Aller au contenu

Rapport sur les Méridiennes

La bibliothèque libre.


Supplément au no 41 du 10 février 1839

RAPPORT

À M. le ministre de l’intérieur, sur les travaux exécutés dans la vue de déterminer la marche du temps dans les principales localités du royaume, par A. Quetelet, directeur de l’Observatoire de Bruxelles.
Bruxelles, le 20 janvier 1839.
Monsieur le ministre,

Par votre missive no 2500, direction du commerce, vous avez témoigné le désir de recevoir un rapport présentant le résumé de ce qui a été fait jusqu’ici en exécution de l’arrêté royal du 22 février 1836, et indiquant non seulement les villes où il a été placé, soit de petites instruments de passages, soit de grandes méridiennes, mais en même temps celles où ces instruments servent dès à présent à leur destination.

L’arrêté précité avait pour but de donner des moyens expéditifs pour déterminer avec précision, dans les principales localités du royaume, l’heure et la marche du temps, et il autorisait à cet effet l’établissement :

1o Dans chacune des villes d’Anvers, d’Ostende, de Bruges, de Gand et de Liége, d’une petite lunette méridienne ;

2o Dans chacune des autres villes du royaume présentant quelque importance, soit sous le rapport de la population, soit sous celui de l’industrie, du commerce, des arts ou de la science, de grandes méridiennes qui seraient placées dans les murs des cathédrales, hôtels-de-ville ou autres édifices favorables à leur établissement.

En me transmettant cet arrêté par votre lettre du 29 février, M. le ministre, vous m’avez fait l’honneur de me charger de son exécution, et vous m’avez désigné particulièrement quarante et une villes où devaient être établies de grandes méridiennes, en me laissant, du reste, la plus grande latitude pour agir.

Ce plan de travail était immense, et je ne pense pas qu’en aucun temps ni aucun lieu, il ait été pris des dispositions sur une échelle aussi grande pour régulariser ce qui tient à la mesure du temps. Cela provient sans doute qu’en aucun lieu ni en aucun temps on n’a éprouvé un besoin plus réel de connaître l’élément que le gouvernement a voulu donner les moyens de déterminer avec précision. L’établissement des chemins de fer, en effet, formera, de toute la Belgique pour ainsi dire, une seule et même ville. Il était naturel alors qu’avec une nouvelle manière d’être, on sentit se former de nouveaux besoins ; et ses besoins devaient être grands puisqu’ils portèrent à demander tout-à-coup à l’astronomie, qui ne faisait que naître parmi nous, le système le plus étendu qui ait jamais existé pour la détermination et la mesure du temps.

Pour concevoir les difficultés de la tâche qui m’était imposée, il suffirait de lire, dans l’histoire des sciences, ce qu’il a fallu de temps et de soins à l’illustre Dominique Cassini pour construire la seule méridienne de St-Pétrone à Florence, ou à d’autres astronomes pour construire des méridiennes moins célèbres[1].

D’une autre part, je me trouvais seul pour faire face aux travaux astronomies de l’Observatoire[2] ; et il m’était impossible d’abandonner souvent cet établissement et de le laisser inactif justement aux jours les plus favorables pour les travaux astronomiques.

Dans cet état de choses, je sentis le besoin de penser mûrement au plan que j’avais à suivre pour tirer le plus d’avantages possibles de ma position. Je compris d’abord que, dans le tracé des méridiennes, j’avais à m’occuper moins de monumens scientifiques que de constructions d’une utilité immédiate. Le tracé d’une grande méridienne, comme ouvrage scientifique, devait entraîner à de longs travaux de détails ; en ne le considérant que comme destiné à réguler la marche des horloges publiques, il n’en était plus de même. De petites erreurs provenant de ce que nous ne connaissons pas encore avec une exactitude suffisante les longitudes relatives de nos villes, n’étaient point préjudiciables, et par suite n’exigeaient pas d’observations astronomiques préalables. Une exactitude minutieuse en pareille circonstance devenait même illusoire ; car il serait impossible d’assujétir les horloges d’une ville avec la précision de la seconde, comme le feraient des régulateurs. Et quand même on pourrait y réussir, la méridienne, dans une ville telle que Bruxelles, par exemple, pourrait différer de six à sept secondes dans ses indications, selon qu’elle serait établie dans tel ou tel quartier.

