Recherches et découvertes archéologiques dans la Perse occidentale

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Recherches et découvertes archéologiques dans la Perse occidentale
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 1134-1152).

RECHERCHES


ET


DECOUVERTES ARCHEOLOGIQUES


DANS LA PERSE OCCIDENTAL.




Travels in Luristan and Arabistan, by the baron C. A. DE BODE. — Londres, 1846.




Dans la région montagneuse de la Perse, entre les deux chaînes neigeuses de l’Alvend et de l’Ardekan, s’étend depuis la frontière turque à l’ouest jusqu’aux limites des provinces d’Ispahan et de Fars, à l’est et au sud-est, le pays désigné sous le nom de Louristan, que les voyageurs et les savans ont laissé jusqu’à ce jour dans un oubli presque complet. Au sud de l’Ardekan, entre les premières pentes de cette chaîne et les rives septentrionales du golfe Persique, un autre pays, qui n’est guère plus connu que le premier, porte le nom de Khouzistan, ou, plus communément, d’Arabistan, parce qu’il embrasse le territoire des Arabes de la tribu Chaïb. C’est dans ces contrées négligées trop long-temps par la science qu’a pénétré récemment, à la faveur de circonstances exceptionnelles, un courageux et patient voyageur, M. le baron de Bode. Son livre, écrit en vue d’un public restreint et tout spécial, est de ceux qui, sans attirer l’attention de la foule, prennent silencieusement leur place dans les bibliothèques scientifiques. De tels ouvrages ont des titres particuliers à l’intérèt de la critique. C’est un devoir pour elle, non-seulement de les apprécier, mais d’en exposer, d’en vulgariser, par une fidèle analyse, les principaux résultats. M. de Bode, d’ailleurs, tout en étudiant les monumens du passé, a su porter un coup d’œil attentif sur les populations au milieu desquelles il a vécu. Il y a donc un double intérêt dans son livre, l’intérêt qui s’attache aux recherches archéologiques, et celui non moins vif qu’excitent les mœurs d’une société presque ignorée. La description et la narration forment ainsi, dans ce curieux ouvrage, deux élémens distincts, quoique inséparables, et que nous chercherons de même à unir sans les confondre.

Le voyageur dont nous allons suivre les traces, il est bon de le remarquer avant tout, appartient à la diplomatie russe. Son père, né d’une mère anglaise, était Français par sa famille paternelle, originaire d’Alsace : les hasards de l’émigration le conduisirent en Russie, où il leva un régiment de cavalerie à ses frais, et lorsqu’en 1812 les Français parurent devant Moscou, il mérita par ses services militaires la faveur de l’empereur Alexandre. C’est au fils aîné de l’aventureux officier que nous devons le Voyage dans le Louristan et l’Arabistan. La vie agitée de son père s’acheva en Angleterre, et M. de Bode, élevé successivement aux universités de Londres et de Saint-Pétersbourg, fut de bonne heure reçu dans les meilleures sociétés des deux capitales. Il se trouva bientôt en contact habituel, par la spécialité de ses études, avec les savans les plus distingués de l’Angleterre et de la Russie. Les services de son père le recommandaient à la bienveillance de l’empereur Nicolas. Aussi ne tarda-t-il pas à entrer dans la diplomatie russe. Cette double éducation des affaires et de la science était une excellente préparation aux recherches qui devaient amener plus tard M. de Bode dans la Perse occidentale. Par la position du voyageur, on doit comprendre maintenant le caractère particulier de ses travaux ; on ne s’étonnera pas si M. de Bode s’offre à nous tour à tour comme un archéologue passionné et comme un observateur pénétrant des mœurs actuelles de la Perse.

En 1836, nommé secrétaire de la légation russe à Téhéran, M. de Bode débuta dans l’exercice de sa mission en assistant à la cérémonie funèbre célébrée pour la translation des restes de M. de Griboedoff et des membres de son ambassade, massacrés dans cette même ville sept ans auparavant, en 1829. On sait que M. de Griboedoff, sa suite et ses domestiques périrent dans une émeute populaire, victimes du fanatisme musulman, pour avoir voulu faire respecter le droit d’asile et l’inviolabilité du pavillon en faveur de quelques augets moscovites réfugiés à l’hôtel du consulat. Le tableau de cette cérémonie précède le récit du voyage entrepris par M. de Bode quatre années plus tard. C’est un prologue assez pittoresque à cette excursion commencée d’abord dans l’unique intention de visiter Persépolis et prolongée dans une autre direction par des circonstances tout-à-fait imprévues.

Le 23 décembre 1840, M. de Bode partait de Téhéran pour Ispahan et Schiraz. La première singularité qu’offre un voyage en Perse, c’est la manière même de voyager. Un Européen qui veut parcourir ce pays n’a pas le choix des modes de transport ; il faut qu’il voyage en cavalier, monté soit sur ses propres chevaux, ce qui est fort long, soit sur ceux de la poste, ce qui est extrêmement fatigant. Comme dans tous les états de l’Asie, vous ne trouvez sur la route, même dans les grandes villes, ni un hôtel garni, ni une auberge, ni même un cabaret. D’espace en espace, dans les principaux centres de population, un caravanseraï infect et le plus souvent en ruines vous présente un abri tel quel dans une vaste cour entourée de cellules en pierres sans portes ni fenêtres. Quant à la poste, elle n’est pas établie pour le transport régulier de la correspondance, mais pour la simple transmission des ordres de l’autorité centrale aux gouverneurs de province, et des dépêches de ceux-ci à l’autorité centrale. C’est, par conséquent, le gouvernement qui en supporte tous les frais, moyennant des relais établis de distance en distance, et appelés chaperkhanas (écuries pour sept chevaux). Ces relais sont entretenus, partie en nature, partie en argent. L’administration en est confiée à un directeur ou fermier général, qui obtient, par la voie de l’adjudication publique, la concession des relais sur une ou plusieurs lignes de communication. Il n’y a de chaperkhanas que sur les routes qui vont de Téhéran aux chefs-lieux de province, et par conséquent de relations suivies qu’avec Tabriz à l’ouest, Ispahan au midi et Mesched à l’est. Les autres villes de l’intérieur n’ont aucun moyen de correspondance. Enfin, même sur ces grandes lignes, c’est toujours un goulam, ou courrier spécial du gouvernement, qui est chargé des paquets et qui voyage à cheval. Les individus qui ont des lettres à faire parvenir s’arrangent avec ce commissaire, qui se charge, moyennant une récompense, de les remettre à destination.

