille, et la vraie vie de l’Orient commence.

Le Caire est formé de deux villes distinctes : la ville européenne, avec ses grandes avenues droites, qui aboutissent au Nil, ses équipages bien attelés, ses hôtels anglais, ses boutiques, ses palais et ses parcs ; elle finit à ce merveilleux jardin de l’Ezbekieh, où les palmiers de toutes les sortes et les bambous se mêlent à de grandes lianes, au travers desquelles on aperçoit le miroitement de l’eau, tandis que les grappes pourpres des bougainvilliers et les grandes fleurs rouges, à larges pétales, appelées en arabe « filles du Consul », jettent leur note vive au milieu de cette perspective orientale, à laquelle la douceur et la transparence de l’atmosphère donnent un charme tout particulier.

De l’autre côté de l’Ezbekieh commence la ville arabe. Elle se prolonge jusqu’à la citadelle, dont les remparts et les larges tours sont couronnés par la grande coupole et les deux minarets de la mosquée de Méhémet-Ali. Là, ce sont des rues étroites, tortueuses, de hautes maisons blanches, souvent peintes jusqu’au premier étage en bleu ou en rose, des saillies en bois, garnies, du haut en bas, d’élégans moucharabyeh, et qui se rejoignent presque au milieu de la rue ; de temps en temps, la porte d’une mosquée, avec son minaret qui se profile sur le ciel, et, au-dessous de tout cela, à l’abri de grandes toiles de couleur qu’on tend au travers de la rue pour se protéger du soleil, un peuple qui grouille, crie, rit, se couche à la porte des boutiques ; des ânons, des chameaux qui se croisent, des bazars, des boutiques presque en plein vent, où l’on voit les indigènes fabriquer des chaussures, des harnais, des étoffes, des meubles, des objets de cuivre, tout ce qui se fait en Orient. Des deux côtés de ce grand bazar s’ouvrent des rues encore plus étroites, où l’on croit qu’on ne pourra pas passer, et pourtant on y passe, au milieu d’encombremens invraisemblables, où les cochers crient, s’injurient, sans qu’on accroche une seule fois. C’est dans ces ruelles que vit, retirée, la société arabe du Caire. Ces murs nus, sans fenêtres, ces portes bardées de fer cachent, comme à Damas, des maisons luxueuses, décorées de peintures et de mosaïques, dont toutes les pièces s’ouvrent sur une cour centrale, ornée de bassins, de fleurs, et de tout ce qui peut égayer la vue des femmes dont elle est la demeure habituelle.

Nous avions formé le projet d’aller voir, dans la ville arabe, une veillée de ramadan. Après avoir dîné au club khédivial, nous sommes partis en voiture, mon frère, son jeune ami et collaborateur, M. Gaston Auboyneau, le plus aimable des compagnons de voyage, et moi. Sur le siège, notre drogman Ahmed, un musulman, intelligent et fort au courant des usages arabes. Nous laissons à notre gauche le quartier mal famé, où des fenêtres vivement éclairées font tache au milieu de la nuit et des grands pans de murs noirs de ruelles délabrées, et nous nous engageons dans le quartier des bazars. Ces rues, endormies il y a quelques heures, se sont réveillées. Les boutiques sont brillamment éclairées et en pleine activité. Tout un peuple, déprimé par le jeûne qui dure depuis un mois, du lever du soleil au coup de canon qui en annonce le coucher, se détend le soir, mange, boit du café, assiège les devantures des marchands de comestibles, et passe la nuit debout à se réjouir. On voit, au haut des minarets, des couronnes de lampions qui paraissent flotter au-dessus de la ville.

On passe au grand trot au milieu de la foule qui encombre les rues ; chacun se dérange avec bonne humeur, sans un mot grossier ni un regard de travers à notre adresse ; enfin, nous nous arrêtons en face d’une maison décorée de riches boiseries, à la porte d’un des cheiks les plus en renom, le cheik el-Arous. Ce cheik, pendant toute la durée du ramadan, tient sa maison ouverte à tout le monde. Notre guide nous introduit avec l’aisance d’un homme qui serait reçu chez des amis. La grande cour intérieure, qui est d’une très belle architecture, toute peinte en blanc, est recouverte d’un immense tapis formant voile, qui retombe à terre le long du mur de la maison. Au premier étage, les fenêtres du harem sont fermées par un épais treillis à claire-voie, derrière lequel on devine des femmes qui regardent. La porte qui y conduit de la cour est tendue, pour l’occasion, d’un beau tapis aux couleurs voyantes. Au centre de la cour, des banquettes disposées en gradins forment un vaste carré, où des hommes de tout âge viennent se placer, en rangs serrés, accroupis, assis, debout, les uns derrière les autres, tous animés d’une même pensée ; et ils passent ainsi la nuit à causer, à écouter ou à dire des prières, avec un air de satisfaction intime, tout en prenant le café, les rafraîchissemens, les fruits secs et les pâtes que le maître de maison offre à tout venant.

Quand nous entrons, le vieux cheik est absent ; nous sommes reçus par l’un de ses neveux, jeune homme de dix-huit à vingt ans, vêtu à l’européenne, qui nous fait avec une courtoisie parfaite les honneurs de la maison. Il fait apporter des chaises sous une sorte de galerie qui s’ouvre sur la cour, et s’assied à côté de nous. On sert du café, des cigarettes, et nous causons. Il parle admirablement le français, et nous apprend qu’il se destine au droit. Il a terminé ses études et se prépare à passer son baccalauréat au Caire. Son frère, ainsi que je l’ai observé dans d’autres maisons arabes, porte le costume oriental. Il vient aussi nous saluer, mais se retire, et va se mêler, dans un salon voisin, à d’autres groupes de visiteurs. On dirait que des deux frères, l’un est destiné à servir de lien avec la société moderne, l’autre représente, dans toute sa rigueur, l’ancienne tradition musulmane.

