Rational (Durand de Mende)/Volume 1/Premier livre/Chapitre 05

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Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 1p. 73-80).


CHAPITRE V.
DU CIMETIÈRE, ET DES AUTRES LIEUX SAINTS ET CONSACRÉS PAR LA RELIGION.


Maintenant parlons du cimetière et des autres lieux saints et consacrés par la religion. Or, des lieux vénérables, les uns sont consacrés aux besoins de l’homme, les autres sont dédiés à la prière.

I. Les lieux consacrés aux besoins de l’homme sont la maison pour recevoir les étrangers (zenodochium), l’hôpital (zenostorium), qui a la même destination, la pharmacie (vasochonium), l’hospice des vieillards (ierontochonium), l’hospice des orphelins (orphanatrophium), et celui des soldats blessés (belphotrophium). Car les saints Pères et les princes religieux ont établi des lieux de cette sorte, dans lesquels les pauvres, les étrangers, les pèlerins, les vieillards, les orphelins et les enfants à la mamelle, les ermites, les infirmes, les malades et les blessés seraient reçus et soignés. Et remarque que le mot grec gerôn veut dire en latin senex, vieillard. Mais, entre les lieux destinés à la prière, les uns sont sacrés, les autres sont saints, les autres enfin sont consacrés par la religion.

II. Les lieux sacrés (sacra) sont ceux qui ont été dédiés, selon les cérémonies requises, par les mains des pontifes, et qui ont été sanctifiés par Dieu ; et ils sont appelés de différents noms, comme on l’a dit auparavant, au chapitre de l’Église. On appelle saints (sancta) les lieux de franchise et les privilèges assignés aux serviteurs et aux ministres de l’Église : il est interdit à qui que ce soit, avec menace d’une punition certaine, d’oser essayer de les violer ou d’attenter à leur droit et privilège spécial ; de ce nombre sont les porches des églises, et, en certains lieux, les cloîtres qui sont dans les maisons des chanoines ou des réguliers (canonicorum), dans lesquels toute sécurité est accordée aux hommes coupables de quelque crime que ce soit, qui, fuyant les poursuites de la justice, s’y réfugient, et cela a lieu en vertu des ordres du roi. (Institut, de rerum divisione, § Sanctœ portœ et theatra civitatum.)

III. Les lieux consacrés par la religion (religiosa) sont ceux où le cadavre entier d’un homme et aussi sa tête seulement sont ensevelis, parce que personne ne peut avoir deux sépultures. Le corps ou quelque autre membre, mis en terre sans la tête, ne constitue pas un lieu consacré par la religion. Aux termes de la loi, le cadavre d’un Juif ou d’un Gentil, ou d’un enfant qui n’est pas encore baptisé, rend religieux le lieu dans lequel il a été enseveli ; mais cependant, selon la religion chrétienne et la doctrine canonique, le cadavre du chrétien seulement fait et constitue le lieu religieux. Et remarque que tout ce qui est sacré est religieux, et non pas le contraire. Au reste, ce lieu est appelé lieu religieux de diverses manières, à savoir cimetière (cœmeterium), polyandrium ou andropolis (ville des hommes), ce qui est la même chose. De même, le tombeau (sepulchrum) est appelé mausolée (mausoleum), ou, ce qui est aussi la même chose, dortoir (dormitorium), tertre (tumulus), monument (monumentum), prison (ergastulum), sarcophage (sarcophagus), pyramide (pyramis), tombeau (bustum), urne (urna), et caverne ou caveau (spelunca).

IV. Cimetière (cœmeterium) tire son nom de cimen, doux, et sterion, repos, car là reposent doucement les os des morts, et ils attendent l'avénement du Sauveur[1] ; ou parce que là sont les punaises (cimices), c’est-à-dire des vers puants outre mesure.

V. Poluandrion (polyandrium) veut dire en quelque sorte pollutum antrum, un antre souillé, à cause des cadavres des hommes qui y sont ensevelis. Ou bien on entend par Poluandrion (polyandrium) la multitude des hommes ; car polu signifie la pluralité, et andros les hommes ; et, selon ce sens, c’est le vrai nom du cimetière, à cause de la multitude des hommes qui y sont ensevelis. On l’appelle aussi andropolis (andropolis) ville des hommes, ce qui est la même chose.

