Rational (Durand de Mende)/Volume 5/Septième livre/Chapitre 14

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Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 5p. 59-64).


CHAPITRE XIV.
DE SAINT JEAN-BAPTISTE.


I. Comme parmi les enfants des femmes aucun ne s’éleva à un degré plus élevé que Jean-Baptiste, l’Église avec raison célèbre sa fête. Elle célèbre deux festivités en son honneur, savoir celle de sa Nativité et celle de sa Décollation. De sa Nativité, pour quatre raisons. Premièrement, à cause de l’histoire, parce que le Seigneur dit de lui par la bouche d’un ange, comme on le voit dans l’Évangile : « Beaucoup se réjouiront à sa naissance ; » ce qui a été dit aussi pour les Sarrasins, qui, rapporte-t-on, célèbrent cette fête. Secondement, à cause de l’allégorie et de son ministère, parce que par Jean est figurée l’origine de la grâce que le Christ nous a apportée ; car Jean a précédé le Christ par son annonciation, sa nativité, sa prédication, sa passion et sa descente aux enfers. Troisièmement, parce que comme la bienheureuse Vierge a été sanctifiée dans le sein de sa mère, ainsi le fut Jean-Baptiste. Quatrièmement, parce que le premier il a annoncé les joies éternelles, et c’est pourquoi il est appelé Lucifer et tourterelle ; d’où vient que dans les Cantiques il est dit : « La voix de la tourterelle a été entendue dans notre terre. « Et Job (chap. xxxviii) dit : « Feras-tu briller Lucifer en son temps ? » Et sa nativité fut annoncée par Gabriel.

II. Or, Jean a été nommé Lucifer, Luciferum, parce qu’il a inauguré le temps nouveau. De là vient que dans certaines églises on dit la messe le matin, parce que la nativité de Jean fut comme l’aurore, et la nativité du Christ fut comme le lever du soleil. Ou bien on dit la messe au lever du jour, parce qu’on lit dans l’évangile de saint Luc que Jean fut sanctifié et rempli de l’Esprit saint dans le sein de sa mère. C’est pourquoi c’est à juste titre que l’on doit louer, au commencement du jour, son Créateur qui a daigné l’honorer dans le sein de sa mère.

III. Il a encore une autre messe propre comme les autres saints, que l’on dit vers l’heure de tierce. Ou bien la première messe est de la vigile de l’Évangéliste ; ou bien encore on célèbre une autre messe (ou deux messes), parce que Jean-Baptiste fut tout à la fois martyr et précurseur ; d’où cette messe est d’un seul martyr, et l’introït ; Justus ut palma florebit in domo Domini, « Le juste fleurira comme le palmier dans la maison du Seigneur. » Car sur lui ont prophétisé Isaïe et Jérémie : Jérémie, par sa propre vie, qui fut semblable à celle de Jean ; et Isaïe, comme on le voit dans l’épître de ce jour : Audite, insulœ, « Iles, écoutez ; » et attendite, populi, de longe, « peuples lointains, prêtez une oreille attentive » (Isaïe, xlix), où l’on dit dans la suite de la prédication, le passage d’où est tiré l’introït De ventre, etc. Suivent encore ces mots : « Il a placé dans ma bouche comme un glaive aigu. » Le glaive aigu, c’est la langue du prédicateur qui retranche les superfluités. Puis ces paroles : « Il m’a placé comme une flèche choisie. » La flèche choisie, c’est le prédicateur qui pratique ses propres enseignements. Jean fut une flèche aiguë, lorsqu’il dit : « Race de vipères, qui vous apprendra à vous soustraire à la colère future ? » Le répons est : Priusquam formarem, etc. (Jérémie, chap. i), et a trait à la nativité de Jean. L’Aleluia est : Tu puer (Luc, chap. i), et celui-ci : {{|Inter natos}}, etc. (Mathieu, chap. ix) ; l’évangile, Elisabeth impletum, etc. On dit en ce jour le capitule Audite, insulœ (Isaïe, chap. xlix) ; et celui-ci : Priusquam te reformarem (Jérémie, chap. i) ; et cet autre : Reges videbunt (Isaïe, chap. xlix).