Cependant, au milieu du cercle de plus en plus étroit formé par les assistans, de jeunes Arabes entonnent des prières, toujours les mêmes, avec une mélopée plaintive qui ravit d’aise leurs auditeurs :


Arisna-a-a-a nour ênaï
Adratna-a-a-anour ênaï.


c’est-à-dire : « Secours-moi, lumière de mes yeux ; » et chacune de ces phrases est accompagnée d’un grand « ah ! » de satisfaction, tandis que les plus vieux de l’assemblée font entendre, à l’octave, en un murmure continu qui est comme le bourdonnement d’une ruche d’abeilles, les mots sacramentels : « Lâ alî il Allah, lâ alî il Allah, lâ alî il Allah. » Ils sont trois ou quatre chanteurs, qui se partagent la faveur de la foule. Comme je demande à notre hôte pourquoi on ne leur entend pas prononcer le nom du Prophète : « Ils le réservent pour la fin ; mais attendez, dit-il : vous allez l’entendre. »

En effet, au moment où le premier va céder la parole à un autre, un homme se lève, et, l’interpellant du fond de l’assemblée, lui dit : « J’avais juré par Allah que tu le dirais encore une fois. » Et lui reprend, comme chez nous un artiste qu’on bisse :


Arisna, Rassoul-Allah !


Tout cela est dit et écouté avec un grand sérieux, qui n’empêche pas tous ces hommes de rire et de causer entre eux. C’est un va-et-vient continuel. On entre et on sort. Des domestiques circulent dans les rangs, portant sur la tête de vastes plateaux couverts de rafraîchissemens. Deux Arabes s’avancent, en se tenant par la main, les bras entre-croisés comme sur les statues de l’ancien empire d’Egypte. Tout à coup, un mouvement se produit : c’est le premier poète du Caire, Mohammed-en-Naggouf, qui entre. Notre hôte me dit que c’est le chef d’une renaissance poétique dans le monde arabe ; doué d’une facilité d’inspiration extraordinaire, il s’applique à remettre en honneur la poésie en langue vulgaire, et il lui arrive de composer jusqu’à plusieurs centaines de vers en un jour. Il a fait ainsi des volumes qui s’impriment et s’achètent au Caire, dont on s’arrache les éditions et que l’on traduit. On se range sur le passage du poète populaire, qui traverse la cour et va s’asseoir sur un banc adossé au mur de la maison d’habitation.

Le chanteur égyptien a cédé la place à un autre, un jeune Arabe, qui paraît avoir l’oreille de la foule. On l’attend, on le réclame ; il se fait prier ; enfin il commence. Les paroles sont à peu près les mêmes, mais ce n’est plus le même ton ni les mêmes modulations. Il se livre à des ritournelles d’une virtuosité singulière, dites sur un ton indéfinissable, et se terminant sur des notes tout à fait étrangères à notre harmonie. Il prolonge ainsi sa cadence tant qu’il a de la voix, et s’arrête à bout de souffle, comme le rossignol au bout de sa tirade, vous laissant sous l’impression d’une phrase musicale inachevée. On sent une autre école que chez l’Egyptien. La foule, en tout cas, sait les distinguer, et elle marque sa préférence pour le chanteur arabe par de longs murmures d’approbation.

Nous prenons congé de nos hôtes, et nous continuons notre course à travers les rues du Caire. Notre guide nous a dit qu’il voulait nous mener à une réunion de derviches. Un peu plus loin en effet, au détour d’une petite ruelle, nous nous engageons sous une voûte sombre, et nous entrons au grand trot dans une vaste cour, plantée d’arbres et largement éclairée, qui donne sur une ancienne maison arabe. Un voile, comme chez le cheik el-Arous, tendu d’un arbre à l’autre, forme sur toute une partie de la cour une vaste tente qui est pleine de monde. En face de la tente, un perron, des domestiques, des indigènes en redingote noire et en tarbouch. On nous introduit dans un grand vestibule oriental. Contre les murs, des meubles arabes artistement sculptés montent jusqu’au plafond. On nous demande si nous ne serions pas curieux de voir un vieux salon arabe, et aussitôt la porte s’ouvre et nous nous trouvons dans un salon immense, richement décoré. Pas un meuble au milieu de la pièce. Un grand lustre de cristal allumé pend d’un plafond noir et or, qui s’abaisse au milieu en une sorte de clef de voûte à stalactites, formée de petites ogives imbriquées les unes dans les autres comme autant de nids d’abeilles. Tout autour du salon, des fauteuils et des canapés recouverts de housses.

Nous sentons que nous sommes chez un grand personnage. Nous faisons remettre nos cartes au maître de maison ; on nous offre des cigarettes, du feu ; on met devant nous de petites tables aux plateaux de glace, pour recevoir le cendrier ; un domestique apporte le café sur un guéridon recouvert de soieries, et, au bout d’un moment, nous voyons entrer un homme tout jeune encore, qui, avec un grand air de dignité, s’assoit, nous fait asseoir. C’est le cheik el-Bakri, le chef des derviches d’Egypte. Jamais je ne me suis senti transporté, en un instant, dans un monde aussi nouveau. Nous avons devant nous un homme de vingt-cinq ans peut-être, pâle, avec une légère barbe, l’air d’un messie plutôt que d’un prophète, des traits d’une grande finesse, la peau transparente, les mains admirablement faites et plus délicates que celles d’aucun Européen. Il porte le turban, et il est vêtu d’une robe de soie noire, sous laquelle on aperçoit une chemise à larges manches du mérinos le plus fin. Toute sa personne respire quelque chose de doux et d’un peu souffrant. Son père est mort récemment, et il lui a succédé dans ses fonctions, qui lui donnent une autorité presque égale à celle du pape et en font le chef religieux reconnu de tous les musulmans d’Egypte.

