Rapport sur les progrès de la poésie/II

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La révolution de Février ne fut pas une révolution littéraire ; elle produisit plus de brochures que d’odes. La rumeur de la rue étourdissait la rêverie ; la politique, les systèmes, les utopies occupaient et passionnaient les imaginations, et les poètes se taisaient, sachant qu’ils auraient chanté pour des sourds. Cependant, de tout ce tumulte, il jaillit une figure originale : Pierre Dupont. Il réalisa à peu près l’idéal qu’on se faisait d’un poète populaire, et fut l’Auguste Barbier de cette révolution, bien qu’il n’y eût aucun rapport entre ses Chansons et les Iambes. Pierre Dupont, quelque temps avant Février, avait obscurément cherché sa voie et essayé plusieurs sentiers qui l’éloignaient du but. Laissant, enfin, les imitations et les formes convenues, il osa être lui-même et inventa une chanson nouvelle qui ne doit rien à Béranger et semble d’abord étrangère à l’art, quoiqu’il y en ait du plus fin et du plus délicat, caché sous une apparente rusticité. Cette chanson n’a pas l’air d’être faite par un homme de lettres dans son cabinet. Elle rappelle les cantilènes des paysans suivant leurs charrues, des pâtres gardant leurs troupeaux, des filles tournant leurs fuseaux au seuil des chaumières, des compagnons faisant leur tour de France, ou des mères endormant leurs nourrissons.

Ces chansons-là, où l’âme du peuple balbutie ses secrets sentiments dans une langue naïve, incomplète et charmante comme celle de l’enfance, se font toutes seules, sur des vieux thèmes toujours jeunes et aussi anciens que le monde. L’air naît avec les paroles d’un soupir de pipeau, d’une plainte du vent, d’une roulade du rossignol ou d’un trille de l’alouette. Un bouvreuil dans la haie siffle la rime qui manque, et si la rime ne vient pas, on s’en passe ou on la remplace par une vague assonance. Quel poète de profession n’a parfois jalousé ces couplets d’une grâce si naturelle et si touchante, et ne s’est dit qu’il donnerait volontiers ses plus beaux bouquets composés avec d’éclatantes fleurs de serre, pour une de ces poignées d’herbes des champs mêlées de fleurettes sauvages au parfum agreste !

Le mérite de Pierre Dupont est d’avoir donné cette saine et fraîche impression à un public animé de passions brûlantes. Il a fait apparaître la nature au milieu de l’émeute et reporté la pensée aux calmes horizons. Sa chanson des Bœufs a eu une vogue immense, vogue dont elle était digne, chose rare, car souvent le peuple s’engoue de quelque inepte refrain. Toute la France, vers ce temps-là, a chanté d’une voix plus ou moins juste "les grands bœufs blancs tachés de roux." C’était à la fois une chanson de paysan et de poète, où un sentiment énergique s’exprimait avec des images naïvement charmantes et tirées de la vie champêtre dans un style d’un fin travail, dont l’artifice ne se laissait pas voir.

La Musette est dans son genre un petit chef-d’œuvre, une sorte d’idylle de Théocrite en couplets d’un ton plus humble et plus familier. A entendre le poète donnant des conseils sur la peau et le bois à choisir, sur la manière de percer les trous des tuyaux à leur juste place et la façon de faire dire à l’instrument gonflé par le souffle d’une poitrine humaine les douleurs, les joies et les amours, on dirait un Faune enseignant à un berger d’églogue l’art de joindre avec de la cire les roseaux d’une flûte de Pan. Mais n’allez pas croire à une imitation ou à une réminiscence classique. La chanson est telle qu’un pâtre la pourrait chanter en surveillant ses chèvres du haut d’une roche. Pas un mot littéraire n’y détone, et cependant l’art est satisfait. Le Louis d’or, la Véronique, le Repos du soir, sont de charmantes inspirations, ainsi que d’autres morceaux peignant la vie des champs avec une sincérité de couleur qui n’exclut ni la grâce ni la poésie. Il y a du Burns chez Pierre Dupont. Sa pensée, habituée au spectacle de la nature, prend aisément un tour rêveur et contemplatif ; mais l’auteur des Bœufs n’est pas seulement un poète bucolique qui, dans son vallon de Tempé, reste étranger aux agitations des villes ou n’en perçoit que de lointaines rumeurs, comme les bergers de Virgile se demandant sous l’ombrage ce que peut bien être cette Rome dont on parle tant. Pierre Dupont vivait en pleine fournaise sur le cratère même du volcan, et chaque événement politique lui inspirait un chant dont il composait l’air, et qu’il chantait lui-même comme un aëde antique dans les réunions, les clubs et les ateliers, d’une voix pure et sonore, que bientôt la fatigue brisa, car on lui redemandait sans cesse ces stances dont le refrain était souvent repris en chœur, dès le second couplet, par l’assistance enthousiasmée. On eut ainsi pendant quelques mois ce spectacle assurément original et rare dans une civilisation aussi avancée que la nôtre d’un poète accomplissant sa fonction d’une façon directe, et communiquant en personne avec le public au lieu de confier son inspiration au livre. Il ne lui manquait que la lyre primitive faite d’une écaille de tortue et de cornes de bœuf.

La chanson politique de Pierre Dupont contient plus d’utopie que de satire, plus de tendresse que de haine. Il rêve la fraternité, la paix universelle, l’accession de tous au bonheur. Selon lui, le glaive brisera le glaive et l’amour sera plus fort que la guerre. L’étreinte de la lutte est une sorte d’embrassement, et les peuples qui se sont combattus sont bien prêts de s’aimer. A travers toutes ces chimères au moins généreuses reparaît toujours l’aspiration à la vie champêtre. Le sentiment profond de la nature perce au milieu d’un couplet qui veut être socialiste. Le Chant des ouvriers, qui ressemble sous plus d’un rapport à la fameuse chanson des Gueux de Béranger, et qui exprime avec une insouciance joyeuse et mélancolique la solidarité des braves cœurs dans la misère, renferme une note toute particulière et spéciale à Pierre Dupont. Ce cri soudain :

Nous nous plairions au grand soleil

Et sous les rameaux verts des chênes !

enlève l’âme du milieu sombre où elle se trouve. Une bouffée d’air pur et un gai rayon de lumière entre dans ces taudis sombres faits pour loger des hiboux plutôt que des hommes. Ce coup d’aile vers l’ azur manque à la chanson de Béranger, d’un tour si net d’ailleurs et d’un rythme si entraînant.

A ce moment, et sans fol éblouissement d’orgueil, Pierre Dupont put se dire un poète populaire et national. Il croyait avoir à jamais mêlé son nom à la grandeur des choses ou du moins à ce qui paraissait grand alors ; mais dans l’art les événements passent, et la beauté seule reste. La Muse est jalouse ; elle a la fierté d’une déesse et ne reconnaît que son autonomie. Il lui répugne d’entrer au service d’une idée, car elle est reine, et dans son royaume tout doit lui obéir. Elle n’accepte de mot d’ordre de personne, ni d’une doctrine ni d’un parti, et si le poète, son maître, la force à marcher en tête de quelque bande chantant un hymne ou sonnant une fanfare, elle s’en venge tôt ou tard. Elle ne lui souffle plus ces paroles ailées qui bruissent dans la lumière comme des abeilles d’or, elle lui retire l’harmonie sacrée, le nombre mystérieux, elle fausse le timbre de ses rimes et laisse s’introduire dans ses vers des phrases de plomb prises au journal ou au pamphlet. Ce n’est pas qu’elle se refuse absolument à l’inspiration contemporaine ; elle peut être émue des grands événements et jeter dans l’ode un cri sublime, mais elle veut garder la liberté d’aller à ses heures écouter dans les bois les voix éternelles de la nature ou reprendre grain à grain le chapelet de ses souvenirs. Elle fera toujours aux partis la fière réponse du poète allemand Lenau.

"La poésie alla dans le bois profond, cherchant les sentiers sacrés de la solitude : soudain s’abat autour d’elle un bruyant essaim qui crie à la rêveuse : "Que cherches-tu ici ? laisse donc briller les fleurs, murmurer les arbres, et cesse de semer çà et là de tendres plaintes impuissantes, car voici venir une école virile et faite pour les armes ! Ce ne sont pas les bois qui t’inspireront un chant énergique. Viens avec nous, mets tes forces au service de notre cause ; des éloges dans nos journaux récompenseront généreusement chaque pas que tu feras avec nous. Élève-toi à des efforts qui aient pour but le bonheur du monde ; ne laisse pas ton cœur se rouiller dans la solitude ; sors enfin de tes rêves ; deviens sociale ; fais-toi la fiancée de l’action, sans quoi tu te rideras comme une vieille fille ! "

"La poésie répondit : "Laissez-moi : vos efforts me sont suspects ; vous prétendez affranchir la vie et vous n’accordez pas à l’art la liberté ! Les fleurs n’ont jamais fait de mensonge ; bien plus sûrement que vos visages bouleversés par la fureur, leurs fraîches couleurs m’annoncent que la profonde blessure de l’humanité va se guérir. Le murmure prophétique des bois me dit que le monde sera libre ; leur murmure me le crie plus intelligiblement que ne le font vos feuilles avec tout leur fracas de mots d’où l’âme est absente, avec toutes leurs fanfaronnades discréditées. Si cela me plaît, je cueillerai ici des fleurs ; si cela me plaît, je vouerai à la liberté un chant, mais jamais je ne me laisserai enrôler par vous." Elle dit et tourna le dos à la troupe grossière."

Pierre Dupont n’eut pas le mépris hautain de Lenau pour cette popularité du moment ; il fit chanter à sa muse le refrain voulu, mais il n’y gagna pas grand chose.

Peu à peu tout ce tumulte s’apaisa. Ces refrains qui vous poursuivaient de la rue au théâtre, comme un motif obsesseur dont on ne peut se débarrasser et qu’on entend toujours bourdonner à son oreille, cessèrent de voltiger sur la bouche des hommes. Le silence se fit autour du poète. A la vogue méritée succéda l’oubli injuste. L’ombre descendit sur le front où la popularité semblait avoir posé un laurier éternel. D’autres préoccupations s’emparèrent des esprits ; mais Pierre Dupont gardera cette gloire d’avoir cru à la poésie lorsque tout le monde se tournait vers la politique.

Un nouveau poète n’allait pas tarder à surgir, et si dans Pierre Dupont on sentait palpiter l’époque où il a chanté, il serait impossible d’assigner aucune date aux Poëmes antiques de Leconte de Lisle, dont s’émurent tout de suite ceux qui, en France, sont sensibles encore à l’art sérieux. Rien de plus hautainement impersonnel, de plus en dehors du temps, de plus dédaigneux de l’intérêt vulgaire et de la circonstance. Tout ce qui peut attirer et charmer le public, l’auteur semble l’avoir évité avec une pudeur austère et une fierté résolue. Aucune coquetterie, aucune concession au goût du jour. Profondément imprégné de l’esprit antique, Leconte de Lisle regarde les civilisations actuelles comme des variétés de décadence et, ainsi que les Grecs, donnerait volontiers le titre de barbares aux peuples qui ne parlent pas l’idiome sacré. Gœthe, l’olympien de Weimar, n’eut pas, même à la fin de sa vie, une plus neigeuse et plus sereine froideur que n’en montra ce jeune poète à ses débuts, et pourtant Leconte de Lisle est créole ; il est né sous ce climat incandescent où le soleil brûle, où les fleurs enivrent conseillant les vagues rêveries, la paresse et la volupté. Mais rien n’a pu amollir cette forte et tranquille nature dont l’enthousiasme est tout intellectuel et pour laquelle le monde n’existe que transposé sous des formes pures dans la sphère éternelle de l’art.

Après une période où la passion avait été en quelque sorte divinisée, où le lyrisme effaré donnait ses plus grands coups d’aile parmi les nuages et les tonnerres, où les poètes hasardeux montant Pégase à cru lui jetaient la bride sur le col et ne se servaient que des éperons, c’était une nouveauté étrange que ce jeune homme venant proclamer presque comme un dogme l’impassibilité et en faisant un des principaux mérites de l’artiste.

