Ravensnest/Chapitre 26

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 298-310).

CHAPITRE XXVI.


Si l’homme accepte le droit de propriété, il doit en accepter les conséquences, c’est-à-dire les distinctions sociales. Sans le droit de propriété la civilisation peut à peine exister ; tandis que les plus grands progrès sociaux sont le résultat de ces distinctions sociales que tant de gens décrient. Le grand problème politique a résoudre est de savoir si les distinctions sociales, qui sont inséparables de la civilisation, peuvent réellement exister avec une parfaite égalité dans les droits politiques. Je soutiens qu’elles le peuvent.
Essai politique.


Mon entrevue avec Opportunité Newcome demeura un secret entre ceux qui en avaient eu connaissance. Le service du soir à Saint-André n’attira que la congrégation ordinaire, toute la curiosité de la multitude semblant être entièrement satisfaite par les incidents de la matinée. Le reste du jour se passa comme d’habitude, et après avoir joui d’une belle soirée en compagnie des dames, je me retirai de bonne heure, et je dormis profondément jusqu’au matin. Mon oncle Ro partageait mon calme philosophique, et nous nous y encourageâmes mutuellement dans une courte conversation que nous eûmes dans sa chambre avant que d’aller reposer dans nos lits.

— Je conviens avec toi, Hughes, dit-il en réponse à une remarque que je lui avais faite, qu’il ne sert à rien de nous rendre malheureux pour des maux que nous ne pouvons éviter. Si nous devons être incendiés et dépouillés de notre propriété, eh bien, qu’il en soit ainsi. J’ai des fonds placés en Europe, et nous pourrons vivre la-dessus avec économie, en supposant que les choses en viennent au pire.

— Il est étrange d’entendre un Américain parler de chercher un refuge dans quelque endroit du vieux monde.

— Si les choses continuent comme elles vont depuis dix ans, tu l’entendras souvent. Jusqu’ici les riches de l’Europe ont été dans l’habitude de mettre de côté quelques fonds en Amérique pour les mauvais jours ; mais bientôt le temps viendra, à moins de grands changements, où les riches de l’Amérique rendront le compliment. Nous sommes plus mal placés sous beaucoup de rapports que si nous étions à l’état de nature, ayant les mains liées par la responsabilité qui appartient à notre position sociale, tandis que ceux qui nous attaquent n’ont aucune contrainte. Ils choisissent les magistrats qui sont dans leurs intérêts, ils nomment les shérifs qui doivent veiller à l’exécution des lois. La théorie suppose que le peuple est assez vertueux pour bien remplir ces devoirs, mais aucune mesure n’a été prévue pour le cas où le peuple s’égarerait en masse.

— Nous avons nos gouverneurs et nos maîtres à Albany, Monsieur.

— Oui, nous avons nos gouverneurs et nos serviteurs à Albany, et les voilà calmes et indifférents ! Une seule proclamation du gouverneur de cet État, une seule, claire, énergique et résolue, aurait suffi pour réveiller les bons sentiments de la communauté et pour triompher de l’esprit de révolte ; mais quelque faible que fût ce tribut accordé au bon droit, il n’a jamais été payé, et il ne le sera jamais jusqu’à ce que nous soyons débarrassés des patriotes superfins, jusqu’à ce que nous remettions les fonctions importantes entre les mains des hommes de la vieille école, des gentlemen qui ne sont guidés que par des principes élevés. Que le ciel me préserve des citoyens ultra-patriotiques et ultra-vertueux ! il ne faut attendre d’eux rien de bon.

— Je crois, Monsieur, que le meilleur moyen est de vous persuader que nous avons atteint le point extrême de la réaction, et de nous tenir prêts à nous soumettre aux pires événements.

Après quelques mots de plus à ce sujet, nous nous séparâmes, et je puis dire que je n’ai jamais de ma vie dormi plus profondément. Si je devais perdre ma propriété, c’était un malheur que d’autres avaient souffert sans en mourir, et pourquoi n’en ferais-je pas de même ? Il est vrai que ces hommes avaient été les victimes de ce qu’on appelle des tyrans ; mais d’autres encore avaient été dépouillés par les masses. Les gros mots ne changeraient rien à l’affaire. Aucun homme n’a jamais été plus libre, parce qu’il se vantait de son indépendance, et je n’en étais pas à apprendre que lorsque les majorités vous font injure, les votes sont d’une nature intolérable. D’habitude, cependant, elles ne sont pas disposées à cette sorte de crime ; mais les hommes en masse ne sont pas plus infaillibles que les individus. Ce fut au milieu de ces réflexions philosophiques que je m’endormis.