En me donnant donc quelque latitude, mais en conservant néanmoins une précision allant bien au delà même de tout ce qu’on pouvait demander à l’astronomie pour rester fidèle à l’esprit de l’arrêté royal, je pu simplifier considérablement mon travail. Il était à remarquer, d’ailleurs, que, pour l’horlogerie plus délicate, il s’agissait d’établir des lunettes méridiennes justement dans les villes où les besoins s’en faisaient le plus sentir, et où l’on pouvait avoir à régler la marche des chronomètres, soit pour l’usage de la marine, soit dans l’intérêt des sciences.

Je résolus donc d’établir, avant tout, les lunettes méridiennes qui devaient me donner les moyens de régler, sur différents points du royaume, les chronomètres que je destinais à faciliter le tracé des méridiennes sans que je fusse forcé de recourir chaque fois à l’Observatoire de Bruxelles. J’eus l’honneur de vous écrire à ce sujet, M. le ministre, et je fus autorisé immédiatement après à demander à MM. Troughton et Simms, de Londres, les cinq instrumens méridiens destinés aux villes d’Anvers, d’Ostende, de Bruges, de Gand et de Liége.

En attendant leur expédition, je commençai le tracé de la méridienne de Bruxelles dans l’église de Sainte-Gudule. Je demanderai la permission d’entrer ici dans quelques détails, qui feront mieux comprendre la marche que j’ai suivie dans le tracé des autres méridiennes.

Après avoir fixé mon choix sur le local et avoir obtenu l’autorisation préalable du conseil de fabrique et de M. le doyen de Sainte-Gudule, je commençai les premières opérations du tracé au mois de juin 1836. L’église se trouvait assez bien orientée, et la méridienne pouvait être conduite à travers la nef, en la dirigeant un peu obliquement de l’un vers l’autre portail. Je fis construire alors une plaque de fer de plusieurs décimètres carrés de surface et ayant à son centre une ouverture circulaire d’environ quatre centimètres de largeur, destinée à donner passage aux rayons du soleil. Cette plaque fut placée à 10 mètres et demi environ au-dessus du sol et fermement assujettie dans le pilier qui surplombe le portail méridional de l’église, et partage symétriquement la belle verrière qui orne cette partie de l’édifice. La hauteur de l’ouverture avait été calculée de manière que l’image du soleil allât se projeter, vers le solstice d’hiver, à l’autre extrémité de l’église, dont la largeur est de plus de 40 mètres.

D’après ces dispositions, l’image du soleil au solstice d’été parcourt environ cinq centimètres par minute, tandis que, pendant le même temps, elle en parcourt plus de 16 au solstice d’hiver ; c’est environ trois millimètres par seconde. À cette époque, l’image du soleil sur le sol a une marche assez rapide pour que son déplacement devienne très sensible à l’œil. Le mouvement en déclinaison n’est pas moins prononcé ; l’image du soleil parcourt en effet, dans l’espace de six mois, près des six septièmes de l’église, prise dans sa plus grande largeur, et en allant de l’un à l’autre portail. C’est surtout vers les équinoxes que ce mouvement est remarquable ; on voit alors l’image du soleil se déplacer de plus de 188 millimètres d’un midi au midi suivant, et dans le sens de l’un à l’autre portail.

Une plus grande précision pour la mesure du temps, dans les usages civils, serait évidemment inutile, comme je l’ai déjà fait observer : en effet, avec un peu d’attention, on peut assez bien distinguer deux secondes en temps sur la méridienne ; or, la ville ayant plus de 2.200 mètres de largeur de l’est à l’ouest, l’heure doit varier, à raison de notre latitude, de plus de 100 secondes de degré ou de près de 7 secondes de temps, de l’une à l’autre extrémité de Bruxelles.