Le volume des Poëmes antiques s’ouvre par une pièce adressée à la belle Hypatie, cette sainte païenne qui souffrit le martyre pour les anciens dieux. Hypatie est la muse de Leconte de Lisle et représente admirablement le sens de son inspiration. Elle avait droit à être invoquée par lui au commencement de ses poèmes, et il lui devait bien le premier de ses chants. Il a comme elle le regret de ces dieux superbes, les plus parfaits symboles de la beauté, les plus magnifiques personnifications des forces naturelles, et qui, déchus de l’Olympe, n’ayant plus de temples ni d’adorateurs, règnent encore sur le monde par la pureté de la forme. À l’antique mythologie, le poète moderne, qui eût dû naître à Athènes au temps de Phidias, mêle les interprétations platoniciennes et alexandrines. Il retrouve sous les fables du paganisme les idées primitives oubliées déjà, et, comme l’empereur Julien, il le ramène à ses origines. Il est parfois plus Grec que la Grèce, et son orthodoxie païenne ferait croire qu’il a été, ainsi qu’Eschyle, initié aux mystères d’Éleusis. Singulier phénomène à notre époque qu’une âme d’où toute idée moderne est absolument bannie. Dans son fervent amour de l’hellénisme, Leconte de Lisle a rejeté la terminologie latine adaptée aux noms grecs, on ne sait trop pourquoi, et qui enlève à ces mots si beaux en eux-mêmes une partie de leur sonorité et de leur couleur. Chez lui Jupiter redevient Zeus, Hercule Héraclès, Neptune Poséidon, Diane Artémis, Junon Héré, et ainsi de suite. Le centaure Chiron a repris le k, qui lui donne un aspect plus farouche, et les noms de lieux ne se produisent dans les vers du poète qu’avec leur véritable orthographe et leurs épithètes traditionnelles. Ce sont là sans doute des détails purement extérieurs mais qui ne sont pas indifférents. Ils ajoutent à la beauté métrique par leur harmonie et leur nouveauté ; leurs désinences inusitées amènent en plusieurs endroits des rimes imprévues, et dans notre poésie, privée de brèves et de longues, c’est un bonheur qu’une surprise de ce genre ; l’oreille qui attend un son aime à être trompée par une résonance d’un timbre antique. Peut-être Leconte de Lisle pousse-t-il la logique de son système trop loin lorsqu’il appelle les parques les moires, les destinées les kères, le ciel ouranos. Il serait plus simple alors d’écrire en grec ; mais bientôt l’on se fait à ces restitutions des noms antiques qui occupent d’abord un peu l’œil, et l’on jouit sans effort et sans fatigue de cette poésie austère, noble et pure, qui produit l’effet d’un temple d’ordre dorique découpant sa blancheur sur un fond de montagnes violettes ou sur un pan de ciel bleu. Quelquefois, non loin du temple, des statues de héros, de déesses ou de nymphes, ayant derrière elles des massifs de myrtes et de lauriers-roses, dessinent leur beauté chastement nue dans la chair étincelante du Paros. C’est tout l’ornement que le sobre artiste se permet.

Le grec André Chénier, quoiqu’il respire le plus pur sentiment de l’antiquité, est encore mêlé de latin comme un passage d’Homère imité par Virgile, comme une ode de Pindare qu’aurait traduite Horace. L’hellénisme de Leconte de Lisle est plus franc et plus archaïque ; il jaillit directement des sources, et il ne s’y mélange aucun flot moderne. Certains de ses poèmes font l’effet d’être traduits d’originaux grecs ignorés ou perdus. On n’y trouve pas la grâce ionienne qui fait le charme du Jeune malade, mais une beauté sévère, parfois un peu froide et presque éginétique, tellement le poète est rigoureux pour lui-même. Ce n’est pas lui qui ajouterait trois cordes à la lyre, comme Terpandre ; les quatre cordes primitives lui suffisent. Peut-être même Leconte de Lisle est-il trop sévère, car il y a, ce nous semble, dans le génie grec quelque chose de plus ondoyant, de plus souple et de moins résolument arrêté.

Il se dégage des vers de Leconte de Lisle, en dépit de ses aspirations antiques, un sentiment qu’on ne rencontre pas dans la poésie grecque et qui lui est personnel. C’est un désir d’absorption au sein de la nature, d’évanouissement dans l’éternel repos, de contemplation infinie et d’immobilité absolue qui touche de bien près au nirvana indien. Il proscrit la passion, le drame, l’éloquence, comme indignes de la poésie, et de sa main froide il arrêterait volontiers le cœur dans la poitrine marmoréenne de la Muse. Le poète, selon lui, doit voir les choses humaines comme les verrait un dieu du haut de son Olympe, les réfléchir sans intérêt dans ses vagues prunelles et leur donner, avec un détachement parfait, la vie supérieure de la forme : telle est, à ses yeux, la mission de l’art. De semblables doctrines font bientôt quitter le Pinde pour le mont Mérou et l’Ilissus pour le Gange. Aussi aux poèmes helléniques succèdent des poèmes hindous, où des noms harmonieusement bizarres s’épanouissent comme des lotus et résonnent comme les grelots d’or aux chevilles de Vasantaséna. L’hymne orphique est coudoyé par l’hymne védique : Çurya, Bhagavat, Çunaçépa, Viçvamitra, Çanta, déroulent les vagues cosmogonies indiennes en vers magnifiques tantôt constellés d’images qui ressemblent aux pierreries et aux perles semées sur le vêtement des maharadjahs, tantôt inextricablement touffus comme les jungles où se rase le tigre, où se lève la cobra capello, où le singe descendant d’Hanouman rit et grince des dents, suspendu aux lianes ; mais toujours, par quelque trouée, apparaît la pensée sereine du poète dominant son œuvre comme le sommet blanc d’un Himalaya, dont aucun soleil, même celui de l’Inde, ne saurait fondre la neige éternelle et immaculée.

Nous l’avons dit, Leconte de Lisle est créole, et, quoiqu’il n’ait pas subi l’énervante influence du climat, il excelle à reproduire cette nature si riche et si colorée avec sa flore, dont les noms résonnent voluptueusement à l’oreille comme de la musique, et semblent répandre des parfums inconnus. La Ravine Saint-Gilles, le Manchy, le Sommeil du condor expriment avec un éclat incomparable ce monde étincelant, où les fleurs s’épanouissent au milieu d’une fraîcheur embrasée.

Mais le chef-d’œuvre peut-être du poète est une pièce intitulée Midi, que sait par cœur quiconque en France aime encore les vers. La scène semble se passer dans un paysage de la Provence, de l’Italie méridionale ou de l’Afrique du Nord, car ce n’est plus la luxuriante végétation des forêts vierges, mais le feuillage sobre et la ligne accusée de l’Europe. Midi, l’heure de l’implacable clarté et du soleil vertical versant ses rayons plombés sur la terre silencieuse, l’heure qui ne laisse à l’ombre qu’une étroite ligne bleue au bord des bois où rêvent les bœufs agenouillés dans l’herbe, Midi convient à ce poète ferme et précis, ennemi des contours vaporeux et fuyants. Il sait en rendre, mieux que personne ne l’a fait avant lui, l’accablement lumineux et la sereine tristesse. Dans ses vers, la flamme de l’atmosphère semble danser aux chants des cigales ; mais le poète ne demande aucune consolation à la nature indifférente et morne ; il n’implore d’elle que son éternel repos et son néant divin.

La Grèce, l’Inde et la nature tropicale ne retiennent pas exclusivement Leconte de Lisle ; il fait de nombreuses excursions dans la mythologie du Nord ; il feuillette les runes et les sagas, et dans ses Poëmes barbares on le prendrait pour un Scalde chantant la guerre avant la bataille, car il s’assimile avec une aisance merveilleuse le sentiment, la forme et la couleur des poésies primitives. Retiré dans sa fière indifférence du succès ou plutôt de la popularité, Leconte de Lisle a réuni autour de lui une école, un cénacle, comme vous voudrez l’appeler, de jeunes poètes qui l’admirent avec raison, car il a toutes les hautes qualités d’un chef d’école, et qui l’imitent du mieux qu’ils peuvent, ce dont on les blâme à tort, selon nous, car celui qui n’a pas été disciple ne sera jamais maître, et quoi qu’on en puisse dire, la poésie est un art qui s’apprend, qui a ses méthodes, ses formules, ses arcanes, son contrepoint et son travail harmonique. L’inspiration doit trouver sous ses mains un clavier parfaitement juste, auquel ne manque aucune corde.

On peut regarder Leconte de Lisle comme une des plus fortes individualités poétiques qui se soient produites dans cette dernière période : il a son cachet partout reconnaissable. Si le fond de son talent est antique, s’il relève, dans une certaine proportion, d’André Chénier, d’Alfred de Vigny et de Laprade, et s’il a profité des perfectionnements apportés dans la métrique et le rythme par la nouvelle école, il possède un coin à son effigie avec lequel il frappe toute sa monnaie, qu’elle soit d’or, d’argent ou de bronze.

Bien qu’il se rattache par ses admirations et la nature de son talent à la grande école de 1830, Louis Bouilhet appartient par son âge et son début à la période actuelle. Il s’est laissé détourner de la poésie pure par le théâtre, où le brillant accueil qu’il a reçu le retiendra peut-être toujours. Mais il n’en a pas moins fait trois volumes de vers qui eussent suffi à sa réputation, quand même il n’eût pas abordé la scène, où la lumière se fait si vite sur un nom parfois obscur la veille. Le premier de ces recueils, intitulé Melænis, est un poème d’assez longue haleine pour remplir à lui seul le volume. Le cas vaut la peine d’être noté dans ce temps d’inspirations élégiaques, lyriques, intimes et presque toujours personnelles. Les poèmes sont rares parmi les livres de vers, presque toujours composés de pièces détachées. En général, la composition est assez négligée par les poètes modernes, qui se fient trop aux hasards heureux de l’exécution et à ces beautés de détail qu’amènent quelquefois la recherche ou la rencontre des rimes ; car, de même qu’un motif jaillit sous les doigts du musicien laissant errer ses doigts sur les touches, une idée, une image résultent souvent des chocs de mots évoqués pour les nécessités métriques.

Melænis est un poème romain où se révèle, dès les premiers vers, une familiarité intime avec la vie latine. L’auteur se promène dans la Rome des empereurs sans hésiter un instant, du quartier de Saburre au mont Capitolin. Il connaît les tavernes où, sous la lampe fumeuse, boivent, se battent et dorment les histrions, les gladiateurs, les muletiers, les prêtres saliens et les poètes, pendant que danse quelque esclave Syrienne ou Gaditane. Il a pénétré dans le laboratoire des pâles Canidies, ténébreuse officine de philtres et de poisons, et sait par cœur les incantations des sorcières Thessaliennes. S’il vous fait asseoir sur le lit de pourpre d’un banquet chez un riche patricien, croyez que Lucullus, Apicius ou Trimalcion ne trouveraient rien à redire au menu. Pétrone, l’arbitre des élégances et l’intendant des plaisirs de Néron, n’ordonne pas une orgie avec une volupté plus savante, et quand Paulus, le héros du poème, oublieux déjà de Melænis, la belle courtisane amoureuse, quitte le triclinium pour errer dans le jardin mystérieux où l’attend Marcia, la jeune femme de l’édile, le vers, qui, tout à l’heure, s’amusait à rendre avec un sérieux comique les bizarres somptuosités de la cuisine romaine ou les grimaces grotesques du nain Stellio, devient tout à coup tendre, passionné, baigné de parfums, azuré par des reflets de clair de lune, opposant sa douce lueur bleuâtre au rouge éclat de la salle du festin. Mais nous n’avons pas à faire ici l’analyse de Melænis, l’espace nous manque pour cela. Qu’il nous suffise de dire que Louis Bouilhet, dans le cadre d’une histoire romanesque, a fait entrer de nombreux tableaux de la vie antique, où la science de l’archéologue ne nuit en rien à l’inspiration du poète. Melænis est écrite dans cette stance de six vers à rime triplée qu’a employée souvent l’auteur de Namouna, et nous le regrettons, car cette ressemblance purement métrique a fait supposer chez Bouilhet l’imitation volontaire ou involontaire d’Alfred de Musset, et jamais poètes ne se ressemblèrent moins. La manière de Bouilhet est robuste et imagée, pittoresque, amoureuse de couleur locale ; elle abonde en vers pleins, drus, spacieux, soufflés d’un seul jet, pour nous servir des expressions de Sainte-Beuve dans ses remarques si fines sur les différences de la poésie classique et de la poésie romantique, qui accompagnent l’œuvre de Joseph Delorme.

