Ravensnest/Chapitre 29

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 333-345).

CHAPITRE XXIX.


Comme s’étendent les rayons de ce petit flambeau ainsi brille une bonne action dans un méchant monde.
Shakespeare.


Un profond silence succéda à mes paroles ; et après que les hommes déguisés eurent échangé entre eux quelques mots à voix basse, ils se tinrent tranquilles et semblèrent disposés pour le moment à ne pas nous molester davantage. Je crus l’occasion favorable pour reprendre ma place, décidé à laisser tes choses suivre leur cours naturel. Ce changement et le calme profond qui suivit rappelèrent notre attention vers les Indiens.

Durant tout le temps qui avait été consacré à la conférence précédente avec les Indgiens, les hommes des prairies et Susquesus étaient restés presque aussi immobiles que des statues. Il est vrai que les yeux de Cœur-de-Pierre demeuraient fixés sur les ennemis, mais il avait soin de ne trahir aucune inquiétude. À cela près, je puis affirmer qu’il n’y avait aucun signe extérieur de vigilance parmi ces êtres extraordinaires. Cependant Mille-Langues me fit savoir depuis qu’ils étaient bien au courant de ce qui se passait. Maintenant qu’il se faisait une pause, chacun sembla ne plus s’occuper que de la visite solennelle qui se préparait, comme s’il n’y avait eu aucune interruption. Mille-Langues s’adressant alors aux Indgiens d’une voix impérative, les avertit de ne pas troubler la conférence des chefs, qui avait un certain caractère religieux, et qui ne devait pas être interrompu avec impunité.

« Tant que vous serez tranquilles, dit-il, mes guerriers ne vous insulteront pas ; mais si quelques hommes, parmi vous, a jamais été sur les prairies, il doit connaître assez la nature des Peaux-Rouges pour savoir que quand ils se fâchent, c’est tout de bon. Des hommes qui ont fait un voyage de trois mille milles, ne se détournent pas pour des bagatelles, et c’est un signe que ces chefs ont été amenés ici par des affaires sérieuses. »

Soit que cet avertissement produisît son effet, ou que la curiosité eût quelque influence sur les hommes déguisés, ou qu’ils ne se souciassent pas d’en venir à des extrémités, toujours est-il que la troupe entière s’arrêta et qu’ils restèrent attentifs observateurs de ce qui se passa, jusqu’à ce qu’il se fît une interruption qui sera racontée en temps et lieu. Mille-Langues, qui s’était placé au centre du portique pour interpréter les discours, avertit les chefs qu’ils pouvaient accomplir avec tranquillité l’objet de leur visite.

Après une pause convenable, le même jeune guerrier qui s’était adressé à Jaaf se leva de nouveau, et avec un raffinement de politesse qu’on chercherait en vain dans la plupart des corps délibérants d’une contrée civilisée, il rappela les circonstances qui avaient empêché le nègre de terminer son adresse, l’engageant à poursuivre et à achever son discours. Ses paroles furent transmises au nègre par Mille-Langues, qui assura que pas un des chefs ne dirait un mot jusqu’à ce que le dernier orateur eût complété son allocution.

Ce ne fut pas sans difficulté que nous parvînmes à remettre sur ses jambes le vieux Jaaf. Comme il était bien entendu cependant qu’aucun chef ne parlerait jusqu’à ce que le nègre épuisât son droit, ma chère Patt dut intervenir, et plaçant sa blanche main sur l’épaule du vieux nègre, elle l’engagea à se lever et à terminer son discours. Il la reconnut et obéit ; car une chose digne de remarque, c’est que tandis qu’il se rappelait à peine ce qui s’était passé une heure auparavant, faisant une terrible confusion de dates, parlant de ma grand’mère comme d’une jeune fille ; il connaissait cependant tous ceux de la famille qui vivaient encore, nous aimait et nous honorait, même alors qu’il s’imaginait que nous avions été présents à des scènes qui avaient eu lieu lorsque nos grands parents étaient jeunes. Mais venons à son discours.

