Rapports du physique et du moral de l’homme/Douzième Mémoire

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DOUZIÈME MÉMOIRE.

Des Tempéramens acquis.


INTRODUCTION.


§. I.


Nous avons reconnu que la différence des tempéramens tient aux dispositions primitives du système, et à la manière dont s’exercent les fonctions ; que chaque tempérament est déterminé par les habitudes de la sensibilité générale et par celle des organes particuliers.

Nous avons également reconnu que toute fonction, tout acte, tout mouvement quelconque, exécuté dans l’économie animale, est produit par des impressions antérieures, soit externes, soit internes ; que les impressions, en se réitérant, rendent les mouvemens subséquens plus faciles ; qu’elles-mêmes ont d’autant plus de tendance à se reproduire, qu’elles ont eu lieu plus souvent, ou duré plus long-temps ; et qu’ainsi la répétition fréquente des mêmes impressions, et des mouvemens qui s’y rapportent, est capable de modifier beaucoup l’action des organes, et même les dispositions primitives de la sensibilité.

Si donc les causes de certaines impressions agissent assez fréquemment, ou durant un temps assez long, sur le système, elles pourront changer ses habitudes et celles des organes ; elles pourront conséquemment introduire les dispositions accidentelles, ou les tempéramens nouveaux, que ces habitudes constituent. Telle est la véritable source des tempéramens acquis.

Les dispositions accidentelles étant susceptibles de se fortifier de plus en plus, de se fixer, de se transmettre dans les races, les tempéramens acquis sembleroient pouvoir être considérés sous deux points de vue différens : je veux dire, comme produits éventuellement chez les individus, sans qu’on puisse en trouver le germe particulier dans leur organisation originelle ; ou comme développés lentement et successivement dans les générations, confirmés par l’action constante de leurs causes, et transmis des pères aux enfans, à travers une longue succession d’années. Mais il est évident que cette dernière classe rentre dans celle des tempéramens primitifs ou naturels. En effet, la nature est pour nous l’état, ou l’ordre présent des choses, quelques changemens, ou quelques altérations qu’elles aient pu d’ailleurs subir, dans les temps antérieurs : elle ne peut être à nos yeux, l’état primordial, presque toujours nécessairement inconnu ; elle est uniquement l’ordre fixe des choses, tel que le passé nous l’a transmis. Il faut donc entendre par tempérament naturel, celui qui naît avec les individus, ou dont ils apportent les dispositions en venant au jour ; et par tempérament acquis, celui qui se forme chez les individus, par la longue persistance des impressions accidentelles auxquelles ils sont exposés.

Aux différentes époques de la vie, le système contracte de nouvelles dispositions : les fonctions des organes ne s’exécutent pas de la même manière ; il s’établit entr’eux de nouveaux rapports. Dans les deux sexes, l’aptitude aux diverses impressions, et la tendance aux mouvemens analogues, ne sont pas les mêmes ; les diverses habitudes organiques ont plus, ou moins de propension à s’établir : il en est enfin qui sont, en quelque sorte, inséparables du sexe, ou dont le principe, agissant dans les individus, dès le premier moment de la vie, se développe successivement avec toutes leurs autres facultés particulières. D’après ce qui vient d’être dit ci-dessus, ces deux genres de dispositions et d’habitudes sont encore étrangers à ce qui doit porter proprement le nom de tempérament acquis. Quoique tout tempérament de ce dernier genre ne se forme que successivement, et par l’effet de certaines impressions, dont plusieurs viennent du dehors, cependant sa cause fait partie des secrets de l’organisation primitive ; et il entre dans le plan de la nature, qu’il se manifeste constamment au temps marqué.

Les causes capables de changer, ou de modifier le tempérament, sont les maladies, le climat, le régime, les travaux habituels du corps ou de l’esprit.

Observons seulement, que la puissance de ces causes est toujours subordonnée jusqu’à certain point, aux tendances qui résultent de l’empreinte originelle. Si cette empreinte est profonde, l’expérience nous apprend qu’elle peut résister à toutes les impressions ultérieures ; et lors même qu’elle est plus superficielle, elle tempère toujours l’action des causes qui tendent à l’altérer : car elle ne leur est soumise, qu’en tant que l’économie animale est susceptible de recevoir des séries d’impressions nouvelles ; et le caractère de ces impressions dépend lui-même, en grande partie des dispositions antérieures de tout l’organe sentant.