C’est en chopari, c’est-à-dire en courrier, qu’on voyage le plus rapidement. Toutefois ce que dit le touriste russe de ce mode de locomotion est fait pour en donner une idée assez triste. Au lieu de sept chevaux que l’on devrait trouver à chaque relai, il n’y en a, la plupart du temps, que deux ou trois, et souvent tellement mauvais, que le cavalier est plus fatigué de faire aller sa bête qu’il ne l’eût été de parcourir la route à pied. Si toutefois l’animal ne veut ou ne peut plus avancer, le voyageur peut, dans ce cas, se donner la satisfaction de la vengeance : il a le droit (c’est écrit dans son passeport) de tuer le cheval, à la condition de porter jusqu’à l’étape prochaine sa queue dans une main et la selle sur ses propres épaules.

Parti de Téhéran, M. de Bode, qui voyageait en chopari, arriva à boum après deux journées de route. Boum est une cité sainte, qui doit son importance au tombeau de Fatimah, sœur de l’imam Hussein. Beaucoup de Persans choisissent cette ville pour lieu de leur sépulture. Ceux qui ont les moyens de se faire porter près du tombeau même d’Hussein préfèrent être enterrés à Kerbelah, où repose le saint imam. Aussi, sur la route de Téhéran à boum et à Kerbelah, rencontre-t-on à chaque instant des caravanes de zavars (pèlerins), qui se chargent, tout en accomplissant leur propre vœu, d’escorter les morts qu’on leur confie jusqu’en terre sainte. Chacun de ces pèlerins conduit un cheval, au dos duquel deux bières sont suspendues au moyen d’un bât. Le baron de Bode rencontra un de ces convois près de boum. La population s’était portée en masse au-devant des zavars pour les féliciter de leur heureux retour et de l’acquisition du titre de kerbelai (pèlerins de Kerbelah). A propos de ce titre, l’auteur fait observer qu’il y a pour les Persans shiites trois lieux différens de pèlerinage qui correspondent à trois degrés différens de sainteté. Le moins important de ces trois pèlerinages est celui de Mesched, capitale du Khoraçan. Ceux qui ont été faire leurs dévêtions dans cette ville au tombeau de l’imam Reza obtiennent le surnom de meschedi. Les pèlerins de Kerbelah sont placés un peu plus haut dans l’estime publique. Enfin ceux-là seulement qui ont visité la Caaba et le tombeau du prophète à la Mecque et à Médine peuvent s’intituler hadji. Un homme qui à droit au surnom de kerbelai ou au titre plus pompeux encore de hadji sera très offensé, si on ne lui donne que celui de meschedi.

De Koum à Ispahan, si l’on excepte les ruines d’une ville appelée Sinsin, qui a dû être fort importante[1], la route n’offre rien d’intéressant. Il faut six jours pour franchir les deux cent vingt-cinq milles qui séparent Téhéran d’Ispahan, la seconde capitale de l’empire. Des allées en coupe-gorge, bordées de hautes murailles, qui entourent les jardins des faubourgs, puis d’anciens marchés couvert s, dont l’enceinte déserte et ruinée est plongée dans une obscurité profonde ; plus loin, des bazars modernes, plus vastes, plus aérés, où quelques lampes disséminées répandent çà et là une douteuse lueur, tels sont les premiers aspects qui frappent M. de Bode à Ispahan. On retrouve là ces contrastes de grandeur et de misère, de magnificence et d’abandon, qui sont particuliers aux cités orientales. Ainsi, à côté de rues étroites et tortueuses, on remarque à Ispahan de belles promenades telles que le Chebar-Bagh, avenue célèbre, espèce de boulevard planté de platanes orientaux, qui aboutit à un magnifique pont en pierre jeté sur le Zoyenderod. C’est au-delà de ce pont que s’étend le faubourg de Joulfa, le quartier arménien d’Ispahan.

Cette ville renferme un établissement bien digne de l’attention d’un Européen nous voulons parler de l’école fondée à Joulfa par notre compatriote, M. Eugène Boré, pour l’instruction de la jeunesse arménienne. Cinq mois après la création de cet établissement, trente et un élèves, dont cinq musulmans, fréquentaient déjà l’école. Un Persan et un Arménien y enseignent les langues persane et arménienne sous la direction de M. Boré, qui se charge de montrer aux enfans le français et la géographie. C’est lui aussi qui explique le catéchisme à la partie chrétienne de son petit troupeau. Un moullah est attaché à l’établissement pour l’instruction religieuse des élèves musulmans. Le fait de parens mahométans qui envoient leurs enfans à une école chrétienne, et cela à Ispahan, le siège de l’orthodoxie musulmane, est une preuve remarquable de la tolérance des Persans en matière religieuse, tolérance qu’il faut attribuer en partie aux progrès toujours croissans du sufféisme, secte nouvelle qui s’attache à l’esprit plutôt qu’à la lettre du Coran.

Ce fut à Ispahan que M. de Bode modifia son itinéraire, et que son excursion projetée à Persépolis se transforma en un plus long et plus périlleux voyage. Manoucher-Khan, gouverneur particulier de la province d’Ispahan, et moïtemid-oud-daolat, c’est-à-dire premier ministre, annonça au diplomate russe qu’il se préparait à faire une inspection militaire dans diverses parties du royaume placées sous son administration directe, notamment dans le Louristan et l’Arabistan. Il engagea le baron à l’accompagner dans sa tournée, l’invitant, dans le cas où il ne voudrait point renoncer à son excursion à Persépolis, à venir au moins le retrouver à Shouster, d’où il lui ouvrirait la route de Téhéran par des sentiers que nul Européen n’avait encore foulés. C’était pour le savant voyageur une occasion unique de visiter une terre que l’on ne connaissait plus que par les récits d’Hérodote et d’Arrien, et de rechercher s’il n’existait pas dans ces contrées perdues quelques monumens d’un intérêt historique. Les hordes pillardes qui infestent ces régions montagneuses en interdisaient jusqu’alors l’entrée, non-seulement aux Européens, mais même aux Persans des tribus voisines. Pouvoir y pénétrer sous la protection d’une armée commandée par le gouverneur d’Ispahan en personne, c’était une faveur du ciel dont il ne s’agissait plus que de savoir tirer parti. Le baron de Bode s’empressa d’accepter l’offre de Manoucher-Khan, en s’engageant à l’aller retrouver à Shouster, dès qu’il aurait jeté un rapide coup d’œil sur les merveilles de Persépolis.