« Que veulent ces gens habillés en calicot, comme autant de squaws ? s’écria Jaaf en regardant les Indgiens rangés en ligne tout près du portique. Pourquoi les laisser venir, maître Hughes, maître Hodge, maître Malbone, maître Mordaunt. Lequel de vous est ici, je ne sais pas, il y en a tant, et il est si difficile de se rappeler toutes choses. Oh ! je suis si vieux ! Je me demande quand mon jour viendra. Voilà Sus aussi, il n’est bon à rien. Autrefois il était grand marcheur, grand guerrier, grand chasseur, fameux homme pour ces Peaux-Rouges ; mais il est tout à fait usé. Je ne vois pas à quoi sert qu’il vive plus longtemps. Indien bon à rien quand il ne peut pas chasser. Quelquefois il fait paniers et balais ; mais on se sert de meilleurs balais maintenant, et l’Indien perd ce commerce. Que veulent ici ces démons en calicot, dites mademoiselle Patty ? Il y a des Peaux-Rouges aussi ; deux, trois, quatre, tous venus pour voir Sus. Pourquoi nègres ne viennent-ils pas me voir ? Vieux noir aussi bon que vieux rouge. Où ces gens ont-ils pris tout ce calicot pour mettre sur leur visage. Maître Hodge, que veut dire tout cela ? »

« Ceux-ci sont les anti-rentistes, Jaaf, répondit froidement mon oncle : des hommes qui veulent prendre les fermes de ton jeune maître Hughes, et lui épargner l’embarras de recevoir ses rentes. Ils couvrent leurs figures, je suppose, pour cacher leur rougeur ; leur modestie naturelle se révélant par le sentiment de leur propre générosité. »

Quoiqu’il fût probable que Jaaf ne comprît pas la moitié de ce qu’on lui disait, il en avait cependant saisi la majeure partie, parce que son esprit ayant été frappé de ce sujet deux ou trois ans auparavant, il en était resté une impression durable. Mais l’effet des paroles de mon oncle fut visible parmi les Indgiens, qui semblèrent vouloir faire un mouvement. Cependant soit crainte, soit prudence, ils reprirent leur calme, et Jaaf continua en les apostrophant rudement :

« Que veux-tu ici, garnement ? Va-t’en, retourne chez toi. Oh ! je deviens si vieux ! je voudrais avoir la force de ma jeunesse pour te la faire sentir, vermine ! Que veux-tu de la terre de maître Hughes ? Pourquoi penses-tu à prendre la propriété d’un gentleman, eh ? Rappelle-toi le temps où ton père vint supplier auprès de maître Mordy pour obtenir un petit bout de ferme, pour devenir son tenancier, pour travailler pour la famille ; et maintenant tu viens dans tes haillons de calicot pour dire à maître Hughes qu’il ne sera plus maître de sa propre terre. Qui es-tu, je voudrais le savoir, pour venir parler ce langage à un gentleman ! Va-t’en ! hors d’ici, ou je te ferai entendre des paroles que tu n’aimeras pas. »

On n’aurait pu s’empêcher de sourire, malgré la gravité des circonstances, en voyant le sérieux des Indiens pendant cet étrange épisode. Pas un d’eux ne tourna la tête, ou ne manifesta la moindre impatience, la moindre curiosité. La présence de deux cents hommes armés, habillés de calicot, ne leur fit pas lever les yeux, quoique, selon toute probabilité, ils se tinssent parfaitement sur leurs gardes.

Le moment était alors venu pour les Indiens d’accomplir l’objet de leur visite à Havensnest, et Feu-de-la-Prairie se leva lentement pour parler.

