Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 2/5

La bibliothèque libre.
Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. 450-468).


CHAPITRE V.

des différents emplois des capitaux.


Quoique tous les capitaux soient destinés à l’entretien du travail productif seulement, cependant la quantité de ce travail que des capitaux égaux sont capables de mettre en activité, varie extrêmement d’après la nature différente de l’emploi qu’on leur donne, et il y a la même variation dans la valeur que cet emploi ajoute au produit annuel des terres et du travail du pays.

Il y a quatre manières différentes d’employer un capital.

On peut l’employer : 1° à fournir à la société le produit brut qu’il lui faut pour son usage et sa consommation annuelle ; ou bien, 2° à manufacturer et à préparer ce produit brut, pour qu’il puisse immédiatement servir à l’usage et à la consommation de la société ; ou, 3° à transporter, soit le produit brut, soit le produit manufacturé, des endroits où ils abondent à ceux où ils manquent ; ou, 4° enfin, à diviser des portions de l’un et de l’autre de ces produits en parcelles assez petites pour pouvoir s’accommoder aux besoins journaliers des consommateurs.

C’est de la première manière que sont employés les capitaux de tous ceux qui entreprennent la culture, l’amélioration ou l’exploitation des terres, mines et pêcheries ; c’est de la seconde que le sont ceux de tous les maîtres manufacturiers et fabricants ; c’est de la troisième que le sont ceux de tous les marchands en gros ; et c’est de la quatrième que le sont ceux de tous les marchands en détail. Il est difficile d’imaginer, pour un capital, un genre d’emploi qui ne puisse être classé sous l’une ou l’autre de ces quatre divisions.

Chacun de ces quatre moyens d’employer un capital est essentiellement nécessaire, tant à l’existence ou à l’extension des trois autres genres d’emploi, qu’à la commodité générale de la société.

À moins qu’il n’y ait un capital employé à fournir le produit brut dans un certain degré d’abondance, les manufactures et le commerce d’aucun genre ne pourraient exister.

À moins qu’il n’y ait un capital employé à manufacturer cette partie du produit brut qui exige un certain degré de préparation avant d’être propre à l’usage et à la consommation, cette partie du produit brut ne serait jamais produite, parce qu’il n’y en aurait point de demande ; ou, si elle était produite spontanément, elle n’aurait aucune valeur échangeable et n’ajouterait rien à la richesse de la société.

À moins qu’il n’y ait un capital employé à transporter le produit brut ou manufacturé des endroits où il est abondant, à ceux où il manque, on ne produirait plus ni de l’un ni de l’autre au-delà de ce qui serait nécessaire pour la consommation locale seulement. Le capital du marchand, en échangeant le superflu d’un pays contre le superflu d’un autre, encourage l’industrie des deux pays et multiplie leurs jouissances.

À moins qu’il n’y ait un capital employé à morceler et à diviser des portions du produit brut ou manufacturé, en parcelles assez petites pour s’accommoder aux demandes actuelles des consommateurs, chaque personne serait obligée d’acheter les marchandises qu’il lui faut, en plus grande quantité que ne l’exigent ses besoins du moment. Par exemple, s’il n’y avait pas de commerce, tel que celui de boucher, chacun serait obligé d’acheter un bœuf entier ou un mouton à la fois. Ce serait, en général, un très-grand inconvénient pour les riches, et un beaucoup plus grand encore pour les pauvres. Si un pauvre artisan était obligé d’acheter à la fois des vivres pour un mois ou pour six, il y aurait une grande partie des fonds qu’il emploie, comme capital, en instruments de son métier ou pour garnir sa boutique, et qui lui rapportent un revenu, qu’il serait forcé de placer dans la partie de ses fonds réservée pour servir immédiatement à sa consommation, et qui ne lui rapporte aucun revenu. Il n’y a rien de plus commode, pour un homme de cette classe, que de pouvoir acheter sa subsistance d’un jour à l’autre ou même d’heure en heure, à mesure qu’il en a besoin. Il se trouve par là en état d’employer presque tous ses fonds comme capital ; il peut, par ce moyen, fournir à ses pratiques pour une plus grande valeur d’ouvrage, et le profit qu’il y fait compense et bien au-delà le surcroît de prix dont les marchandises qu’il achète se trouvent chargées par le profit du détaillant.