Persépolis mérite bien en effet qu’on se détourne pour visiter ses ruines, fût-ce même au moment d’entrer, comme M. de Bode, dans une des plus curieuses parties de la Perse. Sans nous arrêter plus long temps à Ispahan, transportons-nous donc avec lui à Persépolis. Mais d’abord il faut bien s’entendre sur la signification de ce mot. Persépolis est la traduction grecque du nom de Pasargada ou Parsagada (comme il est plus correctement écrit dans Quinte-Curce), qui signifie « le camp des Perses. » Cette dénomination de Pasargada s’appliqua originairement à tout un district, long de vingt lieues de France, et composé des deux plateaux de Merdasht et de Mourghab (ainsi nommés d’après deux villages). Chez les Grecs, l’usage le restreignait à la partie de ce district où Cyrus avait fondé sa ville, bâti sa résidence et préparé son tombeau ; la traduction grecqué du même mot, Persépolis, resta consacrée pour désigner spécialement la demeure des rois, construite au moins un siècle plus tard sur le plateau de Merdasht.

La plaine de Mourghab, arrosée par le Kour, est semée de ruines immenses qui attestent l’existence d’une grande ville. Parmi ces débris on distingue deux monumens fort remarquables qui appartiennent certainement à l’architecture de l’ancienne Perse. Dans l’un, on est autorisé à reconnaître le tombeau de Cyrus, le fondateur de l’empire. On y retrouve, en effet, ce tombeau, tel que l’a décrit Arrien. La base forme un carré oblong, en blocs de marbre blanc d’une grosseur énorme, placés l’un sur l’autre par couches qui sont au nombre de dix. La circonférence, l’entrée étroite, le toit en pierres, tout cela s’accorde parfaitement avec la description de l’historien d’Alexandre. Dans le plancher, composé de deux grands carreaux de marbre, on voit encore les trous où étaient attachées les ferrures qui tenaient le sarcophage. Le tout était en outre entouré d’une colonnade carrée, consistant en vingt-quatre colonnes, dont dix-sept sont encore debout. L’autre monument est une plate-forme longue de trois cents pieds et large de deux cent quatre-vingt-dix-huit. Cette plate-forme s’étend sur un des rochers qui composent le monticule de Mourghab. Elle s’appelle actuellement Tukhte Soliman, ou le trône de Salomon. C’est un assemblage de blocs de marbre taillés et artificiellement joints ensemble. D’accord avec la tradition populaire et avec le voyageur anglais sir William Ouseley, M. de Bode y voit le trône des anciens rois de Perse, ou du moins le lieu où ils avaient coutume de s’asseoir en public. A l’appui de cette opinion, il mentionne l’usage qui prévaut encore aujourd’hui. « J’ai vu souvent, dit-il, le souverain actuel de la Perse, 3lahomedShah, au commencement de son règne, venir s’asseoir sur un tertre élevé dans la plaine de Téhéran, avec un simple pavillon tendu au-dessus de sa tête et quelquefois même tout-à-fait à découvert, afin d’être vu par la multitude assemblée. Je l’ai vu tenir ainsi son salam, c’est-à-dire son audience publique, entouré de ses courtisans, avec toute la pompe et la magnificence du cérémonial asiatique. C’était en ces jours de réception en plein air que les députés des provinces éloignées et les chefs des tribus nomades, avec leurs cortéges aussi bizarres que nombreux, s’assemblaient pour rendre hommage au nouveau souverain. Il en était sans doute de même au temps de Cyrus, et c’est apparemment en ce lieu, dans la plaine de Pasargada, qu’il recevait le serment de fidélité et d’obéissance de toutes les divisions de la grande famille persane, ainsi que des nations qu’il avait soumises. »

En suivant vers le sud-ouest, par-dessus la crête montagneuse qui sépare les deux plateaux, la direction du Kour ou rivière de Mourghab, jusqu’à ce qu’il débouche sous le nom de Polvar dans la vallée d’Hapek, on remarque sur la rive gauche les ruines de l’ancienne ville d’Istakar, qui, d’abord simple campement pour les gens du service des rois, a grandi aux dépens de Pasargada et lui a évidemment succédé, comme il paraît par le caractère plus moderne de ses constructions. Sur la rive droite s’élève la montagne de Houssein-Koh, avec les bas-reliefs et les inscriptions de Nakschi-Roustam (images de Roustam). Une superstition locale explique le nom donné à ces bas-reliefs, où on a cru voir représentées les actions de cet ancien héros de la Perse ; mais un savant français, M. de Sacy, est parvenu à déchiffrer les inscriptions de Nakschi-Roustam, et nous savons maintenant que les monumens en question appartiennent à l’époque des rois Sassanides. On reconnaît ces souverains à la forme de la coiffure, exactement semblable à celle qu’on retrouve sur leur monnaie.