« Père, dit-il avec solennité, les esprits de vos enfants sont pesants. Ils ont voyagé à travers un long sentier couvert d’épines, avec des mocassins usés et des pieds meurtris ; mais leurs esprits étaient légers. Ils espéraient au bout du sentier contempler la face de l’intègre Onondago. Ils sont venus au bout du sentier et ils le voient ; ils le voient comme ils s’attendaient à le voir. Il est comme le chêne que l’éclair peut déchirer, que la neige peut couvrir de mousse, mais que mille orages et cent hivers ne peuvent dépouiller de ses feuilles. Il ressemble au chêne le plus vieux de la forêt. Il est plein de grandeur ; il fait bon de le regarder. Quand nous le voyons, nous voyons un chef qui a connu les pères de nos pères, et les pères de leurs pères. Il y a de cela longtemps. Il est une tradition, et sait toutes choses. Il n’y a qu’une chose avec lui qui ne devrait pas être. Il est né homme rouge, mais il a vécu si longtemps avec les Faces-Pâles, que lorsqu’il s’en ira aux heureuses terres de chasse, nous craignons que les bons esprits ne le prennent pour un Face-Pâle et ne lui indiquent un faux sentier. Si cela arrivait, les hommes rouges perdraient l’intègre Onondago pour toujours. Cela ne doit pas être. Mon père ne désire pas que cela soit. Il aura une meilleure pensée. Il reviendra parmi ses enfants, et laissera sa sagesse et ses conseils parmi le peuple de sa couleur. Je lui demande de faire cela.

« Le sentier est long, maintenant, d’ici aux wigwams des hommes rouges. Il ne l’était pas autrefois, mais il a été agrandi. C’est un sentier bien long. Nos jeunes guerriers le parcourent souvent pour visiter les tombeaux de leurs pères ; ils savent combien il est long. Ma langue n’est pas fourchue, mais elle est droite ; elle ne chantera pas une fausse chanson ; elle dit la vérité à mon père. Le sentier est bien long. Mais les Faces-Pâles sont étonnants. Que n’ont-ils pas fait ? que ne feront-ils pas ? Ils ont fait des canots et des voitures qui volent aussi vite que les oiseaux. Le daim ne pourrait les attraper. Ils ont des ailes de feu qui ne se fatiguent jamais. Ils marchent quand les hommes dorment. Le sentier est long, mais il est bientôt parcouru avec de telles ailes. Mon père peut entreprendre le voyage sans penser à la fatigue. Qu’il l’essaie. Ses enfants prendront soin de lui. L’oncle Sam lui donnera de la venaison et il ne manquera de rien. Alors, quand il partira pour les heureuses terres de chasse, il ne se trompera pas de sentier, et restera pour toujours avec les hommes rouges.

Une longue et solennelle pause succéda à ce discours, qui fut prononcé avec beaucoup de dignité et d’emphase. On pouvait voir que Susquesus était touché de cette requête, et de l’hommage rendu à son caractère, en voyant des tribus des prairies, des tribus dont il n’avait jamais entendu parler, même dans les traditions de ses jeunes années, venir si loin pour rendre justice à sa renommée, et pour lui demander d’aller mourir au milieu d’elles. Il devait savoir, il est vrai, que les débris des tribus de New-York avaient pour la plupart fait retraite dans ces régions éloignées ; néanmoins il était honorable pour lui qu’elles eussent, par leurs souvenirs, réussi à produire une impression si favorable à son égard. Bien des hommes de son âge eussent été insensibles à des sentiments de cette nature. Il en était ainsi assurément de Jaaf, mais non de l’Onondago. Comme il l’avait dit aux chefs dans son discours précédent, son esprit vivait surtout parmi les scènes de sa jeunesse, et ses premières émotions redevenaient plus vives aujourd’hui que dans le milieu de sa carrière. Tout ce qui restait du feu de ses jeunes ans semblait s’être ranimé, et, dans son extérieur, excepté quand il marchait, il ne paraissait pas dans cette matinée, avoir plus de soixante-dix ans.

Maintenant que les chefs des prairies avaient si glorieusement pour lui fait connaître le grand objet de leur visite et si vivement exprimé leur désir de recevoir au milieu de leur communauté un homme de leur couleur et de leur race, il ne restait plus à l’Onondago qu’à se prononcer aussi clairement sur cette proposition. Le profond silence qui régnait autour de lui devait lui montrer avec quelle anxiété était attendue sa réponse. Cette anxiété s’étendait même jusque parmi les Indgiens, qui semblaient autant absorbés par l’intérêt de cette curieuse scène, que tous ceux qui étaient sous le portique. Je crois que l’anti-rentisme fut momentanément oublié par tout le monde, par les tenanciers comme par les propriétaires. Feu-de-la-Prairie avait repris son siège depuis plus de trois minutes avant que Susquesus se levât ; pendant ce temps le silence resta ininterrompu.