La conversation s’engage, et il se met à nous parler d’Herbert Spencer, de Stuart Mill, nous demandant quels sont, à l’heure actuelle, les chefs de l’école sociologique en France. Il nous expose ses théories sur la société, sur l’injustice des classes, l’indifférence des gouvernemens pour les questions sociales, qui sont les premières de toutes. C’est un mélange des idées modernes les plus nouvelles et les plus hardies, les plus incohérentes parfois ; une éducation européenne qui est venue se greffer sur une âme orientale. Il connaît Renan, son étude sur Mahomet, qui fit tant de bruit quand elle parut, en 1851, à la Revue des Deux Mondes, ses Origines du christianisme. Puis il parle poésie. Il sait les noms de nos poètes, Lamartine, Victor Hugo, Musset. Le mouvement de renaissance de la poésie arabe, qui prend corps, au Caire, dans l’école de jeunes poètes dont nous venons de voir l’un des chefs, préoccupe les esprits. Il a, sur ce point aussi, ses théories. La poésie étant, suivant lui, la force créatrice de la pensée, la forme du vers lui est inutile ; et il rêve une poésie sans rimes, affranchie de toutes les entraves de mesure et de longueur des vers, se rapprochant beaucoup de la prose de Platon et de l’ancienne poésie hébraïque ; tout le reste n’est qu’artifice et que convention.

Tout cela est dit dans un français correct, avec un léger accent étranger. À l’entendre, on croirait le décadent le plus raffiné et le plus idéaliste, plein d’utopies généreuses ; et la vision de ce corps presque immatériel, sous cette fine robe de soie, dans ce grand salon vide, ajoute encore à l’illusion. Il n’en est rien, c’est un vieil Arabe, qui exerce l’hospitalité avec toute la dignité d’un grand seigneur ; il est heureux d’entendre causer des Européens d’une civilisation qu’il a entrevue et qui le trouble, et de leur montrer qu’il la connaît ; mais il a des réticences qui font comme des points morts dans la conversation ; par momens il se dérobe, et nous avons l’impression, en le quittant, qu’il ne nous a pas découvert le fond de sa pensée.

Il est près de minuit quand nous nous levons. Il nous accompagne jusqu’à la porte de son salon et se retire. Il ne nous reste qu’à partir. En face de nous, les fidèles continuent leurs chants et leurs prières ; nous remontons en voiture, avec le regret de n’avoir pas vu les cérémonies pieuses qui se passaient tout à côté de nous, dans la cour. Mais, si cette visite nous a empêchés d’entendre les derviches, elle nous a procuré une de ces rencontres qu’on n’a qu’une fois en sa vie.


Jérusalem, vendredi 6 avril. — Pour comprendre Jérusalem, il faut être préparé par le long chemin qui y mène, en s’élevant sans cesse, du bord de la mer Méditerranée. Jadis on le parcourait à cheval ou en voiture, et le pèlerinage, qui vous faisait suivre étape par étape cette voie sacrée, devait être d’un intérêt particulièrement vivant. Aujourd’hui, le trajet se fait en chemin de fer ; mais le train monte lentement, et l’on a tout loisir de contempler le paysage qui se déroule sous vos yeux ; et il ne manque pas de charme, pour celui qui se trouve transporté tout d’un coup en Palestine, et qui voit pour la première fois ce pays plein de tristesse et de poésie.

La gare de Jaffa, misérable d’aspect, est située à l’extrémité, presque en dehors de la ville. La façade tombe déjà en ruines et le service est mal organisé. Nous montons dans un train bondé, et nous partons, laissant derrière nous les jardins de Jaffa. À notre gauche, nous apercevons au milieu des arbres un joli village européen, blanc aux toits rouges, dont l’aspect propre et gai contraste avec la misère de la ville que nous venons de traverser, c’est la colonie allemande du Temple. Rien de plus curieux que cette communauté, moitié religieuse, moitié politique. À Caïffa dans la baie de Saint-Jean-d’Acre, où ils ont aussi fondé un établissement, nous avons pu les voir de près. Quand on sort de la ville de Gaïffa pour se rendre au mont Carmel, on traverse un quartier dont les rues, bien alignées, sont bordées de maisons européennes, propres et coquettes. Presque toutes ont leur petit jardin ; devant les portes, des enfans qui jouent, d’autres qu’on promène dans leurs petites voitures ; on aperçoit aux fenêtres, dans la rue, des femmes dont les cheveux blonds et le costume feraient croire qu’on se trouve dans une petite ville du Wurtemberg. Ce sont des Allemands, séparés des autres par certaines croyances particulières, qui sont venus s’établir en Palestine, y vivent paisiblement de leur travail et y prospèrent. Leurs champs, vus du haut du Carmel, ressemblent à des carrés de tapis bien entretenus, serrés les uns contre les autres. Un grand drapeau rouge, blanc et noir, planté au haut d’un mât, à l’entrée de leur quartier, prouve qu’ils forment une véritable colonie. À Jaffa comme au Carmel, ils se sont installés en dehors de la ville, dans des terrains abandonnés qu’ils défrichent, et qu’ils ont déjà transformés.

Un peu plus loin, on côtoie les cultures de la colonie agricole de l’Alliance Israélite. Nous traversons des plantations d’oliviers qui donnent l’illusion d’une forêt ; deux grandes haies de cactus longent une large route mal entretenue. La plaine de Saaron, qui fuit derrière nous, est bordée de montagnes bleuâtres. À leur pied, je crois voir un lac, qui se transforme bientôt en un vrai bras de mer, où les ombres de la montagne se reflètent. En avançant, le mirage se dissipe ; il n’y a rien devant nous que la vallée qui descend des montagnes de Juda. C’est la première hallucination de la Palestine.

Lydda. — Un joli groupe de femmes se tient sur la route qui longe le chemin de fer ; elles ont un œil découvert, et cela suffit à rompre la monotonie de leur costume. En général, celles que l’on rencontre sont lourdes et disgracieuses ; elles ont le visage entièrement caché par un voile bariolé qui les défigure, et leur taille disparaît sous le long manteau de mousseline blanche dont elles s’enveloppent. Qu’elles sont différentes des Egyptiennes, sveltes dans leur robe d’un bleu foncé, avec deux beaux yeux brillant au-dessus du voile noir qui en fait ressortir l’éclat.