Le mode que j’employai pour le tracé est le suivant. Une demi-heure environ avant le passage du soleil au méridien du lieu, je marquais de minute en minute, d’après les indications d’un chronomètre, la position qu’occupait à terre le centre de l’image du soleil, et je prolongeais cette opération pendant une demi-heure après son passage. Il résultait de là que j’avais l’indication par points de la ligne parcourue par l’image du soleil pendant l’espace d’une heure environ ; cette manière d’opérer me donnait des moyens nombreux de vérification, et me permettait de suppléer, au besoin, à l’opération principale, c’est-à-dire, à celle qui a pour objet de déterminer la position de l’image solaire à l’instant du midi vrai, si des nuages venaient à cacher accidentellement l’astre. Je crois inutile d’insister davantage sur ces détails et sur les moyens que j’employai pour donner de la netteté à l’image et déterminer plus rigoureusement son centre ; ce sont ces expédiens qu’un peu d’habitude et que la science même suggèrent facilement. Sachant l’heure de passage du soleil, j’aurais pu, à la rigueur, me borner à marquer, pour cette heure, la place occupée par le centre de l’image de cet astre, c’est-à-dire, le point cherché de la méridienne ; mais je crois en avoir assez dit pour faire comprendre pourquoi j’avais recours encore à l’indication d’un nombre assez considérable de points auxiliaires. C’est dans cette manière d’opérer même que j’ai acquis la conviction de la précision à laquelle il était possible d’atteindre ; et l’expérience m’a prouvé ensuite qu’on pouvait se servir de la méridienne sans avoir à craindre des erreurs de plus de deux secondes ; c’est au moins ce que j’ai pu voir, en voyant des personnes prendre l’heure à la méridienne avec des chronomètres dont la marche m’était connue.

Dès que j’avais un point de la méridienne, il me devenait facile de tracer la ligne dans son entier ; il suffisait, en effet, de la faire passer par le point déterminé et par la projection horizontale de l’ouverture destinée à recevoir les rayons solaires. Pour plus de facilité encore, il suffisait de laisser pendre un fil à plomb au-dessus du point déterminé de la méridienne, et de se placer derrière ce fil, de telle façon qu’on pu le voir se projeter sur le milieu de l’ouverture circulaire destinée à recevoir les rayons solaires ; le prolongement du fil dans cette position couvrait nécessairement à terre la place que devait occuper la méridienne.

Je ne me contentai pas néanmoins d’une seule détermination dans l’église Ste-Gudule ; j’en pris plusieurs et à des époques un peu éloignées, et toutes me donnèrent l’accord le plus satisfaisant. Après avoir déterminé de cette manière la direction de la méridienne, il ne me restait plus qu’à fixer sa trace d’une manière ineffaçable. Je fis à cet effet établir sur une bonne base une pierre de taille vers chaque extrémité de la ligne ; puis je fis incruster dans le pavement, et jusqu’à la profondeur d’un centimètre, un liseré de cuivre de trois millimètres d’épaisseur. Ayant marqué la méridienne par cette ligne de cuivre, je traçai encore, de chaque côté, trois lignes distantes entre elles de cinq minutes et destinées à donner l’heure pour le cas où le soleil se voilerait à l’instant du passage au méridien. Ces lignes doivent en outre me donner des facilités pour tracer plus tard la courbe su temps moyen. Il est évident, du reste, qu’elles vont concourir toutes six avec la méridienne en un seul et même point, situé au-devant du portail méridional de l’église, à l’endroit par où passerait une parallèle à l’axe du monde, laquelle passerait aussi par le centre de l’ouverture pratiquée dans la plaque en fer. J’ai eu la satisfaction de voir depuis, que cette construction n’a point été inutile, car nos horloges publiques, dont plusieurs se réglaient autre fois d’après des cadrans solaires défectueux et qui différaient parfois de 20 à 25 minutes dans leurs indications, marchent à présent d’une manière généralement satisfaisante.