— Mes enfants, reprit l’Onoudago, dont la voix avait ce tremblement que produit une vive impression, mais qui était encore si distincte que pas une parole ne fut perdue ; mes enfants, nous ne savons pas, quand nous sommes jeunes, ce qui doit arriver ; tout est jeune alors autour de nous. C’est quand nous devenons vieux que tout vieillit autour de nous. La jeunesse est pleine d’espérance, mais l’âge est plein d’yeux, il voit les choses tettes qu’elles sont. J’ai vécu seul dans mon wigwam depuis que le Grand Esprit a appelé le nom de ma mère, et qu’elle est allée aux heureuses terres de chasse préparer la venaison pour mon père, qui avait été appelé le premier. Mon père fut un grand guerrier. Vous ne l’avez pas connu. Il fut tué par les Delawares, il y a plus de cent hivers.

Je vous ai dit la vérité. Quand ma mère s’en alla préparer la venaison pour mon père, je fus laissé seul dans mon wigwam.

Ici se fit une nouvelle pause, durant laquelle Susquesus sembla lutter avec ses émotions, quoiqu’il restât debout et droit comme un arbre profondément enraciné. Quant aux chefs, la plupart d’entre eux penchèrent leur corps en avant pour écouter, tant était vif leur intérêt ; parmi eux quelques-uns expliquaient, en sons gutturaux, certains passages du discours à d’autres chefs, qui ne comprenaient pas entièrement le dialecte dans lequel il avait été prononcé. Susquesus poursuivit :

— Oui, j’ai vécu seul. Une jeune squaw devait entrer dans mon wigwam et y rester. Elle n’est jamais venue. Elle désirait y entrer, mais elle n’y vint pas. Un autre guerrier avait sa promesse, et il était juste qu’elle gardât sa parole. Son esprit fut pesant d’abord, mais elle vécut pour sentir qu’il était bon d’être juste. Aucune squaw n’a jamais vécu dans mon wigwam. Je n’ai pas songé à être père ; mais voyez combien les choses ont tourné différemment ! Je suis maintenant le père de tous les hommes rouges ! Chaque guerrier Indien est mon fils. Vous êtes mes enfants ; je vous reconnaîtrai quand nous nous rencontrerons dans les beaux sentiers qui sont au delà de vos chasses d’aujourd’hui. Vous m’appellerez votre père, et je vous appellerai mes fils ; cela suffira.

Vous me demandez d’aller avec vous dans le long sentier et de laisser mes os dans les prairies. J’ai entendu parler de ces terres de chasse. Nos anciennes traditions nous en parlent.

« Vers le soleil levant, disent-elles, est un grand lac salé, et vers le soleil couchant, de grands lacs d’eau douce. Au delà du grand lac salé est un pays éloigné, rempli de Faces-Pâles, qui vivent dans de grands villages et au milieu de champs éclaircis. Vers le soleil couchant étaient aussi de grands champs, mais pas de Faces-Pâles et peu de villages. Quelques-uns de nos sages croyaient que ces champs étaient ceux des hommes rouges qui suivaient les Faces-Pâles à la suite du soleil ; d’autres croyaient que c’étaient des champs dans lesquels les Faces-Pâles suivaient les hommes rouges. Je crois que ceci était la vérité. L’homme rouge ne peut se cacher dans aucun coin où la Face-Pâle ne puisse le trouver. Le Grand Esprit le veut ainsi ; c’est sa volonté ; l’homme rouge doit se soumettre.

Mes enfants, le voyage que vous me proposez de faire est trop long pour la vieillesse. J’ai tant vécu avec les Faces-Pâles, que la moitié de mon cœur est blanc, quoique l’autre moitié soit rouge. Une moitié est remplie des traditions de nos pères, l’autre moitié est remplie de la sagesse de l’étranger. Je ne puis couper mon cœur en deux. Il doit aller tout entier avec vous, ou rester tout entier ici. Le corps doit rester avec le cœur, et tous deux doivent rester où ils ont maintenant vécu si longtemps. Je vous remercie, mes enfants, mais ce que vous désirez ne peut arriver.

