Raymonne (Eekhoud)/01

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Imprimerie Mees et Cie (p. 7-10).


I.

L’IDYLLE.


Dans la manse du serf que l’aube pâle argente
Ils sont deux : elle et lui. La saison diligente,
Avril, le doux printemps a réveillé l’amour,
Huguet, l’obscur manant se penche sur Raymonne.
Le gars robuste épris de la fille mignonne
Lui parle en attendant qu’elle chante à son tour.

Les merles font chorus au dehors. L’air pénètre
En brises de senteurs par l’unique fenêtre.
Les ombres de la nuit s’effacent dans le ciel,
Les bois et les côteaux sont couverts de rosée,
Le papillon volage et l’abeille empressée
Visitent l’aubépine et dérobent son miel.

Raymonne est une enfant par le cœur et la taille ;
Pour la grâce il n’est pas de fille qui la vaille.
Châtelaine jamais n’eut rayons si divins
Dans les yeux, sur la bouche un si charmant sourire.
Lorsqu’on la voit passer on ne peut que redire :
Cette ange n’était pas faite pour nos chemins.


Huguet n’a que vingt ans. Sa carrure d’athlète
Le dispute en puissance aux lignes de sa tête,
Ses membres vigoureux cadrent avec ses traits,
Dans ses yeux bruns la force à la bonté se mêle ;
Il a des cheveux noirs dont l’épaisseur rappelle
Les lianes ceignant les chênes des forêts.

— Sais-tu, disait le gars, qu’auprès de toi ma vie
Est un hallier obscur que perce une éclaircie !
Je serais sans espoir si je ne t’avais pas…
Mes chemins rocailleux de fleurs, qui les émaille,
Raymonne ? Et, dans les champs ingrats où je travaille,
Quel charme a décuplé la force de mes bras ?

Parfois au fond du bois, armé de la cognée,
Je reste un jour entier. Je te sais éloignée
Par le corps, mais mon âme est toujours près de toi.
Qu’importent la distance et la fatigue et l’heure
Si la meilleure part de mon être demeure
Ici, dans cette manse, où tu reçus ma foi !

Ainsi, murmure-t-il d’une voix douce et tendre,
Contre laquelle un cœur ne pourrait se défendre.
C’est un soupir mêlé de désir et d’espoir…
Raymonne a tressailli. Sur Huguet elle lève
Des yeux bleus qu’on ne voit si limpides qu’en rêve
Et dit : — Tu ne sais pas comme j’attends le soir.


Tu ne sais pas comment, anxieuse, j’écoute
Ton pas que je connais, résonner sur la route…
Comment, lorsqu’il s’éloigne au matin, je me sens
Perdre de ma gaîté, comme si la distance
Qui se met entre nous, minait mon existence,
Jetait un voile noir et lourd sur tous mes sens.

Mais au retour, aussi, comme mon cœur s’éveille,
Comme, lorsque ta voix caresse mon oreille,
Tout renaît à mes yeux ! Si je n’ose parler
Souvent, c’est que je n’ai d’assez tendre parole
Pour dire mon bonheur… Est-ce que je suis folle ?
Mais mon amour en mots ne saurait s’exhaler…,

Comme si cet aveu brûlant l’eut alarmée,
Elle cacha son front, la chaste bien aimée,
Dans le sein de l’amant, enivré de bonheur.
Puis en des pleurs, soudain la pudeur féminine
Révéla son échec. Confusion divine
Sans laquelle l’amour aurait moins de valeur !

Huguet sent, contre lui, frémir cette poitrine,
Ce visage adoré qui sur le sien s’incline :
— Ô tu m’aimes, dit-il, pourquoi le regretter
Cet aveu, qui m’emplit d’un transport ineffable
Et qui me donne à moi, le serf, le misérable,
Le trésor qu’un baron ne peut que convoiter.


Tu m’aimes ? À présent qu’importent la corvée
À l’aide de sueur et de sang achevée,
Les dîmes et les coups, le servage écrasant,
Si je t’ai blanche fleur que nul mal n’a souillée,
Si ta paupière d’ange, en ce moment mouillée
L’est pour moi ! Sois béni, Dieu, maître bienfaisant.

Il couvrit de baisers ce front pur et candide.
Elle n’osait, sur lui, lever son œil timide
Ne pouvait lui parler tant son cœur battait fort,
Mais ils planaient aux Cieux dans une extase égale
Que ne déflorait point la volupté brutale,
Peut-être espéraient-ils en ce moment la mort ?