A partir des ruines d’Istakar s’étend sur la rive gauche du Polvar (Merlus), jusqu’au confluent de cette rivière et de l’Araxe, la plaine de Persépolis proprement dite, et, en continuant de longer les montagnes qui dominent cette plaine, on ne tarde pas à arriver devant les ruines colossales du palais de Persépolis ou de Tchil-Minar[2] (les quarante colonnes), comme il est actuellement nommé par les Arabes. La description de M. de Bode se ressent de la vivacité des premières impressions ; elle est incomplète. L’observateur est ébloui. Si nous ne connaissions déjà les ruines de Persépolis par l’admirable travail de Heeren, nous aurions de la peine à nous y retrouver d’après l’esquisse un peu confuse du baron de Bode. Toutefois la critique aurait mauvaise grace à se montrer sévère, car l’auteur convient lui-même de son impuissance. « L’effet produit sur moi, dit-il, par la série des grandes scènes de Persépolis était à peu près celui qu’on éprouve en parcourant une immense galerie de magnifiques tableaux, la galerie du Palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg, par exemple. De même que l’ou va presque machinalement de salle en salle et de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre dans un ravissement silencieux, interrompu seulement de moment en moment par une courte exclamation d’admiration et de surprise, de même aussi j’allais d’un groupe de ruines à l’autre, sous le coup d’un étourdissement qui ressemblait à l’ivresse. » On comprendra une telle émotion pour peu qu’en s’aidant des pages consacrées par Heeren à Persépolis, on cherche à reconstruire en idée cet édifice colossal, dont la position est déjà une première singularité. Le palais s’élève à l’endroit même où se touchent la partie montagneuse de la Perse et la plaine. Une chaîne élevée de magnifiques rochers en marbre gris présente une ouverture semi-circulaire, dans laquelle est contenu le corps de l’édifice, dont une partie dépasse de beaucoup la montagne. L’ensemble des constructions se développe sur trois terrasses étagées en amphithéâtre. Le marbre employé pour ces constructions a été tiré des montagnes mêmes sur lesquelles s’appuie le palais. Des blocs énormes sont réunis, sans chaux ni mortier, d’une manière si admirable, que le regard le plus attentif a peine à découvrir les jointures. Des escaliers de marbre conduisent des terrasses inférieures aux terrasses supérieures ; ils sont si larges et si commodes, que dix cavaliers pourraient les monter de front. L’escalier de la première terrasse conduit à un portique dont il ne reste que quatre pilastres. Des animaux gigantesques sont taillés dans chacun de ces pilastres, et semblent être, pour ainsi dire, les gardiens des portes. Ce sont deux taureaux fabuleux du côté de la façade, et deux sphinx tournés vers l’intérieur. Entre les pilastres se trouvent quatre colonnes encore debout ; tout le reste n’est que ruines.

De cette première plate-forme, des escaliers semblables aux premiers, quoique moins larges, conduisent à la seconde terrasse, sur laquelle se déploient quatre colonnades différentes. De soixante-douze colonnes dont elles se composaient, le baron de Bode n’en a plus retrouvé debout que treize, et, à ce propos, il fait une observation intéressante sur la marche graduelle de la destruction. Pietro de la Valle, en 1621, avait encore compté vingt-cinq colonnes. Mandelso, en 1638, ne parle plus que de dix-neuf ; lors de la visite de Kœmpfer, en 1698, et de Niebuhr, en 1765, le nombre en est réduit à dix-sept ; sir W. Ouseley, en 1811, en vit encore quinze ; enfin, aujourd’hui, il n’y a plus que treize colonnes. Cannelées et hautes de quarante-huit à cinquante pieds, ces colonnes sont si grosses, que trois hommes peuvent à peine les embrasser. De doubles têtes d’animaux, réunies par la nuque, remplacent les chapiteaux ; tel est l’ornement qu’on trouve le plus souvent reproduit dans l’ordre persépolitain : ces têtes laissent entre elles un creux où s’adaptaient évidemment des solives qui supportaient un toit plat, de sorte que le tout formait un grand péristyle. Par ce péristyle, on arrive à plusieurs édifices isolés, dont l’un, le plus grand de tous, occupe encore la même terrasse ; les autres, plus reculés, forment réunis comme une troisième terrasse encore plus élevée. Ils contiennent tous plusieurs chambres de différentes grandeurs et paraissent avoir été habités. On rencontre à chaque pas de précieux débris de sculptures, des groupes de personnages aux costumes et aux attributs variés, des combats d’animaux le plus souvent fabuleux et allégoriques. Dans ces images d’animaux mythiques, on reconnaît des élémens empruntés à la réalité. Ainsi les membres du lion, du taureau, du rhinocéros, de l’autruche, ont été combinés de manière à former des figures merveilleuses à l’aide des embellissemens arbitraires que s’est permis l’imagination des poètes et des artistes.

D’après cet aperçu général des ruines de Persépolis, on peut aisément se figurer quelle abondante moisson elles offrent aux recherches des archéologues. Au milieu des objets si admirables et si variés qui se disputaient son attention, M. de Bode s’est attaché surtout à l’étude des bas-reliefs perso-médiques et des inscriptions cunéiformes. Ses recherches appellent l’attention des lecteurs spéciaux auxquels elles s’adressent ; pour nous, c’est au-delà de Persépolis que nous irons retrouver le voyageur, encore charmé des merveilles qu’il lui a été donné de contempler et se dirigeant enfin vers les régions inconnues où il s’est décidé à pénétrer.

Pour se rendre de Persépolis à Shiraz, le pont de Paul-e-Khan jeté sur l’Araxe serait la route la plus directe ; mais quiconque a lu le charmant poème de Lalla Rookh veut traverser l’Araxe à la fameuse écluse construite au Xe siècle par l’émir Zouzun-Deylemi, d’où vient à la rivière en avant de cette construction le nom de Bencl-Emir ou rivière de la digue de l’émir. Près de cette rivière s’élève un joli village d’une soixantaine de maisons, enfoncé dans la verdure, dominé par des rochers pittoresques, et tout retentissant du bruit de vingt moulins établis sur la digue. L’aspect de Shiraz, où l’on ne tarde point à arriver, n’est pas fait pour dissiper les riantes impressions qu’éveillent les rives pittoresques du Bend-Emir. Là encore des souvenirs poétiques ajoutent leur prestige aux magnificences de la nature. Célèbre par ses jardins et ses vignobles, Shiraz l’est plus encore par ses deux poètes philosophes, Saadi et Hafiz, dont on trouve ici les tombeaux. Cette ville est la capitale de la province de Fars. Bien que Fars soit la plus riche division de l’empire, les impôts y sont considérablement arriérés, et les ressources des contribuables tellement épuisées, qu’elles ne peuvent plus suffire aux exigences du gouvernement. Cependant la taxation annuelle n’est que de 360,000 tomans ou 180,000 livres sterling, et, le sol étant extrêmement fertile, les produits très variés, le pays devrait pouvoir en acquitter le double. Les causes de cette gêne sont la mauvaise administration de la province et l’insécurité de la propriété. Depuis la mort de Fatteh-Ali-Shah, vers la fin de 1834, la province de Fars a passé par les mains de six gouverneurs différens. Chacun d’eux a eu à payer, outre le fermage nominal, des pots-de-vin considérables pour obtenir la préférence sur ses rivaux, et il a dû se rembourser, aux dépens de ses administrés, par toute espèce d’extorsions.