Nous avons lieu d’espérer que les mêmes avantages seront obtenus dans les autres localités où seront établies des méridiennes. Toutefois il y aura des difficultés à vaincre. L’une des plus grandes provient, et j’aurais en peine à y croire si je ne m’en étais bien convaincu par moi-même, de ce que plus de la moitié de nos horlogers sont dans une véritable ignorance sur ce qu’il faut entendre par temps moyen et temps vrai. Ce sont les indications de cadrans solaires souvent extrêmement défectueux qu’ils emploient pour régler les horloges, et conséquemment c’est du temps vrai qu’ils font usage. De là l’inconvénient de devoir retoucher fréquemment aux horloges ; d’une part, les pièces d’un cadran solaire peuvent se déplacer plus facilement que celles qui règlent une méridienne, et, dès qu’un changement est survenu, on a des erreurs permanentes dans l’indication du temps, qui expliquent comment deux villes très voisines présentent quelquefois des différences constantes qui vont jusqu’à 20 et 30 minutes. Je me trouvais à Liége, vers le milieu du mois de novembre dernier, et je remarquai, à ma grande surprise, entre l’heure de la pendule de la station d’Ans qui règle les départs du chemin de fer et l’heure marquée par les horloges publiques de Liége, une différence qui n’allait pas à moins d’une demi-heure ; cependant la pendule du chemin de fer marchait bien, mais elle indiquait l’heure de Bruxelles comme toutes les horloges qui appartiennent au même service. Il résultait de là une différence constante qui, pour Liége et Bruxelles, s’élève à plus de 4 minutes et demie, dont l’horloge de cette dernière ville doit toujours être en retard sur celle de Liége ; de plus, le temps moyen au midi vrai était environ 11 heures 43′vers cette époque ; et, de ce chef, l’horloge de Bruxelles réglée au temps moyen devait être en retard de 15 minutes sur celle de Liége qui probablement marque le temps vrai : ces deux différences portant dans le même sens, il en résultait naturellement une discordance de vingt minutes. On conçoit ensuite comment une erreur de dix minutes encore, provenant des moyens employés pour régler l’heure dans la ville de Liége, pouvait donner l’énorme différence que je remarquai.

Les détails sur lesquels je viens d’insister ne paraîtront pas minutieux si l’on considère que ce qui vient d’être dit est applicable à plusieurs de nos villes. Ainsi j’ai vu arriver la même chose pour Bruges et Ostende ; et il ne serait pas extraordinaire, d’après cela, qu’en partant de l’une de ces villes, à 3 heures, par exemple, on pourrait, avec la rapidité des locomotives, arriver dans l’autre avant même qu’il y fût 3 heures, bien que ces villes soient distantes de soient distante de quatre à cinq lieues. Il est donc urgent de parer aux nombreux inconvéniens dont je me borne à signaler un seul.

Afin d’avoir un bon système pour la mesure du temps, il ne suffit pas d’établir des méridiennes, il est à désirer que le gouvernement prenne encore des dispositions propres à compléter ce qui a été fait jusqu’ici. À cet effet, il me semble qu’il faudrait : 1o Adopter le temps moyen pour le temps légal dans toute l’étendue de la Belgique ;

2o Faire marquer aux horloges le temps moyen des localités où elles sont établie, et non le temps moyen de Bruxelles comme cela se pratique. Une même heure adoptée uniformément pour tout le royaume peut présenter des avantages pour le service de chemin de fer, mais ces avantages sont peu de chose à côté des inconvéniens nombreux qui peuvent se présenter. Il est d’ailleurs bien plus facile qu’une seule personne intelligente soit chargée de régler les horloges le long du chemin de fer en tenant compte de la différence des longitudes, que d’imposer cette correction à faire à un grand nombre de personnes dont il est déjà très difficile d’obtenir la correction la plus importante et la plus simple, celle relative à l’équation du temps.