Les préventions de certains écrivains politiques contre les petits détaillants et ouvriers en boutique sont tout à fait mal fondées. Tant s’en faut qu’il soit nécessaire d’en restreindre le nombre ou de les gêner par des impositions, qu’au contraire ils ne sauraient jamais se multiplier de manière à nuire au public, bien qu’ils le puissent assez pour se nuire les uns aux autres. La quantité de marchandises, d’épicerie, par exemple, qui peut se vendre dans une ville, est limitée par la demande de cette ville et de ses environs. Ainsi, le capital qu’on peut employer au commerce d’épicerie ne saurait excéder ce qu’il faut pour acheter cette quantité. Si ce capital se trouve partagé entre deux différents épiciers, la concurrence fera que chacun d’eux vendra à meilleur marché que si le capital eût été dans les mains d’un seul ; et s’il est divisé entre vingt, la concurrence en sera précisément d’autant plus active, et il y aura aussi d’autant moins de chance qu’ils puissent se concerter entre eux pour hausser le prix de leurs marchandises. La concurrence pourra bien peut-être en ruiner quelqu’un, mais c’est l’affaire des parties intéressées d’y prendre garde, et on peut, en toute sûreté, s’en rapporter là-dessus à leur prudence. Le consommateur ni le producteur ne pourront jamais y perdre ; au contraire, les détaillants seront dans le cas de vendre meilleur marché, et d’acheter en même temps plus cher que si tout le commerce du même genre était accaparé par une ou deux personnes qui pourraient en faire monopole. Il pourra peut-être bien arriver une fois que quelqu’un d’eux trompe quelque chaland trop facile, et lui fasse acheter des choses dont celui-ci n’a pas besoin. Mais c’est là un trop petit inconvénient pour mériter l’attention du gouvernement, et ce ne serait pas un moyen sûr de l’empêcher, que de restreindre le nombre de ces petits marchands ; car pour prendre un exemple dans la classe la plus suspecte, ce n’est pas la multitude des cabarets qui engendre une disposition générale à l’ivrognerie parmi les gens du peuple, mais c’est cette disposition même, produite par d’autres causes, qui fait qu’une multitude de cabarets peut trouver de l’emploi.

Les personnes dont les capitaux sont employés de l’une de ces quatre manières sont elles-mêmes des ouvriers productifs. Leur travail, quand il est convenablement dirigé, se fixe et se réalise dans l’objet ou la chose vénale sur laquelle il est appliqué et, en général, il ajoute au prix de cette chose la valeur au moins de leur subsistance et consommation personnelle. Les profits du fermier, du manufacturier, du marchand, du détaillant, sont tous tirés du prix des marchandises que produisent les deux premiers, et dont trafiquent les deux autres. Cependant des capitaux égaux, selon qu’ils seront employés de l’une ou de l’autre de ces quatre manières différentes, mettront en activité des quantités très-différentes de travail productif, et augmenteront aussi, dans des proportions très-différentes, la valeur du produit annuel des terres et du travail de la société à laquelle ils appartiennent.

Le capital du détaillant remplace, avec un profit en sus, le capital du marchand dont il achète des marchandises, et met par là ce marchand à portée de continuer son commerce. Ce capital n’emploie pas d’autre ouvrier productif que la personne du détaillant lui-même. C’est dans le profit de celui-ci que consiste toute la valeur que le capital ainsi employé ajoute au produit annuel de la terre et du travail de la société.

Le capital du marchand en gros ou en magasin remplace avec leurs profits les capitaux des fermiers et des manufacturiers dont il achète le produit brut et le produit manufacturé sur lesquels il commerce, et par là il les met les uns et les autres en état de continuer leurs travaux respectifs. C’est principalement par ce service qu’il contribue indirectement à soutenir le travail productif de la société, et à augmenter la valeur du produit annuel de ce travail. Son capital emploie aussi les voituriers et matelots qui transportent ses marchandises d’un lieu dans un autre, et augmente le prix de ces marchandises de la valeur des salaires de ces ouvriers, aussi bien que de celle de ses propres profits. C’est là tout le travail productif que ce capital met immédiatement en activité, et toute la valeur qu’il ajoute immédiatement au profit annuel. Sous ces deux points de vue, ses opérations sont beaucoup au-dessus de celles du capital du détaillant.

Une partie du capital du maître manufacturier est employée comme capital fixe dans les instruments de son industrie, et remplace, avec un profit en plus, le capital de quelque autre ouvrier dont il les achète. Une partie de son capital circulant est employée à acheter des matières, et remplace, avec leurs profits en sus, les capitaux des fermiers et des entrepreneurs des mines, qui lui vendent ces matières. Mais une grande partie de ce même capital se distribue toujours annuellement, ou dans une période beaucoup plus courte, entre les différents ouvriers qu’emploie le maître. Ce capital ajoute à la valeur des matières celle des salaires des ouvriers et celle des profits du maître sur la totalité du fonds de salaires, de matières et d’instruments de fabrique employés dans l’entreprise. Ainsi, il met en activité une bien plus grande quantité de travail productif, et ajoute une bien plus grande valeur au produit annuel des terres et du travail de la société, que ne ferait un pareil capital entre les mains de quelque marchand en gros que ce fût.