Je fus éveillé le lendemain matin par John, qui se tint debout auprès de mon lit, après avoir ouvert les volets.

— Je vous déclare, monsieur Hughes, dit-il, que je ne sais pas ce qui arrivera encore à Ravensnest, maintenant que le méchant esprit a pris le dessus parmi les habitants !

— Bah, bah, John, ce que vous appelez le méchant esprit n’est que l’esprit des institutions, qui doit être honoré au lieu d’être critiqué.

— Eh bien ! Monsieur, je ne sais pas comment ils l’appellent, car ils parlent si souvent des institutions dans ce pays, que je ne sais plus où elles se trouvent. Il y avait une institution près de l’endroit où je demeurais dans le West-End à Londres, et là, on enseignait aux jeunes gens à parler grec et latin. Mais les institutions en Amérique, doivent signifier autre chose car des gens qui ne savent pas plus de latin que moi, semblent parfaitement au courant des institutions américaines. Mais voudriez-vous croire, monsieur Hughes, pourriez-vous croire que le peuple a commis un parricide hier soir !

— Je n’en serais pas surpris ; car selon moi, ils sont disposés au matricide, si l’on appelle la patrie leur mère.

— C’est effrayant, Monsieur, c’est vraiment effrayant, que tout un peuple commette un crime tel que le parricide ! Je savais que vous seriez stupéfait de l’apprendre, monsieur Hughes, et c’est pour cela que je suis venu vous le raconter.

— Je vous suis infiniment obligé de cette attention mon bon garçon, et je le serai davantage, lorsque vous me direz ce dont il s’agit.

— Très-votontiers, Monsieur, et très à regret aussi. Mais il n’y a plus à cacher le fait ; il est à bas, monsieur Hughes !

— Qui est-ce qui est à bas, John ? Parlez, mon garçon, je puis tout entendre.

— Le dais, Monsieur, ce superbe baldaquin qui couvrait le banc et le faisait paraître aussi beau que le siège du lord-maire à Guildhall. J’ai admiré et honoré ce baldaquin, Monsieur, comme la chose la plus élégante du pays.

— Ainsi ils l’ont enfin détruit ! Encouragés et soutenus par le sentiment public exprimé dans un meeting qui avait un président et un secrétaire, ils l’ont enfin enlevé !

— Oui, Monsieur, et ils ont fait de belle besogne ! Il est là le dais, chez Miller, placé sur le toit de la cabane des porcs !

Ce n’était pas une fin très-héroïque de la carrière du malheureux dais ; mais je ne pus m’empêcher d’en rire de bon cœur. John fut un peu offensé de cette légèreté, et il me laissa seul achever ma toilette. Je suppose que bien des gens de Ravensnest auraient été aussi surpris que John lui-même de l’indifférence qui se manifestait sur le destin de cet ornement aristocratique. Mais assurément, en ce qui concernait mon élévation sociale ou mon humiliation, je m’en souciais peu. Cela me laissait juste où j’étais, sans en être ni plus grand ni plus petit ; et quant aux monuments qui devaient rappeler au monde ce qu’avaient été mes ancêtres, il y en avait assez dans le pays lui-même, ou au moins dans la partie que nous habitions. Son histoire devait être oubliée ou altérée, avant que notre position pût être méconnue ; quoique je pense bien que le temps viendra où quelque ami raffiné de l’égalité désirera éteindre toutes les lumières du passé, afin qu’il ne puisse plus exister ces traditions gênantes qui rendent illustre le nom d’un homme, tandis que celui d’un autre ne l’est pas. L’orgueil de famille est avec raison considéré comme le plus insupportable de tous, puisqu’un homme peut s’en applaudir sans qu’il ait le moindre droit à une distinction dans son mérite personnel, tandis que ceux qui ont le mérite personnel le plus élevé sont privés d’un avantage que des ancêtres seuls peuvent créer. Il est vrai que les institutions, et dans leur lettre et dans leur esprit, cherchent à effacer autant que possible toutes ces distinctions ; mais elles en conservent encore l’agent le plus puissant, en déclarant dans la loi que l’enfant héritera de la propriété de son père. Quand les choses se feront-elles avec logique dans ce pays progressif, Dieu seul le sait ; mais je trouve que mes tenanciers font sonner bien haut cet argument, à savoir que leurs ancêtres occupent à bail mes terres depuis bien longtemps, tandis qu’ils oublient volontiers que mes ancêtres étaient pendant tout ce temps les bailleurs.