Vous voyez un homme très-vieux, mais vous voyez un esprit très-incertain. Il y a des traditions rouges et des traditions de Faces-Pâles. Toutes deux parlent du Grand Esprit, mais une seule parle de son fils. Une douce voix a parlé à mon oreille du fils de Dieu. Vous parle-t-on ainsi dans vos prairies ? Je ne sais que penser. Je voudrais penser ce qui est vrai ; mais ce n’est pas aisé à comprendre.

Ici Susquesus se tut et reprit son siège, comme un homme qui était embarrassé d’expliquer ses propres sentiments. Feu-de-la-Prairie attendit quelques instants, mais voyant que l’Onondago restait assis, il se leva pour demander de nouvelles explications.

— Mon père a parlé avec sagesse, dit-il, et ses enfants ont écouté. Ils n’ont pas entendu assez, ils désirent entendre davantage. Si mon père est fatigué de se tenir debout, il peut s’asseoir ; ses enfants ne lui demandent pas de rester debout. Ils aimeraient à savoir d’où venait cette douce voix et ce qu’elle disait. »

Susquesus ne se leva pas, mais il se préparait à répondre. M. Warren se tenait tout près de lui, et Mary s’appuyait sur le bras de son père. L’Onondago fit signe au ministre de s’avancer, ce qui amena aussi la jeune fille auprès du vieillard.

— Voyez, mes enfants, reprit Susquesus. Voici un grand médecin des Faces-Pâles. Il parle toujours du Grand Esprit et de sa bonté pour les hommes. Ses fonctions consistent à parler des heureuses terres de chasse, et des bons et des méchants parmi les Faces-Pâles. Je ne puis vous dire s’il fait du bien ou non. Beaucoup d’hommes parlent de ces choses parmi les blancs, mais je ne vois que peu de changement, et j’ai vécu parmi eux plus de quatre-vingts hivers, oui, près de quatre-vingt-dix. La terre est tellement changée, que je la reconnais à peine ; mais les hommes ne changent pas. Regardez là ; voilà des hommes, des Faces-Pâles dans des sacs de calicot. Pourquoi rôdent-ils ainsi, déshonorant l’homme rouge en s’appelant Indgiens ? Je vais vous le dire.

Il se fit alors un mouvement très-prononcé parmi les « vertueux travailleurs », quoique le désir d’entendre jusqu’au bout le vieillard empêchât pour le moment toute interruption violente.

— Ces hommes ne sont pas des guerriers, Ils cachent leurs figures et portent des fusils ; mais ils n’effraient que les squaws et les papooses. Quand ils prennent une chevelure, c’est parce qu’il sont cent contre un ennemi. Ils ne sont pas braves. Pourquoi viennent-ils ? Que veulent-ils ? Ils veulent la terre du jeune chef. Mes enfants, toute la terre qui s’étend autour de nous, de près et de loin, était à nous. Les Faces-Pâles vinrent avec leurs papiers et firent des lois, et dirent : « C’est bien ! nous voulons cette terre. Il y en a beaucoup vers l’océan pour les hommes rouges. Allez là, chassez, péchez, semez votre blé, et laissez-nous cette terre. » Nos frères rouges firent ce qu’on leur demandait. Les Faces-Pâles eurent ce qu’ils désiraient. Ils firent des lois et vendirent la terre comme les hommes rouges vendaient les peaux de castors. Quand l’argent fut payé, chaque Face-Pâle eut un contrat, et crut qu’il était propriétaire de toute la terre qu’il avait payée. Mais le méchant Esprit qui chassa l’homme rouge est maintenant sur le point de chasser les chefs des Faces-Pâles. C’est le même démon, ce n’en est pas un autre. Il voulait de la terre alors, il veut de la terre aujourd’hui. Il y a une différence, et la voici : Lorsque les Faces-Pâles chassèrent les hommes rouges, il n’y avait pas de traité entre eux. Ils n’avaient pas fumé ensemble, ni donné un wampum, ni signé un papier. S’ils le firent, c’était pour convenir que l’homme rouge partirait et que les Faces-Pâles resteraient. Quand le Face-Pâle chasse un autre Face-Pâle, il y a un traité ; ils ont fumé ensemble, et donné un wampum, et signé un papier. Voilà la différence. L’indien garde sa parole avec un Indien ; le Face-Pâle ne garde pas sa parole avec un Face-Pâle.

