Rational (Durand de Mende)/Volume 1/Troisième livre/Chapitre 08

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 1p. 241-247).


CHAPITRE VIII.
DES CHAUSSES[1] ET DES SANDALES[2].


On a parlé plus haut des six ornements communs tant aux prêtres qu’aux évêques, et maintenant il reste à traiter des neuf ornements spirituels des pontifes ; et, d’abord, voyons les chausses et les sandales.

I. Or, le vêtement des pieds n’a pas pris son origine d’Aaron, qui vivait seulement dans la Judée, ce qui fait qu’il n’en eut pas besoin, mais des apôtres, auxquels il fut dit : « Allez, enseignez toutes les nations ; » à moins, par hasard, que quelqu’un dise que les caligæ ont été ajoutées aux sandales et tiennent lieu des fœminalia.

II. Donc, pendant qu’on dit les cinq psaumes (de tierce), les pontifes qui doivent célébrer (la sainte Messe) se chaussent les pieds pour se préparer à aller annoncer la paix de l’Évangile, avec les chausses et les sandales dont le Prophète admirait la beauté, quand il disait : « Qu’ils sont beaux et remarquables (speciosi) les pieds de ceux qui évangélisent la paix, les pieds de ceux qui évangélisent ses biens ! » D’où vient que l'Apôtre dit aux Éphésiens : « Ayez les pieds chaussés des chaussures des vertus. » Et on lit dans l’Évangile que le Seigneur envoya ses disciples, chaussés de sandales, pour aller annoncer l’Évangile de la paix et pour préparer les hommes à le recevoir ; car, s’ils n’avaient pas été chaussés, comment auraient-ils pu marcher sur les serpents et les scorpions ?

III. Que les évêques réfléchissent donc pourquoi ils sont ainsi chaussés ; qu’ils imitent les exemples de ceux dont ils copient les chaussures : car les pieds donnent convenablement l’intelligence des affections de l’ame. Ils doivent donc avoir leurs affections et leurs désirs chaussés, de peur que la poussière des biens terrestres ou temporels ne les salisse.

IV. Cette sorte de chaussure symbolise encore très-bien les entraves qu’ils doivent mettre à leurs pieds, afin qu’ils ne se hâtent pas de courir aux choses défendues ; et, parce que les affections sont plus facilement corrompues et souillées dans le temps de la prospérité (que marque le pied droit) que dans celui de l’adversité ( désigné par le gauche), voilà pourquoi, afin de montrer qu’on doit recourir aux plus prompts remèdes dans le plus grand danger, le pontife commence à se chausser par le pied droit. Cependant, avant que de se mettre les sandales aux pieds, on met les chausses, que l’on tend jusqu’aux genoux et que l’on y serre, parce que le prédicateur doit marcher dans le droit chemin, être ferme sur ses pieds, et raffermir ses genoux chancelants ; « car celui qui aura pratiqué et enseigné, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. » Les chausses de couleur d’hyacinthe, c’est-à-dire d’un bleu céleste, marquent que le prédicateur doit avoir ses pieds, c’est-à-dire ses affections dirigées vers le ciel, et fermes, afin de ne pas boiter et de pouvoir dire, au contraire : « Pusillanimes, reprenez courage, et soyez réconfortés. »

V. Et après, pendant que le pontife continue à se chausser, on lui met aux pieds les sandales, qui tirent leur nom d’une herbe ou de la couleur du sandal (ou santal) dont elles sont teintes. Or, elles sont garnies, par-dessous, d’une semelle entière, et, par-dessus, recouvertes d’un morceau de cuir taillé en forme d’ogive (fenestratum), parce que les pieds du prédicateur doivent être garantis par-dessous, afin de ne pas être souillés par les choses de la terre, selon cette parole du Seigneur : « Secouez la poussière de vos pieds ; » et ils sont découverts par-dessus, afin que la connaissance des mystères du ciel leur soit révélée, selon cette parole du Prophète : « Enlève le voile (revela) qui est sur mes yeux, et je considérerai les merveilles de ta loi. » Et, parce qu’elles sont ouvertes par-dessus, cela signifie encore que nous devons toujours avoir nos cœurs élevés vers Dieu et les yeux de notre ame ouverts, pour regarder les biens qui sont au-dessus de nous ; et, parce qu’elles sont fermées par-dessous et foulent ainsi le sol, cela signifie aussi que nous devons avoir l’esprit borné (obtusum) à l’égard des biens de la terre, et que nous ne devons pas rechercher la bénédiction d’Esaü, dont l’effet est sur la terre, mais celle de Jacob, qui se réalise dans les cieux.