Je trouvai les quatre demoiselles sous le portique, respirant l’air embaumé de la plus belle matinée que pût offrir la nature. Elles connaissaient l’aventure du dais, et elles en étaient affectées de différentes manières, selon le tempérament de chacune. Henriette Colebrooke en riait aux éclats et d’une manière qui me plaisait peu, toutes ces jeunes personnes rieuses n’ayant guère autre chose que de la frivolité. Je fais certainement des concessions à l’esprit de jeunesse et à ces dispositions naturelles qui font voir le côté plaisant des choses ; mais il me semblait déplacé de rire pendant une grande demi-heure de cet exploit des anti-rentistes. Les manières d’Anna Marston me parurent plus convenables. Elle rit tout juste assez pour montrer qu’elle n’était pas insensible à l’effet d’une absurdité, et même elle parut se reprocher cet accès de gaieté. Quant à Patt, elle était tout à fait indignée de l’insulte qui nous avait été faite ; et elle ne dissimula pas les sentiments qu’elle éprouvait. Mais la manière dont Mary Warren envisagea l’affaire me sembla ce qu’il y avait de mieux. Elle ne montra ni légèreté ni ressentiment. Une ou deux fois, quand quelque remarque plaisante échappait à Henriette, elle sourit légèrement et comme malgré elle, juste assez pour prouver qu’elle n’était pas insensible à la gaieté ; puis elle faisait des remarques très-sensées sur les mauvaises passions qui avaient envahi la population ; c’était là, selon elle, la seule chose qui méritât de fixer l’attention. Personne, en effet, ne tenait au baldaquin, pas même mon excellente grand’mère qui avait vu bâtir l’église dans sa jeunesse, alors que des distinctions de cette nature étaient plus en harmonie avec le caractère et les habitudes de l’époque. J’avais été sous le portique juste assez de temps pour noter ces différences dans les manières de mes compagnes, quand ma grand’mère me rejoignit.

— Oh ! grand’mère, vous a-t-on dit ce que ces scélérats d’Indgiens ont fait du dais de notre banc ? s’écria Patt, qui, une heure auparavant, avait embrassé à son réveil notre vénérable aïeule ; ils l’ont enlevé et l’ont placé sur le toit à porcs !

Un rire général auquel s’associa Patt elle-même interrompit la réponse, madame Littlepage même ne refusant pas de prendre part à la gaieté commune.

— Je sais tout cela, ma chère, répliqua ma grand’mère, et après tout, je crois qu’il est bon d’en être débarrassé ainsi. Hughes n’aurait pu faire ôter le dais sous le coup d’une menace, tandis qu’il valait peut-être mieux qu’il ne restât pas en place.

— De tels ornements étaient-ils communs dans votre jeunesse, madame Littlepage ? demanda Mary Warren.

— Sans doute, ma chère, mais bien moins dans les églises des villes que dans celles des campagnes. Rappelez-vous que nous venions d’être séparés de l’Angleterre lorsque fut bâtie l’église de Saint-André, et que presque toutes les vieilles idées coloniales dominaient parmi nous. Le peuple avait alors sur les conditions sociales des notions bien différentes de celle qui existent aujourd’hui ; et New-York était, dans un certain sens, la colonie peut-être la plus aristocratique du pays. Elle l’était déjà sous les Hollandais, malgré leur gouvernement républicain ; mais lorsque la colonie fut transférée aux Anglais, elle devint aussitôt une colonie royale, et les notions anglaises y prirent de suite racine. Dans aucune autre colonie, peut-être il n’y avait plus de grands domaines, l’esclavage du sud y introduisant un système tout différent de celui qui régnait dans la Pensylvanie et la Nouvelle-Angleterre qui étaient beaucoup plus démocratiques. Je crains, Roger, que nous ne devions ce mouvement anti-rentiste, et surtout la faiblesse avec laquelle il est combattu, à cette différence d’opinion qui domine parmi le peuple de la nouvelle Angleterre, dont tant d’émigrants sont venus parmi nous.