Mais aucun capital, à somme égale, ne met en captivité plus de travail productif que celui du fermier. Ce sont non-seulement ses valets de ferme, mais ses bestiaux de labour et de charroi qui sont autant d’ouvriers productifs. D’ailleurs, dans la culture de la terre, la nature travaille conjointement avec l’homme ; et quoique son travail ne coûte aucune dépense, ce qu’il produit n’en a pas moins sa valeur, aussi bien que ce que produisent les ouvriers les plus chers. Les opérations les plus importantes de l’agriculture semblent moins avoir pour objet d’accroître la fertilité de la nature (quoiqu’elles y parviennent aussi), que de diriger cette fertilité vers la production des plantes les plus utiles à l’homme. Un champ couvert de ronces et de bruyères produit souvent une aussi grande quantité de végétaux que la vigne ou la pièce de blé la mieux cultivée. Le cultivateur qui plante et qui sème excite souvent moins l’active fécondité de la nature, qu’il ne la détermine vers un objet, et après qu’il a terminé tous ses travaux, c’est à elle que la plus grande partie de l’ouvrage reste à faire. Ainsi les hommes et les bestiaux employés aux travaux de la culture, non-seulement comme les ouvriers des manufactures, donnent lieu à la reproduction d’une valeur égale à leur consommation ou au capital qui les emploie, en y joignant de plus les profits des capitalistes, mais ils produisent encore une bien plus grande valeur. Outre le capital du fermier et tous ses profits, ils donnent lieu à la reproduction régulière d’une rente pour le propriétaire. On peut considérer cette rente comme le produit de cette puissance de la nature, dont le propriétaire prête l’usage au fermier. Ce produit est plus ou moins grand, selon qu’on suppose à cette puissance plus ou moins d’étendue, ou, en d’autres termes, selon qu’on suppose à la terre plus ou moins de fertilité naturelle ou artificielle. C’est l’œuvre de la nature qui reste après qu’on a fait la déduction ou la balance de tout ce qu’on peut regarder comme l’œuvre de l’homme. Ce reste fait rarement moins du quart, et souvent plus du tiers du produit total. Jamais une pareille quantité de travail productif, employé en manufactures, ne peut occasionner une aussi riche reproduction. Dans celles-ci, la nature ne fait rien ; la main de l’homme fait tout, et la reproduction doit toujours être nécessairement en raison de la puissance de l’agent. Ainsi, non-seulement le capital employé à la culture de la terre met en activité une plus grande quantité de travail productif que tout autre capital pareil employé en manufactures, mais encore, à proportion de la quantité de travail productif qu’il emploie, il ajoute une beaucoup plus grande valeur au produit annuel des terres et du travail du pays, à la richesse et au revenu réel de ses habitants. De toutes les manières dont un capital peut être employé, c’est sans comparaison la plus avantageuse à la société[1].

Les capitaux qu’on emploie dans une société à la culture des terres ou au commerce de détail, restent toujours nécessairement dans le sein de cette société. Leur emploi se fait presque toujours sur un point fixe, la ferme et la boutique du détaillant. En général aussi, quoi qu’il y ait quelques exceptions, ils appartiennent à des membres résidents de la société.

Le capital du marchand en gros, au contraire, semble n’avoir nulle part de résidence fixe ou nécessaire ; mais il se promène volontiers de place en place, suivant qu’il peut trouver à acheter meilleur marché ou à vendre plus cher.

Le capital du manufacturier doit sans contredit résider au lieu de l’établissement de la manufacture ; mais le local de cet établissement n’a pas sa place nécessairement déterminée. Il peut être souvent à une grande distance, tant de l’endroit où croissent les matières, que de celui où se consomme l’ouvrage fait. Lyon est fort éloigné, et du lieu qui lui fournit la matière première de ses manufactures, et du lieu où elles se consomment. En Sicile, les gens de bon ton sont habillés d’étoffes de soie fabriquées à l’étranger, et dont la matière première a été produite chez eux. Une partie de la laine d’Espagne est travaillée dans les manufactures d’Angleterre, et une partie du drap qu’elle y produit retourne ensuite en Espagne.

Que le marchand dont le capital exporte le superflu[2] d’un pays, soit naturel de ce pays, soit étranger, c’est une chose fort peu importante. S’il est étranger, le nombre des ouvriers productifs se trouve d’un individu seulement être moindre que s’il eût été naturel du pays, et la valeur du produit annuel moindre de la valeur seulement du profit d’un individu. Les voituriers ou matelots qu’il emploie peuvent toujours être, ou de son propre pays ou du pays dont il s’agit, ou de quelque autre pays indifféremment, de la même manière que s’il eût été lui-même un naturel du pays. Le capital d’un étranger donne une valeur au superflu du produit de votre pays, tout comme le capital d’un de vos compatriotes, en échangeant ce superflu contre une denrée dont il y a demande chez vous. Il remplace tout aussi sûrement le capital de la personne qui produit ce superflu, et il la met tout aussi sûrement en état de continuer ses travaux ; ce qui est le genre principal de service par lequel le capital d’un marchand en gros contribue à soutenir le travail productif de la société dont il est membre, et à augmenter la valeur du produit annuel de cette société.

Il importe beaucoup plus que le capital du manufacturier réside dans le pays. Il met alors nécessairement en activité une plus grande quantité de travail productif, et ajoute une plus grande valeur au produit annuel des terres et du travail de la société. Il peut cependant être fort utile au pays encore qu’il n’y réside pas. Les capitaux des manufacturiers anglais qui mettent en œuvre le chanvre et le lin qui s’importent annuellement des côtes de la mer Baltique, sont sûrement très-utiles aux pays qui produisent ces denrées. Elles sont une partie du produit superflu de ces pays, et si ce superflu n’était pas annuellement échangé contre quelque chose qui y est en demande, il n’aurait plus aucune valeur, et cesserait bientôt d’être produit. Les marchands qui l’exportent remplacent les capitaux des gens qui le produisent, et par là les encouragent à continuer cette production, et les manufacturiers anglais remplacent les capitaux de ces marchands.