J’avais à peine achevé la construction de la méridienne de Bruxelles, que je jugeai à propos de visiter Anvers pour rechercher des emplacemens propres à établir la méridienne ainsi que le petit observatoire destiné à la lunette méridienne que l’on construisait à Londres, et en même temps pour m’entendre avec les autorités locales sur tout ce qui était relatif aux constructions. Malgré la manière favorable et bienveillante dont mes propositions furent écoutées dans cette ville, les choses ne purent marcher qu’avec lenteur. La régence consentit à accorder un terrain pour la construction du pavillon astronomique dans le voisinage du grand bassin et contre la demeure de l’éclusier, mais en laissant à la charge du gouvernement les frais de construction. Ce terrain, un peu bas, présentait néanmoins un méridien qui par son étendue répondait amplement à tous les besoins. Du côté nord, on peut observer facilement toutes les étoiles circumpolaires même à leur passage inférieur, et, du côté sud, les édifices de la ville font à peine perdre une dizaine de degrés : par une espèce de compensation, la tour d’une petite église forme une mire toute préparée. L’emplacement est d’ailleurs extrêmement convenable pour les usages de la marine, à laquelle le petit édifice est spécialement consacré. M. l’architecte Bourla voulu bien me seconder et se charger de la direction des travaux, qui ne purent toutefois commencer qu’au printemps de l’année suivante, à cause des lenteurs qu’il fut impossible d’écarter, soit pour la formation, soit pour l’adoption des plans et la préparation des matériaux.

Il fut en même temps convenu que la méridienne serait établie dans la belle cathédrale d’Anvers, dont la nef, si élégante et si remarquable par les chefs-d’œuvre du premier de nos peintres, offre une largeur plus grande que celle de l’église de Ste.-Gudule à Bruxelles. Mais l’édifice n’étant pas aussi bien orienté, la méridienne coupe la nef diagonalement dans sa plus grande largeur, qui est de près de 67 mètres. L’ouverture circulaire, par où passent les rayons solaires, est plus grande que celle de Ste-Gudule et sa largeur a été calculée de manière que l’image même du soleil, et non la pénombre, pût se projeter à terre, même à l’époque du solstice d’hiver. Toutefois je ne pus terminer cette construction que quand le pavillon astronomique fut entièrement achevé.

Les petites lunettes méridiennes étaient arrivées vers la fin de 1836, et, conformément au plan que j’avais adopté, je résolu de les établir avant de songer aux méridiennes dont elles devaient faciliter et abréger la construction.

Une seule excursion me suffit pour reconnaître à Gand, à Bruges et à Ostende, les emplacemens convenables pour effectuer les constructions nécessaires, pour m’entendre avec les autorités et pour convenir des plans avec MM. Roelandts, Rude et van Hercke, architectes des régences de ces villes, qui ont bien voulu me seconder dans ma mission avec une obligeance toute particulière. Lorsque les plans furent définitivement arrêtés, et avant qu’on ne commençât les travaux, je fis une seconde excursion pour orienter les pavillons astronomiques, assister à la fondation des piliers destinés aux lunettes méridiennes, et convenir de tous les détails minutieux qu’exigent des constructions semblables. Les choses purent alors être conduites, pendant mon absence, avec assez de célérité pour que les quatre petits observatoires fussent à peu près terminé dans le cours même de l’année ; du moins je pus mettre en place les instrumens méridiens à Anvers, à Gand et à Ostende, pendant les mois d’août et de septembre, et, s’il n’en fut pas de même pour Bruges, c’est que les difficultés de construction furent réellement assez grandes et que l’architecte, malgré son zèle, ne pu se procurer tous les matériaux convenables. Chaque localité offrait, en effet, ses difficultés propres. À Gand, le petit pavillon astronomique se trouve construit au-dessus de l’université, dans une position d’où l’on découvre à peu près tout l’horizon. M. Roelandts, à qui l’on doit la construction du magnifique édifice qu’il surmonte, a eu soin d’établir le support de la lunette méridienne sur un mur d’une grande solidité, il a construit le local de manière qu’il pût servir aussi pour les cours astronomiques de l’université. Je dois à l’obligeance éclairée et bien connue de M. D’Hane de Potter, administrateur-inspecteur de l’université, d’avoir obtenu toutes les facilités que je pouvais désirer dans l’accomplissement de ma mission, et surtout dans ce qui concernait la partie administrative et financière, dont je n’eus point à m’occuper.