§. ii.

Lorsqu’on suit avec attention la marche des différentes maladies, et qu’on les compare entr’elles avec discernement, elles présentent dans leurs phénomènes et dans leurs résultats, des caractères particuliers qui ne peuvent être méconnus. Chaque tempérament originel, chaque disposition primitive des organes modifie, sans doute, les effets des puissances délétères, ou morbifiques ; et la souplesse de ressources qu’exige dans le médecin, la juste application des moyens de traitement, confirme, par la pratique, une vérité dont la théorie seule pourroit, en quelque sorte, fournir d’avance la démonstration. Mais chaque espèce de maladie n’en a pas moins sa nature propre : et soit par celle de sa cause, soit par sa marche et sa terminaison, soit enfin par les traces qu’elle laisse après elle, certains signes distinctifs la caractérisent toujours aux yeux de l’observateur.

Une première différence générale divise dans la nature, comme dans nos classifications, les maladies en aiguës et chroniques. Ces deux genres ne sont pas moins dissemblables par leurs effets sur le système, que par la durée de leur cours. Dans les maladies aiguës, les mouvemens sont, pour l’ordinaire, puissans et vigoureux : ces maladies deviennent souvent de véritables crises ; c’est-à-dire, qu’elles servent à résoudre et à dissiper d’autres maladies antérieures, auxquelles les forces conservatrices n’ont opposé qu’une résistance inutile, ou dont l’art a vainement tenté la guérison. Dans les maladies chroniques, au contraire, la nature n’emploie que des moyens de réaction foibles et languissans. Aussi ne sont-elles presque jamais critiques : il est même assez rare que la nature les guérisse par une suite de mouvemens réguliers ; et, contre l’opinion reçue, c’est sur-tout dans leur traitement que se manifeste, et conséquemment que doit être invoquée la puissance de l’art, sans le secours duquel plusieurs d’entr’elles sont communément incurables. Les changemens que produisent dans le système, les maladies aiguës, sont fréquemment utiles ; ceux qui surviennent à la suite et par l’effet des maladies chroniques, sont presque toujours désavantageux.

Il est cependant vrai que si les fièvres vives continues, et même certaines fièvres d’accès, qui n’en doivent point être distinguées sous ce rapport, opèrent souvent la solution de plusieurs maladies chroniques antérieures ; quelquefois aussi, par leur caractère opiniâtre et pernicieux, ou par le vice des moyens employés dans leur traitement, elles commencent la chaîne de diverses autres maladies chroniques subséquentes, dont on peut, à juste titre, les regarder comme les causes directes. Il est même constant que dans certains cas, une maladie chronique très-caractérisée, en fait disparoître une autre qui l’étoit moins, ou qui appartenoit à des genres différens. Alors celle qui est survenue la dernière, peut se guérir sans que la première reparoisse ; de sorte qu’elle doit être considérée comme remplissant à son égard les fonctions de crise. Mais ce sont là, des détails particuliers de théorie, sur lesquels il nous est absolument inutile de nous arrêter.

Quoi qu’il en soit, au reste, de la cause et de la nature des changemens introduits dans le système par les différentes maladies, l’observation nous apprend qu’ils peuvent être portés jusqu’au point d’imprimer de nouvelles habitudes aux organes, ou de développer de nouveaux tempéramens.

L’introduction des nouvelles habitudes par les maladies, est plus ou moins facile, suivant la nature des changemens qu’elle exige : les dispositions du système nerveux et l’état des organes ne s’altèrent pas avec la même promptitude dans tous les sens, ou ne retiennent pas les empreintes accidentelles avec le même degré de force et de fixité ; et les modifications diverses que les tempéramens peuvent subir par cette cause, s’offrent plus ou moins fréquemment à l’observation. Ainsi, les maladies produisent presque toujours, et laissent souvent après elles, une prédominance notable du système sensitif sur les forces motrices. Il est, au contraire, assez rare que leur effet soit d’émousser la sensibilité de l’organe nerveux, et d’élever la puissance des organes musculaires, au-dessus du rapport ordinaire. Le tempérament, désigné sous le nom de sanguin, se rapproche assez fréquemment du mélancolique : le mélancolique ne se rapproche jamais, ou presque jamais, de lui. Le bilieux revient avec peine, ou même il se refuse entièrement à revenir vers le sanguin : il ne descend au phlegmatique, que par une dégradation absolue de toute la constitution : il passe plus facilement au mélancolique, en retenant toutefois plusieurs traits de son caractère primitif. Enfin, le phlegmatique acquiert souvent un surcroît de sensibilité, qui lui fait imiter quelques-unes des habitudes du mélancolique ; et quand il éprouve une augmentation simultanée et proportionnelle des forces musculaires, il peut imiter le sanguin : mais il différe toujours beaucoup de l’un et de l’autre ; et jamais il ne présente le moindre trait du bilieux[1].