Ramleh. — La ville est assez loin de la gare. Nous l’apercevons en arrière de nous sur une hauteur : des dômes blancs au milieu des palmiers ; devant, un campement très pittoresque ; au fond, la montagne. Pour la première fois, nous regrettons la route, qu’on voit gravir la colline en s’éloignant de nous. Le paysage est triste. L’herbe, la végétation, les fleurs ressemblent assez aux nôtres, mais la campagne est pauvre et mal cultivée ; partout des champs pierreux et des collines rocailleuses, mais dont les lignes sont très douces et très harmonieuses. Dans les prés, une gardienne de troupeaux, une belle fille, assise à côté de deux petits moricauds, nous sourit et nous envoie des bonjours de la main.


Je suis noire, mais belle, filles de Jérusalem !
Ne me dédaignez pas parce que je suis noire,
C’est le soleil qui m’a brûlée.


Tous ces coteaux, par où la montagne de Juda s’incline vers la plaine, sont peuplés de souvenirs bibliques, qui se pressent les uns les autres : Guézer, Ataroth, Ajalon. On nous montre la vallée où Josué arrêta le soleil. À côté de nous, un petit torrent coule sur un lit de cailloux blancs ; au-dessus, au sommet d’une crête gracieuse de collines, le tombeau de Samson, une qoubbah blanche, avec un palmier derrière un mur, frappe l’œil et forme un tableau plein de poésie dans sa simplicité. Ce petit monument solitaire parle plus à l’esprit que des ruines soi-disant historiques ; il fait revivre les exploits du héros légendaire qui descendait de ces hauteurs pour frapper de grands coups contre les Philistins. Il est bien l’image de ce pays où la légende porte en elle sa vérité.

La montagne s’élève. Des oliviers font sur les montagnes rocheuses des taches grises ; la végétation devient plus intense ; ce sont des tapis d’anémones, rouges comme des coquelicots, de grandes églantines blanches et roses, des iris nains qu’on dirait taillés dans de la gaze, des nids de cyclamens dans toutes les fentes des murs et des rochers ; les genêts en fleurs se mêlent aux oliviers et couvrent les coteaux de grandes plaques jaunes. Nous entrons dans un taillis touffu ; dans une petite clairière, au milieu des broussailles, une belle orchidée dresse sa tige rose. En face, le torrent s’est creusé un lit au fond des rochers à pic, troués de part en part de grottes profondes. On se figure Josué, poursuivant dans ces gorges les Philistins qui fuyaient, tandis que le ciel combattait pour les Hébreux, et que des pluies de pierres lancées par des mains invisibles tombaient des cavernes qui dominent, comme des mâchicoulis, le fond du ravin.

À partir de ce moment, nous continuons à nous élever, en contournant indéfiniment des montagnes désolées, où les assises de pierre sont séparées par de maigres bandes d’herbe. On dirait un long chemin de croix, bordé de fleurs, qui aboutirait à Jérusalem. Le contraste de la ruine matérielle et morale, avec cette végétation de fleurs brillantes, qui poussent au milieu des pierres, est saisissant :


Même au sein des ruines
La vigne et l’olivier étendront leurs racines.


Voici, dans un vallon, des arbres fruitiers couverts de fleurs ; des champs de vignes rampantes, séparés de temps en temps par une tour en pierre sèche, s’étagent sur les coteaux. À mi-côte, une route bordée d’un mur de pierres descend à un puits, qu’un vieil arbre tordu indique au regard. Un cavalier arabe y fait boire son cheval. Le temps s’est refroidi, le ciel est gris ; on aperçoit des villages sur la crête des collines.

Enfin, voici la gare de Jérusalem, aussi misérable que le reste de la ligne. Nous partons à fond de train dans une grande berline jaune. Au sortir de la gare, un spectacle grandiose nous attendait. Jérusalem nous apparaît tout d’un coup, dans toute sa majesté. En face de nous, de l’autre côté de la vallée étroite que nous descendons au galop, se dresse son grand mur à créneaux qui s’abaisse par étages jusque dans la vallée de Hinnom ; en haut, la tour de David et la porte par où nous devions entrer. Nous arrivons à la voûte, qui forme un coude, comme dans beaucoup de villes fortifiées du moyen âge. L’encombrement des mulets et des piétons qui entrent et qui sortent nous oblige à nous arrêter un instant. Droit devant nous, à gauche de la voûte, se dessine la forme haute d’une porte murée, où ceux qui avaient quelque sujet de plainte venaient s’asseoir pour réclamer leur droit. Deux affiches de l’agence Cook et d’une agence rivale s’étalent sur le mur, juste au-dessus du banc de la Justice.

Le Grand New Hôtel, où nous sommes descendus, est un hôtel vieux style ; l’entrée en est sombre, et le bas occupé par des marchands de photographies et d’objets de sainteté. C’est la situation qui en fait le charme. Il est à l’entrée de la ville, et, de nos fenêtres, nous voyons la porte de Jaffa, avec son mouvement de perpétuel va-et-vient. Toute la circulation de la ville passe par là. Pas de voitures : elles ne pénètrent pas dans Jérusalem, dont les rues sont toutes en escaliers ; celles qui s’aventurent le plus loin s’arrêtent à la porte de l’hôtel ; mais c’est un fourmillement de bêtes de somme, d’hommes et de femmes aux types les plus divers, qui se croisent, s’arrêtent, se rencontrent, se fondent en groupes de l’aspect le plus inattendu. On voit sortir de grands juifs maigres, avec leurs chapeaux de feutre noir et leur longue lévite étriquée, escortés de leur famille ; d’autres portant le bonnet de fourrure ; tous sont reconnaissables aux deux longues mèches de cheveux, bouclées en tire-bouchon, qui tombent sur leurs tempes ; puis, ce sont des pèlerins de tous les pays, des Arméniens, des Russes aux lourdes bottes et à la jupe plissée ; des femmes musulmanes, empaquetées dans leur long voile blanc, sur lequel la gaze qui leur cache la figure fait une tache noire ou rose ; des Arabes, qui marchent lentement en regardant autour d’eux, et toute la foule des hommes à tarbouch, qui passent, s’arrêtent chez les marchands de fruits secs et de glaces, s’écartent pour laisser passer des files de chameaux qui débouchent de la porte, en promenant lourdement de gauche à droite leur grosse tête sauvage.