Susquesus cessa de parler, et les yeux de chaque chef se tournèrent pour la première fois vers les hommes déguisés. Un léger mouvement parcourut les rangs de ceux-ci, mais sans qu’il s’ensuivît aucune action, lorsque au milieu de la sensation qui se manifestait, Vol-d’Aigle se leva lentement, et avant que l’effet produit par Susquesus fût apaisé, ce nouvel orateur commença :

— Mes frères, dit-il en s’adressant aux Indgiens aussi bien qu’à ses autres auditeurs, vous avez entendu les paroles de la vieillesse. Ce sont des paroles de sagesse ; ce sont des paroles de vérité. L’intègre Onondago ne peut pas mentir ; il ne l’a jamais pu. Le Grand Esprit a fait de lui un Indien juste, et l’Indien reste ce que le Grand Esprit l’a fait. Mes frères, je vous dirai son histoire ; il sera bon pour vous de l’entendre. Nous avons entendu votre histoire, d’abord de l’interprète, puis de Susquesus. C’est une méchante histoire. Nous nous sommes attristés lorsque nous l’avons entendue. Ce qui est bien doit être fait ; ce qui est mal ne doit-pas être fait. Il y a de mauvais hommes rouges et de bons hommes rouges ; il y a de mauvais Faces-Pâles et de bons Faces-Pâles. Les bons hommes rouges et les bons Faces-Pâles font ce qui est bien, les mauvais font ce qui est mal. Le Grand Esprit de l’Indien et le Grand Esprit des blancs est le même ; il en est ainsi des méchants esprits. Il n’y a pas de différence en cela.

« Mes frères, un homme rouge sait dans son cœur lorsqu’il fait ce qui est bien et lorsqu’il fait ce qui est mal. Il n’a pas besoin qu’on le lui dise ; il se le dit à lui-même. Sa face est rouge, et il ne peut pas changer de couleur. La peinture est trop épaisse. Quand il se dit à lui-même combien il a fait de mal, il va dans les buissons et devient triste. Lorsqu’il en sort, il est devenu meilleur.

« Mes frères, il n’en est pas ainsi avec le Face-Pâle. Il est blanc, et ne se sert d’aucune pierre pour se peindre. Quand il se dit qu’il a fait mal, sa face se peint d’elle-même. Tout le monde peut voir qu’il a honte. Il ne va pas dans les buissons ; cela ne ferait aucun bien. Sa face se peint si promptement qu’il n’en aurait pas le temps. Il cache sa face dans un sac de calicot. Cela n’est pas bien, mais cela vaut mieux que d’être montré au doigt.

« Mes frères, l’intègre Onondago n’a jamais été dans les buissons pour cacher sa honte. Il n’en a pas eu besoin. Il ne s’est jamais dit qu’il était méchant. Il n’a pas mis sa face dans un sac de calicot ; il ne peut se peindre comme un Face-Pâle.

« Mes frères, écoutez ; je veux vous dire une histoire. Autrefois, il y a longtemps, toutes choses ici étaient différentes. Les éclaircies étaient petites et les forêts étendues. Alors, les hommes rouges étaient beaucoup, et les Faces-Pâles peu. Maintenant, c’est différent. Vous savez ce qu’il en est aujourd’hui.

« Mes frères, je parle de ce qui existait il y a cent hivers. Nous n’étions pas nés alors. Susquesus était alors jeune, fort et actif. Il était chef, parce que ses pères étaient chefs avant lui. Les Onondagoes le connaissaient et l’aimaient. Il ne s’ouvrait pas de sentier de guerre sans qu’il y fût le premier. Aucun autre guerrier ne pouvait compter autant de chevelures. Aucun autre chef n’avait autant d’auditeurs au feu du conseil. Les Onondagoes étaient fiers d’avoir un si grand chef et si jeune. Ils croyaient qu’il vivrait longtemps et qu’ils le verraient, et qu’ils seraient fiers de lui pendant plus de cinquante hivers.