Il peut se faire souvent qu’un pays soit, comme le serait un particulier, dans le cas de manquer d’un capital suffisant pour cultiver et améliorer toutes ses terres, manufacturer et préparer tout leur produit brut, tel que l’exigent l’usage et la consommation, et enfin transporter le superflu des deux produits brut et manufacturé, à des marchés éloignés où on puisse L’échanger contre quelque chose qui soit en demande dans le pays. Il y a beaucoup d’endroits dans la Grande-Bretagne, où les habitants n’ont pas de capitaux suffisants pour cultiver et améliorer leurs terres. La laine des provinces du midi de l’Écosse vient, en grande partie, faire un long voyage par terre dans de fort mauvaises routes, pour être manufacturée dans le comté d’York, faute de capital pour être manufacturée sur les lieux. Il y a en Angleterre plusieurs petites villes de fabriques, dont les habitants manquent de capitaux suffisants pour transporter le produit de leur propre industrie à ces marchés éloignés où il trouve des demandes et des consommateurs. Si on y voit quelques marchands, ce ne sont probablement que les agents de marchands plus riches qui résident dans quelques-unes des grandes villes commerçantes.

Quand le capital d’un pays ne peut suffire à remplir en entier ces trois fonctions, plus sera grande la portion qui en sera employée à l’agriculture, et plus sera grande à proportion la quantité de travail productif qu’il mettra en activité dans le pays, plus sera grande pareillement la valeur que son emploi ajoute au produit annuel des terres et du travail de la société. Après l’agriculture, ce sera le capital employé en manufactures, qui mettra en activité la plus grande quantité de travail productif, et qui ajoutera la plus grande valeur au produit annuel. Le capital employé au commerce d’exportation est celui des trois qui produit le moins d’effet.

Il est vrai que le pays qui n’a pas un capital suffisant pour remplir en entier ces trois fonctions n’est pas encore parvenu au degré d’opulence auquel il semble être naturellement destiné. Cependant, essayer, par des efforts prématurés et avec un capital insuffisant, de les remplir toutes les trois, certainement, pour une société comme pour un individu, ce ne serait pas là la voie la plus courte d’en acquérir un qui fût suffisant. Le capital de tous les individus d’une nation a ses limites comme celui d’un seul de ces individus, et ses opérations ont aussi leurs bornes. Le capital de tous les individus d’une nation se grossit, de la même manière que celui d’un seul individu, de ce qu’ils accumulent sans cesse, et de ce qu’ils y ajoutent par les épargnes faites sur leurs revenus. Il sera donc probablement dans le cas de grossir plus vite que jamais, s’il est employé de manière à fournir le plus gros revenu à tous les habitants du pays, puisque par là il les mettra à même de faire les plus grandes épargnes. Or, le revenu de tous les habitants du pays est nécessairement en raison de la valeur du produit annuel des terres et du travail.

La principale cause des progrès rapides de nos colonies d’Amérique vers la richesse et l’agrandissement, c’est que jusques à présent presque tous leurs capitaux ont été employés à l’agriculture. Elles n’ont point de manufactures, si ce n’est ces fabriques grossières et domestiques qui accompagnent nécessairement les progrès de l’agriculture, et qui sont l’ouvrage des femmes et des enfants dans chaque ménage. La plus grande partie, tant de leur exportation que de leur commerce de cabotage, se fait avec des capitaux de marchands qui résident dans la Grande-Bretagne. Le fonds même et les magasins de marchandises qui se vendent en détail dans quelques provinces, particulièrement dans la Virginie et le Maryland, appartiennent la plupart à des marchands qui résident dans la mère patrie, et c’est un de ces exemples rares d’un commerce de détail fait dans un pays avec des capitaux étrangers. Si, par un projet concerté ou toute autre mesure forcée, les Américains venaient à arrêter l’importation des manufactures d’Europe et, en donnant par là un monopole à ceux de leurs compatriotes qui fabriqueraient les mêmes espèces d’ouvrages, détourner pour ce genre d’emploi une grande partie de leur capital actuel, ils retarderaient, par cette conduite, les progrès ultérieurs de la valeur de leur produit annuel, bien loin de les accélérer, et ils entraveraient la marche de leur pays vers l’opulence et la grandeur, bien loin de la favoriser.

Ce serait encore bien pis s’ils voulaient se donner de la même manière le monopole de tout leur commerce d’exportation.

À la vérité, le cours des prospérités humaines ne paraît guère avoir jamais été d’une durée assez constante pour avoir mis aucun grand peuple dans le cas d’acquérir un capital qui ait pu suffire à remplir ces trois fonctions dans leur entier, à moins peut-être que nous ne voulions ajouter foi aux récits merveilleux qu’on nous fait de la richesse et de la culture de la Chine, de l’ancienne Égypte, et de l’Indostan dans son ancien état ; encore ces trois pays, les plus riches qui aient jamais existé, d’après tous les rapports, sont principalement renommés pour leur supériorité en agriculture et en manufactures. Il ne paraît pas qu’ils aient jamais brillé par le commerce avec l’étranger. La superstition des anciens Égyptiens leur inspirait une grande horreur pour la mer ; une superstition à peu près de la même espèce règne chez les Indiens, et les Chinois n’ont jamais porté bien loin leur commerce étranger. La plus grande partie du superflu de ces trois pays paraît avoir été toujours exportée par des étrangers, qui donnaient en échange quelque autre chose pour laquelle il y avait demande dans le pays, souvent de l’or et de l’argent.