— Vous avez parfaitement raison, ma chère mère, répondit mon oncle, quoiqu’il ne manque pas de New-Yorkistes d’origine pour soutenir l’innovation. Ces derniers agissent par esprit de cupidité ou par un désir de gagner de la popularité, tandis que les autres sont influencés par les souvenirs de l’état de société où ils se trouvaient eux ou leurs parents. Une très-grande proportion de la population actuelle de New-York est originaire de la Nouvelle-Angleterre. Un tiers peut-être de nos habitants a cette extraction, soit par naissance, soit par filiation. Or, dans la Nouvelle-Angleterre, il existe généralement une grande égalité de conditions, surtout quand on s’élève au-dessus des classes inférieures ; car, hors des grandes villes commerçantes, il y a très-peu de gens qui seraient considérés comme riches à New-York, et à peine rencontre-t-on un grand propriétaire terrien. Les relations de propriétaire à tenancier, telles qu’elles existent dans ce que nous appelons de grands domaines, sont à peu prés inconnues dans la Nouvelle-Angleterre, quoique le Maine offre quelques exceptions. Cette circonstance est due à l’origine particulière du peuple, et au fait de l’émigration qui a si longtemps enlevé la population surabondante, la masse de ceux qui restent pouvant alors posséder en toute propriété. Chez des hommes élevés dans un tel état de société, il y a une antipathie naturelle envers toute chose qui semble placer les autres dans des positions qu’il ne peuvent pas occuper eux-mêmes. Mais, outre que la population de New-York compte un tiers environ d’originaires de la Nouvelle-Angleterre, la proportion est plus grande encore parmi les avocats, les journalistes, les médecins et les politiques actifs. Nous songeons peu à ces circonstances, nous en parlons peu ; car aucune nation ne s’occupe moins que l’Amérique du principe de ses influences morales, de ce que je pourrais appeler sa statistique politique ; de là cependant naissent de graves conséquences.

— Devons-nous en conclure, Monsieur, que l’anti-rentisme est originaire de la Nouvelle-Angleterre ?

— Peut-être non. Son origine vient plus directement du diable, qui tente les tenanciers comme il a tenté notre sauveur. Le premier symptôme éclata parmi les descendants des Hollandais, parce qu’ils se trouvèrent être les tenanciers ; et quant aux théories qui ont été formulées, elles se ressentent plus de la réaction des abus américains que d’aucune idée américaine, et surtout que d’aucun principe de la Nouvelle-Angleterre, où il existe généralement un grand respect pour les droits de propriété et une vénération profonde pour la loi. Cependant, je persiste à croire que nous devons nos plus grands dangers aux opinions et aux habitudes des descendants de la Nouvelle-Angleterre qui se trouvent parmi nous.

— Ceci me semble un peu paradoxal, oncle Ro, et j’avoue que j’aimerais à l’entendre expliquer.

— Je vais m’efforcer de le faire et en aussi peu de mots que possible. Le véritable danger vient de ceux qui influencent la législation. Or, tu rencontreras parmi nous des hommes par centaines, qui sentent toute l’importance du respect des contrats, qui voient les dangers de l’anti-rentisme, qui désirent le voir réprimé dans ses formes violentes, et qui en même temps se prononcent contre les propriétaires, par suite de ces jalousies secrètes qui poussent les hommes à détester des avantages qu’ils ne partagent pas : aussi, ces mêmes hommes verraient-ils volontiers annuler tous les baux, pourvu que cela pût se faire sans violer trop ouvertement la justice. Quand vous causez avec eux, ils argumentent avec des lieux communs ; ils désirent voir tout laboureur propriétaire de sa ferme, ils disent que c’est bien dur de payer une rente, et mille autre fadaises. Henri IV, dans un bien meilleur esprit, souhaitait que chacun de ses sujets eût la poule au pot ; mais ce souhait ne l’y mettait pas. Ainsi en est-il de ce souhait de voir chaque laboureur américain devenir propriétaire. Nous savons tous qu’un tel état de société n’a jamais existé et n’existera probablement jamais. Pour ma part, je suis un de ceux qui ne croient pas que ce pays ou tout autre devienne plus heureux en faisant disparaître les propriétaires et les tenanciers.

