Rapport sur une découverte d’antiquités romaines à Vorey
RAPPORT
sur une
DÉCOUVERTE D’ANTIQUITÉS ROMAINES À VOREY
Messieurs,
Depuis quelques années, dans la Haute-Loire, l’attention publique s’est portée sur les nombreux débris d’antiquités qui couvrent notre pays. On a beaucoup trouvé jusqu’à ce jour : mais combien il reste encore à découvrir et que de surprises ménage notre sol vellave aux archéologues présents et futurs !
Arracher aux entrailles de la terre les épaves des civilisations mortes, recueillir pieusement, pour les dérober à l’oubli, ces fragments anciens, précieux indices des habitudes et des mœurs de générations depuis longtemps évanouies, les étudier avec soin, leur donner asile dans nos musées et nos écoles, tel est notre devoir et le seul moyen d’éclairer les obscures et lointaines origines de notre histoire locale.
En feuilletant les Annales de la Société académique du Puy (volume de 1835-1836, page 203) j’avais vu figurer parmi les antiquités du musée de cette ville une lampe romaine trouvée à Vorey et donnée par M. Savelon. Cette mention vague et sommaire n’indiquait pas de quel point de la commune provenait cet objet et mes investigations dans la recherche d’antiquités romaines à Vorey même ou aux environs étaient restées infructueuses, lorsqu’un heureux hasard, cette providence des chercheurs, m’amena, le 10 avril dernier, dans un champ dit Derrière l’Église séparé du cimetière par un étroit sentier.
M. Auguste Burianne, charron à Vorey, élevait sur ce terrain un hangar, après avoir, au préalable, durant l’hiver dernier, creusé à 0,60 centimètres de profondeur et rejeté des deux côtés de l’excavation une grande quantité de terre mêlée à des ossements humains. Au milieu de tibias et de crânes dont l’inhumation semblait remonter à deux ou trois cents ans gisaient des tuiles à rebords, les unes cassées, les autres entières. Très épaisses et d’une solidité à toute épreuve, elles étaient confondues avec des briques, des restes de murs et des poteries rouges et noires datant d’une époque reculée. Une construction gallo-romaine s’élevait jadis en cet endroit et son possesseur jouissait sans doute d’une certaine aisance si l’on en juge par les poteries samiennes et les fragments d’hypocauste exhumés de ces lieux.
Il n’y avait pas un instant à perdre si je voulais m’assurer de l’étendue de cette habitation et de son importance, car les maçons étaient à l’œuvre et le hangar allait bientôt masquer le sol jonché de tant de débris curieux. M. le Président de notre Société fut informé de cette découverte et vous voulûtes bien, Messieurs, voter une modeste subvention nécessaire à l’exécution de fouilles incomplètes, il est vrai, mais dont je suis heureux néanmoins de vous soumettre aujourd’hui les résultats.
Le champ de M. Burianne, borné à l’ouest par le cimetière, à l’est par la vigne de M. Filhiol et au midi par un chemin dit la Charirette, s’étend à la base de la montagne de Pomar ou Poumary à l’abri des vents du Nord. Il eut été difficile d’asseoir une demeure en un lieu plus aéré, plus convenable et plus chaud. La Charirette, ancienne voie gauloise aboutissant aux ruines du fort d’Espalhion, au Chambon et à Roche-en-Régnier, autrefois l’une des dix-huit baronnies du Velay, était bordée, dans un parcours de 300 mètres environ, d’habitations gallo-romaines dont on retrouve les vestiges dans les propriétés voisines.
Notre savant compatriote M. Truchard du Molin, auquel nous devons l’Histoire de la baronnie de Roche, a cité plusieurs documents où se trouve mentionné Espalhion. Certain que ce castel était compris dans le périmètre de cette baronnie, s’il n’en était un membre bien considérable, il en avait conclu, mais à tort, que c’étaient là les hameaux actuels de Palharon ou de Paillete, de la commune de Retournac. Or Espalhion, est à peine à 400 mètres de Vorey sur la rive gauche de la Loire, et son château ou fort, à l’état de ruines, surmonte un promontoire élevé au-dessus du fleuve d’où la vue embrasse un horizon des plus pittoresques et des plus variés. Des caves ou grottes creusées en plein granit, des pans de murs, voilà tout ce qui subsiste de nos jours de cette construction féodale.
Une exploration minutieuse du terroir d’Espalhion compris entre le contrefort de Poumary et la Loire m’a permis de constater la présence de nombreux fragments antiques et de restes d’habitations. Là existait un centre de population signalé maintes fois par le cartulaire de Chamalières et dont plusieurs habitants tels que Adraldus de Ispalido, Carulus, aliàs Carculus de Ispalio, Avitus de Ispalido, Adalardus de Ispalido, Ugolenus et Beraldus de Ispalido avaient fait, au onzième siècle, des donations à ce monastère.