C’est ainsi que le même capital dans un pays mettra en activité plus ou moins de travail productif, et ajoutera plus ou moins de valeur au produit annuel des terres et du travail, selon les différentes proportions dans lesquelles on l’emploiera dans l’agriculture, dans les manufactures ou dans le commerce en gros. Les différentes espèces de commerce en gros, dans lesquelles il y en aura quelque partie d’employée, amèneront aussi de très-grandes différences dans les effets.

On peut réduire à trois différentes espèces tout commerce en gros, tout achat fait pour revendre en gros : le commerce intérieur, le commerce étranger de consommation et le commerce de transport[3]. Le commerce intérieur se fait en achetant dans un endroit du pays, pour les revendre dans un autre endroit du même pays, les produits de l’industrie nationale. Il comprend à la fois le commerce de cabotage et celui qui se fait par l’intérieur des terres. Le commerce étranger de consommation se fait en achetant des marchandises étrangères pour la consommation intérieure. Le commerce de transport se fait en commerçant entre deux pays étrangers, ou en transportant à l’un le superflu de l’autre.

Le capital qui est employé à acheter dans un endroit du même pays, pour le revendre dans l’autre, le produit de l’industrie de ce pays, replace en général, à chaque opération qu’il fait, deux capitaux distincts qui avaient été tous deux employés, soit en agriculture, soit en manufacture, et par là il les met en état de continuer leur fonction. Lorsque ce capital emporte une certaine valeur de marchandises hors de la résidence du marchand, il y rapporte ordinairement en retour une valeur au moins égale en autres marchandises. Quand elles sont les unes et les autres le produit de l’industrie nationale, il remplace alors nécessairement dans chacune de ces opérations deux capitaux distincts, employés l’un et l’autre à faire aller le travail productif, et par là il les met en état de continuer le même service. Le capital qui envoie à Londres des ouvrages de fabrique écossaise et rapporte à Édimbourg du blé anglais et des ouvrages de fabrique anglaise, remplace nécessairement, dans chacune de ces opérations, deux capitaux appartenant à des sujets de la Grande-Bretagne, et qui ont tous les deux été employés dans l’agriculture ou dans les manufactures de la Grande-Bretagne.

Le capital qui est employé à acheter des marchandises étrangères, pour la consommation intérieure, quand l’achat se fait avec le produit de l’industrie nationale, remplace aussi, par chaque opération de ce genre, deux capitaux distincts, mais dont un seulement est employé à soutenir l’industrie nationale. Le capital qui envoie en Portugal des marchandises anglaises et qui rapporte en Angleterre des marchandises portugaises, ne remplace, dans chacune des opérations qu’il fait, qu’un seul capital anglais ; l’autre est un capital portugais. Ainsi, quand même les retours du commerce étranger de consommation seraient aussi prompts que ceux du commerce intérieur, encore le capital employé dans celui-là ne donnerait-il que moitié d’encouragement à l’industrie ou au travail productif du pays.

Mais il est très-rare que les retours du commerce étranger de consommation soient aussi prompts que ceux du commerce intérieur. Les retours du commerce intérieur ont lieu en général avant l’année révolue, et quelquefois trois ou quatre fois dans l’année. Ceux du commerce étranger de consommation rentrent rarement avant la révolution de l’année, et quelquefois pas avant un terme de deux ou trois ans. Ainsi, un capital employé dans le commerce intérieur pourra quelquefois consommer douze opérations, ou sortir et rentrer douze fois avant qu’un capital placé dans le commerce étranger de consommation en ait pu consommer une seule. En supposant donc des capitaux égaux, l’un donnera vingt-quatre fois plus que l’autre de soutien et d’encouragement à l’industrie du pays.

Les marchandises étrangères destinées à la consommation intérieure peuvent s’acheter quelquefois, non avec le produit de l’industrie nationale, mais avec quelques autres marchandises étrangères. Néanmoins, il faut toujours que ces dernières aient été achetées, soit immédiatement avec le produit de l’industrie nationale, soit avec quelque autre chose achetée avec ce produit ; car, excepté la voie de la guerre et de la conquête, il n’y a pas d’autre moyen d’acquérir des marchandises étrangères qu’en les échangeant contre quelque chose qu’on a produit chez soi, soit par un échange immédiat, soit après deux échanges différents, ou davantage. Par conséquent, un capital employé à faire, par un tel circuit, le commerce étranger de consommation, produira à tous égards les mêmes effets qu’un capital employé à faire le même genre de commerce par la voie la plus directe, excepté que chaque retour final sera vraisemblablement beaucoup plus éloigné encore, attendu qu’il dépend lui-même des retours de deux ou trois commerces étrangers distincts. Si l’on achète le chanvre et le lin de Riga avec du tabac de Virginie, qui a été lui-même acheté avec des marchandises de fabrique anglaise, il faut que le marchand attende jusque après les retours de deux commerces étrangers distincts, avant de pouvoir recommencer à employer le même capital en achats d’une pareille quantité de marchandises de fabrique anglaise. Si l’on avait acheté ce tabac de Virginie, non avec des marchandises de fabrique anglaise, mais avec du sucre et du rhum de la Jamaïque, qui auraient été achetés avec celles-ci, il faudrait attendre alors les retours de trois commerces étrangers. S’il arrivait que ces deux ou trois commerces étrangers distincts fussent faits par deux ou trois marchands différents, dont le second achetât la marchandise importée par le premier, et le troisième celle importée par le second, pour la réexporter ensuite ; dans ce cas, à la vérité, chacun de ces marchands recevrait plus vite les retours de son propre capital ; mais le retour final de tout le capital employé à consommer l’opération de ce commerce n’en serait toujours pas moins lent. Que le capital employé à parcourir ce circuit de commerce étranger appartienne à un seul marchand ou à trois, cela ne fait pas la moindre différence quant au pays, quoique cela en puisse faire une quant à chaque marchand particulier. Dans tous les cas, il faudra toujours, pour consommer l’échange d’une certaine valeur de marchandises de fabrique anglaise contre une certaine quantité de lin et de chanvre, employer un capital trois fois plus grand qu’il n’eût été nécessaire, si les marchandises de fabrique d’une part, et le chanvre et le lin de l’autre, eussent été directement échangés ensemble.