Ordinairement, les maladies hâtent, ou préparent les développemens de la sensibilité : le moral des enfans maladifs est généralement précoce. Quoique cet effet puisse quelquefois résulter d’impressions étrangères à l’état accidentel des organes, il est certain qu’en général, l’affoiblissement, ou le désordre des mouvemens vitaux, en multipliant, ou diversifiant les impressions reçues, communique au système nerveux, un surcroît d’action : et même, dans certains cas, les altérations directes, produites par l’état morbifique, augmentent immédiatement les forces, ou l’activité de l’organe pensant. Les affections de l’estomac et des entrailles, les engorgemens des viscères hypocondriaques, les maladies des organes de la génération, augmentent presque toujours la mobilité du système, et rendent ses extrémités sentantes plus susceptibles de toutes les impressions. Quand la marche chronique des mêmes affections permet que cet état devienne une véritable habitude, il se perpétue le plus souvent encore après que ses causes elles-mêmes ont entièrement disparu. Certaines affections mélancoliques, ou vaporeuses développent tout-à-coup, des facultés intellectuelles extraordinaires ; elles font éclore des sentimens ignorés jusqu’alors de l’individu : et quoique leurs effets s’affoiblissent communément après la cessation finale des accès ; communément aussi l’organe cérébral conserve des traces durables de ce mouvement singulier, que de grands désordres physiques peuvent seuls imprimer à toutes ses fonctions. Les fièvres aiguës ont fait disparoître quelquefois des causes d’imbécillité qui duroient depuis la naissance, ou qui s’étoient formées dans le premier âge ; et d’un idiot, on les a vu quelquefois faire un homme d’esprit, et même un homme distingué. On sait que le rachitis hâte, pour l’ordinaire, le développement moral des enfans. Mais ses effets ne se renferment pas dans la première époque de la vie ; ils s’étendent à toute sa durée : et les observateurs les plus superficiels n’ignorent pas que les personnes chez lesquelles il a laissé des empreintes visibles, sont en général remarquables par la finesse et la vivacité de leur esprit. Or, ces diverses maladies ne peuvent produire de semblables résultats, sans accroître l’activité du système nerveux, sans étendre, ou rendre plus vive la faculté de sentir.

Telle est l’influence la plus ordinaire des maladies. Cependant, toutes n’augmentent pas ainsi la sensibilité : quelques-unes, au contraire, la débilitent et l’émoussent. La plupart des affections du système absorbant et de l’organe cellulaire, et même une classe entière de celles des nerfs et du cerveau frappent immédiatement, ou médiatement, de stupeur les facultés sentantes, sans rabaisser au même degré, les forces musculaires et motrices. Bien plus, il en est dont l’effet direct est d’accroître ces dernières forces au-delà de toute proportion. Les maladies épileptiques, par exemple, offrent presque toujours les mouvemens convulsifs les plus puissans, joints à l’hébétation profonde du système sensitif. À la suite de ces fièvres aiguës qui remplissent les fonctions de crises, à l’égard d’autres maladies antérieures, les rapports mutuels de puissance et d’action entre les deux systèmes sentant et moteur, changent ordinairement en faveur du dernier : et quoique la sensibilité ne diminue pas alors jusqu’au point de détruire l’équilibre, les organes musculaires acquièrent toujours l’exercice et le sentiment d’une plus grande vigueur.

Mais, malgré ces faits très-constans, et beaucoup d’autres analogues dont on pourroit encore les fortifier, il est infiniment rare que les changemens occasionnés par les maladies, dans les habitudes des organes, développent le tempérament particulier qui caractérise la prédominance du système moteur sur le système sentant.