Shiraz vit mourir, il y a sept ans, une de nos compatriotes, Mme de La Marinière, qui avait lutté d’énergie et d’intrépidité avec les plus aventureuses des femmes touristes de la Grande-Bretagne. D’un caractère fort excentrique, cette dame, par goût pour les voyages, s’était hasardée toute seule dans ces contrées lointaines, où elle était entrée au service d’Abbas-Mirza, l’héritier présomptif de la couronne de Perse, en qualité de gouvernante et maîtresse de langue française de ses enfans. D’un cœur bon et généreux, elle s’était fait adorer dans ce pays par son courage et son dévouement. A l’époque du choléra, elle visita et soigna les pestiférés, bien qu’à peine relevée elle-même de cette maladie, dont elle fut une des premières atteinte. Sa mort, toute récente, avait été la suite de sa propre imprudence. Déjà, quelques années auparavant, elle avait accompli le voyage de Tabriz à Shiraz ; bien plus, elle avait écrit un journal de ce voyage, et elle avait publié en même temps une description des ruines de Persépolis, illustrée par les dessins d’un artiste persan qu’elle avait décidé à l’accompagner. Dans le printemps de 1840, il lui vint en idée d’explorer les provinces de Fez et de Darabjird, malgré tout ce que purent lui dire ses nombreux amis pour la détourner de ce projet, ou pour lui persuader au moins d’en différer l’exécution jusqu’après les chaleurs. Malheureusement M’rie de La Marinière n’était pas femme à se laisser ébranler. Elle partit comme elle l’avait résolu ; mais, à peine à la moitié de cette excursion, elle fut prise d’une fièvre pernicieuse dont elle revint mourir à Shiraz à la fin de la même année. Mme de La Marinière appartenait à une famille noble de la France qui avait souffert de la révolution de 1789. Elle avait été lectrice de la reine de Naples, Mme Murat, sœur de Bonaparte, et, bien qu’elle eût été constamment froissée dans tous ses rapports avec la France, elle avait conservé le plus vif attachement pour son pays et n’en parlait jamais qu’avec enthousiasme.

La partie périlleuse du voyage commence après Shiraz. L’itinéraire que suit M. de Bode pour revenir de Shiraz à Téhéran le conduit dans le pays des Lours, but principal de ses recherches. Les Lours ou habitans du Louristan se divisent en plusieurs hordes : les Mamaseni, les Khogilous et les Bakhtyari. Les Mamaseni sont divisés en quatre clans réunissant environ quatre mille familles ; ils campent dans la vallée de Shab-e-Bevan. Les Khogilous ne comptent pas moins de quatorze mille familles réparties en cinq grandes tribus ; ils habitent le territoire de Behbehan. Enfin les Bakhtvari occupent la partie de l’Ardekban qui s’étend depuis les terres des Khogilous et des Mamaseni jusqu’au mont Zagros[3]. Nous l’avouerons, ce qui nous a le plus intéressé dans le livre de M. de Bode, ce ne sont point les descriptions de bas-reliefs, ni les découvertes d’inscriptions ; c’est ce qu’il nous apprend, en des pages aussi vives que pittoresques, de toutes ces peuplades moitié sédentaires, moitié nomades, et restées à travers tant de siècles exactement les mêmes depuis Abraham jusqu’à nos jours. La partie nomade de cette population étrange a des habitudes très régulières. Elle passe une moitié de l’année, la saison chaude, dans les pâturages de ses montagnes, c’est-à-dire dans leurs vallées les plus retirées et les plus profondes, et l’autre moitié dans ses garam e sirs, ou campemens d’hiver, dans les plaines qui s’étendent sur le rivage septentrional ou occidental du golfe Persique. C’est en allant vivre sous la tente des Ilyats (nom vulgaire appliqué à toutes ces familles nomades, sans distinction de tribus) qu’on peut s’initier à toutes les bizarreries de ces mœurs patriarcales ; mais, pour tenter une expédition aussi hasardeuse, il faut s’engager dans d’âpres défilés, traverser d’immenses déserts, protégé par toutes les garanties que s’était assurées M. de Bode ; il faut surtout savoir tirer parti de ces circonstances exceptionnelles, comme l’a fait le voyageur russe, à force de courage, de persévérance et de sang-froid.

En quittant Shiraz et en se dirigeant vers l’ouest sur les traces de M. de Bode, on rencontre d’abord les ruines de Joundi-Shapour ; sur les bords d’une rivière célèbre par une des victoires d’Alexandre, le Granique. De cette station jusqu’au petit fort de Nourabad, des monticules de débris couvrent une étendue de plusieurs milles carrés et offrent aux recherches de l’antiquaire une carrière encore inexploitée. Une demi-lieue plus loin s’élève la petite ville de Fahlyan. Il n’y a pas bien long temps encore, Fahlyan contenait cinq mille habitans ; aujourd’hui c’est un misérable bourg d’une soixantaine de maisons. Pourquoi ce changement ? l’air est pur à Fahlyan, l’eau abondante, et le sol tellement fertile, que les blés que l’on y sème reproduisent au moins quarante fois ce que l’on a confié à la terre, le sésame jusqu’à cent, et le riz jusqu’à cent cinquante fois. Ici encore se trahissent l’impuissance du gouvernement, la nullité de l’administration locale, et la turbulence indomptable des Mamaseni. Fahlyan, entourée d’une ceinture de palmiers et bâtie immédiatement au-dessous d’une montagne escarpée qui la garantit des feux trop ardens du soleil pendant une partie de la journée, est située à l’entrée d’un vallon fameux, espèce de Tempé chanté par les poètes arabes et persans, qui en font un des quatre paradis terrestres. C’est la vallée de Shab-e-Bevan. Des narcisses sauvages forment dans cette vallée comme un vaste tapis d’une éclatante blancheur et long de plusieurs lieues. L’air y est chargé des plus suaves parfums. Quelques champs cultivés de riz, de coton, de blé, coupent çà et là ce tapis odorant ; mais, partout où la terre est laissée à elle-même, le narcisse repayait aussitôt. Il semble avoir fixé ici son séjour favori et son empire. M. Quatremère, dans ses Notes sur l’histoire des Mogols, décrivait ainsi cet Eldorado, d’après les récits des vieux historiens persans : « Le vallon de Shab-e-Bevan, que l’on compte parmi les lieux de plaisance les plus célèbres qui existent au monde, est une vallée située entre deux montagnes. Elle a trois farsangs de longueur et une et demie de largeur. Tout cet espace est couvert d’arbres qui produisent toute espèce de fruits. L’air y est extrêmement pur et tempéré. On y voit un grand nombre de villages. Au milieu de la vallée coule une grande rivière. Les montagnes qui entourent ce terrain ont presque toute l’année leurs sommets couverts de neige. Partout les arbres sont si pressés, que les rayons du soleil ne sauraient pénétrer jusqu’à terre. On y trouve de tous côtés des sources nombreuses et des eaux limpides. » La physionomie de ce lieu célèbre a bien changé depuis les temps auxquels se rapporte la description de M. Quatremère. Il n’y faut plus chercher ces épais fourrés, ces ombrages impénétrables dont il était question tout à l’heure. On n’aperçoit plus dans la vallée que de loin en loin quelques arbres isolés, et à ce propos M. de Bode fait une observation très juste : c’est que, tandis qu’en Europe les forêts disparaissent devant les progrès de la civilisation et l’accroissement de la population, en Perse, au contraire, le pays se déboise en proportion de la destruction ou de la diminution des habitans. Ainsi l’on ne retrouve plus rien des délicieux bosquets de Shab-e-Bevan, et, dans toute la plaine de Mourghab, où le tombeau de Cyrus s’élevait, selon Arrien, au centre des jardins royaux, entouré de bois touffus, on n’aperçoit plus aujourd’hui un seul arbre. C’est que ces arbres, cette verdure, étaient le produit et la récompense du travail de l’homme. Dans ces contrées dévorées par le soleil, on recueillait avidement les sources pour les conduire, par des aqueducs souterrains, d’un endroit à l’autre, et les arbres croissaient au bord de ces rigoles. Une fois venus, leur ombrage attirait les rosées, et ils se multipliaient. Les conduits hydrauliques ont disparu avec les populations mimes, et plusieurs contrées, comptées dans l’antiquité parmi les plus riches et les plus florissantes, ont pris peu à peu un aspect triste et désolé ; le désert les a pour ainsi dire reconquises.