Par conséquent, la masse de capital employé à faire ainsi par circuit le commerce étranger de consommation donnera, en général, moins de soutien et d’ encouragement au travail productif du pays, qu’un même capital employé à un commerce du même genre, mais plus direct.

Quelle que soit la nature des marchandises étrangères avec lesquelles on achète à l’étranger des choses destinées à la consommation intérieure, il n’en peut résulter aucune différence essentielle, soit dans la nature de ce commerce, soit dans l’appui et l’encouragement qu’il peut donner au travail productif du pays dans lequel se fait ce commerce. Qu’on les achète, par exemple, avec l’or du Brésil ou avec l’argent du Pérou, il faut toujours que cet or et cet argent ait été acheté, tout comme le tabac de Virginie, avec quelque chose qui soit ou produit par l’industrie du pays, ou acheté avec quelque autre chose produite par elle. Par conséquent, sous le rapport de l’intérêt du travail productif de la société, le commerce étranger de consommation, qui se fait par le moyen de l’or et de l’argent, a tous les avantages et désavantages de tout autre commerce étranger de consommation qui ferait un égal circuit, et il remplacera tout aussi vite ou tout aussi lentement le capital qui sert immédiatement à soutenir ce travail productif. Il paraîtrait même avoir un avantage sur tout autre commerce de ce genre également indirect. Le transport de ces métaux d’un lieu à un autre, vu leur grande valeur, en raison de la petitesse de leur volume, est moins coûteux que celui de presque toute autre espèce de marchandise étrangère de valeur égale. Le fret est beaucoup moindre et l’assurance n’est pas plus forte. Ainsi, par l’intermédiaire de l’or et de l’argent, on pourra souvent acheter une même quantité de marchandises étrangères avec une moindre quantité du produit de l’industrie nationale, qu’on ne le pourrait par l’entremise de toute autre marchandise étrangère. De cette manière, on remplira souvent la demande du pays, plus complètement et à moins de frais que de tout autre. Savoir ensuite si par l’exportation continuelle de ces métaux un commerce de ce genre peut tendre, sous quelque autre rapport, à appauvrir le pays dans lequel il se fait, c’est ce que j’aurai occasion d’examiner fort au long dans la suite[4].

Cette portion du capital d’un pays, qui est employée au commerce de transport, est tout à fait enlevée au soutien du travail productif de ce pays, pour soutenir celui de quelques pays étrangers. Quoique par chacune de ces opérations il remplace deux capitaux distincts, aucun de ces capitaux ne fait partie du capital national. Le capital d’un négociant hollandais qui transporte en Portugal du blé de Pologne, et rapporte en Pologne des fruits et des vins de Portugal, remplace, à chaque opération qu’il fait, deux capitaux, dont aucun n’a servi à soutenir le travail productif de la Hollande, mais dont l’un a soutenu le travail productif de la Pologne, et l’autre celui du Portugal. Il n’y a que les profits qui rentrent régulièrement en Hollande, et ils constituent tout ce que ce commerce ajoute nécessairement au produit annuel des terres et du travail de ce pays. À la vérité, quand le commerce de transport que fait une nation se fait avec des bâtiments et des matelots nationaux, alors, dans le capital employé à ce commerce, la portion qui sert à payer le fret se distribue entre un certain nombre d’ouvriers productifs de ce pays, et les met en activité. Dans le fait, presque toutes les nations qui ont pris une part considérable au commerce de transport l’ont fait de cette manière. C’est probablement de là que ce commerce lui-même a pris son nom, les gens de ce pays étant réellement les voituriers des autres nations. Avec cela, il ne paraît pas essentiel à la nature de ce commerce qu’il se fasse ainsi. Un négociant hollandais, par exemple, peut employer son capital à des opérations de commerce entre la Pologne et le Portugal, en transportant une partie du superflu de l’un de ces pays à l’autre dans des vaisseaux anglais et non hollandais. Il est à présumer qu’il opère ainsi dans quelques circonstances. C’est pourtant sous ce point de vue qu’on a supposé que le commerce de transport était particulièrement avantageux à un pays tel que la Grande-Bretagne, dont la défense et la sûreté dépendent du nombre de ses matelots et de l’étendue de sa marine. Mais le même capital peut employer tout autant de bâtiments et de matelots, s’il est placé dans le commerce étranger de consommation, ou même dans le commerce intérieur par cabotage, que s’il était placé dans le commerce de transport. Le nombre de vaisseaux et de matelots qu’un capital peut employer ne dépend pas de la nature du commerce dans lequel est placé ce capital, mais il dépend en partie du volume des marchandises en proportion de leur valeur, et en partie de la distance qui se trouve entre les deux ports où elles sont transportées ; et il dépend principalement de la première de ces deux circonstances. Le commerce de charbon, par exemple, qui se fait de Newcastle à Londres, emploie plus de bâtiments et de matelots que tout le commerce de transport de l’Angleterre, quoique ces deux ports ne soient pas très-éloignés l’un de l’autre. Ce ne serait donc pas toujours un moyen assuré d’augmenter la marine d’un pays, que de forcer par des encouragements extraordinaires les capitaux à se porter dans le commerce de transport en plus grande quantité qu’ils ne s’y porteraient naturellement.