VI. Encore, comme en certains lieux les sandales sont ouvertes, et en d’autres entières ou closes, cela marque que la prédication de l’Évangile ne doit pas être cachée à tous, ni révélée à tous, selon cette parole de [saint] Luc (chap. viii) : « Il vous a été donné de connaître le mystère du royaume de Dieu ; les autres ne l’entrevoient que dans les paraboles. » [Saint] Mathieu (chap. vii) : « Ne veuillez pas donner ce qui est saint aux chiens, ni répandre les perles devant les pourceaux. »

VII. Les sandales sont aussi faites parfois de cuir blanc en dedans, parce qu’il est nécessaire d’avoir devant Dieu la conscience blanche et pure par l’intention ; et à l’extérieur elles sont noires, parce que la vie des prédicateurs, à cause des tribulations de ce monde, paraît noire et méprisable aux hommes du siècle. Parfois aussi elles sont rouges, pour désigner le désir du martyre ; et parfois teintes de diverses couleurs, qui marquent la variété des vertus dont l’évèque doit être orné.

VIII. La courroie, taillée dans le cuir et qui s’attache sur le pied, représente les langues de ceux qui rendent un bon témoignage au prédicateur, et qui sont cependant, en quelque sorte, séparés de la conversation des hommes spirituels. Secondement, cette même courroie est la langue des hommes spirituels, qui a formé le prédicateur à l’œuvre de la prédication. Troisièmement, elle désigne aussi la langue du prédicateur lui-même ; le fil qui de la bande du cou-de-pied va jusqu’au bout de la sandale, en passant par le milieu de l’empeigne, désigne la perfection évangélique, et les fils qui cousent les deux côtés de la sandale, et qui, au bout de la sandale, se rattachent au fil du milieu et se terminent en cet endroit, figurent la loi du temps des Prophètes, qui est récapitulée dans l’Évangile et y trouve son complément. La partie supérieure des sandales, par laquelle on entre le pied, est cousue de divers petits fils, afin que ses deux côtés ou coins ne tombent pas ou ne se séparent pas l’un de l’autre, pour marquer que le prédicateur doit se lier lui-même de diverses vertus ou sentences de l’Écriture, afin que les vertus du dedans ne soient pas séparées devant le Très-Haut de celles qui brillent au dehors. Et le lien même des sandales signifie aussi que le prélat, dont la charge est de courir çà et là, doit rendre ferme le pas de son ame, lorsqu’il se trouve au milieu de la foule.

IX. Et, parce qu’on dirige de côté et d’autre les courroies avec les mains, afin de fermer les sandales et de les attacher, cela signifie que le prédicateur doit marcher d’un pas tellement ferme, que rien ne lui pèse et qu’il ne tombe pas en défaillance sur le chemin qu’il doit parcourir ; car, dans le sens mystique, les sandales signifient la course du prédicateur. Parfois, cependant, les sandales ne sont pas attachées, parce que le mystère de l’incarnation du Christ est quelquefois ouvert au sens humain, comme, par exemple, par l’action d’être enveloppé de langes et d’être mis dans la crèche. Et parfois on ajoute des courroies aux sandales, parce qu’il est écrit : « Tout ce que tu dépenseras de plus, moi, quand je reviendrai, je te le rendrai. » On peut dire aussi que les chausses symbolisent ce bain dont le Seigneur dit : « Celui qui a été lavé n’a besoin que de se laver les pieds. » Mais, comme il ne suffit pas d’avoir la pureté du cœur sans la patience dans la persécution, voilà pourquoi des jarretières rouges, qui figurent le martyre, accompagnent les chausses. Et celui qui aura eu la pureté dans le cœur et la volonté (s’il en est besoin) d’être patient dans les souffrances, s’avancera plein de sécurité pour prêcher, car les sandales apostoliques ne désignent rien autre chose que cela.