À Ostende, le petit observatoire fut établi dans les travaux des fortifications, à côté du lieu d’où l’on donne aux vaisseaux les signaux pour indiquer les hauteurs des eaux dans le port. Ce lieu est extrêmement exposé aux coups de vent, et il devenait important de donner une grande solidité aux constructions, et d’établir les ouvertures de façon que les observations ne fussent pas entravées par des courans d’air trop forts. Le pavillon, comme ceux de Gand et d’Anvers, est de forme carrée, et la coupe méridienne le partage aussi d’une manière symétrique. Vers le nord, l’observation n’a pour limite que l’horizon, et vers le sud, elle n’est entravée que par quelques édifices éloignés qui enlève une faible portion du méridien de ce côté. Comme les travaux devaient se faire dans les fortifications de la place, il fallait obtenir l’autorisation préalable du ministère de la guerre : dans cette circonstance encore, je ne trouvai pas moins d’obligeance auprès de MM. Cordemans, colonel du génie, et Vermylen, major de la même arme, qu’auprès de la régence de la ville qui, qui, vu l’utilité des constructions, consentit à partager la dépense avec le grouvernement.

La dépense fut partagée d’une manière semblable à Bruges', et le petit observatoire fut construit sur le bâtiment de l’athénée afin qu’il pût, comme à Gand, avoir un double but d’utilité ; mais, comme ce bâtiment ma orienté se prètait difficilement aux constructions, il fallu pour la solidité asseoir le pilier de la lunette méridienne sur un angle du mur, et l’abriter sous un cabinet de forme octogone dont il était indépendant, et dont les parois établies sur une forte charpente forme d’un côté saillie au-dessus d’un jardin. Le méridien y est très libre, dans une étendue de près de 160° ; les toits de la ville arrêtent un peu la vue du côté du sud, mais seulement dans la partie qui dans nos régions s’est presque toujours chargée de vaœurs.

Je fus assez heureux pour rencontrer, dans les localités que je viens de désigner, des observateurs qui consentirent à faire tourner ces constructions à l’avantage du public. M. Timmermans, mon confrère à l’académie et professeur à l’université de Gand pour les sciences mathématiques, voulut bien se charger des observations à la lunette méridienne. M. Vanderaert, professeur de pilotage et de navigation, se chargea du même soin à Ostende. La lunette méridienne de Bruges fut confiée à M. le professeur Goetaels, recommandable à tant de titres ; et celle d’Anvers à M. Kemels, artiste très habile, et qui est chargé de la vérification des chronomètres nombreux que les capitaines de navire déposent ordinairement entre ses mains.

Cette année fut donc à peu près uniquement consacrée à l’établissement des quatre petits observatoire dont je viens de parler ; et les personnes qui connaissent toutes les difficultés attachées à l’organisation d’établissemens semblables et au placement des lunettes méridiennes, placements qui exige des observations astronomiques conduites avec les plus grands soins, jugeront, sans doute, que je n’ai pas à me reprocher un manque d’activité, alors surtout que j’avais à faire marcher de front les travaux de l’Observatoire de Bruxelles, où, je le répète, je me trouvais absolument seul pour les observations astronomiques, même pour celles qui devaient me servir à régler les chronomètres dont j’avais besoin.

Au commencement de 1838, et quand le temps moins variable me laissa l’espoir de ne pas faire de courses inutiles, je crus l’instant propice pour m’occuper du tracé des méridiennes. Je commençai par Gand : j’étais accompagné dans cette excursion par M. Cerquero, directeur de l’observatoire royal de San-Fernando, près de Cadix, comme je l’avais été l’année précédente, lors de l’établissement des lunettes méridiennes à Anvers, à Gand et à Ostende, par M. Capocci, directeur de l’observatoire de Naples.