Ainsi, le capital qui sera employé dans le commerce intérieur d’un pays donnera, en général, de l’appui et de l’encouragement à une plus grande quantité de travail productif dans ce pays, et augmentera plus la valeur de son produit annuel, que ne le fera un pareil capital employé au commerce étranger de consommation ; et le capital qui sera employé dans ce dernier genre de commerce aura, sous ces deux rapports, encore un bien plus grand avantage sur le capital employé au commerce de transport. La richesse publique d’un pays et même sa puissance, en tant que la puissance peut dépendre de la richesse, doit toujours être en raison de la valeur de son produit annuel, qui est la source où se puisent, en définitive, tous les impôts. Or, le grand objet que se propose partout l’économie politique, c’est d’augmenter la richesse et la puissance du pays. Elle ne doit donc accorder aucune préférence au commerce étranger de consommation sur le commerce intérieur, ni au commerce de transport sur aucun des deux autres ; elle ne doit pas encourager l’un de ces commerces plus que l’autre ; elle ne doit pas chercher, par des appâts ou par des contraintes, à attirer dans l’un ou l’autre de ces deux canaux une plus grande quantité du capital du pays, que celle qui s’y jetterait d’elle-même dans le cours naturel des choses.

Toutefois, chacune de ces différentes branches de commerce est non-seulement avantageuse, mais elle est même nécessaire et indispensable, quand elle est naturellement amenée par le cours des choses, sans gêne et sans contrainte.

Quand le produit d’une branche particulière d’industrie excède ce qu’exige la demande du pays, il faut bien qu’on envoie le surplus à l’étranger, pour l’échanger contre quelque chose qui soit demandé dans l’intérieur. Sans cette exportation, une partie du travail productif du pays viendrait à cesser, et la valeur de son produit annuel diminuerait nécessairement. La terre et le travail de la Grande-Bretagne produisent naturellement plus de blé, de lainages et de quincailleries que n’en exige la demande du marché intérieur. Il faut donc exporter le surplus et l’échanger contre quelque chose dont il y ait demande dans le pays. Ce n’est que par le moyen de cette exportation que ce surplus pourra acquérir une valeur suffisante pour compenser le travail et la dépense qu’il en coûte pour le produire. Le voisinage des côtes de la mer et les bords des rivières navigables ne sont des situations avantageuses pour l’industrie que par la seule raison qu’elles facilitent les moyens d’exporter et d’échanger ces produits superflus contre quelque chose qui est plus demandé dans le pays.

Lorsque les marchandises étrangères qu’on achète ainsi avec le produit superflu de l’industrie nationale excèdent la demande du marché du pays, il faut bien aussi réexporter à l’étranger le superflu de ces marchandises étrangères, et l’échanger contre quelque chose qui soit plus demandé dans le pays. On achète tous les ans, avec une partie du produit superflu de l’industrie de la Grande-Bretagne, environ 96 mille muids[5] de tabac dans la Virginie et le Maryland. Or, la demande de la Grande-Bretagne n’en exige peut-être pas plus de 14 mille. Si les 82 mille restant ne pouvaient être exportés et échangés contre quelque chose de plus demandé dans le pays, l’importation de ce restant cesserait aussitôt, et avec elle le travail productif de tous ceux des habitants de la Grande-Bretagne qui sont maintenant employés à préparer les marchandises avec lesquelles ces 82 mille muids sont achetés tous les ans. Ces marchandises, qui sont une partie du produit des terres et du travail de la Grande-Bretagne, n’ayant pas de marché pour elles au-dedans et étant privées de celui qu’elles avaient au-dehors, cesseraient nécessairement d’être produites. On voit donc qu’en certaines occasions le commerce étranger de consommation le plus détourné sera tout aussi nécessaire que le plus direct pour soutenir le travail productif d’un pays et la valeur de son produit annuel.