En face de nous, se dressent le mur de la citadelle et la tour d’Hippicus, surmontée du croissant. Par l’embrasure d’un de ses créneaux, on aperçoit la bouche d’un canon. Soudain, à sept heures, le canon tonne et fait trembler nos vitres ; après le premier coup, un second, puis un troisième, puis toute une salve, que l’on tire pour fêter la fin du ramadan. C’est demain Baïram : le gouverneur doit recevoir en grande pompe la visite officielle de toutes les autorités de Jérusalem.

Quand nous avons fini de dîner, il est nuit. Nous sortons à la découverte dans la ville. Nous descendons en face de nous une rue noire, éclairée de loin en loin par un réverbère qui fait mieux ressortir la profondeur de l’obscurité. La rue est pavée de grandes dalles glissantes en escalier. C’est une succession de longues ogives sombres, entre lesquelles on voit briller la lueur rougeâtre des échoppes, reflétée par les toiles et les planches qui forment toit au-dessus de nos têtes. Çà et là, une porte basse s’ouvre pour un visiteur, laissant passer un rayon de lumière, puis se referme sur lui. Nous arrivons au bazar, qui est mort ; nous le contournons et nous continuons dans la nuit. De temps en temps, un homme nous coudoie en nous dépassant. La rue devient de plus en plus solitaire. On rencontre des gens avec des lanternes qui font penser à la troupe de Judas.

Tout à coup, voici de l’air ; le ciel s’ouvre. Devant nous, une porte voûtée, immense, avec des créneaux ; à gauche, une fontaine et un grand arbre qui se dessine sur le ciel ; sous la voûte noire, un gardien armé, à moitié couché sur un banc de pierre ; au fond, une porte entr’ouverte à travers laquelle passe la lumière. Nous sommes arrivés sans nous en douter à la porte du Haram. Nous rebroussons chemin. La lueur des boutiques en haut de la rue nous guide. La rue nous paraît pleine de monde, au sortir de cette solitude. Nous croisons un grand personnage vêtu de blanc qui descend à la mosquée, suivi de deux ou trois hommes ; il nous jette, en passant, un regard de profond mépris. À partir de ce moment, les signes de malveillance se multiplient ; nous entendons cracher derrière nous ; une ou deux paroles malsonnantes que nous ne comprenons pas arrivent à nos oreilles. Nous sommes à la fin du ramadan, et tous ces gens, surexcités par le jeûne et par le repas qui l’a terminé, voient avec déplaisir des chrétiens pénétrer de nuit dans leur quartier ; ils ont peur qu’ils n’aient commis quelque profanation. Ce n’est plus la population facile et rieuse du Caire ; c’est un fanatisme latent, mais qui n’ose pas se manifester contre nous. Comme on se sent loin du monde ! mais aussi, comme ce spectacle est imposant ! Nous nous attendions à une déception : de Jaffa à Jérusalem le spectacle a été en grandissant, et Jérusalem dépasse notre attente. Il faut dire que nous la voyons au travers de la nuit, qui cache les misères, les petitesses, les taches, et ne permet de voir que les grandes lignes, laissant le champ libre au travail de l’imagination.


Samedi 7 avril. — Ce matin, à l’aube, je suis tiré de mon sommeil par un bruit étrange, une sorte de musique qui ne ressemble à rien et que j’entends en rêve. Je saute hors du lit ; au même moment, mon frère vient me chercher pour voir défiler la garnison turque. Le ciel se colore de teintes jaunes ; on commence à distinguer, derrière la ligne sombre des remparts, les formes roses et les grandes baies des bâtimens qui entourent la place de la citadelle ; tout en haut, une étoile d’une grandeur et d’un éclat extraordinaires semble un réverbère pendu au firmament. La garnison turque de Jérusalem s’avance en rangs serrés, d’un pas cadencé, pour se rendre chez le gouverneur, au son d’une singulière musique, mystérieuse, indistincte, discordante. Pas une âme dans la rue ; seul, un chien des rues jaune regarde ce défilé.

6 heures. — Les cloches sonnent : ré, fa, ré, fa, ré, fa, avec le bourdon faisant le do.

7 heures. — Le canon tonne de nouveau ; on entend le clairon.

8 heures. — Nous montons sur la terrasse de l’hôtel pour jouir du panorama. Jérusalem se découvre à nous tout entière, dans un rayon de soleil, « comme une ville dont les maisons sont bien liées », au milieu de la ceinture de murailles qui l’enserre. Du point culminant de la ville où nous nous trouvons, l’œil peut suivre la ligne des remparts jusqu’au Haram es-Shérif, dont le mur tombe à pic dans la vallée du Cédron et forme l’angle sud-est de la ville sainte. Le Haram, à l’extrémité de cet entassement de maisons et de coupoles, forme une vaste esplanade entourée de verdure, sur laquelle l’œil se repose ; c’est une succession de terrasses et de portiques convergeant vers la mosquée d’Omar, qui en occupe le centre. De cette pointe extrême, toute la ville semble remonter par degrés jusqu’à nous ; on dirait un vaste promontoire, qui ne tiendrait que d’un côté à la terre. Au nord, la vallée s’aplanit, et Jérusalem nous apparaît, prolongée par les toits rouges des nouveaux quartiers, qui font comme une seconde ville en dehors des murailles.

Au loin, le regard se promène sur l’amphithéâtre de collines qui s’étend des montagnes de Juda jusqu’au mont des Oliviers, dont la pente douce, surmontée de la tour des Russes, se dresse, en face de nous, de l’autre côté du torrent du Cédron. Plus loin encore, à l’horizon, on entrevoit la ligne bleue des montagnes de Moab.