IV. Or, nous jeûnons à la vigile du bienheureux Jean-Baptiste, comme pour compatir à son jeûne dans le désert et à sa vie austère. Et sa vigile même a un office plein, parce que, après la décollation de Jean, le Christ mangea l’agneau, et fut crucifié. Car Jean fut comme la pierre angulaire, c’est-à-dire la pierre cimentant dans une union commune l’Ancien et le Nouveau-Testament. C’est pourquoi nous solennisons alors, plus à cause du mystère qu’à cause de la personne même du saint ; et parce qu’il tint le milieu entre l’un et l’autre Testament, qu’il fut la fin de l’Ancien et le commencement du Nouveau ; car la loi et les prophètes s’étendent jusqu’à Jean inclusivement ; de là vient que l’office de ce jour appartient, partie à l’Ancien et partie au Nouveau-Testament.

V. Or, ce fut en ce jour que mourut Jean l’évangéliste ; mais sa festivité a été transportée, comme on le dira au chapitre de sa Fête. L’Eglise ne solennise pas la fête de la Décollation au même degré que celle-ci, comme on le dira. Saint Jean fut donc, comme il a été dit ci-dessus, sanctifié dans le sein de sa mère, comme Jérémie : c’est pourquoi on lit des extraits de Jérémie ; ce qui est prouvé par ce qui est dit dans l’évangile Et repleta est, etc., « Et Elisabeth fut remplie de l’Esprit saint, » et « l’enfant a tressailli dans mon sein. » Mais nous ne lisons pas de quel genre de sanctification Jean fut sanctifié.

VI. Cependant il en est qui disent qu’il fut purifié de tout péché ; mais dans la Glosse faite sur ce passage : Tu vis a me baptizari, « Tu veux être baptisé par moi ; » ego a te debeo baptizari, « c’est moi qui dois être baptisé par toi, « c’est-à-dire être purifié du péché originel ; il est dit que Jean parlait dans la personne de tous les hommes en général. Cependant il fut conçu dans le péché originel comme la bienheureuse Vierge. On a parlé de cela au chapitre de la Purification, et on a dit pourquoi sa nativité est célébrée.

VII. Paul Diacre, historiographe de l’Église romaine, moine du Mont-Cassin, voulant un jour bénir le cierge pascal, sa voix devint enrouée, de sonore qu’elle était auparavant ; et, afin que sa voix lui fût rendue, il composa en l’honneur du bienheureux Jean-Baptiste l’hymne Ut queant laxis resonare fibris, au commencement de laquelle il demande que sa voix lui soit rendue ; ce qui lui fut accordé (comme jadis à Zacharie) par les mérites de saint Jean.

VIII. En cette fête on ne chante pas fréquemment Alleluia, comme ou le fait aux festivités de Pierre et de Paul et des autres, dans les derniers nocturnes desquels on le fait retentir. La raison de cela, c’est que Jean-Baptiste figure la loi, et que sa naissance précéda la résurrection du Christ et notre joie ou la joie de l’Évangile. Il en est cependant qui célèbrent l’office sans alleluia, au commencement de la nuit, à cause de la figure de la loi ; et ensuite ils redoublent l’office avec l’alleluia, au milieu de la nuit, et le terminent au commencement du jour, en mémoire de l’antique observance. Nous en avons parlé et nous avons dit dans la cinquième partie, au chapitre de Nocturnes, pourquoi en cette fête on chante les nocturnes au commencement de la nuit.

IX. Remarque qu’anciennement on avait coutume de célébrer un carême avant cette fête, et un autre avant la Nativité du Seigneur ; mais dans la suite, à cause de la fragilité humaine, on le réduisit à trois semaines avant Noël et trois avant cette fête ; d’où vient qu’il a été interdit dans les décrets (XXXIII, q. iv, Non oportet, et cap. seq.) de célébrer des noces pendant ces trois semaines. Mais ceci a été aboli, comme il a été dit au chapitre des Sacrements, dans la première partie.