La vallée de Shab-e-Bevan est, nous l’avons dit, occupée par les Mamaseni. Les deux villes principales qu’elle renferme, Fahlyan et Basht, n’ont rien de remarquable. A peine a-t-on dépassé l’extrémité occidentale de cette vallée, qu’on est sur le territoire d’une autre branche de la famille des Lours, les Khogilous. Ce territoire porte le nom de la ville de Behbehan, qui en est la capitale. De Bahst à Behbehan, sur un espace de seize lieues tout sillonné de canaux effondrés et d’anciens débris de caravanséraïs et de villages, on n’aperçoit ni une goutte d’eau ni une habitation. La traversée de ce désert fut marquée cependant pour M. de Bode par une rencontre intéressante, celle d’une troupe d’Ilyats qui abandonnaient les montagnes ardekanaises pour aller s’installer dans la plaine autour d’Ispahan, où ils s’étaient donné rendez-vous avec une autre émigration venue d’un point tout opposé, c’est-à-dire des districts méridionaux de la province de Fars. M. de Bode décrit ainsi cette caravane : « Des troupeaux de chèvres et de moutons ouvrent la marche, conduits par les jeunes hommes, la fleur et l’élite de la tribu, accompagnés de leurs chiens fidèles, une espèce de terriers à longs poils. Puis viennent les ânes et les bœufs porteurs (ceux-ci d’une très petite race), montés par les membres les plus faibles et les plus âgés de la communauté, ou bien chargés de rouleaux de toile noire et de poteaux qui doivent servir à la construction des tentes. Par-dessus tout cela, on a jeté les sacs contenant les provisions et attaché par l’aile ou par la patte tout ce que la tribu possède en oiseaux de basse-cour. Tandis que les pauvres volatiles s’exercent à se tenir en équilibre, hommes, femmes et enfans suivent la caravane à pied, marchant séparément ou par groupes, et chacun portant quelque meuble ou quelque ustensile. Les chevreaux ou agneaux nés sur la route sont recueillis dans des paniers et portés au bras, ou bien encore sur le dos des bêtes de somme. Les femelles pleines et les animaux boiteux ont leurs conducteurs séparés, qui tantôt les encouragent doucement à. marcher, tantôt s’arrêtent avec eux et les nourrissent quand ils sont fatigués. » Comment ne pas être frappé de cette mise en action naïve de la prophétie d’Isaïe : « Il paîtra son troupeau avec la tendresse du berger ; il recueillera les agneaux entre ses bras et les portera dans son sein ; il conduira doucement celles qui allaitent ? » - « Les jeunes filles, leurs fuseaux à la main, filent tout en marchant ; les femmes mariées s’avancent lentement, portant sur leur dos courbé un enfant qui passe ses petits bras autour de leur cou, ses jambes autour de leur taille. Un plus petit marmot sera quelquefois suspendu dans nu sac attaché aux épaules, tandis que l’enfant au maillot trouvera encore de la place sur la tête de la pauvre mère. »

La ville de Behbehan, qu’on atteint après une pénible marche de seize lieues, est célèbre par ses teinturiers. Les habitans ont pour le mélange des couleurs un secret qui en assure la finesse et la durée, secret dont ils sont par conséquent fort jaloux. Le sol autour de Behbehan est riche et bien arrosé ; il ne lui manque pour donner de beaux revenus à la Perse qu’une population suffisante pour tirer parti de la terre, et surtout une administration plus intelligente et plus stable. La végétation est magnifique et très variée. On remarque dans les jardins les arbres de l’Europe et de l’Asie. Le palmier, le grenadier, l’oranger, prospèrent à côté du pêcher et de la vigne. Enfin les prairies comme celles de la vallée de Shah-e-Bevan sont couvertes d’un odorant tapis de narcisses.