Les Fossiles, le titre l’indique assez, ont pour sujet le monde antédiluvien, avec sa population de végétaux étranges et de bêtes monstrueuses, informes ébauches du chaos s’essayant à la création. Bouilhet a tracé dans cette œuvre la plus difficile peut-être qu’ait tentée un poète, des tableaux d’une bizarrerie grandiose, où l’imagination s’étaye des données de la science, en évitant la sécheresse didactique.

Comme si ce n’était pas assez des difficultés naturelles du sujet, l’auteur s’est interdit tout terme technique tout mot qui rappellerait des idées postérieures. Les ptérodactyles, les plésiosaures, les mammouths, les mastodontes apparaissent, se dégageant du chaud limon de la planète à peine refroidie et dont les volcans crèvent la croûte, rondelles fusibles du feu central, évoqués par une description puissante, mais innommés ; on les reconnaît seulement à leur forme et à leur allure. Rien de plus terrible que leurs amours et leurs combats à travers les végétaux gigantesques de la première période, au bord de la mer bouillonnante, dans une atmosphère chargée d’acide carbonique et sillonnée par les foudres de nombreux orages. Le colossal, l’énorme, le bizarre, tout ce qui est empreint d’une couleur étrange et splendide attire M. Bouilhet, et c’est à la peinture de tels sujets qu’est surtout propre son hexamètre large, sonore et puissant, d’une facture vraiment épique, qui rappelle parfois la matière ample et forte de Lucrèce. L’apparition du premier couple humain clôt le poème, et l’auteur, prévoyant dans l’avenir de nouvelles révolutions cosmiques, salue l’avènement d’un Adam nouveau, personnification d’une humanité supérieure. Dans son volume Festons et Astragales, Louis Bouilhet se livre à tous les caprices d’une fantaisie vagabonde. En de courtes pièces, il résume la couleur d’une civilisation ou d’une barbarie. L’Inde, l’Égypte, la Chine, peintes avec quelques traits caractéristiques, y figurent tour à tour dans tout l’éclat de leur bizarrerie. Les sujets modernes semblent moins favorables à la verve du poète, quoique Festons et Astragales contiennent quelques pièces personnelles d’un tour vif et d’un sentiment exquis.

C’est presque au lendemain de la révolution de Février, quand à peine les pavés des barricades étaient remis en place, que fut représentée à l’Odéon la Fille d’Eschyle, de Joseph Autran, et avec un succès qui l’emporta sur les graves préoccupations politiques du moment.

Nous transcrivons ici les quelques lignes servant de début à notre feuilleton du 27 mars 1848 ; elles donnent la note juste de l’impression ressentie à cette fiévreuse époque. "Du premier coup, M. J. Autran a conquis l’escabeau d’ivoire sous le portique de marbre blanc où trônent les demi-dieux de la pensée. Ces Grecs de Marseille qui habitent une rive dorée entre le double azur du ciel et de la mer, ont de naissance la familiarité de l’antique : le rythme, le nombre, l’harmonie leur sont naturels ; d’une sensualité athénienne à l’endroit du beau, ils ont un amour de la forme plastique rare en France, où l’on est plus penseur qu’artiste. Marseille est la patrie de la rime riche, des épithètes sonores, de l’alexandrin musical. Là, les poètes ont encore une lyre et improviseraient aisément leurs vers sur quelque promontoire, en face des flots et du soleil, au milieu d’un cercle d’auditeurs, comme sur le cap Sunium ou le môle de Naples."


La couronne de l’Académie confirma le jugement du public, et la Fille d’Eschyle put mettre le laurier sur le front de son père injustement vaincu par d’indignes rivaux, à son dernier combat tragique.

Nous n’avons ici à nous occuper que de la poésie proprement dite, en dehors de la forme scénique ; mais il fallait bien mentionner cette élégante et noble tragédie, sculptée dans le plus pur marbre pentélique et que l’auteur appelle modestement "étude, " puisque c’est au théâtre que le poète s’est produit la première fois d’une façon si brillante.

Après un tel triomphe, car l’auteur, rappelé par les cris d’enthousiasme de toute la salle, fut obligé de paraître sur la scène tout tremblant et comme effrayé de son succès, il faut une rare philosophie et un bien pur amour de l’art pour rentrer dans l’ombre studieuse et rimer loin de la foule, comme un poète inconnu.

Il faut le dire, La Fille d’Eschyle n’était pas la première œuvre du poète ; il avait lancé, de 1835 à 1840, quelques ballons d’essai que l’œil distrait de la foule avait laissés se perdre dans l’azur ou dans le nuage. On n’arrive guère chez nous à la notoriété soudaine que par le théâtre, et Autran, malgré sa réussite à l’Odéon, était encore plus un poète lyrique qu’un poète dramatique.

Né au bord de la Méditerranée, il avait eu tout enfant l’œil rempli de cet azur amer, plus pur encore que celui du ciel. Il aimait les vagues venant briser en écume d’argent leurs volutes harmonieuses, qui se succèdent avec régularité comme de belles rimes aux syllabes sonores, les voiles fuyant à l’horizon, pareilles à des plumes de colombe, les fanaux des pêcheurs illuminant les flots sombres et faisant lutter leurs reflets rouges contre les lueurs bleues de la lune, et cette idée lui vint que, jusqu’à ce jour, la mer n’avait pas eu de poète spécial. Sans doute, Homère, Virgile la donnent pour fond à leurs figures ; mais ils en parlent plutôt avec un respect craintif qu’avec un véritable enthousiasme lyrique. Les passages où ils font allusion à l’élément perfide et stérile ne sont pas des marines dans le vrai sens du mot. Byron, de tous les poètes, celui qui aime le mieux la mer, lui adresse souvent de belles strophes, et, dans son épopée semi-séria, il a peint un naufrage avec une vérité étonnante. La barque de Don Juan vaut bien le radeau de la Méduse ; mais Byron n’est pas, non plus que Delacroix, qui a tiré des octaves du noble lord un si admirable tableau, un peintre spécial de marines. J. Autran a voulu combler cette lacune en publiant vers 1852 les Poëmes de la mer, où il la représente sous tous ses aspects, lumineuse et sereine, écumante et sombre, dans le calme ou la tempête, dorée par le soleil, argentée par la lune, roulant dans ses plis une feuille du laurier de Virgile ou une orange de Sorrente, effleurée au vol de la mouette, sillonnée de barques aux voiles blanches, belle de sa beauté fluide et multiforme qui se défait et se refait sans cesse, et cela non pas d’une manière sèche et didactique à la façon des vieux peintres descriptifs, mais avec l’âme humaine mêlée à l’immensité et plus grande qu’elle encore.

Dans la préface de ce livre, l’auteur semble se tracer sa tâche pour l’avenir, tâche qu’il a remplie déjà avec une fidélité que n’ont pas toujours les poètes. Voici ses propres paroles : "Selon nous, il est ici-bas trois grands et trois magnifiques métiers, auxquels sont dus les honneurs de la muse : l’agriculture, la guerre, la navigation. Laboureurs, soldats et matelots, telles sont les trois primordiales divisions de la famille humaine ; les trois plus considérables catégories de notre espèce laborieuse, souffrante et glorieuse, résident là tout entières."

Laboureurs et soldats ont suivi de près les Poèmes de la mer et les trois grandes catégories humaines ont été célébrées en beaux vers, qui tiennent de Laprade pour la sérénité lumineuse et de Méry pour le timbre d’or des rimes. Milranah et La Vie rurale qui servent de complément à Soldats et laboureurs montrent chez le poète la persistance de l’idée émise en son premier volume.

L’école romantique a remis en honneur le sonnet, depuis si longtemps délaissé. La gloire de cette réhabilitation appartient à Sainte-Beuve, qui, dans les poésies de Joseph Delorme, s’écria le premier :

Ne ris pas des sonnets, ô critique moqueur !

Il en a fait lui-même qui valent de longs poèmes, car ils sont sans défauts, et depuis lors cette forme charmante, taillée à facettes comme un flacon de cristal, et si merveilleusement propre à contenir une goutte de lumière ou d’essence, a été essayée par un grand nombre de jeunes poètes. On a remarqué toutefois que Victor Hugo, le grand forgeur de mètres, l’homme à qui toutes les formes, toutes les coupes, tous les rythmes sont familiers, n’a jamais fait de sonnet ; Gœthe s’abstint aussi de cette forme pendant longtemps, ces deux aigles ne voulant sans doute pas s’emprisonner dans cette cage étroite. Cependant Gœthe céda, et tardivement il composa un sonnet qui fut un événement dans l’Allemagne littéraire.

Entre tous ceux qui aujourd’hui sonnent le sonnet, pour parler comme les Ronsardisants, le plus fin joaillier, le plus habile ciseleur de ce bijou rythmique, est Joséphin Soulary, l’auteur des Sonnets humouristiques, imprimés avec un soin à ravir les bibliophiles, par Perrin, de Lyon. L’écrin valait presque les diamants qu’il contenait, et avertissait qu’on avait affaire à des choses précieuses. Ce sont en effet des joyaux rares, exquis et de la plus grande valeur, que les sonnets de Joséphin Soulary ; toutes les perles y sont du plus pur orient, tous les diamants de la plus belle eau, toutes les fleurs des nuances les plus riches et des parfums les plus suaves.

Au commencement de son livre, il compare sa Muse à une belle fille enfermant son corps souple dans un corset juste et un vêtement qui serre les formes en les faisant valoir. L’idée entrant dans le sonnet qui la contient, l’amincit et en assure le contour, ressemble en effet à cette beauté qu’un peu de contrainte rend plus svelte, plus élégante et plus légère. Le talent de Joséphin Soulary, d’une concentration extrême, est une essence passée plusieurs fois par l’alambic et qui résume en une goutte les saveurs et les parfums qui flottent épars chez les autres poètes. Il possède au plus haut degré la concision, la texture serrée du style et du vers, l’art de réduire une image en une épithète, la hardiesse d’ellipse, l’ingéniosité subtile et l’adresse d’emménager dans la place circonscrite qu’il est interdit de dépasser jamais, une foule d’idées, de mots et de détails qui demanderaient ailleurs des pages entières aux vastes périodes. Ceux qui aiment les lectures faciles et tournent les pages d’un doigt distrait pourraient trouver le style de Joséphin Soulary un peu obscur ou malaisé à comprendre ; mais le sonnet comporte cette difficulté savante. Pétrarque ne se lit pas couramment, et l’Italie, où l’on sait apprécier le sonnet, a envoyé au poète une médaille d’or avec cette inscription : Giuseppe Soulary le muse francesi guido ad attingere alle Itale fonti.

Dans un temps de fécondité débordante, c’est bien peu, nous le savons, qu’un volume de sonnets ; mais nous préférons à des bibliothèques de gros volumes d’un intérêt mélodramatique cette fine étagère finement sculptée qui soutient des statuettes d’argent ou d’or d’un goût exquis et d’une élégance parfaite dans leur dimension restreinte, des buires d’agate ou d’onyx, des cassolettes d’émail contenant des parfums concentrés, de précieux vases myrrhins opalisés de tous les reflets de l’iris, et parfois un de ces charmants petits vases lacrymatoires d’argile antique contenant une larme durcie en perle pour qu’elle ne s’évapore pas.