— Tout cela sent terriblement l’aristocratie, oncle Ro, s’écria Patt.

— Quand cela serait, est-ce que l’aristocratie n’a pas ses avantages ? Même un riche oisif a son utilité dans une nation. Il contribue pour beaucoup à la haute civilisation, qui est attachée aux goûts raffinés, et au fait il la forme. En Europe on vous dira qu’une cour est nécessaire pour une telle civilisation ; mais les faits contredisent cette théorie. Des distinctions sociales sont nécessaires sans doute, mais elles peuvent exister indépendamment des cours, comme elles existent en effet et existeront toujours, même en présence de la démocratie. Maintenant, que ces classes supérieures soient liées aux intérêts terriens, et vous verrez combien s’accroissent les chances en faveur des intérêts matériels. Coke, de Norfolk, a probablement fait plus de bien à l’agriculture de l’Angleterre que tous les laboureurs qui existaient de son temps. C’est de tels hommes, en effet, de leur esprit d’entreprise et de leurs richesses, que dérivent les plus grands biens sociaux. La belle laine d’Amérique est due seulement à ce que Livingston s’est consacré à l’agriculture, et si vous voulez proscrire de tels hommes, il faut aussi proscrire les avantages qu’ils nous ont valus. Un corps de propriétaires intelligents et libéraux répandu sur le territoire de New-York, ferait plus pour les intérêts généraux de la communauté que tous les avocats, que tous les gouverneurs élus ou à élire pendant un an. Et ce qui est mieux, c’est que nous avons ici justement l’état de société où l’on peut recueillir tous les avantages de cette classification sans craindre les abus de l’aristocratie réelle. Ces hommes n’auraient aucun pouvoir politique spécial, et ils n’auraient pour eux ni loi sur les céréales, ni aucune législation exclusive.

— J’aime à entendre quelqu’un soutenir les opinions franchement et vigoureusement, dit ma grand’mère, et c’est ce que tu as toujours fait, Roger, depuis ton enfance. Je souscris pour ma part à la plus grande partie des choses que tu as dites. Il est temps, cependant, de penser à déjeuner, car voilà John qui depuis une ou deux minutes reste saluant à la porte.

Nous gagnâmes donc la salle à manger, et malgré les incendiaires, l’anti-rentisme et la chute du baldaquin, nous passâmes à table une heure fort gaie. Henriette Colebrooke et Anne Marston ne furent jamais si brillantes que ce matin. Je crois que je parus un peu surpris, car je vis mon oncle me jeter quelques coups d’œil qui semblaient dire : « Eh bien, mon garçon, qu’en penses-tu maintenant ?

— Avez-vous entendu dire, Madame, demanda mon oncle à sa mère, que nous devons avoir ici ce matin le vieux Sus et Jaaf, et tous deux en grand costume ? Il paraît que les hommes rouges sont sur le point de partir, et qu’il doit y avoir grand conseil. Sans-Traces a jugé qu’il serait plus digne de le tenir devant la maison de ses amis les faces pâles, que près de sa propre cabane.

— Comment as-tu appris cela, Roger ?

— Je suis allé ce matin au wigwam ; et je l’ai appris de l’Onondago lui-même, aussi bien que de l’interprète que j’y ai rencontré.

— À propos, Hughes, nous avons à décider ce que nous ferons des prisonniers, ou nous recevrons bientôt des mandats d’habeas corpus, afin de rendre compte de leur détention.

— Est-il possible, oncle Ro, car c’est ainsi que l’appelaient habituellement ses pupilles, de sauver un homme des galères en l’épousant ? demanda gravement Henriette Colebrooke.

— Voilà une question si étrange, que comme tuteur je suis curieux d’en apprendre le sens.