Quelques affections de poitrine, accompagnées de fièvre lente, introduisent assez souvent dans l’économie animale, une partie des habitudes propres au tempérament sanguin ; et dans les cas, à la vérité, peu communs, où la marche funeste de ces affections peut être arrêtée, les dispositions organiques développées par leur influence, persistent encore, et peuvent devenir un état fixe et permanent. D’autres fièvres lentes, jointes à la débilité générale des organes, et dégagées de toute résistance spasmodique, amènent avec elles, à-peu-près la même suite d’impressions, qui sont également susceptibles de prendre un certain caractère de fixité. On rencontre aussi dans la pratique, quelques affections du système cérébral et nerveux, dont le propre est de rendre toutes les impressions heureuses et riantes, et d’attacher un sentiment d’aisance et de bien-être aux différentes fonctions.

Suivant le degré de leur violence, et suivant l’état dans lequel elles rencontrent le système, les maladies produisent des effets très-divers. Ainsi, les engorgemens hypocondriaques, lorsqu’ils se forment dans un tempérament sanguin, le font passer au bilieux, s’ils sont légers ; au mélancolique, s’ils sont prononcés très-fortement. Lorsqu’ils surviennent dans un tempérament bilieux, ils le font passer tantôt au mélancolique doux, tantôt au maniaque emporté. Ainsi, quelquefois les fièvres intermittentes résolvent ces mêmes engorgemens ; et chaque accès tend directement au but. D’autres fois, au contraire, ce sont elles qui les produisent : ils s’aggravent à mesure que les accès se multiplient ; et les nouvelles incommodités qu’ils traînent à leur suite, ne peuvent être utilement combattues, qu’autant qu’on joint à leurs remèdes propres, ceux qui coupent la chaîne des mouvemens fébriles. Or, dans ces diverses circonstances, les maladies ne laissent point, à beaucoup près, les mêmes empreintes dans les habitudes du tempérament. Ainsi, l’on voit encore les irritations extraordinaires des organes de la génération faire naître, tour-à-tour, suivant l’état antérieur du système, et leur propre degré d’intensité, les dispositions du sanguin, celles du bilieux, ou celles du mélancolique. Ces irritations peuvent même être portées au point de changer l’ordre de tous les mouvemens, et d’altérer la nature, ou le caractère des impressions.

Il est cependant quelques maladies qui produisent des effets constans sur les dispositions et sur les habitudes des organes. Les engorgemens de la veine-porte, par exemple, entraînent constamment à leur suite, les habitudes mélancoliques et les désordres nerveux que ces habitudes déterminent à leur tour. Nous avons vu que les affections chroniques de l’estomac et des entrailles, augmentent la sensibilité, dans le même rapport qu’elles affoiblissent les puissances de mouvement. Il en est de même de celles du diaphragme, qui les accompagnent presque toujours : leur effet immédiat est de faire prédominer les forces sentantes sur les forces motrices : comme, de leur côté, toutes les causes capables de refouler la sensibilité vers le centre nerveux, accroissent, par cela seul, et dans des proportions presqu’indéfinies, les forces musculaires ; tandis qu’elles semblent interrompre les communications de l’organe cérébral avec le monde extérieur, et suspendre, en quelque sorte, les sensations.

En général, pour influer sur le tempérament, une maladie doit pouvoir contribuer à produire les dispositions constantes des organes ; elle doit même en faire partie. Pour l’altérer, il faut qu’elle efface leurs habitudes, et qu’elle les remplace par des habitudes nouvelles. Enfin, pour rendre le changement durable, il faut qu’elle ait réduit à l’inaction, les causes déterminantes de l’état antérieur ; ou du moins, qu’elle imprime à celles de l’état actuel, un degré considérable de puissance et de fixité.

§. iii.

Le régime, qui comprend toutes les habitudes de la vie, considérées dans leur ensemble, dépend, sous beaucoup de rapports du climat ; c’est-à-dire, de toutes les circonstances physiques propres à chaque localité : mais il peut en être indépendant, à plusieurs autres égards ; et c’est pour cela, qu’en cherchant à déterminer l’influence de l’un et de l’autre sur les opérations de l’intelligence et de la volonté, nous avons traité d’abord du régime, et puis du climat. En parlant de leur influence sur le tempérament, je ne pense pas que nous devions suivre le même ordre : comme ce que nous avons à dire touchant le climat, se réduit à quelques observations générales, c’est par lui que nous allons continuer cet examen.

