Rayons perdus (1869)/Soleil couchant

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Alphonse Lemerre (p. 172-175).

VIII.
SOLEIL COUCHANT.


Car ils savent qu’ils vont au rivage éternel.

Sainte-Beuve.


Chancelants & courbés sous le poids des années,
Par l’ouragan d’hiver plantes déracinées,
Ils sont vieux tous les deux. L’un près de l’autre assis
Ils écoutent au loin des chansons & des rondes,
Et regardent sauter des fraîches têtes blondes
Sur les grands tas de foin par le soleil roussis.
Les enfants sont en joie & la nature en fête.
Baignés d’ombre à leurs pieds, de rayons à leur faîte,
Les arbres du verger contemplent, eux aussi,
Ces générations nouvellement écloses,

Et calculent tout bas combien de lèvres roses
Ils ont entendu rire ainsi.

Ah ! le temps s’en va vite en son cours monotone !
Voici bientôt venir le cinquantième automne,
Le jour anniversaire où jadis ces époux
Se sont promis de vivre & de mourir ensemble.
Elle était svelte alors ainsi qu’un jeune tremble,
Lui rieur, éloquent, à la fois fier & doux.
Ils sont seuls maintenant à se donner encore
Les noms de leur jeunesse (ô vieux reflet d’aurore !),
À se remémorer les faits des temps passés,
Disant : « T’en souvient-il ? » ou bien : « Je me rappelle… »
Car tous ceux qu’ils aimaient & que leur voix appelle
Se sont peu à peu dispersés.

Hélas ! & chaque ride à leur tempe imprimée
Est comme le tombeau d’une mémoire aimée.
Mères, parents, amis, par la mort emportés,
Sont tombés autour d’eux. Comme aux forêts prochaines
Reste parfois debout un seul groupe de chênes
Surgissant au milieu des troncs décapités,
Ou bien comme l’on voit au soir d’une bataille
Deux compagnons, portant au sein plus d’une entaille,

S’appuyer l’un sur l’autre & s’entre-soutenir,
Ils attendent, exempts de crainte & de murmure,
De descendre au caveau que l’Éternité mure
Pour le sommeil sans souvenir.

Car ils ont maintenant tous les deux conscience,
Elle, par sa tendresse, & lui, par sa science,
D’avoir accompli l’œuvre où Dieu les appelait.
Et les fils de leurs fils, les filles de leurs filles,
Fondant pour le Seigneur de nouvelles familles
Dont les fronts inégaux forment un chapelet
Où la perle sans tache est d’une autre suivie,
S’avancent à leur tour au chemin de la vie.
Les vieux peuvent partir calmes & triomphants :
Leur nom, qu’à cause d’eux toute la contrée aime,
Est porté dignement & le sera de même
Par les enfants de leurs enfants.

C’est une chose auguste & vraiment solennelle
De voir ces vieillards blancs de la neige éternelle
Garder encor leur doux sourire d’autrefois.
On dirait le rayon de pourpre lumineuse
Que le soleil couchant de l’automne vineuse
Jette aux glaciers sereins sous leurs cieux déjà froids.

L’amour, qui les unit voici cinquante années,
Avec la chaste odeur qu’ont les roses fanées,
S’exhale de leur cœur comme un souffle enchanté ;
Et la foi, qui soutint leurs âmes éprouvées,
Qui raffermit leurs mains vers le Seigneur levées,
Les baigne d’immortalité.

Graves des maux soufferts & des peines passées,
Confondant leurs regards, leurs soupirs, leurs pensées,
Tels ils sont à présent, tels ils furent toujours.
Leur jeunesse de cœur survit à la tempête
Qui fait trembler leurs pas ou s’incliner leur tête ;
Et si le temps n’a plus que des moments bien courts
À leur prêter encor, comme dans la vallée
D’un feu d’herbes des champs monte une flamme ailée
Qui jette au vent du soir un parfum pour adieu,
Lorsque l’heure viendra de leurs deux agonies,
Ils s’en iront ensemble, âmes toujours unies,
Dans la paix des enfants de Dieu !


Janvier - mars 18…