Suivant la tradition locale, ce village aurait été renversé par la Loire, hypothèse cependant peu admissible, car il était bâti à une altitude assez grande pour que les eaux du fleuve, même dans ses fortes crues, n’aient pu l’atteindre. Quant au fort d’Espalieu-les-Vorey, comme l’appelle notre chroniqueur Burel, Benjamin de Saint-Vidal, sieur d’Orcerolles, l’occupait pour le roi en 1590 avec quinze arquebusiers à pied, et le 17 octobre 1591, Jacques Dulac, commis pour la ligue, payait au sieur de Chabanolles cent écus en raison de la dépense par lui faite pour la conservation du fort d’Espalhion et pour celle qu’il ferait pour sa démolition.
Nous l’avons dit précédemment, des débris humains couvraient le champ de M. Burianne. Crânes, fémurs et tibias en bon état de conservation et d’un volume considérable étonnaient les ouvriers et semblaient avoir appartenu à des hommes jeunes et vigoureux ; mais le plus grand désordre avait présidé à leur inhumation. Les squelettes disposés dans tous les sens et d’une façon irrégulière attestaient que ces corps avaient été enterrés à la hâte, et l’un d’eux était dans la position d’un homme assis. Tout fait présumer que ces dépouilles mortelles sont celles de gens de guerre préposés peut-être à la garde de la forteresse d’Espalhion et morts en combattant. Telle n’est pas l’opinion des habitants de la localité. Ils considèrent ces ossements comme ceux de huguenots auxquels la sépulture aurait été donnée en dehors du cimetière chrétien. On sait d’ailleurs que le protestantisme s’était implanté dans cette région et qu’en 1601 les religionnaires demandaient un prêche à Vorey et à Saint-Voy-de-Bonas.
Voici l’énumération des objets recueillis dans le champ dit Derrière l’église :
À la suite de défoncements et de transports de terrains effectués par la famille Ode de la Tour du Villars, propriétaire de l’ancien fort d’Espalhion et d’une partie du tènement où existait le village de ce nom, ont été trouvés, il y a peu de temps, divers objets de l’époque du moyen âge, savoir :
Subveniens gratis ubi deficit ars Ypocratis.
Ce vase reproduit traditionnellement une forme usitée au temps des Romains ainsi que l’attestent deux vases trouvés aux environs de Nîmes et appartenant à M. Aymard. Quoique plus grands et plus ornés, ils étaient sans doute destinés à contenir de l’eau réputée miraculeuse et offrent la même disposition que la gourde d’Espalhion.
Enfin un habitant de Vorey m’a fait cadeau d’une amulette ou talisman en serpentine percé d’un trou à la partie supérieure. Cet objet que l’on suspendait au cou provient du terroir d’Espalhion et date des temps préhistoriques.
Des faits qui précédent il nous reste à tirer des conclusions. Nous les résumons en peu de mots :
Au bord et au-dessous du chemin dit la Charirète, conduisant de Vorey au Chambon, existait une bourgade appelée Espalhion, comme le prouvent les débris romains énumérés ci-dessus, le cartulaire de Chamalières et les traditions du pays. Cette bourgade a disparu postérieurement au XIe siècle de notre ère.
Une construction gallo-romaine, demeure d’un citoyen assez opulent, s’élevait sur le champ dit Derrière l’église et l’on peut sans témérité en reporter l’origine au premier siècle, d’après les poteries samiennes en usage à cette époque et la médaille de Néron exhumées de son sol. Détruite peut-être aux temps des invasions des barbares, son emplacement disparut sous une couche de terre végétale. Livrée à la culture, elle fut convertie plus tard en cimetière temporaire, ce qui explique suffisamment le mélange d’ossements humains de date relativement récente avec des débris de l’époque romaine.
Les grands clous de fer trouvés dans des propriétés sises entre Vorey et le fort d’Espalhion et les débris de vases funéraires en verre irisé laissent supposer l’existence, sur un point à déterminer, d’un cimetière gallo-romain. Ces clous étaient sans doute destinés à clore les boîtes en bois dans lesquelles quelques incinérations étaient placées avant de les confier à la terre.
Si, comme le pensent plusieurs archéologues, les églises placées sous le vocable de Saint-Symphorien (et celle de Vorey est de ce nombre) ont remplacé des temples dédiés à Mercure, ne peut-on pas admettre que le bloc de ciment romain qui s’étend sous le cimetière de ce bourg à proximité de la vieille église a fait partie d’une édifice consacré à ce dieu du paganisme ?
Dans tous les cas, Messieurs, j’explorerai plus attentivement encore les champs gallo-romains de Vorey et d’Espalhion, et, si le succès répond à mon attente, j’aurai l’honneur de vous faire part de mes nouvelles découvertes.