Au sortir de Behbehan, on franchit le fleuve nommé Tab, l’Agradates d’Hérodote, et dès ce moment on foule un sol biblique. C’est ici que commence l’ancienne Chaldée, l’Elam de l’Écriture sainte, l’Elymaïs de l’histoire, profane. A sept lieues de Behbehan, on rencontre la petite ville de Tashoun. Des ruines de bazars, de palais, de bains publics, épars dans toutes les directions, ainsi que les massifs d’arbres vénérables qui ombragent les places publiques, montrent que cette ville, aujourd’hui très pauvre, a été depuis long-temps et à une époque encore assez récente un centre de population considérable. Ce qui donne un intérêt tout particulier à cette localité, ce sont les traditions religieusement conservées par les habitans. Tashoun revendique l’honneur d’avoir donné le jour à Abraham. C’est à Tashoun qu’Abraham aurait été jeté dans une fournaise ardente par Nemrod, « le hardi chasseur devant le Seigneur ; » à l’appui de cette légende, les habitans présentent l’étymologie du nom même de leur ville qui vient du mot persan et chaldéen ateush (feu).

A vingt-deux lieues au nord-ouest de Behbehan, on quitte le pays des Kbogilous pour entrer dans celui des Bakhtyari, le troisième groupe de la famille des Lours. La limite est marquée par un arc-de-triomphe en ruines dans le style sassanien, composé de trois arches qui interceptent une étroite vallée entre la montagne de Mangasht à droite et celle de Getch à gauche, de telle sorte que la route n’a d’autre issue que sous l’arche principale. Les principaux caractères qui distinguent les Bakhtyari des populations voisines sont le costume uniforme des hommes et le style des tombeaux. Le costume des hommes est un surtout de feutre à manches très courtes, ouvert par devant, descendant un peu au-dessous du genou et très ample autour des hanches. Cet habit ressemble au sadere, vêtement sacerdotal des mobeds ou anciens prêtres des Parsis. Une chemise et un pantalon turc de toile de coton complètent le costume des Bakhtyaris. Le style des sépultures a aussi son originalité. Une figure de lion sculptée en pierre, ou exécutée en plâtre, décore chaque monument où repose un chef de famille. L’introduction du lion comme un symbole favori chez les Persans date de la conquête arabe ; les shiites surtout se plaisent à reproduire ce symbole, et cela tient à ce que leur prophète Ali est désigné le lion de Dieu. Chez les disciples de Zoroastre, au contraire, le lion était compté parmi les animaux immondes, et il était regardé comme la créature d’Arihman, l’esprit du mal et l’ennemi d’Ormuzd. Aussi ne le voit-on jamais sur le tombeau des anciens Perses, bien qu’on le retrouve dans les sculptures des palais et entre autres dans les bas-reliefs de Persépolis.

A douze lieues environ de l’arc-de-triomphe qui sert de limite au territoire des Bakhtyari, la route se bifurque en deux chaussées, dont l’une, celle de droite, conduit à Ispahan, et dont l’autre, à gauche, aboutit à Shouster, une des villes principales du Khousistan. Sachant que Manoucher-Khan arrivait d’Ispahan par la chaussée de droite, M. de Bode se porta à la rencontre de ce fonctionnaire, bien qu’il ne pût le faire sans s’écarter lui-même un peu de sa route. Cette excursion l’amena devant les restes d’une chaussée gigantesque dans lesquels il n’eut pas de peine à reconnaître un des monumens les plus antiques et les plus mystérieux de l’Orient. Cette chaussée, appelée aujourd’hui le Jaddehi-Atabeg (le chemin des Atabegs), était regardée comme une des merveilles du monde par les anciens historiens qui la désignaient sous le nom de Klimax megale (grande échelle). Au temps même d’Alexandre, on n’en connaissait plus le constructeur. Qu’on se figure un pavé colossal formé de pierres d’environ trois mètres de long sur un mètre de large, reliées à chaque intervalle de quinze ou vingt blocs par des dalles énormes, et franchissant à la montée comme à la descente les versans les plus escarpés. D’après la description de M. de Bode, tout-à-fait conforme à celles de Pline et de Diodore de Sicile, on ne saurait douter de l’identité du Jaddehi-Atabeg et du Klimax megale.

M. de Bode n’eut que quelques lieues à faire sur la route d’Ispahan pour rejoindre Manoucher-Khan, le gouverneur de la province de Fars. L’escorte de ce haut fonctionnaire, qu’il eut occasion de passer en revue, lui donna une triste idée des ressources militaires de la Perse. Cette escorte consistait en un régiment d’infanterie régulière d’environ mille hommes d’assez médiocre apparence, d’à peu près le même nombre de cavaliers bien équipés et bien montés, et enfin de trois pièces de canon du calibre de 6 avec cent cinquante artilleurs : tout cela pouvait former deux mille cinq cents hommes tant combattans que valets d’armée, et environ trois mille chevaux et mulets y compris les bêtes de somme. Ce déploiement de forces, si médiocre qu’il fût, était cependant proportionné aux obstacles à surmonter et aux ressources à tirer du pays. C’était le seul instrument sur lequel le gouverneur pût compter pour faire rentrer les taxes et respecter son autorité.

M. de Bode utilisa cette halte de quelques jours dans le camp du gouverneur pour se procurer de nouveaux firmans, de nouvelles recommandations. Son but étant de revenir à Téhéran par les districts de Shouster, de Dizfoul et la chaîne du Zagros, Manoucher-Khan lui donna des lettres pour ses lieutenans dans les divers pays que cet itinéraire l’obligeait à traverser. Le diplomate russe put ainsi continuer son voyage avec sécurité. A peine en marche, à quelques lieues seulement de l’endroit où il avait quitté Manoucher-Khan, il se laissa attarder par quelques monumens persépolitains. La nuit le surprit essayant de déchiffrer une inscription cunéiforme. Ce fut un contre-temps pour l’archéologue, mais en même temps une bonne fortune pour le voyageur ; car, forcé de chercher un refuge pour la nuit dans un douar de Bakhtyaris, il put observer ces peuplades dans la pittoresque originalité de leur vie domestique. « La tente dans laquelle on nous introduisit était, dit-il, encombrée des divers objets qui composent ordinairement le ménage d’une famille d’Ilyats. Un grand nombre de sacs de toute nature et de toutes dimensions, contenant toute la propriété mobilière, occupaient la majeure partie de la tente. Les uns étaient bourrés de laine ou de vêtemens ; d’autres, plus petits, laissaient échapper de leurs ouvertures dénouées des fruits ou des légumes secs. Des peaux de bouc, le poil en dedans, contenant du lait aigre, étaient adossées contre des outres remplies d’eau. Le mélange de ces deux liquides, assaisonné d’un peu de sel, est la boisson favorite des Ilyats. Des chaudrons pour bouillir le lait, noirs de crasse et de fumée, et des sacs de cuir pour battre le beurre, ces derniers suspendus à de grandes lattes dans la longueur de la tente, obstruaient le passage et complétaient le désordre. Malgré la quantité d’objets ainsi entassés, l’intérieur de la tente n’en était pas plus chaud. Effectivement la nuit était glaciale, et le vent, dans ces régions élevées, soufflait impitoyablement à travers les intervalles et les déchirures des draperies. Pour me garantir un peu de la bise, je m’étais assis sur un sac de laine ; mes gens, moins bien partagés, étaient étendus sur la terre et grelottaient de l’air le plus misérable. Un feu clair cependant brillait sur une espèce d’âtres mais n’étendait son influence ni aussi loin, ni dans la même proportion que l’épaisse fumée qui corrodait nos yeux et gênait notre respiration avant de par venir à se dégager par les nombreuses ouvertures qui nous apportaient si librement l’air et le froid du dehors. »