« Mes frères, Susquesus a vécu deux fois cinquante ans de plus, mais il ne les a pas passés au milieu de son peuple. Non ; il a été tout ce temps un étranger parmi les Onondagoes. Les guerriers qu’il a connus sont morts. Les wigwams où il est entré sont tombés à terre ; les tombes sont en poussière, et les enfants des enfants de ses compagnons marchent appesantis par l’âge. Susquesus est là ; vous le voyez ; il vous voit. Il peut marcher, il parle, il voit, il est une tradition vivante ; Pourquoi en est-il ainsi. Le Grand Esprit ne l’a pas rappelé. Il est un Indien juste, et il est bon qu’il reste sur terre, afin que tous les hommes rouges sachent combien il est aimé. Tant qu’il sera ici, aucun homme rouge n’aura besoin d’un sac de calicot.

« Mes frères, les jeunes années de Susquesus le Sans-Traces furent heureuses. Quand il eut vu trente hivers, ou parlait de lui dans toutes les tribus voisines. Les entailles des scalps étaient en grand nombre. Quand il eut vu trente hivers, aucun chef des Onondagoes n’avait plus d’honneur et de pouvoir. Il était le premier parmi les Onondagoes. Il n’y avait qu’un défaut en lui. Il ne prit pas une squaw dans son wigwam. La mort vient quand on ne la recherche pas ; il en est de même du mariage. Enfin, mon père devint comme les autres hommes, et désira prendre une squaw. Voici comment cela arriva.

« Mes frères, les hommes rouges ont des lois comme les Faces-Pâles. S’il y a une différence, c’est dans l’observation de ces lois. Une loi des hommes rouges donne à chaque guerrier ses prisonniers. S’il prend un guerrier, il est à lui s’il prend une squaw, elle est lui. Cela est bien. Il peut prendre la chevelure du guerrier ; il peut mener la squaw dans son wigwam, s’il est vide. Un guerrier, nommé Poule-d’Eau, ramena captive une fille des Delawares. Elle s’appelait Ouithwith, et était plus belle que le colibri. Poule-d’Eau avait les oreilles ouvertes et apprit combien elle était belle. Il veilla longtemps pour la prendre, et la prit. Elle était à lui, et il songea à la conduire dans son wigwam quand il serait vide. Trois mois se passèrent avant que cela pût être. Durant ce temps, Susquesus vit Ouithwith, et Ouithwith vit Susquesus. Leurs regards ne se détournaient jamais l’un de l’autre. Il était à ses yeux le plus magnifique élan des bois ; elle était pour lui la biche tachetée. Il désirait l’avoir dans son wigwam ; elle désirait y aller.

« Mes frères, Susquesus était un grand chef ; Poule-d’Eau n’était qu’un guerrier. L’un avait du pouvoir et de l’autorité ; l’autre n’en avait pas. Mais il y avait parmi les hommes rouges une autorité supérieure à celle du chef. C’est celle de la loi. Ouithwith appartenait à Poule-d’Eau ; elle n’appartenait pas à Susquesus. Un grand conseil fut tenu, et les opinions différaient. Quelques-uns disaient qu’un chef aussi utile, un guerrier aussi renommé que Susquesus, devait être l’époux de Ouithwith ; quelques autres disaient que son époux devait être Poule-d’Eau, qui l’avait ramenée de chez les Delawares. De grandes difficultés s’élevèrent sur cette question, et les six nations s’en occupèrent. Plusieurs guerriers étaient pour la loi ; mais le plus grand nombre étaient pour Susquesus. Il était aimé, et l’on pensait qu’il ferait le meilleur mari pour la fille Delawarre. Pendant six lunes la querelle grossit, et un noir nuage planait sur les sentiers qui traversaient les tribus. Les guerriers qui avaient pris des chevelures en compagnie se regardaient comme la panthère regarde le daim, Quelques-uns étaient prêts à déterrer la hache pour soutenir la loi ; d’autres pour défendre l’orgueil des Onondagoes et le colibri des Delawares. Les squaws se prononcèrent pour Susquesus. Nuit et jour elles se rencontraient pour en parler, et elles altèrent jusqu’à menacer d’allumer un feu de conseil et de fumer autour, comme des guerriers et des chefs.