Sur les confins extrêmes du romantisme, dans une contrée bizarre éclairée de lueurs étranges, s’est produit, quelque peu après 1848, un poète singulier, Charles Baudelaire, l’auteur des Fleurs du mal, un recueil qui fit à son apparition un bruit dont n’est pas ordinairement accompagnée la naissance des volumes de vers. Les Fleurs du mal sont en effet d’étranges fleurs, ne ressemblant pas à celles qui composent habituellement les bouquets de poésies. Elles ont les couleurs métalliques, le feuillage noir ou glauque, les calices bizarrement striés, et le parfum vertigineux de ces fleurs exotiques qu’on ne respire pas sans danger. Elles ont poussé sur l’humus noir des civilisations corrompues, ces fleurs qui semblent avoir été rapportées de l’Inde ou de Java, et le poète se plaît à les cultiver de préférence aux roses, aux lis, aux jasmins, aux violettes et aux vergiss-mein-nicht, innocente flore des petits volumes à couverture jaune paille ou gris de perle. Baudelaire, il faut l’avouer, manque d’ingénuité et de candeur ; c’est un esprit très subtil, très raffiné, très paradoxal, et qui fait intervenir la critique dans l’inspiration. Sa familiarité de traducteur avec Edgar Poë, ce bizarre génie d’outre-mer qu’il a le premier fait connaître en France, a beaucoup influé sur son esprit, amoureux des originalités voulues et mathématiques. Virgile a été l’auteur de Dante, Edgar Poë a été l’auteur de Baudelaire, et le Corbeau du poète américain semble parfois croasser son irréparable never, oh ! never more, dans les vers du poète parisien ; car, bien qu’il ait voyagé aux Indes pendant sa première jeunesse, Baudelaire appartient à Paris, où s’est passée sa vie presque entière et où il vient de s’éteindre, hélas ! bien jeune encore. Comme Edgar Poë, il croit à la perversité native. Par perversité, il faut entendre cet instinct étrange qui nous pousse en dépit de notre raison à des actes absurdes, nuisibles et dangereux, sans autre motif que "cela ne se doit pas, " cette méchanceté gratuite, et cette rébellion secrète qui, au milieu des joies du paradis, fit écouter à la première femme les suggestions du serpent, conseils perfides que l’humanité a trop bien retenus.

Du reste, le poète n’a aucune indulgence pour les vices, les dépravations et les monstruosités qu’il retrace avec le sang-froid d’un peintre de musée anatomique. Il les renie comme des infractions au rythme universel ; car, en dépit de ces excentricités, il aime l’ordre et la norme. Impitoyable pour les autres, il se juge non moins sévèrement lui-même ; il dit avec un mâle courage ses erreurs, ses défaillances, ses délires, ses perversités, sans ménager l’hypocrisie du lecteur atteint en secret de vices tout pareils. Le dégoût des misères et des laideurs modernes le jette dans un spleen à faire paraître Young folâtre.

Quoiqu’il aime Paris comme l’aimait Balzac, qu’il en suive, cherchant des rimes, les ruelles les plus sinistrement mystérieuses à l’heure où les reflets des lumières changent les flaques de pluie en mares de sang, et où la lune roule sur les anfractuosités des toits noirs comme un vieux crâne d’ivoire jaune, qu’il s’arrête parfois aux vitres enfumées de bouges, écoutant le chant rauque de l’ivrogne et le rire strident de la prostituée, ou sous la fenêtre de l’hôpital pour noter les gémissements du malade dont l’approche d’une aurore blafarde comme lui avive les douleurs, souvent des récurrences de pensée le ramènent vers l’Inde, son paradis de jeunesse, par une percée de souvenir ; on aperçoit comme aux féeries, à travers une brume d’azur et d’or, des palmiers qui se balancent sous un vent tiède et balsamique, des visages bruns, aux blancs sourires, essayant de distraire la mélancolie du maître.

Si les artifices de la coquetterie parisienne plaisent au poète raffiné des Fleurs du mal, il ressent une vraie passion pour la singularité exotique. Dans ses vers dominant les caprices, les infidélités et les dépits, reparaît opiniâtrement une figure étrange, une Vénus coulée en bronze d’Afrique, fauve, mais belle, nigra sed formosa, espèce de madone noire dont la niche est toujours ornée de soleils en cristal et de bouquets en perle ; c’est vers elle qu’il revient après ses voyages dans l’horreur, lui demandant sinon le bonheur, du moins l’assoupissement et l’oubli. Cette sauvage maîtresse, muette et sombre comme un sphinx, avec ses parfums endormeurs et ses caresses de torpille, semble un symbole de la nature ou de la vie primitive à laquelle retournent les aspirations de l’homme las des complications de la vie civilisée dont il ne pourrait se passer peut-être.

Nous ne pouvons pas analyser en détail dans un cadre nécessairement restreint ce volume d’une bizarrerie si profonde. Chaque poésie est réduite par ce talent concentrateur en une goutte d’essence renfermée dans un flacon de cristal taillé à mille facettes : essence de rose, haschisch, opium, vinaigre ou sel anglais qu’il faut boire ou respirer avec précaution, comme toutes les liqueurs d’une exquisité intense.

Nous citerons les Petites Vieilles, fantaisie singulière, où, sous les délabrements de la misère, de l’incurie ou du vice, l’auteur retrouve avec une pitié mélancolique des vestiges de beauté, des restes d’élégance, un certain charme fané et comme une étincelle d’âme. Une des pièces les plus remarquables du volume est intitulée par le poète Rêve parisien : c’est un cauchemar splendide et sombre, digne des Babels à la manière noire de Martynn. Figurez-vous un paysage extra-naturel ou plutôt une perspective magique faite avec du métal, du marbre et de l’eau, et d’où le végétal est banni comme irrégulier. Tout est rigide, poli, miroitant sous un ciel sans lune, sans soleil et sans étoiles. Au milieu d’un silence d’éternité montent, éclairés d’un feu personnel, des palais, des colonnades, des tours, des escaliers, des châteaux d’eau, d’où tombent comme des rideaux de cristal des cascades pesantes. Des eaux bleues s’encadrent comme l’acier des miroirs antiques dans des quais ou des bassins d’or bruni, ou coulent sous des ponts de pierres précieuses ; le rayon cristallisé enchâsse le liquide, et les dalles de porphyre des terrasses reflètent les objets comme des glaces. Le style de cette pièce a le brillant et l’éclat noir de l’ébène. Nous sommes loin, dans ce court poème composé tout exprès d’éléments factices et produisant des effets contraires aux aspects habituels de la nature, des poésies naïvement sentimentales et des petites chansons de mai où l’on célèbre la tendre verdure des feuilles, le gazouillement des oiseaux et les sourires du soleil.

Baudelaire a pensé qu’il venait dans l’art une époque où tous les grands sentiments généraux et ce qu’on pourrait appeler les sublimes lieux communs de l’humanité avaient été précédemment exprimés aussi bien que possible par des poètes devenus classiques. Selon lui, il était puéril de chercher à paraître simple dans une civilisation compliquée et de faire semblant d’ignorer ce qu’on savait parfaitement bien ; il pensait qu’à l’art naturel des beaux siècles devait succéder un art souple, complexe, à la fois objectif et subjectif, investigateur, curieux, puisant des nomenclatures dans tous les dictionnaires, demandant des couleurs à toutes les palettes, des harmonies à toutes les lyres, empruntant à la science ses secrets, à la critique ses analyses, pour rendre les pensées, les rêves et les postulations du poète. Ces pensées, il est vrai, n’ont plus la fraîche simplicité du jeune âge ; elles sont subtiles, maniérées, entachées de gongorisme, bizarrement profondes, égoïstiquement individuelles, tournant sur elles-mêmes comme la monomanie et poussant la recherche du nouveau jusqu’à l’outrance et au paroxysme. Pour emprunter une comparaison à l’écrivain dont nous essayons de caractériser le talent, c’est la différence de la lumière crue, blanche et directe du midi écrasant toutes choses, à la lumière horizontale du soir incendiant les nuées aux formes étranges de tous les reflets des métaux en fusion et des pierreries irisées. Le soleil couchant, pour être moins simple de ton que celui du matin, est-il un soleil de décadence digne de mépris et d’anathème ? On nous dira que cette splendeur tardive où les nuances se décomposent, s’enflamment, s’exacerbent et triplent d’intensité, va bientôt s’éteindre dans la nuit. Mais la nuit, qui fait éclore des millions d’astres, avec sa lune changeante, ses comètes échevelées, ses aurores boréales, ses pénombres mystérieuses et ses effrois énigmatiques, n’a-t-elle pas bien aussi son mérite et sa poésie ?

Pour compléter cette physionomie, qu’on nous permette d’emprunter un morceau à une étude que nous écrivions il y a quelques années, lorsque rien encore ne faisait présager la fin du poète qui vient de s’éteindre si tristement. Nous rendions l’effet qu’avaient produit sur nous les Fleurs du mal par une analogie tirée d’un auteur américain que certes Baudelaire avait dû connaître.

"On lit dans les Contes de Nathaniel Hawthorne la description d’un jardin singulier où un botaniste toxicologue a réuni la flore des plantes vénéneuses : ces plantes aux feuillages bizarrement découpés, d’un vert noir ou minéralement glauque, comme si le sulfate de cuivre les teignait, ont une beauté sinistre et formidable. On les sent dangereuses malgré leur charme ; elles ont dans leur attitude hautaine, provocante ou perfide, la conscience d’un pouvoir immense ou d’une séduction irrésistible ; de leurs fleurs férocement bariolées et tigrées, d’un pourpre semblable à du sang figé ou d’un blanc chlorotique, s’exhalent des parfums âcres, pénétrants, vertigineux. Dans leurs calices empoisonnés, la rosée se change en aqua-tofana, et il ne voltige autour d’elles que des cantharides cuirassées d’or vert, ou des mouches d’un bleu d’acier dont la piqûre donne le charbon. L’euphorbe, l’aconit, la jusquiame, la ciguë, la belladone y mêlent leurs froids venins aux ardents poisons des tropiques et de l’Inde. Le mancenillier y montre ses petites pommes mortelles comme celles qui pendaient à l’arbre de science ; l’upa distille son suc laiteux plus corrosif que l’eau-forte. Au-dessus du jardin flotte une vapeur malsaine qui étourdit les oiseaux lorsqu’ils la traversent. Cependant la fille du docteur vit impunément au milieu de ces miasmes méphitiques ; ses poumons aspirent sans danger cet air où tout autre qu’elle et son père boirait une mort certaine. Elle se fait des bouquets de ces fleurs ; elle en pare ses cheveux ; elle en parfume son sein ; elle en mordille les pétales comme les jeunes filles font des roses. Saturée lentement de sucs vénéneux, elle est devenue elle-même un poison vivant qui neutralise tous les toxiques. Sa beauté, comme celle des plantes de son jardin, a quelque chose d’inquiétant, de fatal et de morbide ; ses cheveux d’un noir bleu tranchent sinistrement sur sa peau d’une pâleur mate et verdâtre où éclate sa bouche qu’on croirait empourprée à quelque baie sanglante. Un sourire fou découvre ses dents enchâssées dans des gencives d’un rouge sombre, et ses yeux fascinent comme ceux des serpents. On dirait une de ces Javanaises, vampires d’amour, succubes diurnes, dont la passion tarit en quinze jours le sang, la moelle et l’âme d’un Européen. Elle est vierge cependant, la fille du docteur, et languit dans la solitude ; l’amour essaye en vain de s’acclimater à cette atmosphère hors de laquelle elle ne saurait vivre."

La muse de Baudelaire s’est longtemps promenée dans ce jardin avec impunité ; mais un soir, faible et languissante, elle est morte en respirant un bouquet de ces fleurs fatales.

On peut mettre après Baudelaire, par une sorte de rapprochement qu’autorise leur mort prématurée et lamentable, Henri Murger, le romancier de la Bohème, qui est aussi un des types caractéristiques de ce temps. Murger a le droit de figurer dans cette étude. À travers les difficultés d’une vie d’aventure et de travail, il était poète à ses heures et il a laissé comme testament un volume de vers, la dernière publication dont il ait corrigé les épreuves. Sans doute, comme tous ceux qui ont commencé par écrire en prose, Murger manquait de cette science profonde du rythme qu’on n’acquiert que par une longue habitude. Il n’avait pas sur le clavier poétique le doigté libre et bien rompu ; mais l’esprit, le goût et le sentiment y suppléaient. Il savait mettre dans ses vers, comme dans sa prose, cet accent ému et railleur, ce sourire qui retient une larme, cette mélancolie qui veut s’égayer et cherche en vain à rejeter le souvenir, cet esprit toujours trompé, mais jamais dupe, qui sait mieux que Shakespeare que "le nom de la fragilité est femme. " Il se distingue par une certaine grâce féminine et nerveuse qui est bien à lui, et dont il faut lui tenir compte. Cette note prédomine sur les imitations d’Alfred de Musset, trop sensibles dans le livre. Dans ce volume il y a un chef d’œuvre, une larme devenue une perle de poésie, nous voulons dire : " la Chanson de Musette ; " tout Murger est là. Ces six ou cinq couplets résument son âme et sa vie, sa poétique et son talent.