— Dites, dites, Henriette, s’écria l’autre pupille, ou plutôt je vous en épargnerai la confusion, et j’agirai comme interprète. Mademoiselle Colebrooke a eu l’honneur de recevoir une lettre, il y a peu d’heures ; de M. Sénèque Newcome, et comme c’est une affaire de famille, je crois qu’elle doit être soumise à un conseil de famille.

— Anne, dit Henriette en rougissant, ce n’est pas bien ; je ne sais s’il est convenable que je permette la lecture publique de cette lettre, quoique vous la connaissiez déjà.

— Peut-être votre répugnance à la communiquer ne s’étend pas jusqu’à moi, Henriette, dit mon oncle.

— Certainement non, Monsieur, ni à ma chère madame Littlepage, ni à Marthe mais je ne vois pas quel intérêt elle peut avoir pour M. Hughes. La voici, prenez-la, et lisez-la quand vous voudrez.

Mon oncle crut devoir la lire immédiatement. Pendant qu’il la parcourait, je pus voir froncer ses sourcils, il se mordit les lèvres, comme s’il était vexé. Puis il se mit à rire et jeta la lettre sur la table, où personne ne crut devoir la déranger. Comme Henriette rougissait pendant tout ce temps, quoique s’efforçant de rire, notre curiosité devint si vive et si évidente, que ma grand’mère sentit le besoin d’intervenir.

— Cette lettre ne peut-elle pas être lue tout haut pour le profit de tous ? demanda-t-elle.

— Il ne peut y avoir aucune raison particulière pour la cacher, répondit mon oncle dépité ; plus on la connaîtra, plus on aura le droit de se moquer de ce misérable comme il le mérite.

— Est-ce convenable, oncle Ro, s’écria miss Colebrooke ; est-ce traiter un gentleman comme il…

— Bah ! ce n’est pas traiter un gentleman du tout. Cet homme est en ce moment prisonnier pour avoir essayé d’incendier, au milieu de la nuit, une maison habitée.

Henriette n’insista plus, et ma grand’mère prenant la lettre la lut tout haut. Je ne donnerai pas le texte des effusions de Sénèque ; elles contenaient une chaleureuse déclaration d’amour, écrite un peu en style d’affaires, et le tout se terminant par une généreuse offre de sa main à l’héritière de huit mille dollars par an. Et cette proposition était faite seulement un jour ou deux avant que cet homme fût pris sur le fait, et au moment même où il était le plus profondément engagé dans ses menées anti-rentistes.

Après que tout le monde se fut amusé de cette offre magnifique, mon oncle ajouta :

— Il y a parmi nous des hommes qui n’ont pas la moindre idée des convenances. Comment est-il possible que ce faquin ait un instant rêvé qu’une jeune personne de rang et de fortune s’allierait à lui, sans même le connaître à peine ? Je crois qu’Henriette ne lui a pas parlé dix fois dans sa vie.

— Pas cinq fois, Monsieur, et encore à peine quelques paroles ont-elles été échangées entre nous.

— Et vous avez sans doute répondu à cette lettre, ma chère, demanda ma grand’mère ? Une réponse était due, quoiqu’il eût mieux valu peut-être qu’elle vînt de votre tuteur.

— J’ai répondu moi-même. Madame, ne voulant pas prêter à rire dans cette affaire. J’ai refusé l’honneur que voulait me faire M. Newcome.

— Eh bien, s’il faut dire la vérité, reprit Patt à son tour, j’ai fait la même chose il y a trois semaines.

— Et moi il y a huit jours, dit Anne Marston.

Jamais, je crois, je ne vis mon oncle Ro si affecté. Pendant que tout le monde riait autour de lui, il conservait un air grave et même farouche. Puis il se tourna tout à coup vers moi, et s’écria :

— Il faut le laisser pendre, Hughes. Quand même il vivrait mille ans, il n’apprendrait jamais à se conduire convenablement.

— Vous y réfléchirez, Monsieur, et vous deviendrez plus indulgent. Cet homme a eu une noble audace. Mais j’avoue que j’ai un vif désir de savoir si mademoiselle Warren seule a évité ses propositions ?

Mary, la charmante Mary rougit profondément, secoua la tête, et refusa de répondre. On voyait bien que ce n’était pas chez elle une affaire de sentiment ; mais il y avait évidemment quelque chose de plus sérieux dans les égards de Sénèque envers elle que dans toutes ses adresses épistolaires aux autres. Il avait réellement une sorte d’affection pour Mary, et en considération de son bon goût sous ce rapport, je me sentais prêt à lui pardonner ses hardies tentatives envers les autres. Mais Mary ne voulut rien nous dire à cet égard.