X. Enfin, pour ce qui se rapporte à notre chef (capiti), savoir, au Christ, les sandales désignent encore autre chose, car le pontife qui va officier à l’autel représente la personne de son chef (capitis), c’est-à-dire du Christ, dont il est le membre. Et, pendant qu’il prend à ses pieds les sandales, il figure la chaussure qu’a prise le Seigneur en s’incarnant, et dont il a dit, par la bouche du Psalmiste : « J’imprimerai la marque de ma chaussure jusqu’en Idumée ; » c’est-à-dire je ferai connaître aux nations païennes (gentibus) mon incarnation. Or, la divinité est venue à nous chaussée, afin que le Fils de Dieu remplît pour nous les fonctions de prêtre. Quant aux courroies par le moyen desquelles on attache les sandales aux pieds, nous avons appris ce que Jean-Baptiste représenta par le cordon de la chaussure, lorsqu’il dit : « Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers ; » à savoir : l’union ineffable et le lien indissoluble de la chair ; et, enfin, à la suite de quelles paroles la divinité s’unit étroitement à notre chair. Assurément, c’est par le moyen des chausses que l’on serre les pieds dans les sandales, parce que l’ame, au moyen de la chair, s’est unie à la divinité. Et, de même que le pied soutient le corps, ainsi la divinité gouverne le monde ; d’où vient que le Psalmiste dit : « Adorez l’escabeau de ses pieds, parce qu’il est saint. » Mais, selon le décret de Grégoire (xciii distinct., § Compagis), et dans les deux chapitres suivants :

XI. « Les diacres ne doivent pas se servir de souliers lacés sur le devant (compagis), c’est-à-dire de sandales (sandaliis), ni de manipules, c’est-à-dire de chaussures épiscopales, sans la permission spéciale du [Saint-] Siège apostolique. » Car ils en usaient autrefois de la sorte, parce qu’ils avaient la charge de courir çà et là, en accompagnant les évêques ou les prêtres. Et aujourd’hui ni eux ni les prêtres ne s’en servent, mais seulement les évêques, afin que la variété des sandales marque la diversité des charges. En outre, les évêques ont à courir parmi les peuples ; mais le devoir des prêtres est d’immoler les hosties du Seigneur. Et les clercs de l’Église romaine, d’après la permission que leur en a donnée l’empereur Constantin, pourraient se servir de chaussures de laine, c’est-à-dire de drap blanc[3].

  1. Caligis, dit Durand : C’était, dans le principe, une chaussure des soldats romains, garnie de clous tout autour. Caligula est le diminutif de caliga, petite bottine de soldat romain, selon Tacite. C’est encore le surnom militaire de Caïus, successeur de Tibère, élevé en simple soldat dans le camp de Germanicus, son père. (V. D. Calmet, Comment, sur la Règle de saint Benoît, en 2 vol. in-4o, art. Caligœ et Sandalia.)
  2. Les sandalia dont parle Durand semblent être nos souliers actuels, d’après description qu’il en fait ; cependant, pour nous conformer à l’appellation donnée par Guillaume à cette chaussure des prêtres et des évêques, nous avons traduit sandalium par le mot sandale, qui, aujourd’hui, n’a plus le sens qu’on lui donnait au XIIIe siècle.
  3. Calciamentis cum udonibus, id est candido linteomine ; chaussure de laine ou de poil de bouc. Voici le texte du décret de Constantin, que cite Durand : Et ut amplissime pontificale decus prœfulgeat, decernimus et hoc, ut cierici S. R. Ecclesiœ mappulis et linteaminibus, id est candidissimo colore decoratis equos equitent ; et, sicut noster senatus calceamentis utitur cum udonibus y id est candido linteamine, illustrentur, et ita cœlestia sicut terrena ad laudem Dei decorentur. (V. in lectionibus variis ad Anastasium Biblioth., p. 255.) Du Cange, au mot Manipula (n° 2), dit que c’est un ornement dont l’empereur Constantin accorda le privilège aux cardinaux, et croit qu’il s’agit ici de la mitre épiscopale. Ne pourrait-on pas penser que c’est plutôt une chaussure semblable à celle que désigne le terme de udo, qu’on lit dans le décret de Constantin, car Durand dit plus haut : Diaconi non debent uti… manipulis, id est calciamentis episcopalibus ? (V. dans Du Cange, Sandalia, n° 1.)