Les deux extrêmes du chaud et du froid produisent deux états du système animal entièrement opposés. Dans les pays très-froids, les forces musculaires sont actives et puissantes, les forces sensitives engourdies et foibles. Voilà ce qu’attestent les relations de tous les Voyageurs, et notamment celles de Gmelin, de Pallas, de Linné, de Dixon, de Mears, de Vancouvers, &c. Dans les pays très-chauds, au contraire, les forces musculaires sont débiles et languissantes, tandis que la sensibilité est très-développée, très-étendue, très-vive. Voilà ce que certifient encore les médecins les plus célèbres, qui ont exercé leur art dans ces derniers pays ; tels que Kempfer, Bontius, Russel, Poissonnier, Bajon, Hillary, Chalmers, et plusieurs autres. Ainsi, le tempérament, caractérisé par des impressions obscures, peu nombreuses, et par le surcroît de puissance et d’action dans les organes du mouvement, appartient aux régions boréales : celui que caractérisent, au contraire, le grand nombre, la variété, la vivacité des impressions, et la débilité, l’inertie, ou du moins le défaut de tenue et de persistance des forces musculaires, appartient aux régions de l’équateur et des tropiques. Ajoutons seulement, pour compléter la dernière partie de l’observation, que des membres vigoureux peuvent se développer sous un ciel brûlant, mais que le système y contracte toujours des habitudes convulsives, et que ces habitudes ont elles-mêmes pour cause directe, les écarts continuels d’une excessive sensibilité.

Un passage important d’Hippocrate, relatif aux habitans du Phase, et cité dans un des précédens Mémoires, nous a déjà fait connoître le genre de climat capable de produire le tempérament appelé phlegmatique : c’est un sol humide et marécageux ; c’est un air épais, chargé de vapeurs ; ce sont des eaux stagnantes, saturées de l’infusion des végétaux éclos dans leur sein : ce sont, en un mot, toutes les circonstances locales propres à débiliter le système et à ralentir les mouvemens vitaux.

À ce sujet, je ne puis déguiser que des hommes d’un grand mérite, et dont l’autorité doit, à tous égards, être imposante pour moi, croient devoir attribuer ce tempérament à d’autres causes, ou le caractériser par d’autres circonstances organiques. Suivant ces physiologistes, sa formation dépendroit du défaut d’équilibre entre les différens genres de vaisseaux : il consisteroit dans la prédominance habituelle du système absorbant. Cette opinion pouvoit être facilement ramenée à ma manière générale de considérer les tempéramens ; et je conviendrai qu’elle s’est d’abord offerte à moi sous ce point de vue, et comme probable. Mais, après l’avoir examinée plus attentivement, j’avoue avec la même candeur, qu’il ne m’est pas possible de l’adopter. En effet, 1°. les hommes du tempérament dit phlegmatique, sont précisément ceux chez lesquels les absorptions internes se font avec le plus de lenteur et le plus incomplètement. 2°. Les maladies qui se rapprochent de ce tempérament, demandent, pour leur guérison, que les forces absorbantes soient excitées, qu’elles deviennent plus puissantes et plus actives. 3°. Pour obtenir cet effet, on ne met point en usage des moyens qui fortifient exclusivement le système lymphatique, sans agir sur les autres parties vivantes : les seuls qui soient véritablement efficaces, augmentent également le ton de tous les organes, et stimulent à la fois tous les mouvemens. 4°. L’absorption qui se fait par les extrémités externes des vaisseaux, se comporte absolument de la même manière que celles qui s’opèrent à l’intérieur. Une personne placée dans le bain, absorbe une quantité d’autant moindre d’eau, que son tempérament est plus près du phlegmatique, et d’autant plus considérable, qu’il en est plus éloigné[2]. Rien ne peut faire penser que les choses se passent autrement à l’égard de l’air atmosphérique, dont il est notoire que nos corps aspirent plus ou moins d’humidité. Remarquons seulement, que plus les individus sont foibles (et les phlegmatiques le sont tous, au moins relativement), plus aussi la transpiration insensible est chez eux, facilement répercutée : circonstance dont il faut tenir soigneusement compte, si l’on ne veut pas tomber dans de graves erreurs, en évaluant la quantité réelle d’absorption.