X. Trois cérémonies spéciales ont lieu dans cette fête. Dans certains pays, la veille de cette fête, pour se conformer à une antique observance, les hommes et les enfants ramassent des os et d’autres vils objets (et quœdam alia immunda) et les font brûler ensemble pour qu’il s’en élève une épaisse fumée. Ils portent aussi des brandons ou torches qu’ils promènent à travers les champs. En troisième lieu, ils font rouler une roue. Ceux qui brillent ces objets impurs et leur font produire de la fumée, tiennent cette coutume des Gentils ; car anciennement les dragons, excités au plaisir à cause de la chaleur de la saison, laissaient souvent tomber leur sperme (spermatizabant), eu volant par les airs, dans les puits et les fontaines ; ce qui corrompait les eaux. Alors, l’année était funeste par sa mortalité, parce que ceux qui buvaient de ces eaux périssaient ou contractaient de graves maladies. C’est pour cela que les philosophes avaient ordonné que l’on fît fréquemment çà et là des feux autour des fontaines et des puits, et que des objets impurs fussent brûlés pour en obtenir une impure fumée.

XI. Ils savaient que cette fumée pouvait mettre en fuite les dragons ; et comme c’est dans ce temps surtout que ceci se faisait, c’est à cause de cela que certains observent encore cette pratique. Les dragons sont des animaux, et c’est à cause de cela qu’on lit, dans le psaume, Laudate Dominum, de terra dracones, et non pas thracones, c’est-à-dire les fissures de la terre, (meatus terrœ), comme l’ont interprété quelques-uns. Or, ces animaux volent dans l’air, nagent dans les eaux, parcourent la terre ; ils ne supportent rien d’impur et sont mis en fuite par la fumée résineuse, comme les éléphants par leur propre grognement.

XII. Il y a une autre raison pour laquelle on brûle des os d’animaux ; c’est en mémoire de ce que les os de Jean-Baptiste furent brûlés par les Gentils dans la ville de Sébaste ; ou bien ceci peut se rapporter au Nouveau-Testament. Les enfants jettent et brûlent les anciens objets, pour désigner qu’à l’arrivée de la loi nouvelle l’Ancien-Testament doit cesser ; car il a été dit : « Vous ne mangerez point les nourritures anciennes et vieillies ; et, lorsque vous en aurez de nouvelles, vous jetterez les anciennes. » On porte des brandons ou torches ardentes, et l’on fait des feux, pour signifier que saint Jean fut la lumière, la lampe allumée, le prédécesseur et le précurseur de la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. C’est pourquoi il est dit en saint Jean (chap. vi) : « Il est la lumière allumée qui brille devant le Seigneur, qui a préparé la voie au Seigneur dans le désert. »

XIII. On roule une roue en certains endroits, pour désigner que, de même que le soleil, quand il est arrivé au plus haut point de sa course, ne peut plus s’élever, mais redescend alors dans son cercle ; de même aussi la renommée de Jean, qui était regardé comme le Christ, diminua quand celui-ci eut paru, selon qu’il le dit lui-même : Me oportet minui, illum autem crescere, « Il faut que je descende, et que lui il s’élève. » Quelques-uns disent que c’est parce qu’en ce temps les jours commencent à décroître, tandis qu’ils croissent de nouveau à la nativité du Christ. Mais comme ils décroissent avant la fête de saint Jean et qu’ils recommencent à croître avant la Nativité, on doit entendre ces paroles de la nativité dans le sein de sa mère, savoir quand l’un et l’autre, le Christ et Jean, furent conçus ; car Jean fut conçu au moment de la décroissance des jours, en septembre, et le Christ au moment de leur croissance, en avril ; ou bien encore, ceci peut s’entendre du jour de la mort de l’un et de l’autre ; car le corps du Christ fut élevé sur la croix, et Jean-Baptiste fut décapité (minoratum capite).