VI. Le mot sépulcre (sepulchrum) veut dire en quelque sorte sine pulsu, sans pouls, parce que celui qu’on y met est privé du pouls, ou bien encore c’est le lieu où les os sont enfermés.

VIL Le mausolée (mausoleum) a été ainsi appelé d’un certain homme (a quodam) dont le nom était Mausole, qui fut riche et puissant, et très-aimé par Artémise, son épouse, tellement qu’après sa mort elle lui construisit un sépulcre magnifique qu’elle appela Mausolée, du nom de son époux. Et c’est de là que s’est conservée la coutume de donner le nom de mausolée à toute sépulture magnifique.

VIII. Le dortoir (dormitorium) tire son nom de dormiendo, dormir, parce que là reposent les corps des saints qui meurent dans le Seigneur. Tumulus, tertre, c’est comme si on disait terre enflée, tumens tellus, parce qu’après que l’homme a été mis en terre, on élève tant soit peu le sol au-dessus de ses restes pour en marquer la place. Monument (monumentum) est ainsi appelé parce que sa vue émeut l’ame, movet mentem, de quiconque le considère, et le fait souvenir qu’il est cendre et qu’il retournera dans la cendre. Prison (ergastulum) vient de irgon, fruits, campagne, ou de ergasia, travail, soin, labeur, lucre et repos, c’est-à-dire délassement ; car là reposent les corps de ceux qui meurent dans le Seigneur ; d’où vient cette parole : « Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur, etc. »

IX. Sarkophagos, sarcophagc, vient de sar, sarkos, chair, et de phagein, manger, parce que la chair y est mangée, c’est-à-dire consumée. Pyramide (pyramis) vient de pur, feu, parce que les corps brûlés par le feu et réduits en cendre y étaient conservés, ou, parce que, de même que le feu commence large et s’élève en pointe, de même aussi la pyramide est une sorte de sépulture très-haute ; telle est à Rome celle dans laquelle les cendres de Jules-César furent déposées ; et le peuple l’appelle par corruption l’aiguille de saint Pierre (acus sancti Petri) y tandis que, cependant, elle devrait être appelée Julia, ou de Julius. César fit élever une semblable pyramide auprès de Tours, proche du rivage de la Loire, et y enferma les cendres d’un guerrier (cujusdam militis), son ami, tué dans un combat.

X. Et le tombeau (bustum) a tiré son nom de ce qu’il contenait ; car on y ensevelissait les bustes (busta), ou corps humains. L’urne (urna) est ainsi nommée de l’usage où l’on était très-anciennement (antiquitus) de brûler les corps sur le bûcher et d’en conserver les cendres rassemblées dans des urnes de terre. La caverne, ou caveau (spelunca), est quelquefois appelée double (duplex), comme on le dira bientôt.

XL On dit que l’origine du cimetière remonte à Abraham, qui acheta un champ près d’Ebron, dans lequel était une double caverne où il fut enseveli lui-même avec Sara et Isaac, Jacob, Adam et Eve ; et il l’acheta, afin qu’elle servît de sépulture à lui et aux siens. Il y avait en ce lieu une double caverne, parce qu’on y ensevelissait deux personnes l’une auprès de l’autre, à savoir le mari et la femme, ou dans une les hommes et dans l’autre les femmes ; ou que cette double caverne était faite en forme de chaise, dans chacun des côtés de laquelle on ensevelissait tous les membres d’une famille, ce qui a fait dire à Jérôme que les trois patriarches furent ensevelis dans la cité d’Ebron, et dans une caverne double, avec leurs trois épouses ; et on les ensevelissait assis en quelque sorte, et la partie supérieure de la caverne, qui prenait le tronc au-dessus des reins, était appelée la première caverne, et la partie basse, qui prenait les pieds, les jambes et les cuisses, était appelée la seconde caverne.