Il y a cependant un fait qui paroît favorable à l’opinion dont je parle, et qui pourroit en avoir fourni la première indication. Dans certains cas d’hydropisie, l’accumulation des eaux augmente journellement, bien au-delà du volume de la boisson et du poids total des alimens. On ne peut douter que ce surplus de fluide étranger ne provienne de l’humidité de l’air, pompée avec plus de rapidité par les pores absorbans. Les observations ont, dans ces cas, prouvé que plus l’air devient humide, plus aussi cette quantité des eaux absorbées devient considérable : et, d’après les récits de plusieurs médecins très-dignes de foi, elle a quelquefois été si grande, qu’ils ont craint d’être taxés d’imposture, en racontant ce qu’ils avoient sous les yeux. Mais supposons tous ces récits parfaitement exacts (et quant à moi, je n’en conteste point la véracité) ; le surcroît d’action des vaisseaux absorbans cutanés ne prouvera point celui de leur force réelle : il peut en être de ces vaisseaux, dans le cas supposé, comme des intestins dans plusieurs cas de dévoiement, où l’action précipitée et tumultueuse de ces derniers organes, est l’effet de leur énervation directe. D’ailleurs, ce sont uniquement ici, les absorbans externes, dont les fonctions paroissent jouir accidentellement d’un plus grand degré d’activité : tous les autres sont, au contraire, plongés dans la plus profonde langueur.

La douceur du climat, la sérénité du ciel, la légèreté des eaux, la constance dans la température et dans la pureté de l’atmosphère, développent la sensibilité des extrémités nerveuses, et produisent l’aisance des mouvemens. À ces circonstances physiques réunies, appartiennent donc particulièrement les habitudes des organes, désignées sous le nom de tempérament sanguin. Une chaleur vive, des changemens brusques dans l’état de l’air, une grande diversité dans le caractère des objets environnans, contribuent puissamment à produire le tempérament appelé bilieux. Le mélancolique paraît propre à des pays chauds, mais où les alternatives de température sont habituelles ; dont l’air est chargé d’exhalaisons, et les eaux dures et crues, c’est-à-dire, saturées de sels peu solubles, ou de principes terreux. Une température douce et jointe à toutes les autres circonstances heureuses, mais agitée par des variations fréquentes, fournit les premiers traits du sanguin-bilieux : et, pour peu que le régime, les travaux et les diverses causes morales, favorisent alors sa formation, ce tempérament devient bientôt commun à tout un pays. Les qualités qu’il produit, ou qu’il suppose, paroissent être les plus favorables au bonheur particulier et aux progrès de l’état social ; tant à cause du juste degré d’activité qu’il imprime, que de la souplesse d’esprit et de la douceur des manières qui le caractérisent. En général, c’est ce tempérament qui prédomine en France. Si nous voulions entrer dans quelques détails, il seroit facile de voir qu’il a constamment influé sur nos habitudes nationales, depuis que les travaux de la civilisation ont fixé définitivement notre climat. Le bilieux-mélancolique est, au contraire, le plus malheureux et le plus funeste de tous. C’est celui qui paroît propre aux nations fanatiques, vindicatives et sanguinaires. C’est lui qui détermine les sombres emportemens des Tibère et des Sylla ; les fureurs hypocrites des Dominique, des Louis Onze et des Robespierre ; les atrocités capricieuses des Henri Huit ; les vengeances réfléchies et persévérantes des Philippe Deux : il joint l’audace et la violence, à la profondeur de l’ambition et des ressentimens ; et la noire terreur, qui le pousse de crime en crime, s’accroît encore de ses propres résultats.

Je répète ici, touchant le climat, ce que j’ai dit ci-dessus des maladies. Le climat ne change, n’altère, et même ne modifie le tempérament, que lorsqu’il agit avec assez de force, et pendant un temps assez long, pour effacer, au moins en partie, les habitudes antérieures des organes. Cependant ces deux genres de causes diffèrent essentiellement. La maladie est, en général, un état passager ; et d’autres impressions font bientôt disparoître celles qui lui sont particulières. Le climat présente, au contraire, des caractères fixes ; ses effets sont persistans : je veux dire qu’il suffit de rester dans un pays, pour vivre sans cesse environné des mêmes circonstances locales ; pour éprouver l’action des mêmes objets ; en un mot, pour recevoir constamment les mêmes impressions.

§. iv.