Thomas Hook, l’humouriste et le caricaturiste anglais, dessinait un jour le plan de son tombeau par une fantaisie jovialement funèbre, et pour toute épitaphe il y mettait ces mots : " Il fit la chanson de la chemise." — On pourrait écrire sur cette tombe de Murger, où la Jeunesse jette ses dernières fleurs : " Il fit la chanson de Musette."

Nous venons de parler de chansons. Dans la nouvelle école elles sont rares ; l’art de Boufflers, de Desaugiers et de Béranger est un peu dédaigné comme frivole et badin. La guitare est abandonnée pour la lyre, et Pierre Dupont lui-même visait à l’ode populaire, à la Marseillaise poétique. C’est pourtant, comme on dit, un genre bien français que la chanson, aussi français que l’opéra-comique et le vaudeville. Gustave Nadaud a fait une chanson moderne qui reste dans les limites du genre et pourtant contient les qualités nouvelles d’images, de rythme et de style indispensables aujourd’hui. Il fait lui-même la musique de ses vers, et il les chante avec beaucoup de goût et d’expression. La chanson est une muse bonne fille qui permet la plaisanterie et laisse un peu chiffonner son fichu, pourvu que la main soit légère ; elle trempe volontiers ses lèvres roses dans le verre du poète où pétille l’écume d’argent du vin de Champagne. À un mot risqué elle répond par un franc éclat de rire qui montre ses dents blanches et ses gencives vermeilles. Mais sa gaieté n’a rien de malsain, et nos aïeux la faisaient patriarcalement asseoir sur leur genou. Maintenant qu’on est plus corrompu, la pudeur est naturellement plus chatouilleuse, et Gustave Nadaud a eu besoin de beaucoup d’art et de discrétion pour conserver, malgré ces scrupules, la liberté d’allure de la chanson, à laquelle il faut une pointe de gaillardise, d’enivrement bachique vrai ou feint, et d’opposition railleuse. Gustave Nadaud a souvent mêlé à cette veine, qui vient d’Anacréon en passant par Horace et en continuant par Béranger, des morceaux d’une inspiration élevée et d’un sentiment exquis que le refrain seul empêche d’être des odes. Mais bientôt il reprend le ton léger, tendre, spirituel ou comique qui convient à son instrument, car après tout Nadaud, quoique poète, est un véritable chansonnier !

Nous avons signalé les quatre ou cinq figures qui se présentent d’elles-mêmes à la mémoire et à la plume du critique dans le recensement de la poésie depuis 1848. Elles ont une originalité naturelle ou volontaire qui les distingue de la foule sans leur donner cependant de domination sur elle. Chacun de ces poètes est admiré dans son école et par une certaine portion du public, mais aucun d’entre eux n’a encore conquis cette notoriété générale qui avec le temps devient la gloire. Cela n’a rien d’injurieux pour leur talent très réel et qui à une autre époque eût attiré bien vite l’attention. Il est triste à dire qu’aujourd’hui on peut faire paraître deux ou trois volumes de vers pleins de mérite et rester parfaitement inconnu. Combien de jeunes gens sont dans ce cas, qui ont des idées, du sentiment, de la grâce, de la fraîcheur, du style et une remarquable science de versification. Ils doivent se demander avec une sorte d’étonnement pourquoi personne ne les lit, et en vérité il serait difficile de leur faire une réponse satisfaisante. L’esprit en proie à d’autres préoccupations et tourné vers les recherches scientifiques et historiques s’est détourné de la poésie. Les revues n’accueillent plus les vers, les journaux n’en rendent jamais compte lorsque le moindre vaudeville accapare les feuilletons les plus accrédités, et l’on ne saurait peindre l’effarement naïf d’un éditeur à qui un jeune homme propose d’imprimer un volume de vers. Deux ou trois poètes semblent suffire à la France, et la mémoire publique est paresseuse à se charger des noms nouveaux. Pourtant, au-dessous des gloires consacrées, il est des poètes qui ont du talent et même du génie, et dont les vers, s’ils pouvaient sortir de leur ombre, supporteraient la comparaison avec bien des morceaux célèbres perpétuellement cités. Chanter pour des sourds est une mélancolique occupation, mais les poètes actuels s’y résignent ; bien que parfaitement sûrs de n’être pas entendus, ils continuent à rimer pour eux et n’essayent même plus de faire arriver leurs vers au public. Ils s’exercent dans le silence, l’ombre et la solitude comme ces pianistes qui la nuit travaillent à se délier les doigts sur des claviers muets pour ne pas importuner leurs voisins. On ne saurait trop louer ce culte de l’art, ce désintéressement parfait et cette fidélité à la poésie que la cité nouvelle semble vouloir bannir de son sein comme le faisait la république de Platon, sans toutefois la renvoyer couronnée de fleurs. Les esprits qu’on est convenu d’appeler pratiques peuvent mépriser ces rêveurs qui suivent la Muse dans les bois, cherchent tout un jour la quatrième rime d’un sonnet, le vers final d’un terzine, et rentrent contents le soir de quelques lignes dix fois raturées sur la page de leur calepin. Ils n’auront pas connu leur pur enchantement : contempler la nature, aspirer à l’idéal, en sculpter la beauté dans cette forme dure et difficile à travailler du vers, qui est comme le marbre de la pensée, n’est-ce pas là un noble et digne emploi de ce temps qu’on regarde aujourd’hui comme de la monnaie ?

Puisque nous venons de prononcer ces mots "jeunes poètes, " ouvrons un livre qu’ils ont édité eux-mêmes sous ce titre : le Parnasse contemporain, et qui est comme une anthologie où chaque talent a mis sa fleur. Dans ce bouquet printanier, quelques roses d’antan ont été admises, puisque nous y figurons en compagnie d’Émile et d’Antoni Deschamps ; mais ce n’est là qu’une marque de bon souvenir de jeunes débutants aux jeux du cirque pour de vieux athlètes, qui feraient peut-être bien de déposer leur ceste comme Entelle. Le ton du livre est tout à fait moderne et représente assez justement l’état actuel de la poésie. Leconte de Lisle, qui est comme le soleil central de ce système poétique et autour duquel gravitent des astres implanés assez nombreux, sans compter les comètes vagabondes un instant influencées et bientôt reprenant leur ellipse immense à travers le bleu sombre, se présente avec cinq ou six pièces qui caractérisent bien les notes diverses de son talent. Le Rêve du jaguar est un de ces tableaux de nature tropicale qu’il peint de si vigoureuses couleurs ; la Verandah, sorte de sixtine dont certaines rimes reviennent comme des refrains, a le charme d’une incantation ; Ekhidna respire un hellénisme archaïque et farouche ; Ekhidna, cette fille monstrueuse et superbe de Kallirhoé et de Khrysaor, montre à l’entrée de sa grotte, pour attirer les hommes, sa tête à la beauté fascinante, ses bras plus blancs que ceux d’Hérè, et sa gorge semblable à du marbre de Paros, tandis que dans l’ombre de la caverne traîne son ventre squameux sur les ossements polis comme de l’ivoire des amants dévorés. Le Cœur d’Hialmar, morceau d’une sauvagerie scandinave, où le héros mourant sur le champ de bataille invite le corbeau à lui prendre dans la poitrine son cœur rouge et fumant pour le porter à la blanche fille d’Ymer, semble dicté par une Walkyrie ! et la Prière pour les morts, hymne védique d’une profonde solennité religieuse, serait approuvée des richis et des mounis de l’Inde, assis sur leurs peaux de panthère entre quatre réchauds.

Quelques pages plus loin se trouvent des sonnets de Louis Ménard, non moins amoureux du génie grec que Leconte de Lisle. Ménard, à la fois savant, peintre et poète, est un des esprits modernes qui ont le mieux compris l’hellénisme et pénétré le sens de cette civilisation douce et charmante où l’homme s’épanouissait dans toute sa beauté, parmi des dieux presque pareils à lui. Entre ces sonnets, il en est un précisément intitulé Nirvana : l’auteur y exprime ses aspirations à l’éternel repos et au néant divin comme tous ceux qui ne sont pas nés de leur temps, que lassent les combats d’une vie sans intérêt pour eux et que poursuit le souvenir nostalgique d’une patrie idéale perdue. Louis Ménard était évidemment fait pour les entretiens du cap Sunium et des jardins d’Académus. C’est un Grec né deux mille ans trop tard, et quand nous le vîmes pour la première fois, il nous fit songer à ce dernier prêtre d’Apollon que Julien rencontra dans un petit dème de l’Attique, allant, faute de mieux, sacrifier une oie sur l’autel demi-écroulé de son dieu tombé en désuétude.

L’Exil des dieux de Banville peuple une vieille forêt druidique des dieux chassés de l’Olympe, et montre sous son aspect sérieux un thème poétique que Henri Heine, avec son scepticisme attendri et sa sensibilité moqueuse, avait traité plus légèrement. Jupiter, qui est redevenu Zeus, selon la terminologie de Leconte de Lisle, n’est plus marchand de peaux de lapin dans une petite île de la mer du Nord, et ne s’entretient pas avec les matelots venus de Syra en vieux grec homérique, comme le prétend le railleur allemand. Il conduit tristement sous les chênes, qui ne rendent plus d’oracles, comme ceux de Dodone, la troupe dépossédée des Olympiens exhalant leurs douleurs en vers superbes, les plus beaux que Théodore de Banville ait jamais écrits.

Après avoir imité, en l’outrant dans sa manière, l’Alfred de Musset de Mardoche, des Marrons du feu, de la Ballade à la lune, non pas en écolier, mais en maître déjà habile, M. Catulle Mendès s’est lassé bien vite de ces allures tapageuses et de cette gaminerie poétique. Il s’est calmé et a mis comme on dit de l’eau dans son vin ; mais cette eau est de l’eau du Gange. Quelques gouttes du fleuve sacré ont suffi pour éteindre dans la coupe du poète le pétillement gazeux du vin de Champagne. Pandit élevé à l’école du brahmine Leconte de Lisle, il explique maintenant les mystères du lotus, fait dialoguer Yami et Yama, célèbre l’enfant Krichna et chante Kamadéva en vers d’une rare perfection de forme, malgré la difficulté d’enchâsser dans le rythme ces vastes noms indiens qui ressemblent aux joyaux énormes dont sont ornés les caparaçons d’éléphants. Les Mystères du lotus ne brillent pas par la clarté, mais souvent l’obscurité des choses jette de l’ombre sur les mots, et l’on ne saurait que louer la manière savante dont se déroulent les tercets de cette pièce dans leur mouvement régulier, comme les vagues de la mer d’Amrita, où flotte Purucha sur un lit dont le dais est formé par les mille têtes du serpent Çécha, rêveur et regardant sortir de son nombril le lotus mystique. Cette étrange mythologie indienne avec ses dieux aux bras multiples, ses avatars, ses légendes cosmogoniques et ses mystères inextricables touffus comme des jungles, nous semble, malgré tout le talent qu’on y dépense, d’une acclimatation difficile dans notre poésie un peu étroite pour ces immenses déploiements de formes et de couleurs.