Tout était préparé pour l’exécution du travail que j’avais à faire. Une large ouverture circulaire avait été pratiquée sous la voûte de la coupole à l’époque de la construction de l’édifice, dans la vue de donner passage aux rayons solaires et de tracer une méridienne dans le magnifique vestibule qui semblait en effet disposé pour cet usage. Mon travail se trouva donc considérablement simplifié, surtout en usant des mêmes procédés qu’à Bruxelles. D’ailleurs, la lunette méridienne dont j’avais antérieurement vérifié la position, placée comme elle l’était presque au-dessus du vestibule où l’opération devait se faire, donnait des moyens de vérifications commodes. M. D’Hane de Potter a bien voulu faire exécuter, depuis, l’incrustation des baguettes de cuivre destinées à rendre la ligne ineffaçable.

La méridienne d'Anvers n’avait pas encore été établie définitivement, parce qu’on m’avait fait observer que le placement d’un nouveau portail forcerait de porter plus haut la plaque destinée à donner passage aux rayons solaires. M. l’architecte ne se croyait pas suffisamment autorisé, d’après cela, à faire des changemens aux dispositions déjà prises, et il fallu entamer une nouvelle correspondance qui ne permit de tracer la méridienne qu’au mois de juin. Ce travail fut terminé presque immédiatement après.

J’avais visité, l’année précédente, les principaux édifices d’Ostende et de Bruges, et j’avais trouvé qu’ils se prêtaient difficilement aux constructions que j’avais à faire ; d’un autre part, j’avais réfléchi qu’en renfermant les méridiennes dans des églises et dans des édifices publics qui n’étaient pas toujours ouverts à l’heure de midi, les usages de ces méridiennes pouvaient devenir extrêmement restreints ; je m’arrêtai donc à l’idée qu’avaient eu les anciens, et que l’on a peut-être trop perdu de vue, de construire les lignes méridiennes de manière qu’elles fussent autant que possible constamment sous les yeux du public.

Dans le voyage que je fis à 'Bruges, pendant le mois d’août dernier, pour fixer et régler l’instrument méridien dans le nouvel observatoire qui venait d’être achevé, l’idée me vint de faire servir de gnomon pour une méridienne la magnifique maison gothique que tous les voyageurs remarquent à l’un des coins de la grande place, maison où une tradition peu sûre rapporte que fut autrefois retenu prisonnier l’empereur Maximilien par ses sujets révoltés. Je vis qu’en établissant une sphère au sommet et à l’angle de ce bâtiment, son sombre projetée sur le pavé parcourrait à peu près diagonalement toute la place dans l’intervalle d’un solstice à l’autre, et aurait un mouvement horaire extrêmement rapide. Le propriétaire de la maison et la régence voulurent bien entrer dans mes vues, et il fut convenu que j’établirais sur l’angle du bâtiment une sphère creuse en cuivre d’un demi-mètre de diamètre, et que la régence se chargerait du soin de faire marquer sur le pavé, par une ligne de pierres blanches, la direction de la méridienne dès que je l’aurais déterminée.

Une résolution à peu près exactement semblable a été prise par la régence d’Ostende, qui possédera comme Bruges une des plus grandes méridiennes que l’on aura tracées. L’ombre sera projetée par la petite figure qui surmonte l’hôtel-de-ville, et la méridienne coupera diagonalement la grand’place qui est d’une étendue très remarquable. Si le temps l’avait permis pendant mon séjour à Ostende, cette construction n’aurait pas éprouvé de retard. Je n’ai pas cru devoir y retourner depuis, parce que je voulais être assuré d’abord que je pourrais aussi tracer la méridienne de Bruges ; et il ne paraît pas que l’artiste chargé du placement de la boule de cuivre, ait terminé jusqu’à présent ce qui lui a été demandé.

Je m’étais occupé en premier lieu des parties du royaume par où passe le chemin de fer ; mais je crois que l’instant était venu de me diriger vers la partie orientale du royaume, et d’abord d’aller établir à Liége la lunette méridienne, qui pouvait m’être d’un grand secours pour régler mes chronomètres quand il faudrait opérer dans les environs de cette ville. Heureusement le but que je me proposais dans ce voyage put être facilement rempli en conciliant les avantages du gouvernement et ceux de l’université. M. Arnould, administrateur-inspecteur de cet établissement m’ayant, en effet, consulté sur le plan d’un petit observatoire pour les leçons d’astronomie, je visitai avec lui le local où il devait être établi, et je reconnu que le plan proposé était conçu de manière à placer très convenablement la lunette méridienne et à concilier tous les avantages. Je priai donc M. Arnould de donner suite à son projet, et il voulu bien s’y employer avec tant de zèle et de succès que les plans arrêtés entre nous et avec M. l’architecte de la ville ont reçu immédiatement après un commencement d’exécution, et il est permis d’espérer que bientôt la lunette méridienne pourra être mise en place.