À nos pieds, la place est pleine de monde. On entend la musique qui se rapproche ; c’est le gouverneur qui va rendre visite au commandant militaire de Jérusalem ; nous descendons, et nous allons prendre place sur le perron de la Régie des tabacs, qui fait face à la citadelle, pour attendre la sortie du cortège. Au fond de la place, à notre gauche, s’ouvre la porte du palais du commandant. Devant nous, des factionnaires, debout sur leurs escabeaux, sont postés des deux côtés du gros donjon qui commande l’entrée de la citadelle. Contre le parapet qui longe le fossé, se sont formés des groupes de gens de la campagne, venus pour la fête à Jérusalem, de ces bédouins du pays de Moab, qui obéissent aux ordres d’Abou-Diab, le grand chef des tribus indépendantes de l’autre côté du Jourdain. Ce sont bien là de vrais bédouins, qui ont gardé toute la sauvagerie de leurs ancêtres, de grands homme secs, noirs, au teint hâlé, bien faits, la figure sauvage, avec des yeux perçans et un rire sardonique qui laisse voir leurs belles dents blanches. Ils sont vêtus de grands manteaux, rayés de brun et de blanc, dans lesquels ils se campent fièrement ; d’autres portent des peaux de mouton, le poil en dehors ; sur leur tête, un burnous de couleur sombre, retenu par la grosse corde de poil de chameau noire, leur retombe sur les yeux et leur encadre la figure. On se représente ainsi Joab, avec ses frères et ses cousins à la porte du roi David. Leur groupe pittoresque, isolé au milieu de la foule, donne la sensation de la vie du désert. Des femmes turques, vêtues de soie rose ou grise, passent devant eux, sortant de la citadelle.

Soudain, un mouvement se produit au fond de la place ; on entend des acclamations ; des officiers apparaissent sous la porte du palais du commandant. Le grand chef de la mosquée sort le premier, suivi de son escorte. Un moment encore, et l’on voit déboucher sur la place le cortège du gouverneur. Les soldats marchent en tête, le pas pressé, serré, faisant sonner leurs bottes sur le pavé, le tarbouch rouge vif sur une tunique bleu foncé. Des fanions bleus, rouges, jaunes, mettent une note vive au milieu de ces uniformes sombres ; en voici un vert, brodé d’or : c’est le drapeau. Aussitôt après vient le gouverneur, Ibrahim pacha. Il s’avance seul, dans son uniforme tout chamarré d’or, et répond de la main aux saints et aux marques de respect qui accueillent son passage. Après lui vient le cadi, en costume arabe, puis tout un brillant état-major, derrière lequel se presse une foule bariolée et bruyante qui s’engouffre dans les rues de Jérusalem.

Nous avions fait saluer le gouverneur, à la première heure, en nous excusant de ne pas lui rendre visite aujourd’hui, parce que nous étions en costume de voyage. Il nous fait dire qu’il sera charmé de nous recevoir, tels que nous sommes, à la cérémonie du Baïram. Le Baïram est la fête religieuse du monde musulman. Ce jour-là, toutes les autorités de la ville, les fonctionnaires ottomans et les dignitaires ecclésiastiques, chrétiens et juifs aussi bien que musulmans, viennent saluer le gouverneur et lui présenter leurs vœux pour l’empereur. Le sultan, qui est le chef religieux aussi bien que politique de son empire, pratique à l’égard de ses sujets une tolérance dont nous ne nous faisons qu’une idée très imparfaite, et que pratiqueraient peut-être peu d’Européens, s’ils avaient en main l’autorité immense que lui donne son pouvoir absolu. Il s’applique à tenir la balance égale, non seulement entre chrétiens et musulmans, mais aussi entre les chrétiens de toutes les dénominations. Nulle part cette intervention n’est plus nécessaire qu’à Jérusalem, où la présence des lieux saints amène, entre les diverses églises, des compétitions et des luttes dans lesquelles les Turcs jouent le rôle de pacificateurs. Quelques jours avant notre arrivée, la chapelle de la crèche, à Bethléem, avait été le théâtre d’une rixe sanglante entre Latins et Grecs, où il y avait eu un mort et plusieurs blessés, et, quand nous avons été la visiter, elle était gardée par un soldat turc en armes, tandis qu’à côté de la chapelle, un prêtre grec regardait d’un œil mauvais le brave père cuisinier du couvent franciscain qui nous avait accompagnés. Aussi était-ce un spectacle curieux, presque unique, de voir défiler devant le pacha de Jérusalem, dans toute la pompe de leurs habits sacerdotaux, les évêques, les patriarches, les plus hauts représentans de toutes ces églises qui se sont donné rendez-vous sur ce petit coin de terre.

L’invitation du gouverneur nous était parvenue tandis que nous étions au Saint-Sépulcre. Nous nous empressons de nous y rendre, et nous nous mettons en route, précédés de notre drogman, qui nous fraie un passage à travers la foule, en écartant de sa canne ceux qui ne se dérangent pas assez vite. Nous traversons un dédale de petites rues, nous passons devant le Saint-Sépulcre, et nous arrivons au palais. La rue, étroite comme toutes les rues de Jérusalem, s’élargit un peu en cet endroit, et est inondée de lumière. Un grand mur blanc avec une porte au milieu, c’est le Séraï. Il est couronné, sur toute sa longueur, de toilettes aux couleurs vives, de robes roses, bleues, jaunes ; d’enfans, d’hommes assis les jambes pendantes, de têtes de femmes qui se penchent pour mieux voir. L’arche qui est lancée par-dessus la rue à cet endroit est aussi surchargée de gens qui regardent ; sur les toits, sur les escaliers, en haut, en bas, partout du monde, et tout cela resplendit au soleil.

Sous la voûte, la garde porte les armes ; dans la cour, la musique joue. On gravit un escalier en plein air, adossé au mur de la rue, et on arrive à la terrasse qui entoure la cour des quatre côtés. À nos pieds, une foule bariolée se mêle à la musique militaire ; sur la terrasse, une double haie de curieux. On ne dirait pas que l’on soit dans la maison d’un gouverneur ; chacun y pénètre comme il veut ; en temps ordinaire, on arrive directement jusqu’à lui. Ce sont les mœurs de l’Orient. Il y a dans les relations des grands avec les plus humbles une liberté qui tient des habitudes patriarcales, une sorte de familiarité, qui s’allie très bien avec l’autorité du pouvoir absolu, et qui fait du pauvre l’égal de celui auquel il vient demander justice. Au premier rang, une dame anglaise prend des « instantanés » à la porte même du gouverneur ; la politesse des Turcs est si grande qu’on ne lui dit rien : cela frappe pourtant, et, dans la conversation, l’aide de camp du pacha m’en a fait la remarque, en la soulignant d’une nuance d’étonnement à peine sensible.