Dans le même recueil sont groupés MM. François Coppée, l’auteur du Reliquaire, charmant volume qui promet et qui tient ; Paul Verlaine, Léon Dierx, Auguste Villiers de l’Isle-Adam, José Maria de Heredia, que son nom espagnol n’empêche pas de tourner de très beaux sonnets en notre langue ; Stéphane Mallarmé, dont l’extravagance un peu voulue est traversée par de brillants éclairs ; Albert Merat, qui a là un sonnet, les Violettes, d’un parfum doux comme son titre ; Louis-Xavier de Ricard, Henry Winter, Robert Luzarche, toute une bande de jeunes poètes de la dernière heure, qui rêvent, cherchent, essayent, travaillent de toute leur âme et de toute leur force, et ont au moins ce mérite de ne pas désespérer d’un art que semble abandonner le public. Il serait bien difficile de caractériser, à moins de nombreuses citations, la manière et le type de chacun de ces jeunes écrivains, dont l’originalité n’est pas encore bien dégagée des premières incertitudes. Quelques-uns imitent la sérénité impassible de Leconte de Lisle, d’autres l’ampleur harmonique de Banville, ceux-ci l’âpre concentration de Baudelaire, ceux-là la grandeur farouche de la dernière manière d’Hugo, chacun, bien entendu, avec son accent propre, qui se mêle à la note empruntée. Alfred de Musset, qui donnait son allure à bien des talents, il y a quelques années, ne semble plus influencer beaucoup la génération présente. Les jeunes poètes le trouvent trop incorrect, trop lâché, trop pauvre de rimes, et pourquoi ne pas le dire, trop sensible, trop ému, trop humain en un mot. Le calme est à la mode aujourd’hui. Quelques nouvelles Fleurs du mal, de Baudelaire, s’épanouissent bizarrement au milieu de ce bouquet comme des roses noires, et se distinguent au premier flair à leur parfum vertigineux. Le Jet d’eau, la Malabaraise, Bien loin d’ici, les Yeux de Berthe, montrent que le poète de l’horreur, qui a "doté le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre et créé un frisson nouveau, " est aussi, quand il veut, le poète de la grâce, non pas, il est vrai, de la grâce molle et vague, mais de la grâce étrange, mystérieuse et fascinatrice qui peut séduire des esprits raffinés.

Cette époque, où la poésie tient en apparence si peu de place, est, au contraire, tellement encombrée de poètes, ou tout au moins de versificateurs habiles, qu’il faudrait, pour les citer tous, des dénombrements plus longs que ceux d’Homère, de Rabelais ou de Cervantès, quand don Quichotte désigne à Sancho Panza les illustres paladins qu’il croit apercevoir, à travers la poussière, dans l’armée des moutons.

Un des plus nouveaux venus de cette jeune troupe est Sully Prudhomme, et déjà il se détache du milieu de ses compagnons par une physionomie aisément reconnaissable, sans contorsion et sans grimace d’originalité. Dans son premier volume, qui date de 1865 et qui porte le titre de Stances et Poèmes, les moindres pièces ont ce mérite d’être composées, d’avoir un commencement, un milieu et une fin, de tendre à un but, d’exprimer une idée précise. Un sonnet demande un plan comme un poème épique, et ce qu’il y a de plus difficile à composer, en poésie comme en peinture, c’est une figure seule. Beaucoup d’auteurs oublient cette loi de l’art, et leurs œuvres s’en ressentent ; ni la perfection du style ni l’opulence des rimes ne rachètent cette faute. Dès les premières pages du livre on rencontre une pièce charmante, d’une fraîcheur d’idée et d’une délicatesse d’exécution qu’on ne saurait trop louer, et qui est comme la note caractéristique du poète : Le Vase brisé. Un beau vase de cristal, où trempe un bouquet de verveine, a reçu un léger coup d’éventail, choc imperceptible que rien n’a révélé, et pourtant, la fêlure, plus fine que le plus fin cheveu, s’étend et se prolonge. L’eau s’en va par cette fissure inaperçue, les fleurs altérées se dessèchent, penchent la tête et meurent. Quant au vase, il reste intact aux yeux de tous ; mais n’y touchez pas ! il se briserait. Sa blessure invisible pleure toujours. C’est bien là en effet la poésie de M. Sully Prudhomme : un vase de cristal bien taillé et transparent où baigne une fleur et d’où l’eau s’échappe comme une larme. Les stances, qui commencent ainsi : " L’habitude est une étrangère, " renferment une idée ingénieuse et se terminent par un mâle conseil contre cette ménagère à l’apparence humble, dont on ne s’occupe pas et qui finit par être la maîtresse du logis, chassant la jeune liberté. Nous ne pouvons signaler tout ce que ce volume contient de remarquable. Il faudrait prendre chaque pièce une à une, et comme l’inspiration de Sully Prudhomme est très diverse, on ne saurait guère en donner une idée générale. Les rayons, les souffles, les sonorités, les couleurs, les formes modifient à tout instant l’état d’âme du poète. Son esprit hésite entre divers systèmes : tantôt il est croyant, tantôt il est sceptique ; aujourd’hui plein de rêves, demain désenchanté, il maudit ou bénit l’amour, exalte l’art ou la nature, et, dans un vague panthéisme, se mêle à l’âme universelle des choses. Il a la mélancolie sans énervement, et sous ses incertitudes on sent une volonté persistante qui s’affirmera bientôt. Un second volume, celui-là composé entièrement de sonnets, tient toutes les promesses du premier. Le poète y enferme une pensée plus haute et plus profonde dans une forme que désormais il domine en maître ; il ne pourra plus se plaindre comme à la fin de Stances et Poëmes, de l’impuissance de son art, et se comparer au musicien dont la lyre trompe les doigts, ou au statuaire à qui l’argile refuse le contour demandé. Quoique Sully Prudhomme restreigne habituellement ses sujets en des cadres assez étroits, son pinceau est assez large pour entreprendre de grandes fresques. Les Étables d’Augias, qu’on peut lire dans le Parnasse contemporain, sont faites avec la certitude de trait, la simplicité de ton et l’ampleur de style d’une peinture murale. Ce poème pourrait s’appliquer parmi les autres travaux d’Hercule sur la cella ou le pronaos d’un temple grec. — S’il persiste encore quelques années et n’abandonne pas pour la prose ou toute autre occupation plus fructueuse un art que délaisse l’attention publique, Sully Prudhomme nous semble destiné à prendre le premier rang parmi ces poètes de la dernière heure, et son salaire lui sera compté comme s’il s’était mis à l’œuvre dès l’aurore.

Moins récemment venu que Sully Prudhomme, Louis Ratisbonne tient une place importante dans la littérature poétique, il est capable de labeur et d’inspiration.

En ce siècle hâtif qu’effrayent les longues besognes à moins que ce ne soient d’interminables romans bâclés au jour le jour, il faut un singulier courage et une patience d’enthousiasme extraordinaire pour traduire en vers, avec une fidélité scrupuleuse qui n’exclue pas l’élégance, tout l’enfer de la Divine Comédie, depuis le premier cercle jusqu’au dernier. Ce courage et cette patience, Ratisbonne les a eus, et tout jeune il s’est joint à ce groupe de Virgile et de Dante pour descendre derrière eux les funèbres spirales. Ce rude travail est le plus excellent exercice que puisse faire un versificateur pour se développer les muscles et devenir un redoutable athlète aux jeux olympiques de la poésie. Le seul danger à craindre, c’est de garder à jamais la hautaine et farouche attitude du maître souverain qu’on a copié, et de rester comme Michel-Ange, après avoir peint le plafond de la Sixtine, les yeux et les bras levés vers le ciel. Mais c’est un danger qu’on aime à courir. Louis Ratisbonne y a pourtant échappé. Ses poésies originales ne sont pas noircies par les fumées de l’enfer dantesque ; elles ont au contraire une grâce, une fraîcheur et parfois même une coquetterie qui ne rappellent en rien le traducteur du vieux gibelin au profil morose. Ce sont de charmants vers d’amour dont la simplicité aime de temps à autre à se parer de concetti shakespeariens et, comme la Marguerite de Gœthe, à essayer devant son petit miroir les bijoux laissés sur sa table par Méphistophélès. Mais la muse de M. de Ratisbonne ne se laisse pas tenter, et elle remet bien vite les joyaux séducteurs dans le coffret pour rester la vierge irréprochable qu’elle est, et tracer avec une plume qui semble arrachée à l’aile d’un ange le chaste et naïf répertoire de la Comédie enfantine, un de ces recueils que les mères lisent par-dessus l’épaule des enfants et que les pères emportent dans leur chambre, charmés par les délicatesses d’un art qui se cache. Louis Ratisbonne a été choisi comme exécuteur testamentaire par Alfred de Vigny, ce cygne de la poésie, dont il a publié les derniers chants. C’est le plus bel éloge qu’on puisse faire de son caractère et de son talent.

A. Lacaussade a publié, en 1852, son volume de Poëmes et Paysages, qui fut couronné par l’Académie. La nature des tropiques souvent décrite, rarement chantée, revit dans ces paysages, presque tous empruntés à l’île Bourbon, l’île natale du poète, l’une des plus belles des mers de l’Inde. Ce que l’auteur de Paul et Virginie a fait avec la langue de la prose, Lacaussade a pensé qu’il pouvait le tenter avec la langue des vers. Il se circonscrit et se renferme volontiers dans son île comme Brizeux dans sa Bretagne. Il s’en fait le chantre tout filial. Il en dit avec amour les horizons, le ciel, les savanes, les aspects tantôt riants, tantôt sévères ; il lui emprunte le cadre et le fond de ses tableaux. Les pièces qui nous semblent résumer le mieux sa première veine d’inspiration sont celles qu’il intitule : Souvenir d’Enfance, le Champ borne, le Cap Bernard et surtout le Bengali.

À quelques années d’intervalle, le poète, loin de son île enchanteresse, assombri par la nostalgie de l’azur et l’expérience amère de la vie, a fait paraître un autre volume que désigne un titre découragé : Épaves, comme si un naufrage inconnu avait jeté à la côte, parmi des débris de navire, ces vers qui méritent si bien d’aborder au port à pleines voiles et par une brise heureuse. Que sa nef dans la traversée ait été battue des vents, que peut-être, pour l’alléger, le nautonier ait été forcé de jeter à la mer bien des choses précieuses, nous le comprenons ; mais nous n’admettons pas que le vaisseau lui-même ait sombré. La tristesse du poète est mâle ; elle résiste à la douleur en l’acceptant avec un calme stoïque et ne se laisse pas aller, même dans les jours les plus mauvais, à ces énervements de mélancolie qui détendent l’âme et lui ôtent son ressort. La courageuse idée du devoir domine les désespérances passagères et la contemplation de la nature calme les douleurs morales du poète. Le talent de Lacaussade a une gravité douce, une résignation virile et une sorte de charme sévère qu’on sent mieux qu’on ne peut le définir ; ce qu’il chante, l’auteur l’a non seulement pensé, il l’a éprouvé, il l’a vécu, et ses désenchantements ne sont pas des comédies de douleur. Il y a dans tout livre de vers une pièce qui en est comme la caractéristique, et Sainte-Beuve a finement désigné celle où vibre la note particulière de Lacaussade. Elle porte un titre bizarre et charmant : les Roses de l’oubli, une fleur hybride que ne mentionnent pas les nomenclatures botaniques, mais qui tient bien sa place dans le jardin de la poésie.

Le volume de Maxime Ducamp, les Chants modernes, a ses premières pages remplies par une préface très remarquable, dans laquelle l’auteur cherche avec une sagacité courageuse, au lieu de se lamenter sur l’indifférence du public en matière de poésie, les raisons de cette indifférence. Il en trouve plusieurs : le manque de grandes croyances, d’enthousiasme pour les idées généreuses, de passion et de sens humain. À ces motifs, il en ajoute d’autres : l’ignorance réelle ou volontaire de la vie actuelle, des sublimes inventions de la science et de l’industrie, le retour opiniâtre au passé, aux vieux symboles et aux mythologies surannées, la doctrine de l’art pour l’art, le soin puéril de la forme en dehors de l’idée et tout ce qu’on peut reprocher à de pauvres poètes qui n’en peuvent mais.