« Frères, les choses ne pouvaient durer ainsi une lune de plus. Ouithwith devait aller dans le wigwam de Poule-d’Eau ou dans le wigwam de Susquesus. Les squaws dirent qu’elle irait dans le wigwam de Susquesus, et elles se réunirent et la conduisirent à la porte de l’Onondago. Comme elle allait le long du sentier, Ouithwith baissait ses yeux vers ses pieds, mais son cœur bondissait comme le jeune faon lorsqu’il joue aux rayons du soleil. Cependant elle ne franchit pas la porte. Poule-d’Eau était là, et le lui défendit. Il était venu seul ; ses amis étaient en petit nombre, tandis que les têtes et les bras des amis de Susquesus étaient nombreux comme les baies des buissons.

« Mes frères, l’ordre de Poule-d’Eau fut comme une muraille de rocher devant la porte du wigwam de Sans-Traces. Ouithwith ne pouvait entrer. Les yeux de Susquesus disaient non, quand son cœur disait oui. Il offrit à Poule-d’Eau son fusil, sa poudre, toutes ses peaux, son wigwam ; mais Poule-d’Eau voulait avoir la prisonnière, et répondit non. — Prenez ma chevelure, dit-il, vous êtes fort et pouvez le faire mais ne prenez pas ma prisonnière.

« Mes frères ! Susquesus alors se leva au milieu de la tribu, et ouvrit son cœur. — Poule-D’eau a raison, dit-il. Elle est à lui par la loi ; et ce que dit la loi de l’homme rouge, l’homme rouge doit le faire. Quand le guerrier va subir la torture, et qu’il demande quelque temps pour retourner chez lui voir ses amis, ne revient-il pas au jour et à l’heure convenus ? Et moi, Susquesus, le premier chef des Onondagoes, serai-je au-dessus de la loi ? Non ; si cela arrivait, ma face serait à jamais cachée dans les buissons. Cela ne doit pas être ; cela ne sera pas. Prends-la, Poule-D’eau ; elle est à toi. Traite-la bien ; car elle est tendre comme la fauvette, quand elle quitte son nid pour la première fois. Il faut que je me retire pour un temps dans les bois. Quand mon esprit sera en paix, Susquesus reviendra.

« Frères, pendant que Susquesus prenait son fusil, sa poudre, ses meilleurs mocassins et son tomahawk, le silence qui régnait dans la tribu était semblable à celui qui règne dans l’obscurité. Les hommes le virent partir, mais aucun n’osa le suivre. Il ne laissa derrière lui aucune piste, et fut appelé Sans-Traces. Son esprit ne fut jamais en paix, car il ne revint jamais. L’été et l’hiver vinrent et passèrent, avant que les Onondagoes entendissent parler de lui parmi les faces pâles. Pendant ce temps, Poule-d’Eau vécut avec Ouithwith dans son wigwam, et elle lui donna des enfants. Le chef était parti, mais la loi resta. Allez donc, hommes des Faces-Pâles, qui cachez votre honte dans des sacs de calicot, et faites de même. Suivez l’exemple d’un Indien. Soyez honnêtes comme l’intègre Onondago !

Aux derniers mots de cette simple narration, on put découvrir parmi les meneurs des Indgiens des symptômes de mécontentement. Ils ne pouvaient supporter la comparaison entre leur déloyauté et la loyauté de l’Indien ; car rien ne provoquait plus les abus de l’anti-rentisme que les fausses doctrines concernant l’omnipotence des masses. Ils se sentirent blessés dans leur amour-propre et menacés dans leurs projets. De longs murmures se firent entendre dans leurs rangs, et ils poussèrent de vives clameurs, agitant leurs armes et s’imaginant réussir par l’intimidation ; mais les chefs semblaient avoir des intentions plus sérieuses. Les Indiens alors se tenaient debout sous les armes, et je ne doute pas que le sang n’eût été répandu, si tout à coup le shérif du comté ne s’était montré sous le portique, avec Jack Dunning à ses côtés. Cette apparition inattendue suspendit les hostilités. Les Indgiens reculèrent d’environ une vingtaine de pas, et les dames se retirèrent dans la maison. Quant à mon oncle et à moi, nous ne fumes pas les moins étonnés de cette interruption.