À Malines, j’avais trouvé que la cathédrale était peu avantageusement orientée pour recevoir une méridienne, et j’avais été conduit naturellement à conclure qu’une pareille construction trouverait mieux sa place à la station centrale de tous les chemins de fer.

La colonne milliaire qui servait primitivement de point central à ces chemins, et qui couvrait la première pierre qui avait été posée avec tant de solennité à l’époque de l’inauguration, perdait toute son importance depuis qu’elle avait été déplacée ; je crus qu’on pourrait la faire servir avantageusement comme gnomon, et, après en avoir obtenu l’autorisation, je fis construire, avec le concours de MM. les ingénieurs, derrière la colonne et dans la direction du sud au nord une levée de dalles de 24 mètres de longueur pour y tracer la méridienne. Cette opération a été faite depuis, et une pierre solidement établie vers l’extrémité la plus éloignée de la colonne sert à rendre la trace durable, dans le cas où le terrain subirait de petits mouvements. Tout était préparé pour tracer en même temps la méridienne de Termonde, où l’église Notre-Dame, qui est fort bien orientée, permettra de construire une des plus belle méridienne du pays. Mais le peu qui restait à faire exigeait la présence du soleil, et, vers l’heure de midi, cet astre se voila et continua à me tenir en rigueur bien que j’eusse choisi pour l’opération projetée un des jours de cet hiver qui semblait offrir le plus de garanties de succès.

La variabilité du temps dans un pays où l’on compte annuellement à peine une douzaine de jours parfaitement sereins d’un bout à l’autre, et où l’on ne peut guères en espérer pendant l’hiver, m’a forcé par le même motif de suspendre ce qui se rapporte à la méridienne d’Alost, afin de ne pas m’exposer sans fruit à des peines et des dépenses inutiles. J’en dirai autant pour la ville de Louvain, dont j’ai visité les principaux édifices, sans avoir obtenu de résultats satisfaisans sur leur orientation. Je ne devais pas perdre de vue d’ailleurs vos instructions souvent réitérées, d’user de toute l’économie possible et de saisir, pour me mettre en route, l’instant favorable, de telle sorte qu’aucuns frais de déplacement ne fusse faits inutilement. J’ai fait ce que j’ai pu, monsieur le ministre, pour ne pas m’écarter de ces instructions ; mais comme la présence du soleil était indispensable pour la plupart de mes travaux. Je n’ai pu me mettre en voyage aussi souvent que je l’aurais voulu, et même en mettant toutes les probabilités de mon côté, je n’ai pu éviter des voyages inutiles.

Tel est l’exposé des travaux faits jusqu’à ce jour en exécution de l’arrêté royal du 22 février 1836. Quelle que soit l’idée qu’on se forme de leur mérite et de leur importance, je crois me devoir à moi-même de déclarer que je n’ai manqué ni de zèle ni d’activité pour faire marcher de front les nombreux travaux de l’Observatoire de Bruxelles et ceux que m’imposent mes fonctions de secrétaire perpétuel de l’académie royale, avec les constructions que vous avez bien voulu me demander de me charger.

Agréez, je vous prie, monsieur le ministre, l’assurance de mes sentimens très respectueux.

Le directeur de l’Observatoire,
A. Quetelet
  1. On peut consulter à cet égard l’annuaire de l’Observatoire de Bruxelles, année 1837, pages 219 et suivantes.
  2. Pour diminuer autant que possible les difficultés de ma position, M. ministre a bien voulu me donner un aide pour les observations météorologiques.