Quand la masse des capitaux d’un pays est parvenue à un tel degré d’accroissement qu’elle ne peut être toute employée à fournir à la consommation de ce Pays et à faire valoir son travail productif, alors le superflu de cette masse se décharge naturellement dans le commerce de transport, et est employé à rendre les mêmes services à des pays étrangers. Le commerce de transport est bien l’effet et le symptôme naturel d’une grande richesse nationale ; mais il, ne paraît pas qu’il en soit la cause naturelle. Les hommes d’État qui ont cherché à le favoriser par des encouragements particuliers ont pris, à ce qu’il paraît, l’effet de ce symptôme pour la cause. La Hollande, le plus riche pays sans comparaison de tous ceux de l’Europe, en proportion de son territoire et de sa population, fait, par cette raison, la plus grande partie du commerce de transport de l’Europe. L’Angleterre, le second pays peut-être pour la richesse, passe aussi pour faire une très-grande partie de ce commerce ; quoique ce qu’on prend communément pour le commerce de transport de l’Angleterre pourrait souvent, au fond, n’être autre chose qu’un commerce étranger de consommation détourné et indirect. Tel est, en grande partie, le commerce qui porte aux différents marchés de l’Europe les marchandises des Indes orientales et occidentales, ainsi que celles de l’Amérique. Ces marchandises sont achetées, en général, ou immédiatement avec le produit de l’industrie de la Grande-Bretagne, ou avec quelque autre chose achetée avec ce produit et, en général, les retours définitifs de ce commerce sont aussi destinés à l’usage et à la consommation de la Grande-Bretagne. Ce qui constitue peut-être les branches principales de ce qui est proprement le commerce des transports de la Grande-Bretagne, c’est celui qui se fait, avec des vaisseaux de cette nation, entre les différents ports de la Méditerranée, et quelque autre commerce du même genre qui se fait, par des marchands anglais, entre les différents ports de l’Inde.

L’étendue du commerce intérieur et du capital qui peut y être employé a nécessairement pour limites la valeur du produit superflu de tous les endroits du pays qui sont éloignés les uns des autres, et qui ont besoin d’échanger ensemble leurs productions respectives. Celle du commerce étranger de consommation a pour limites la valeur du produit superflu de tout le pays et de ce qui peut s’acheter avec ce superflu. Celle du commerce de transport a pour limites la valeur du produit superflu de tous les différents pays du monde. Ainsi, son étendue possible est, en quelque sorte, infinie en comparaison de celle des deux autres, et elle est capable d’absorber les plus grands capitaux.

Le seul motif qui détermine le possesseur d’un capital à l’employer plutôt dans l’agriculture, ou dans les manufactures, ou dans quelque branche particulière de commerce en gros ou en détail, c’est la vue de son propre profit. Il n’entre jamais dans sa pensée de calculer combien chacun de ces différents genres d’emploi mettra de travail productif en activité, on ajoutera de valeur au produit annuel des terres et du travail de son pays. Ainsi, dans le pays où l’agriculture est le plus profitable de tous les emplois, et où la route la plus sûre pour aller à une brillante fortune est de faire valoir et d’améliorer des terres, les capitaux des particuliers seront tout naturellement employés de la manière qui se trouvera en même temps la plus avantageuse à la socié­té en général. Toutefois, il ne paraît pas qu’en aucun endroit de l’Europe les profits de l’agriculture aient aucune supériorité sur ceux des autres emplois de capi­taux. À la vérité, depuis quelques années, il a paru dans tous les coins de l’Europe des spéculateurs qui ont amusé le public par des calculs magnifiques sur les profits à faire dans la culture et l’amélioration des terres. Sans entrer dans aucune discussion parti­culière sur leurs calculs, il ne faut qu’une observation bien simple pour nous montrer la fausseté de leurs résultats. Tous les jours nous voyons les fortunes les plus brillan­tes acquises dans le cours de la vie d’une seule personne, par le moyen du commerce et des manufactures, après avoir commencé souvent par un très-faible capital, et quelquefois même sans aucun capital. Une pareille fortune acquise par l’agri­culture dans le même temps et avec aussi peu de capital est un phénomène dont l’Europe n’offrirait peut-être pas un seul exemple dans tout le cours du siècle. Cepen­dant, dans tous les grands pays de l’Europe, il y a encore beaucoup de bonne terre qui reste inculte, et la majeure partie de celle qui est cultivée est encore bien loin d’être portée au degré d’amélioration dont elle est susceptible. Ainsi, presque partout l’agriculture est en état d’absorber un capital beaucoup plus grand que ce qui y a encore été employé jusqu’à présent.

Quelles sont donc, dans l’histoire politique de l’Europe, les circonstances qui ont donné aux genres d’industrie établis dans les villes un avantage tellement considérable sur celle qui s’exerce dans les campagnes, que des particuliers aient trouvé souvent plus profitable pour eux d’employer leurs capitaux au commerce de transport des pays les plus reculés de l’Asie et de l’Amérique, que de les employer à l’amélioration et à la culture de terres de la plus grande fertilité, et situées dans leur voisinage ? C’est ce que je vais tâcher de développer, avec toute l’étendue possible, dans les deux livres suivants.


  1. On s’étonne qu’un esprit aussi pénétrant que celui de Smith ait pu admettre une proposition aussi erronée que celle-ci : « La nature ne fait rien pour l’homme dans les manufactures. » La puissance de l’eau et du vent qui mettent en mouvement nos machines, supportent nos vaisseaux et les poussent sur la mer, la pression de l’atmosphère et l’élasticité de la vapeur qui nous permettent de construire les plus étonnantes machines, ne sont-ils pas des dons spontanés de la nature ? Mac Culloch.
  2. Ce mot superflu désigne ici tout ce qu’un pays produit d’une marchandise quelconque au delà de ce qu’il en consomme lui-même (en anglais surplus produce).
  3. Plusieurs auteurs, et entre autre Montesquieu, ont donné à ce commerce le nom de commerce d’économie.
  4. Livre IV, chapitre ier
  5. Hogshead, mesure qui a environ 1/7 de moins en capacité que le muid de Paris, de 288 pintes (environ 2 hectolitres et demi).