Devant nous s’ouvre un passage libre qui mène à la porte des appartemens du pacha. Nous sommes reçus par un officier qui nous introduit dans un grand salon de réception. Le gouverneur est assis au fond de la pièce sur un fauteuil. Tout autour, des sièges et des canapés sur lesquels prennent place les visiteurs. Il se lève, vient à notre rencontre, nous offre la main, et nous fait asseoir sur un canapé, à ses côtés. « Vous arrivez, nous dit-il, juste à point pour assister au défilé des religions ; » et il nous invite à rester jusqu’à la fin de la cérémonie. On apporte de l’eau et des dragées ; le pacha nous explique que c’est le « cadeau du sucre », un des accompagnemens indispensables de la fête du Baïram ; puis on passe le café et les cigarettes. Le pacha nous en offre des siennes, et nous restons ainsi près d’une heure, tantôt à causer, tantôt à ne rien dire, en regardant défiler les autorités ecclésiastiques de Jérusalem, que le pacha nous présente au passage, à mesure qu’elles entrent.

Chaque fois qu’un nouveau personnage arrive, c’est le même cérémonial. Le pacha le fait asseoir plus près ou plus loin de lui, suivant son rang et sa dignité, et la conversation reprend sur le même ton. C’est d’abord le patriarche grec, vêtu d’un costume éclatant, ainsi que les prêtres qui l’accompagnent. Nous l’avons vu, il y a un moment, avec tout son clergé, descendre les rues de Jérusalem, se rendant au Séraï. Il était précédé de deux prêtres qui portaient ses insignes, et s’avançait, dans ses habits sacerdotaux, la robe couverte de croix et de décorations, s’appuyant sur sa grande canne à pommeau d’argent, qui résonnait sur le pavé du bazar. C’est maintenant au tour du patriarche arménien, qui rivalise d’éclat avec lui ; puis, c’est l’évêque syriaque de Jérusalem ; puis le patriarche copte, qui paraît pauvre à côté d’eux, sous sa robe et sa mitre noires. On dirait un prêtre des anciens temps. Quand il entre, le pacha se tourne vers nous et dit avec un sourire : « Vous voyez, nous en avons de toutes les couleurs. »

En le voyant, je pensais à une scène à laquelle j’avais assisté, quelques momens auparavant, au Saint-Sépulcre. Les Arméniens officiaient à l’autel en promenant à grand bruit leurs chasubles d’un vert éclatant surchargées de lourdes broderies d’or ; ils changeaient de costume, mettaient et ôtaient des tiares étincelantes de pierres précieuses, tandis que des diacres agitaient les grands chapeaux chinois dorés qui leur tiennent lieu de sonnettes, et remplissaient l’église de la fumée de leur encens et du bruit de leurs cuivres. En face, la foule se pressait déjà contre les grilles d’une grande chapelle, éclairée par la lumière des cierges et par les feux rouges, verts et bleus, que répandaient en longs rayons mystérieux les cabochons des lampes dorées suspendues à la voûte. Les Grecs s’apprêtaient à prendre la place des Arméniens et à la leur disputer au besoin. Dans un recoin du dôme central qui recouvre la pierre du sépulcre et s’élève au milieu de la nef, trois ou quatre vieux prêtres coptes aux vêtemens noirs, à la figure noire, célébraient la messe devant leurs saintes images, dans une niche pratiquée dans l’épaisseur du mur et où ils avaient peine à se mouvoir. Ils avaient l’air de vieilles reliques, écrasés par le poids de l’édifice trop lourd pour eux et par la splendeur des autres cultes, et je pensais à ces Esséniens de Flaubert, à ces restes surannés des chrétiens primitifs, qui promenaient leurs rides en hochant la tête et en disant d’une petite voix grêle et cassée : « Nous aussi, nous l’avons connu ; nous aussi, nous l’avons connu. »

Après les coptes, ce sont les chefs de la Synagogue. Le grand rabbin officiel porte une splendide robe noire brodée d’argent ; c’est un cadeau que lui a fait le sultan, car il est fonctionnaire ottoman. À côté de lui, un petit vieux à l’œil vif, enveloppé dans un manteau de velours violet, un bonnet de fourrure jaune sur la tête, s’avance, les pieds déchaussés, ramasse profondément le salut à la mode orientale, en se courbant jusqu’à terre et en portant la main du sol à son cœur et à son front. C’est le chef des aschkenazis, c’est-à-dire des Juifs étrangers à la Palestine. Le grand rabbin des Sefardim le suit de très près.

Voici les Pères blancs. Le pacha se lève, va à leur rencontre, leur serre la main, leur fait un accueil tout particulièrement chaleureux. Ils lui expriment, comme tous les autres, leurs vœux pour la santé de l’empereur ; mais il y a dans cet accueil quelque chose de cordial et d’ouvert, une rondeur presque militaire. Puis c’est un explorateur anglais, M. Bliss, qui a obtenu du sultan un firman, pour entreprendre des fouilles au sud de Jérusalem, du côté du Tombeau de David. Il entre, le casque de sureau à la main ; le pacha lui souhaite la bienvenue et s’entretient avec lui. Puis, le chancelier du Consulat de France, qui se présente en costume de ville. Le Baïram étant une fête religieuse, les consuls ne viennent pas en personne ; c’est seulement à la fête de l’empereur qu’ils se rendent chez le pacha en grand uniforme. Tout cela m’est expliqué par l’aide de camp du gouverneur, un homme charmant, très cultivé, parlant le français comme un Français, qui est venu s’asseoir à côté de moi, pour me mettre au courant de tout ce que je vois.