Il essaye ensuite de réaliser ses théories, et il y dépense beaucoup de talent, d’énergie et de volonté. Si l’inspiration ne veut pas venir, effrayée par quelque sujet par trop moderne et réfractaire, il la force et lui arrache au moins des vers sobres, corrects et bien frappés : il chante les féeries de la matière, le télégraphe électrique, la locomotive, ce dragon d’acier et de feu. En lisant cette pièce, assurément fort bien faite, nous pensions à une esquisse de Turner que nous avons vue à Londres et qui représentait un convoi de chemin de fer s’avançant à toute vapeur sur un viaduc, par un orage épouvantable. C’était un vrai cataclysme. Éclairs palpitants, des ailes comme de grands oiseaux de feu, babels de nuages s’écroulant sous les coups de foudre, tourbillons de pluie vaporisée par le vent : on eût dit le décor de la fin du monde. À travers tout cela se tordait, comme la bête de l’Apocalypse, la locomotive, ouvrant ses yeux de verre rouge dans les ténèbres et traînant après elle, en queue immense, ses vertèbres de wagons. C’était sans doute une pochade d’une furie enragée, brouillant le ciel et la terre d’un coup de brosse, une véritable extravagance, mais faite par un fou de génie. On pourrait peut-être poétiser et rendre pittoresque, à moins de frais, cette locomotive que nos littérateurs n’admirent pas suffisamment ; mais un peu de désordre et de cet effet fantastique à la Turner ne messiérait pas dans le chant que le poète consacre au cheval métallique qui doit remplacer Pégase.

Heureusement, parmi les Chants modernes se sont glissées un certain nombre de pièces charmantes, variations délicieuses sur ces trois thèmes anciens : la beauté, la nature et l’amour, qui jusqu’à présent ont suffi aux poètes peu curieux de nouveautés. Jamais Maxime Ducamp ne réussit mieux que lorsqu’il n’exécute pas le programme qu’il s’est tracé ; il n’en faut d’autre exemple que les Sonnets d’amour, les Femmes turques, la Vie au désert, et surtout la Maison démolie, où le souvenir mélancolique s’assoit sur les ruines dans la pose de l’ange d’Albert Durer, et rappelle en stances harmonieuses les joies, les peines, les deuils et les paisibles heures d’étude qu’ont abrités ces murs attaqués par le pic du maçon. C’est, toute proportion gardée, la Tristesse d’Olympio du volume.

Malgré les théories de Maxime Ducamp, la poésie s’occupe assez peu de l’époque où elle vit, et tourne encore la tête vers le passé au lieu de regarder vers l’avenir. La Flûte de Pan d’André Lefèvre en est la preuve. L’inspiration qui l’anime est tout antique, et un souffle du grand Pan traverse les roseaux de sa flûte inégale. Une petite préface de deux pages, d’où nous extrayons ces quelques lignes, contient l’esthétique de l’auteur, et le caractérise mieux que nous ne saurions le faire : "Rêveries sereines et plaintes passionnées, idylles antiques et poèmes amoureux, tous les tableaux ici rassemblés, quelle que soit la variété des sujets et des styles, sont liés par une chaîne continue, la croyance à la vie des choses. Les inspirations nous sont venues du dehors. S’il est resté dans notre œuvre quelque chose de nous, si les objets que nous avons touchés gardent une apparence presque humaine, c’est que l’esprit s’unit à ce qu’il embrasse et pénètre ce qu’il anime ; vainement il voudrait n’être qu’un écho, il demeure un interprète. Tantôt nous décrivons des paysages solitaires, des bois, des monts, des océans livrés à eux-mêmes ; tantôt nous enchâssons dans un cadre étroit des idées à moitié transformées en images ; parfois encore, des femmes jeunes et belles paraissent à la lisière d’un bois ; on les voit s’ébattre au son de pipeaux invisibles. Mais sous toutes les couleurs, sous tous les visages, c’est la nature qui vit telle que la font les heures et les saisons ; la nature, l’enchanteresse qui préside à l’épanouissement des fleurs, à la naissance involontaire des instincts amoureux ; la consolatrice qui berce et qui apaise les désirs inassouvis ; l’antique Cybèle enfin, celle à qui les Grecs donnèrent tant de noms, tant de masques divinisés ! "

André Lefèvre est, comme on le voit, franchement panthéiste, en poésie du moins. Les formes se dégagent perpétuellement du sein des choses pour y retomber bientôt et renaître encore. Dans le moule idéal, la matière en fusion coule et se fige jusqu’à ce que le contour ne puisse plus la retenir. L’âme universelle circule du minéral à la plante, de la plante à l’animal, de l’animal à l’homme. La vie prodigue lutte avec la mort avare, qui redemande les éléments qu’elle lui a prêtés, et la nature inconsciente se tait, n’ayant point de parole et ne pouvant que répéter comme un écho la voix de l’homme ou plutôt de l’humanité.

Le monde est comme le Titan Prométhée ; le vautour funèbre lui ronge un foie qui renaît toujours. La vie et la mort ne sont que la recomposition et la décomposition des formes qui, sous le voile de la couleur, se métamorphosent sans cesse, et la matière éternelle de Spinoza a pour levain, dans la fermentation qui ne s’arrête jamais, le perpétuel devenir de Hegel. Ces idées sont développées par le poète avec une rare puissance de style et une grandeur tranquille vraiment digne de l’antiquité. L’image dans ses vers s’applique à l’idée philosophique et flotte autour d’elle comme une draperie laissant deviner le corps qu’elle cache et dont elle caresse les contours. L’abstraction se pare de couleurs chatoyantes ; tout palpite, tout brille, tout se meut, et l’immense fourmillement de la nature en travail anime jusqu’aux moindres pièces du recueil. Même lorsqu’il traite des sujets tels que Danaé et Léda, le poète, allant au delà du fait mythologique, découvre dans la fable des sens cosmogoniques. Danaé captive en sa prison d’airain, c’est la terre glacée par l’hiver et attendant que les rayons d’or pleuvent pour la féconder. Léda, c’est l’humanité s’unissant avec la nature, et de cet hymen résulte Hélène, c’est-à-dire la beauté parfaite. Ces interprétations sont peut-être subtiles, mais elles ne répugnent nullement au génie hellénique, et comme elles n’ôtent rien à la pureté des lignes, au charme des coloris, et que, pour être des mythes, Danaé et Léda n’en restent pas moins d’admirables figures qu’avouerait la statuaire grecque et qui ont l’étincelante blancheur du marbre de Paros, on ne peut reprocher au poète sa trop grande ingéniosité. Dès à présent, André Lefèvre nous semble pouvoir être catalogué comme étoile de première grandeur parmi la pléiade poétique de l’époque actuelle.

Après la Flûte de Pan, André Lefèvre a publié la Lyre intime, un second volume où sa verve, plus libre, plus personnelle, moins confondue dans le grand tout, s’est réchauffée et colorée comme la statue de Pygmalion quand le marbre blanc y prit les teintes roses de la chair. La Lyre intime vaut la Flûte de Pan, si même elle ne lui est supérieure, et les cordes répondent aussi bien aux doigts du poète que les roseaux joints avec de la cire résonnaient harmonieusement sous ses lèvres.

Il a fait paraître dernièrement une traduction en vers des Bucoliques, et dans le même volume il a placé comme contraste une traduction également en vers d’un poème sanscrit de Kalidâsa, le Nuage messager.

Aucun exercice n’était mieux fait pour solliciter le pinceau descriptif d’André Lefèvre. Son habileté se joue à l’aise au milieu de ces comparaisons empruntées à des mœurs et à une nature très nouvelles et même étranges pour des lecteurs européens. Mettre ainsi face à face dans un même volume Virgile et Kalidâsa, l’antiquité latine et l’antiquité hindoue, c’est nous mettre à même de faire de la littérature comparée et montrer utilement un admirable talent de versificateur. On ne saurait mieux employer ses loisirs de poète.

Emmanuel des Essarts, quoiqu’il ait fait déjà deux ou trois recueils de vers, les Élévations et les Parisiennes, et qu’il en prépare un autre dont il a paru plusieurs fragments dans des revues littéraires sous le titre un peu singulier d’Idylles de la Révolution, n’en est pas moins tout jeune et des plus frais éclos. Il peut mettre au service de son talent poétique une science acquise par de sévères études, et nous ne sommes pas de ceux qui croient que la science nuit à l’inspiration ; elle est, au contraire, une des ailes qui soulèvent le poète et l’aident à planer au-dessus de la foule. Nourri de l’antiquité grecque et latine, des Essarts la mélange dans les proportions les plus heureuses avec la modernité la plus récente. Parfois, la robe à la mode dont sa muse est revêtue dans les Parisiennes prend des plis de tunique et appelle quelque chaste statue grecque. Le beau antique corrige à propos le joli et l’empêche de tourner au coquet. Une goutte de vieux nectar mythologique tombe parfois au fond du verre à vin de Champagne et en empêche le pétillement trop vif. Il faut encourager ces tentatives très difficiles et qui exigent le goût le plus délicat, d’amener à la forme poétique les choses de la vie actuelle, nos mœurs, nos habitudes, nos fêtes, nos tristesses en habit noir, nos mélancolies en robe de bal, les beautés qui nous plaisent et que nous admirons sur l’escalier des Italiens ou de l’Opéra, à qui nous donnons des violettes de Parme, pour qui nous faisons des sonnets, et dont, enfin, nous sommes amoureux. On reproche toujours aux artistes de ne pas s’inspirer de leur temps et d’aller chercher dans le passé des sujets qu’ils trouveraient autour d’eux s’ils voulaient regarder. Mais la routine est si forte que le moindre détail familièrement moderne, qu’on accepte très bien en prose, choque en poésie. Il faut outrer un peu le dandysme et la moquerie byronienne pour faire supporter les tableaux de la vie que nous voyons tous les jours, même ceux encadrés d’or et appendus sur de riches tentures. Ces élégances mondaines se plient difficilement aux sévérités du rythme, et c’est un des mérites de des Essarts de les y avoir contraintes sans leur rien faire perdre de leur désinvolture et de leur grâce. Le jeune auteur est d’ailleurs passé maître en ces escrimes. Le vers ne lui résiste jamais ; il en fait ce qu’il veut, et pour la richesse de la rime il est millionnaire. Dans les Élévations, l’auteur peut laisser ouvrir à son lyrisme des ailes qui se seraient brûlées aux bougies d’un salon ; il vole à plein ciel, chassant devant lui l’essaim des strophes, et ne redescend que sur les cimes.

Si les Parisiennes d’Emmanuel des Essarts nous conduisent au bal, le Chemin des bois (tel est le titre du volume de Theuriet) nous ramène à la campagne, et l’on fait bien de le suivre sous les verts ombrages où il se promène comme Jacques le mélancolique dans la forêt de Comme il vous plaira, faisant des réflexions sur les arbres, les fleurs, les herbes, les oiseaux, les daims qui passent, et le charbonnier assis au seuil de sa hutte de branchages. C’est un talent fin, discret, un peu timide que celui de Theuriet ; il a la fraîcheur, l’ombre et le silence des bois, et les figures qui animent ses paysages glissent sans faire de bruit comme sur des tapis de mousse, mais elles vous laissent leur souvenir et elles vous apparaissent sur un fond de verdure, dorées par un oblique rayon de soleil. Il y a chez Theuriet quelque chose qui rappelle la sincérité émue et la grâce attendrie d’Hégésippe Moreau dans la Fermière.

On pourrait mettre auprès de Theuriet, pour rester dans la nuance, Auguste Desplaces, un charmant poète qui, effrayé du tumulte de Paris, s’est depuis longtemps réfugié dans la Creuse, et dont l’Artiste insérait de loin en loin quelque pièce exquise, fin régal pour les délicats, quelque élégie rêvée ou sentie et rimée lentement à travers les loisirs de la solitude. Nous ne savons pas si ces morceaux, que connaissent les vrais amateurs de poésie, sont réunis en volume et parvenus sous cette forme à un public plus large…

Les pages s’accumulent, et combien peu notre tâche est avancée encore. Il faut se résoudre à citer seulement les vers d’André Lemoyne, d’un sentiment si tendre, d’une exécution si délicate et si artiste ; les poésies de Gustave Levavasseur, d’une saveur toute normande et qui fourniraient bien des fleurs à une anthologie ; celles de son ami Ernest Prarond, les romans en vers de Valéry Vernier, les petits poèmes d’Eugène Grenier, souvent couronné par l’Académie ; les poèmes de l’Amour, d’Armand Renaud ; les Vignes folles et les Flèches d’or, de Glatigny, dont plus d’une, comme le dit un illustre critique, porte haut et loin ; le poème des Heures d’Alfred Busquet ; les Deux Saisons, de Philoxène Boyer, où l’éloquent orateur du quais Malaquais, qui est aussi un vrai poète, résume ses joies, hélas ! bien rares, ses douleurs et ses résignations ; la Mariska, de Nicolas Martin, cet esprit à la fois si allemand et si français, qui éclaire son talent d’un rayon bleu de lune germanique ; les poésies d’Auguste de Châtillon, peintre, sculpteur et poète, dont les vers pourraient parfois être pris pour de vieilles ballades ou d’anciens chants populaires, tant le sentiment en est vrai et la forme naïve.

