Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 22

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Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 125-127).


CHAPITRE XXII.
DE LA PROSE OU SÉQUENCE[1].


I. Après l’Allelu-ia on dit la prose ou séquence, qui est aussi un chant de joie, pour marquer les deux robes de gloire que les saints recevront, comme on l’a dit plus haut. Tous ensemble chantent la séquence en chœur, pour symboliser l’accord parfait de la charité ; car c’est la louange qui plaît à Dieu, selon cette parole du Cantique des cantiques : « Tu as blessé mon cœur, ma sœur, ma fiancée, par l’un de tes yeux. » L’époux dit « par un, » pour marquer que l’accord et la volonté sont uniformes, car une louange ainsi formulée est le mets le plus agréable à Dieu ; c’est là cette tunique sans couture que Dieu n’a pas souffert qu’on divisât (XVI, q. xi), comme on le dira dans la préface de la cinquième partie, où l’on parle des antiennes.

II. Notker, abbé de Saint-Gall, en Allemagne, fut le premier qui composa des séquences pour remplacer les neumes dont on faisait suivre l’Allelu-ia, et le pape Nicolas permit de les chanter à la messe. Hermann Contract, allemand, inventeur de l’astrolabe, composa les séquences suivantes : Rex omnipotens et sancti Spiritus, etc., et Ave Maria gratia, et l’antienne Alma Redemptoris mater, et Simon Bar-Jona.

III. Pierre, évêque de Compostelle, fit cette antienne : Salve, regina misericordiœ, vita, dulcedo et spes nostra, salve : ad te clamamus. Un roi de France, nommé Robert, composa la séquence suivante : Veni, sancte Spiritus, et l’hymne Chorus novœ Hierusalem. Anciennement, on avait coutume de toujours chanter l' Allelu-ia avec un neume ; mais le pape Nicolas ordonna qu’à la place du neume, aux principales fêtes, on chanterait des séquences. Quand donc on ne dit pas l' Allelu-ia, il ne convient pas de chanter la séquence, qui tient lieu du neume, lequel signifie que la joie et les délices de l’éternelle vie ne peuvent s’exprimer par aucune parole ; et voilà pourquoi on se sert du neume, qu’on peut appeler un son de voix vague, indéterminé et n’ayant aucun sens. De là vient aussi que quelques antiques séquences renferment habituellement des mots nouveaux, inconnus et hors d’usage, tant parce que les joies du ciel sont cachées et inconnues aux mortels, que parce que nous ignorons la manière dont on loue Dieu dans l’éternelle patrie, et tant parce que le cri du cœur n’est pas bien connu dans la vie d’à présent, que parce que tout ce qui est nouveau a le prestige de la beauté[2], selon une expression de la préface du Digeste. Mais aujourd’hui on dit les séquences d’une voix bien articulée, pour marquer que dans cette grande solennité de la vie éternelle le chant de gloire sera tout-à-fait su. Les séquences sont la figure mystique des louanges de la vie éternelle, selon cette parole : « Heureux ceux qui demeurent dans ta maison. Seigneur ; ils te loueront dans les siècles des siècles. » Les séquences, en effet, ont des termes d’où coule la louange, et leur chant est doux et suave, parce que dans la vie éternelle toutes choses porteront avec elles leur louange et auront une mélodie céleste, comme celle de l’orgue ; une allégresse d’où s’épanche la douceur coulera en abondance dans cette vie sans fin, qui sera habitée par un peuple d’heureux. Et parce que les expressions de la langue humaine ne peuvent pas rendre entièrement l’harmonie des louanges de l’éternité, dans certaines églises on soupire (pneumatizant) à un point de vue mystique l’air des séquences, sans en prononcer les paroles, ou au moins quelques-unes de leurs strophes. Car on n’aura pas besoin de la parole dans la vie éternelle, où le livre de vie s’ouvrira devant tous, et où tous les cœurs pourront y lire l’un après l’autre ; là aussi la parole sera inutile pour se justifier contre le témoin accusateur et le Juge des juges (X, q. iii, Eorum). Et remarque que, selon [saint] Isidore, la prose est le produit d’une règle que la loi du mètre résout ; son nom de prose lui vient de son étendue (profusa) ; le terme de séquence vient de ce qu’elle suit (sequitur) le neume de la joie. On applique aussi ce terme à l’évangile, en disant : Sequentia evangelii, « Suite de l’évangile ; » mais, dans ce cas, sequentia est employé au singulier.

  1. Voir, à la fin de ce volume, Appendice no 1, un travail sur les proses du moyen-âge, comprenant tout ce qui nous reste en ce genre du célèbre Adam, chanoine de Saint-Victor, au XIIe siècle. Ces pièces, au nombre de trente-huit, sont suivies de diverses autres séquences rares et curieuses.
  2. Omnia nova sunt pulchritudine decorata ; c’est notre proverbe : « Tout ce qui est nouveau est beau. » C’est bien le cas de dire :

     
    On ne s’attendait guère
    À voir le Digeste en cette affaire.