La puissance du climat paroîtra bien plus étendue, si l’on observe que celle du régime en dépend à plusieurs égards. En effet, c’est le climat qui détermine la nature des alimens et des boissons ; il modifie l’air qu’on respire ; il impose le plus grand nombre des habitudes de la vie ; il invite plus particulièrement à certains travaux. L’action du régime ne peut donc être séparée que par abstraction, de celle du climat : ces deux causes agissent ordinairement de concert ; et les changemens les plus profonds et les plus durables que l’économie animale soit susceptible d’éprouver, leur sont presque toujours dus en commun.

Ainsi, l’effet des alimens et des boissons sur les habitudes organiques, semble ne pouvoir être complet, que lorsqu’il est fortifié par celui du climat. Nous avons cependant observé, dans un autre Mémoire, que les habitans de pays très-voisins, et dont plusieurs circonstances physiques se ressemblent beaucoup, offrent les plus frappantes différences de tempérament et de constitution : et nous avons reconnu que de bonnes ou de mauvaises eaux, des alimens fins ou grossiers, et l’usage ou la privation du vin, peuvent alors en être regardés comme la principale cause. Les Turcs habitent le même pays que les anciens Grecs ; peut-on néanmoins appercevoir le moindre trait de ressemblance entre ces corps massifs, ces tempéramens immobiles, et les constitutions que nous ont dépeintes Hippocrate et les autres médecins ses compatriotes ? et les races des Grecs modernes, quoique mêlées par-tout avec celles de leurs stupides oppresseurs, n’en diffèrent-elles pas encore essentiellement à tous égards ? Les empreintes durables que laisse dans le système, l’action répétée de l’opium et des autres narcotiques, paroissent sur-tout établir de notables différences entre les peuples qui les emploient journellement, et ceux qui les réservent pour le traitement des maladies, ou qui ne les connoissent même pas.

On peut admettre, en général, que l’usage du vin, joint à des alimens, tout ensemble nourrissans et légers, rapproche, à la longue, les tempéramens du sanguin ; que les alimens grossiers, mais nourrissans, tendent à faire prédominer les forces musculaires ; que les boissons stimulantes, comme le café, combinées avec l’usage des aromates, font, au contraire, prédominer les forces sensitives ; que l’abus des épiceries et des liqueurs fortes pousse le tempérament vers le bilieux ; que la production du mélancolique est puissamment favorisée par l’emploi journalier d’alimens de difficile digestion, et d’eaux crues et dures, particulièrement lorsque ces causes agissent de concert avec d’autres capables d’exciter vicieusement la sensibilité ; qu’enfin, l’habitude des narcotiques affoiblit directement le système nerveux, et qu’elle dégrade indirectement le système musculaire, quoiqu’un effet de ces substances soit d’augmenter momentanément, sinon l’énergie radicale, au moins la puissance d’action de ce dernier.

L’excès, ou le défaut de sommeil, peut aussi changer beaucoup, avec le temps, l’état général et particulier des organes. Cette circonstance est sur-tout capable d’introduire des rapports entièrement nouveaux, entre les différentes facultés et les différentes fonctions.

Mais les travaux habituels exercent sur le tempérament, une influence bien plus remarquable. Pour se convaincre que cela ne sauroit être autrement, il suffit de considérer que, suivant leur différente nature, les travaux peuvent tantôt servir de moyens de guérison pour des maladies antérieures, et tantôt produire, comme artificiellement, des maladies nouvelles ; qu’ils déterminent presque toutes les habitudes accidentelles de la vie ; et que l’état moral et l’état physique leur sont également subordonnés, sous un grand nombre de rapports.

Nous savons, par exemple, que les travaux qui s’exécutent par de grands mouvemens, et qui demandent de grandes forces musculaires, cultivent ces mêmes forces, les développent et les accroissent ; tandis qu’au contraire, ils émoussent la sensibilité du système nerveux. Nous savons aussi que les travaux sédentaires, qui n’exigent que peu de mouvemens, et point d’efforts physiques, énervent le système musculaire ; et pour peu qu’ils exercent le moral, ces travaux donnent à tout l’organe cérébral et sensitif, un surcroît remarquable de finesse et d’activité. Les bûcherons, les portefaix, les ouvriers des ports, en un mot, tous les hommes de peine, sont moins sensibles et plus vigoureux : les cordonniers, les tailleurs, les brodeurs, &c., &c., sont plus foibles, et plus susceptibles de toutes les impressions.