La conversation se prolonge ainsi, tandis que les députations se succèdent, avec des intervalles de silence, pendant lesquels on regarde, ou bien l’on songe, en attendant le moment de reprendre la parole. Et je ne savais ce que je devais admirer le plus, de ce défilé de toutes les religions venant présenter leurs hommages au gouverneur de Jérusalem, ou du spectacle, tout nouveau pour moi, d’une réception chez un haut fonctionnaire ottoman. Rien en effet ne ressemble moins à nos visites qu’une visite chez les Orientaux ; rien ne fait mieux sentir l’abîme qui sépare notre manière de penser de la leur. Ce n’est pas cet assaut de paroles qui ne permet pas à la conversation de languir sous peine d’ennui. Ici, la pensée revêt volontiers une forme condensée, presque sentencieuse ; on interroge, ou l’on répond d’un mot à une question et, quand on n’a rien à dire, on se tait. Jamais un éclat de voix, ni une vivacité de parole ; on parle presque à voix basse, en prenant bien garde de ne pas couvrir la voix de son interlocuteur et de ne rien dire qui soit pénible à entendre. On sent des hommes parfaitement maîtres d’eux-mêmes, qui ne parlent que quand il faut, et qui ne disent que ce qu’ils veulent, mais surtout, qui mettent un soin constant à chercher ce qui peut vous être agréable. Ce n’est pas le compliment banal, c’est une politesse bien supérieure à la nôtre, et qui n’exclut pas la suite dans les idées, ni la profondeur du sens politique. Il semble que la Turquie, battue en brèche de tous les côtés, ne se sentant pas assez forte pour combattre par les armes contre tant d’adversaires, cherche à prendre sa revanche sur le terrain de la politique ; et elle y réussit.

Cependant, la réception touchait à sa fin ; nous nous retirons à notre tour. Ibrahim pacha nous accompagne jusqu’à la porte et, en prenant congé de mon frère, il lui exprime le plaisir tout particulier qu’il a eu à le recevoir, à cause des lettres du palais dont il était porteur, et des services qu’il a rendus à la Turquie. La garde porte les armes, comme à notre arrivée ; un flot de lumière nous enveloppe ; nous nous retrouvons en plein soleil, au milieu de la foule et du bruit, et nous redescendons l’escalier au son de la musique qui joue l’air de Madame Angot.


Cette première rencontre avec l’Orient, si imprévue et si saisissante, me rappelle à l’esprit le dernier dîner que je fis avant de le quitter ; c’était chez un homme d’État, qui est gouverneur d’une des plus belles provinces de l’empire ottoman, après avoir occupé un haut poste à Constantinople. L’hôtel du gouverneur, très animé quelques heures auparavant, était devenu silencieux ; le vide s’était fait dans ces appartemens remplis naguère par la foule des solliciteurs, qui y pénétraient en toute liberté. Pour nous recevoir, deux domestiques nègres en bas de l’escalier ; en haut, un officier d’ordonnance. Le dîner, tout intime, était un vrai dîner turc : de l’eau pour unique boisson, des hachis de toutes les sortes et sous tous les déguisemens ; des services nombreux et délicats, séparés par des entremets sucrés et, pour finir, les deux mets nationaux obligatoires, le pilaff et le kaimak. Comme convives, il n’y avait en dehors de nous que l’officier d’ordonnance, qui était venu prendre place au bout de la table ; mais le dîner était assaisonné par la bonne grâce charmante et par l’esprit de notre hôte, pour qui l’eau que nous buvions, les mets que nous prenions, tout en un mot servait de prétexte à la conversation la plus aimable et la plus instructive.

À la fin du dîner, un ou deux amis du pacha, qui arrivaient de Constantinople, étant venus se joindre à nous, l’entretien se prolongea au salon jusque fort tard dans la soirée. Là, tout en causant d’affaires de la façon la plus sérieuse, on échangeait des idées générales et des réflexions piquantes. Le pacha, homme très lettré, aimait à couvrir sa pensée du nom d’un auteur célèbre, d’un Français le plus souvent. On citait Aristote, Goethe, Chateaubriand, Voltaire surtout, très en honneur chez les Turcs éclairés. On répondait sur le même ton. C’était une défense de la politique générale de la Turquie, dans sa conduite vis-à-vis des masses. « Vous autres Européens occidentaux, nous disait le pacha, vous marchez très vite ; vous avez des inventions merveilleuses que nous admirons ; mais ne craignez-vous pas qu’en répandant ainsi dans les masses des idées pour lesquelles elles ne sont pas mûres, vous n’y semiez les germes du mal ? Nous, nous allons plus lentement, mais nous nous appliquons à conserver le sentiment religieux, qui est la sauvegarde des États. Nous vous prenons vos découvertes quand nous les avons éprouvées, le chemin de fer, le télégraphe ; mais la dynamite, par exemple, ne croyez-vous pas qu’elle a fait plus de mal que de bien, et que les hommes insuffisamment éclairés à qui vous donnez les moyens de s’en servir en laisseront échapper le bon côté pour n’en garder que le mauvais ? » — « Votre Excellence, lui répondit mon frère, vient de rendre très justement une pensée qu’avait déjà exprimée un des anciens sages de la Chine. Confucius divise les élèves en quatre catégories : les entonnoirs, les éponges, les tamis et les cribles. Les entonnoirs reçoivent tout et perdent tout. Les éponges reçoivent tout et conservent tout indistinctement, le bon comme le mauvais. Les tamis laissent échapper le bon et retiennent le mauvais ; enfin les cribles laissent passer le mauvais et ne conservent que ce qui est bon ; mais ce sont les plus rares. »


PHILIPPE BERGER.

  1. Je me suis borné à transcrire presque textuellement, dans les pages qui suivent, les notes recueillies jour par jour au cours de ce voyage. Ceux qui sont familiarisés avec la vie de ces pays voudront bien me pardonner mon enthousiasme, et aussi mes étonnemens en présence des choses qui leur paraîtront sans doute fort naturelles. La première rencontre avec l’Orient produit des impressions d’une vivacité extraordinaire ; et, à moins d’y séjourner longtemps et de pouvoir l’étudier à fond, peut-être cette première vue a-t-elle une fraîcheur et une vérité de couleurs qu’on ne retrouverait plus ensuite.