XII. Or, tous ne doivent pas être indistinctement ensevelis dans l’intérieur de l’église ; car on voit qu’elle ne sert pas de lieu de sépulture, en dehors des sépultures sacrées. Car Lucifer fut précipité du haut du ciel et Adam jeté hors du paradis ; et quels lieux sont meilleurs pour eux que ceux qu’ils occupent, à savoir : le démon l’enfer, et l’homme la terre ? De même aussi, Joab fut tué dans le tabernacle, et Job triompha sur son fumier. De plus, on voit par l’histoire qu’il est dangereux qu’un pécheur indigne soit enseveli dans l’église ; car on lit dans un Dialogue du bienheureux Grégoire, liv. iv, chapitre 56, qu’un homme souillé de débauches avait été enterré dans l’église du bienheureux Faustin de Brescia ; et, la même nuit, le bienheureux Faustin apparut au gardien de cette église, lui disant : « Dis à l’évêque de jeter hors de l’église ces chairs fétides qu’il a placées en ce lieu ; autrement il mourra dans ce trente jours, » Mais le gardien craignit de dire cela à l’évêque, et l'évêque mourut subitement le trentième jour. On lit encore au même endroit, chapitre 47, le trait d’un autre homme qui fut enseveli dans l’église, et dont le cadavre fut ensuite trouvé dehors, bien que les linceuls fussent restés à leur place. Et saint Augustin dit (XII, q. ii et cap. seq.) : « Ceux sur qui pèsent de grands péchés, s’ils se font ensevelir dans des lieux sacrés, auront de plus à être jugés à cause de leur présomption, parce que les lieux sacrés ne les délivrent pas, mais que la faute de leur témérité les accuse. » Donc, aucun corps ne doit être enterré dans l’église, ou près de l’autel où le corps et le sang du Seigneur sont préparés et offerts, à moins que ce ne soient les corps des saints Pères qu’on appelle patrons, c’est-à-dire défenseurs ; qui, par leurs mérites, défendent toute leur patrie ; et les évéques, et les abbés, et les prêtres dignes de ce nom, et les laïques d’une très-grande sainteté ; mais tous doivent être ensevelis autour de l’église, par exemple dans le vestibule, ou dans le portique, ou dans le chapitre, ou sous les voûtes qui tiennent à l’église au dehors (les charniers), ou bien enfin dans le cimetière, comme on le voit dans le canon Prœcipimus, et dans cet autre : Non œstimemus. Or, quelques-uns disent qu’un espace de trente pieds de circonférence autour de l’église doit être consacré à la sépulture des morts. Et les autres disent qu’il suffit pour cela du seul cercle que parcourt l’évêque en consacrant l’église. Saint Augustin dit, dans le livre : Du soin qu’on doit apporter à la sépulture des morts (De cura pro mortuis agenda), vers la fin : Qu’ensevelir un homme auprès des monuments élevés à la mémoire des martyrs, cela sert au mort en ce que, par la recommandation que l’on en fait au patronage des martyrs, l’affection que le saint témoin de Dieu concevra pour lui, augmentera le nombre des prières et donnera de la force aux supplications que l’on adressera à Dieu en sa faveur.

XIII. Très-anciennement (antiquitus), on était dans la coutume d’enterrer les hommes dans leurs propres maisons ; mais, à cause de la puanteur des cadavres, il fut établi qu’ils seraient ensevelis hors de la cité ; et l’on consacrait à cela un lieu commun sanctifié par la religion. Les nobles étaient enterrés sur les montagnes, et au milieu, et à leurs bases, et chez eux. Au reste, si quelqu’un est tué dans un siège, il ne peut être mis dans le cimetière ; qu’on l’ensevelisse donc où l’on pourra. Et, si un commerçant ou un étranger meurt sur mer, et que la terre soit proche, qu’on l’y ensevelisse ; que si le port est éloigné, qu’on l’enterre dans quelque île proche de là. Mais, si l’on ne voit pas la terre, qu’on lui fasse une maisonnette (domuncula) de planches, si l’on peut en avoir, et qu’on le jette dans la mer.