Quand les travaux, ou les violens exercices du corps, sont accompagnés de circonstances capables d’exciter vivement les passions de l’ame, ils impriment, plus ou moins, au tempérament, les habitudes du bilieux. Voilà pourquoi ces mêmes habitudes semblent familières aux hommes de guerre, et aux ardens chasseurs, particulièrement à ceux de ces derniers qui vont attaquer les bêtes farouches, dans le sein des bois et dans le fond des déserts. Quand les travaux sédentaires sont de nature à beaucoup exercer l’organe moral, et que leur continuité produit, comme il arrive communément alors, l’engorgement des viscères hypocondriaques, et de tout le système de la veine-porte, on voit, par suite, se développer, en peu de temps, non-seulement les affections nerveuses, et les bizarreries d’imagination propres au tempérament mélancolique, mais encore tous les autres désordres des fonctions, par lesquels il est pathologiquement caractérisé. C’est une observation qu’on n’a malheureusement que trop d’occasions de faire, chaque jour, chez les artistes, les gens-de-lettres et les savans.

Je crois inutile d’entrer ici dans le détail des maladies que les différens travaux peuvent faire naître : elles sont très-variées et très-nombreuses ; et leurs effets sur le système sont plus ou moins fixes, comme plus ou moins importans.

Nous glisserons également sur celles dont certains travaux particuliers peuvent produire ou favoriser la guérison. Il est peu de maladies chroniques pour lesquelles l’exercice du corps ne soit directement utile : plusieurs d’entr’elles ne demandent même pas d’autre traitement.

Il suffit d’indiquer ces deux causes secondaires d’altération du tempérament.

Mais si le tempérament peut être véritablement changé, c’est lorsque toutes les causes réunies agissent de concert : encore même seroit-il assez difficile de citer des exemples bien constans d’un changement complet dans les dispositions du système ; quand l’empreinte originelle est ferme et profonde, il est rare qu’elle s’efface. Les circonstances accidentelles de la vie y mêlent, à la vérité, d’autres empreintes plus superficielles ; elles la modifient, elles donnent de nouvelles directions aux habitudes organiques : mais ordinairement, c’est à cela que se borne leur effet. Ces modifications dans l’état du système, ces directions nouvelles des habitudes constituent ce qu’on peut appeler les tempéramens acquis : jamais, ou presque jamais, l’observation positive et la réalité des choses n’offrent rien de plus.

Les effets moraux des tempéramens acquis sont plus variés peut-être, et non moins étendus que ceux des tempéramens originels : mais ce que nous pourrions établir en général sur ce sujet, rentreroit presque toujours dans des considérations exposées ailleurs assez en détail (voyez Mémoires 6, 7, 8 et 9) ; ou ce que nous pourrions ajouter encore, nous forceroit de tracer des tableaux de maladies, et d’entrer dans des explications médicales, trop circonstanciés les uns et les autres, et qui seroient absolument étrangers au but et au plan de cet ouvrage.


FIN.

  1. Je me sers ici des mots reçus, sans m’écarter de la classification qu’ils supposent. Le lecteur peut voir, dans le sixième Mémoire, quel sens précis j’attache à ces mots, et quelle classification j’admets pour les tempéramens.
  2. Si je voulois établir une théorie et des lois générales à cet égard, je ne serois pas éloigné de penser que les sujets chez lesquels le systême absorbant et lymphatique prédomine véritablement, sont les vaporeux et les mélancoliques. Je les ai vus constamment absorber une quantité plus considérable de l’eau de leurs bains : c’est chez eux que l’absorption des boissons abondantes, se fait le plus rapidement, et avec le moins de fatigue pour les organes de la digestion : il me paroît aussi que leur corps pompe, avec une activité très-grande, l’humidité de l’air ; et peut-être est-ce à la même cause, qu’il faut attribuer cette abondance extraordinaire de salive, ou d’urine aqueuse qu’ils rendent incessamment.

    Je vois au contraire, toutes les resorptions se faire lentement, péniblement et d’une manière incomplète, chez les pituiteux, ou flegmatiques : un air humide les énerve ; ils pompent très-peu de l’eau de leurs bains ; les boissons abondantes leur fatiguent l’estomac et les intestins ; et souvent elles passent chez eux tout de bout, en dévoiement aqueux.