— Il ne faut pas donner tant d’importance à cette affaire, dit-elle, car ce n’est, après tout, qu’agir selon le grand principe des anti-rentistes. Dans un cas, l’on désire avoir à bon marché de bonnes fermes, dans l’autre de bonnes femmes.

— Il faut laisser agir la loi, et faire pendre ces hommes, reprit mon oncle. J’aurais pu pardonner la tentative d’incendie, je ne pardonnerai pas ceci. Des misérables de cette sorte mettent toutes choses sens dessus dessous, et je ne m’étonne pas de voir l’anti-rentisme régner dans cette contrée. De telles expériences matrimoniales ne peuvent être tentées que dans une région envahie par l’anti-rentisme, ou inspirées par le diable.

— Un Irlandais aurait compris ma grand’mère dans ses expériences ; voilà la seule différence, Monsieur.

— C’est vrai ; parbleu vous l’avez échappé belle, chère mère. Et cependant vous avez un beau domaine de veuve.

— Parce que le poursuivant n’était pas un Irlandais, ainsi que le dit Hughes. Je n’en vois pas d’autre raison, mon fils. Mais un homme aussi dévoué aux dames ne doit pas être traité d’une manière aussi cruelle que tu le dis. Il faut relâcher ce malheureux.

Toutes les demoiselles se joignirent à ma grand’mère pour appuyer sa pétition, et pendant quelques minutes, nous n’entendîmes que des paroles de regret, et des sollicitations en faveur de Sénèque.

— Tout cela est bel et bon, tout à fait humain et féminin, et parfaitement en situation ; mais en premier lieu, il s’agit d’un crime détestable et dont les conséquences ne sont pas si fort à dédaigner. Puis, voilà un gaillard qui entreprend d’allumer une flamme dans les cœurs de quatre personnes à la fois et parce qu’il n’y réussit pas, il s’en venge en allumant un feu dans la cuisine de notre maison ! Savez-vous que je me sens disposé à le punir pour le premier de ces crimes plus peut-être que pour le dernier !

— Il y a un grand mouvement qui se fait parmi les Peaux-Rouges, madame, dit John, debout sur la porte de la salle, et j’ai pensé que ces dames, M. Littlepage et M. Hughes seraient bien aises de voir ce qui se passe. Le vieux Sus est en route, suivi de Yop, qui vient en grognant derrière lui, comme s’il ne goûtait pas du tout l’amusement.

— A-t-on fait les dispositions nécessaires pour la réception de nos hôtes, Roger ?

— Oui, Madame, au moins j’ai donné des ordres pour faire placer des bancs sous les arbres, et pour faire apporter beaucoup de tabac. La pipe joue un grand rôle dans le conseil, et nous serons prêts à commencer la fumée dès qu’ils seront réunis.

— Oui, Monsieur, tout est disposé, reprit John. Miller a envoyé une charrette pour apporter les bancs, et nous avons autant de tabac qu’ils en pourront user. Les domestiques espèrent, Madame, qu’ils auront la permission d’assister à la cérémonie. Il est assez rare que des personnes civilisées puissent voir de véritables sauvages.

Ma grand’mère donna son consentement, et il se fit un mouvement général pour aller sur la pelouse assister à la dernière entrevue de Sans-Traces et de ses frères.

— Vous avez été bien généreuse, mademoiselle Warren, dis-je tout bas à Mary, en l’aidant à mettre son châle, de ne pas trahir ce que je regarde comme le plus important des secrets de Sénèque.

— J’avoue que ces lettres m’ont étonnée, répondit-elle d’un air pensif. Personne n’est disposé à concevoir une opinion très-favorable de M. Newcome ; mais il n’est pas nécessaire de compléter son caractère en le montrant aussi détestable qu’il le paraît maintenant.

Je n’ajoutai rien ; mais ce peu de paroles, qui semblaient échapper involontairement à Mary, me prouvèrent que Sénèque avait sérieusement tenté de gagner son cœur, nonobstant sa pauvreté.