Dans une gamme différente, mentionnons les Pages intimes, d’Eugène Manuel, ouvrage couronné par l’Académie ; les poésies de Stéphane du Halga, qui chante la nature bretonne avec le sentiment de Brizeux et l’allure d’Alfred de Musset ; les idylles de Thalès Bernard ; les tableaux rustiques de Max Buchon, une sorte de Courbet de la poésie, très réaliste, mais aussi très vrai, ce qui n’est pas la même chose ; le Donaniel de Grandet, qui semble avoir été à l’école de Mardoche, de Hassan et de Rafaël, gentilhomme français ; les poésies gracieuses et spirituelles d’Alphonse Daudet, de Bataille, d’Amédée Rolland et de tant d’autres… la liste se prolongerait indéfiniment.

À mesure que nous avançons dans notre tâche, elle se complique et devient de plus en plus impossible à remplir. L’étude de la matière nous révèle des œuvres ignorées, des noms inconnus ou du moins restés dans la pénombre et qui mériteraient la lumière, mais en telle quantité qu’il faudrait plusieurs volumes pour en donner l’idée la plus succincte. Trois ou quatre rayons de notre bibliothèque sont chargés de volumes de vers édités pendant ces dernières années, et la collection est loin d’être complète.

Qu’on nous permette une comparaison. Supposez qu’après être sorti de la ville pour rêver plus librement, on entre dans un petit bois dont les premiers arbres apparaissaient au bout de la plaine. Parmi les herbes rarement foulées un étroit sentier se présente ; on le suit en ses premiers détours. Sur ses lisières, au pied des chênes, à demi cachées sous les feuilles sèches du dernier automne, quelques violettes se font deviner à leur parfum. Parmi les branches que le vent froisse et remue avec un sourd murmure, vous entendez le gazouillement d’un oiseau invisible. Votre approche le fait envoler et vous l’apercevez gagnant d’un rapide coup d’aile un autre abri. Vous cueillez quelques violettes, vous notez le chant de l’oiseau et vous poursuivez votre route ; mais bientôt le bois se change en forêt ; des clairières s’y ouvrent comme des salons de verdure, des sources babillent entre les pierres moussues et forment des miroirs où viennent se regarder les cerfs. Les violettes s’enhardissent et s’offrent à vos doigts. Votre petit bouquet devient une gerbe où s’ajoutent le muguet avec ses grelots d’argent, la jolie bruyère rose et toute la sauvage flore des bois. Des arbres, des buissons, des halliers, des profondeurs de la forêt, s’élèvent mille voix qui chantent ensemble, chardonnerets, rouges-gorges, bouvreuils, pinsons, bergeronnettes, mésanges, merles, et, brochant sur le tout, quelques geais et quelques pies jetant leur dissonance à travers l’harmonie générale. À force d’attention, vous parvenez à distinguer la partie que fait chaque oiseau dans le concert, vous appréciez sa qualité de voix, son trille et sa roulade ; vous nommez chacune des fleurs de votre bouquet déjà énorme. Mais il y a dans la forêt des milliers d’oiseaux que vous n’avez pas entendus, qui chantent à une autre heure, au fond d’un massif où ne conduit aucune route. Des violettes aussi fraîches, aussi pures, aussi parfumées que celles dont se compose votre bouquet, croissent solitairement sous des gazons où nul œil humain ne les découvre. Elles s’y fanent dans le silence et le mystère sans que personne les ait respirées. Cependant, le soir descend, et fatigué, vous vous dites : "Puisque je ne puis compter tous les oiseaux ni toutes les violettes, je donnerai le prix au rossignol et à la rose." Bientôt le rossignol lance son étincelante fusée de notes qui s’épanouit dans le silence comme un feu d’artifice musical ; mais, pendant qu’il reprend haleine, un autre rossignol élève la voix, et son chant n’est pas moins beau ; un troisième, qui n’est pas sans talent, continue. Vous allez au rosier, mais la rose n’est pas seule, elle est entourée de compagnes aussi jolies qu’elle, sans compter les jeunes boutons qui n’ont pas encore délacé leur corset de velours vert.

La nuit est venue. À l’horizon passe avec son panache de fumée et son cri strident un convoi de chemin de fer. Les voyageurs retournent à la ville. Nul n’a eu l’idée de s’arrêter dans le bois où chantent les oiseaux, où fleurissent les violettes. Mais, à vrai dire, l’humanité a autre chose à faire que d’écouter des chansons et de respirer des parfums. Quel dommage pourtant que tant de charmantes choses soient perdues ! La poésie est prodigue comme la nature.

Mais voici qu’au moment de finir nous apercevons dans notre travail une lacune. Nous n’avons pas parlé des femmes poètes. Mmes Desbordes-Valmore, Amable Tastu, Delphine de Girardin, Anaïs Ségalas, appartiennent à une période antérieure ; mais la lyre est encore sollicitée par des mains de femme. L’emploi de dixième muse est toujours tenu, bien que le nombre des prêtresses ait beaucoup diminué, car le roman accapare bien vite à son profit les vocations poétiques féminines.

Mme Ackermann, qui nous semble aujourd’hui mériter la couronne aux feuilles d’or de la muse, est la veuve d’un philologue distingué. Elle lit les poètes grecs et sanscrits dans leur langue. Le volume qu’elle a publié sous le titre Contes et poésies renferme des traductions et des pièces originales. Mme Ackermann ne relève ni de l’école romantique, ni de l’école de Leconte de Lisle ; elle remonte plus haut, et son vers familier, se prêtant avec souplesse à toutes les digressions du récit, a quelque chose de la bonhomie rêveuse de La Fontaine. C’est une note qu’on n’est plus habitué à entendre et qui vous cause une surprise pleine de charme. Mais si, par quelques formes de son style, Mme Ackermann se rapproche du XVIIe siècle, elle est bien du nôtre par le sentiment qui respire dans les pièces où elle parle en son propre nom. Elle appartient à cette école des grands désespérés, Chateaubriand, lord Byron, Shelley, Leopardi, à ces génies éternellement tristes et souffrant du mal de vivre, qui ont pris pour inspiratrice la mélancolie. Désillusions, amertumes, lassitudes, défaites mystérieuses, tout cela est voilé par un pâle et faible sourire, car cette douleur a sa fierté. Lara et le Giaour ne se lamentent pas bourgeoisement. Mais par les sujets qu’aime à traiter le poète, le sommeil sans terme, la nuit éternelle, la mort libératrice, on voit que Mme Ackermann en est arrivée comme le poète italien à goûter le charme de la mort. Elle redoute le souvenir comme une nouvelle souffrance. Un critique très compétent, M. Lacaussade, s’exprimait ainsi à propos d’elle : "Elle a des pièces d’un grand souffle, par exemple, les Malheureux, où se trahit magnifiquement la lassitude des jours. On y sent la contemporaine par l’âme des grands élégiaques modernes.

"Le scepticisme douloureux, le doute philosophique, la protestation de la conscience en face de l’énigme de la vie, mélange inextricable de biens et de maux, la révolte de la raison s’écriant avec désespoir :

Celui qui pouvait tout a voulu la douleur,

toutes ces angoisses de l’âme s’expriment en beaux vers dans le Prométhée de Mme Ackermann."

Mme Blanchecotte a un tout autre tempérament poétique. Elle a mérité une couronne académique pour son premier recueil Rêves et réalités. Élève de Lamartine, elle a gardé du maître la forme et le mouvement lyriques, mais avec un accent profond et personnel qui fait penser à Mme Valmore. Comme celle-ci, Mme Blanchecotte a souvent des éclats et des véhémences de passion d’une sincérité poignante. Elle a de vraies larmes dans la voix. Elle peut dire avec vérité : "Ma pauvre lyre, c’est mon âme." Née dans une position obscure et difficile, elle en est sortie grâce à des efforts persévérants. Elle s’est faite elle-même ce qu’elle est. Ouvrière par nécessité, elle a su économiser assez de son temps pour se donner une instruction rare chez une femme ; elle sait l’anglais, l’allemand et même le latin. Sa lecture est étendue et variée. En résumé, c’est une intelligence assez forte pour n’être pas dupe de son cœur. Elle a écrit en bonne prose des pages de moraliste qui prouvent que cette élégiaque sait observer aussi bien que sentir. Béranger l’appréciait beaucoup, Sainte-Beuve fait grand cas de son talent et de son caractère. Elle est l’amie de Lamartine, la visiteuse assidue de ses tristesses et de son foyer délaissé. Mme Blanchecotte, la chose est assez rare pour qu’on la remarque, a contribué comme correctrice à la publication des Quatrains de Khèyam, un poète persan d’un mysticisme lyrique encore plus raffiné que celui de Hafiz et de Sadi.

Ce n’est pas tout ; il n’y a pas en France que des poètes français. La vieille Armorique a encore des bardes et la Provence des troubadours. Brizeux, l’auteur de Marie, est aussi l’auteur de Leiz-Breiz, un recueil de poésies en pur celtique. Tout récemment, un Breton, M. Luzel, qui chante dans l’idiome du barde Guîclan, a fait paraître des légendes locales dont nous ne pouvons apprécier la poésie que par la traduction juxtaposée. Le mérite du style et de la facture nous échappe nécessairement ; il faudrait pour le goûter être un descendant des Kimris, un gars du Morbihan ou de la Cornouaille aux larges braies et aux longs cheveux.

La France du Midi a pour langue maternelle la langue d’oc, que parlait le roi René, et dans laquelle Richard-Cœur-de-Lion et Fréderick de Hohenstauffen rimaient leurs sirventes. Cette langue, qui ne s’est pas fondue dans le français comme la langue d’oïl et demeure fidèle à son antique origine, a fourni un admirable instrument à un grand poète en pleine activité de génie. Tout le monde a nommé Mistral, même ceux qui ne comprennent pas plus que de l’italien, de l’espagnol ou du portugais, l’idiome particulier qu’il emploie. Chacun a lu Mireio, ce poème plein d’azur et de soleil, où les paysages et les mœurs du Midi sont peints de couleurs si chaudes et si lumineuses, où l’amour s’exprime avec la candeur passionnée d’une idylle de Théocrite, dans un dialecte qui, pour la douceur, l’harmonie, le nombre et la richesse, ne le cède en rien au grec et au latin. Le succès a été plus grand qu’on n’eût osé l’espérer pour un livre écrit en une langue inconnue de la plupart des lecteurs ; mais Frédéric Mistral, qui sait aussi le français, avait accompagné son texte d’une version excellente, et presque tout le charme se conservait comme dans ces Lieder de Henri Heine traduits par lui-même. Calendau est une légende sur l’histoire de Provence, qui, pour la conduite du récit, l’intérêt des épisodes, l’éclat des peintures, le relief et la grandeur des personnages mis en action, l’allure héroïque du style, mérite à juste titre le nom d’épopée.

Comme Tomasso Grossi et Carlo Porta de Milan, l’auteur de cette Vision de Prina, proclamée par Stendhal le plus beau morceau de poésie moderne ; comme Baffo et Buratti de Venise, qui a eu l’honneur de donner le la au Beppo et au Don Juan de lord Byron, Mistral a eu ce malheur d’être un grand poète dans un idiome qui n’est entendu que par un public restreint. Ce malheur, il faut le dire, ne l’afflige pas beaucoup, car, selon lui, le français n’est compris que dans huit ou dix départements du centre. Dans une trentaine d’autres, on parle le basque, l’espagnol, le celte, l’allemand, le wallon, l’italien, sans compter les patois, tandis que le provençal ou la langue d’oc compte pour elle quinze millions d’hommes.

Auprès de Mistral, il est juste de placer Aubanel, auteur de la Grenade entr’ouverte, dont les vers ont la fraîcheur vermeille des rubis que laisse voir en se séparant la blonde écorce de ce fruit, évidemment méridional.