XIV. Or, on ne doit ensevelir dans le cimetière des chrétiens qu’un chrétien baptisé, et encore pas tout chrétien ; comme, par exemple, un homme tué par un maléfice, car le maléfice est un péché mortel ; ou en adultère, ou en vol, ou bien dans les jeux des païens, excepté pourtant le tournoi ; et l’on ne doit mettre dans le cimetière que les laïques d’une très-grande sainteté[2]. Et c’est pourquoi, là où l'on trouve un homme mort, on l’ensevelira à cause du doute où l’on est de la cause de sa mort. Et si quelqu’un meurt subitement en se livrant aux jeux en usage, comme à celui de la balle ou de la boule (ludo pilœ), il peut être enterré dans le cimetière, parce qu’il ne pensait à faire de mal à personne. Mais, parce qu’il était occupé aux divertissements de ce monde, quelques-uns disent qu’il doit être enseveli sans le chamt des psaumes et sans les autres cérémonies des morts. Si quelqu’un excite un autre à se disputer ou à se battre et vient à mourir impénitent, et sans demander le prêtre, il ne doit pas être mis dans le cimetière, comme disent quelques-uns, non plus que celui qui s’est donné la mort de sa propre main ; on en excepte le cas où il serait mort en repoussant la violence faite à son patrimoine ou à celui des siens, étant toutefois pénitent et repentant de ses fautes. Mais si un homme meurt subitement, non pour quelque cause manifeste, mais par le seul jugement de Dieu, il peut être enterré dans le cimetière ; car le juste, à quelque heure qu’il sorte de la vie, est sauvé, surtout si, au moment où le Seigneur l’a pris, il s’occupait de choses permises. Le cimetière et l’office des morts sont accordés sans obstacle au défenseur de la justice et au guerrier tués dans une guerre dont le motif était selon l’équité ; cependant, on ne porte pas dans l’église ceux qui ont été tués, de peur que leur sang ne souille le pavé du temple de Dieu. Mais si un homme, revenant d’une maison de prostitution ou de quelque lieu où il aura forniqué, est tué en chemin, ou, s’y arrêtant pour quelque cause, y meurt, il ne sera pas enterré dans le cimetière commun, et cela si l’on peut prouver comme il faut qu’il a forniqué, et s’il n’est pas établi qu’ensuite il s’est confessé ou qu’il a eu la contrition de son péché ; autrement, il doit être enterré.

XV. Encore, une femme qui meurt en travail d’enfant ne doit pas être apportée dans l’église, comme le disent quelquesuns, de peur que le pavé ne soit souillé par son sang ; mais qu’on fasse ses obsèques hors de l’église et qu’on l’enterre dans le cimetière ; mais cela n’est pas juste, car alors la peine se changerait en faute pour elle. Il est donc permis de la porter dans l’église, en faisant attention cependant à ce que le temple du Seigneur ne soit pas souillé par le flux (maculis) du corps, et en prenant de grands soins pour cela.

XVI. Cependant, l’enfant tiré mort du ventre de sa mère, et non baptisé, sera enterré hors du cimetière. Il y en a pourtant qui disent que le fruit (partus) est censé faire partie des entrailles.

XVII. Or, le mari et la femme doivent être mis dans le même tombeau, à l’exemple d’Abraham et de Sara, qui ne choisirent pas une sépulture particulière ; et voilà pourquoi Tobie recommanda à son fils, quand sa mère aurait terminé ses jours, de la coucher dans le même sépulcre avec lui. De même, toute personne doit être enterrée dans le tombeau de ses pères, à moins que d’elle-même elle n’ait choisi sa sépulture ailleurs. Au reste, dans le Concile de Mayence (De consecr., dist. ult., c. fin.), il a été statué que ceux qui sont suspendus de la communion des fidèles (suspensi), c’est-à-dire qui, pour leurs péchés, souffrent la plus grande punition, s’ils se sont confessés ou ont désiré se confesser, et ont communié, peuvent être enterrés dans les cimetières, et qu’on peut faire des offrandes et célébrer des messes à leur intention. On dira dans la septième partie, au chapitre de l’Office des Morts, comment le corps de l’homme doit être enseveli.

  1. Note 18 page 368.
  2. Note 19 page 374.