M. de Bode put compléter sous cette humble tente les curieuses observations qu’il avait déjà recueillies sur les mœurs toutes bibliques des montagnards du Louristan. Cette race n’a perdu aucune des qualités qui sont le cachet des races primitives. Les hommes du Louristan se distinguent des autres habitans de la Perse par une vigueur et une hardiesse à toute épreuve. Cette hardiesse, cette vigueur, ils la doivent à leur vie active, à leur alimentation simple, à l’air fortifiant qu’ils respirent dans leurs montagnes. Leur principale occupation consiste à soigner leurs troupeaux de chèvres et de moutons ; leur nourriture est le gland du ébène, dont ils extraient une farine en le broyant entre deux pierres. Il est un trait pourtant qui les distingue des anciennes peuplades de la Chaldée. Bien que les Lours professent l’islamisme suivant les canons shiites, ils n’ont en général qu’une idée très confuse de leur religion. Toutes leurs croyances consistent en quelques rites superstitieux et en une vénération traditionnelle pour leurs piri, c’est-à-dire les saints aux tombeaux desquels ils vont en pèlerinage. Parmi les offrandes qu’ils apportent à ceux-ci, dans l’espoir d’en obtenir quelque faveur, on remarque le plus souvent de petites lampes en fer-blanc qu’ils suspendent avec des ficelles au-dessus de la tombe, ou des lambeaux de chiffons de couleur que leurs femmes attachent à quelque arbre consacré dans le voisinage. On voit en Perse de ces arbres qui comptent plus de chiffons que de feuilles.

Comme contraste à cette rudesse patriarcale, M. de Bode remarqua la bonne tenue des femmes ilyats. Il attribue cette supériorité d’un sexe que les coutumes orientales et musulmanes ont plus ou moins dégradé dans le reste de l’Asie à la liberté qui est inséparable de la vie nomade. La confiance qu’on lui témoigne élève la femme ilyat dans sa propre estime, et le sentiment qu’elle a de sa dignité se communique à ceux qui l’entourent. Il ne faut pas, bien entendu, demander à la compagne d’un Ilyat les vertus douces et les qualités raffinées de l’épouse européenne. On ne doit s’attendre à trouver en elle qu’une femme forte et capable de toute espèce de dévouement conjugal et maternel, mais rude, ignorante, et souvent aussi sauvage que son époux. Exercée dès l’enfance aux plus grossiers travaux, maniant seule la pioche, la hache ou la bêche, elle empiète même quelquefois sur le domaine de l’homme et partage ses dangers à la chasse ou dans le combat.

Une anecdote racontée par M. de Bode met en scène d’une façon fort piquante une de ces femmes qui unissent souvent le courage du guerrier aux vertus de la mère de famille. Le hasard lui fit rencontrer à Kermanshah la veuve d’un chef de tribu qui, pendant la minorité de son fils, montait elle-même à. cheval pour commander le contingent militaire de son clan. Entre autres aventures de cette héroïne, voici un trait qui nous reporte aux temps chevaleresques du moyen-âge. « Quand, jeune fille encore, elle vivait sous la tente de son père, c’était son habitude de revêtir des habits d’homme, et, armée d’un sabre et d’une bonne lance, de se placer en embuscade dans le désert pour, y rançonner les voyageurs. Un vieux Kourde, ayant eu un jour à traverser une partie peu fréquentée du Khouzistan, se vit soudainement attaqué avec une grande impétuosité par un cavalier seul armé de toutes pièces, et ce ne fut qu’après avoir reçu et rendu plusieurs blessures assez graves qu’il parvint à se débarrasser de son assaillant. Vers la fin du jour, il arriva tout meurtri et tout sanglant dans un campement d’Ilyats. Il descendit sous la tente du chef de la tribu, qui, en lui accordant l’hospitalité la plus généreuse, lavant et pansant lui-même les blessures de son hôte, se désolait de ne pouvoir laisser ces soins à sa fille. « Mais elle-même, disait-il, avait été grièvement blessée ce jour-là dans un combat qu’elle avait eu à soutenir contre un Kourde dans le désert. » Le voyageur ne put s’empêcher aussitôt de faire plusieurs questions sur l’accident arrivé à la jeune Ilyat, et il demeura convaincu, d’après les réponses du chef, que la fille de son hôte était précisément le voleur qui l’avait attaqué. Voulant s’assurer pleinement du fait, il exprima le désir de voir la jeune fille blessée. Le père n’y fit aucune objection. A peine furent-ils en présence qu’ils se reconnurent ; mais, comme tous deux étaient blessés et avaient combattu vaillamment, ils se regardèrent comme quittes l’un envers l’autre, et se serrèrent la main en signe de parfaite amitié. Quant au père, il ne songea pas à témoigner le moindre ressentiment à son hôte, à l’homme qui avait goûté de son sel et s’était reposé à l’ombre de sa tente. »

A quelque distance du douar des Ilyats, M. de Bode rencontra sur sa route un village complètement désert. Les habitans avaient fui dans les montagnes à la première nouvelle de la prochaine arrivée du gouverneur d’Ispahan. De même, dans presque toute la Perse, les villages situés sur les grandes routes, notamment sur celle de Téhéran à Tabriz, sont presque tous abandonnés, et les habitans ont cherché des demeures plus retirées loin du passage des armées et des caravanes. Dans les pays civilisés, une route, un canal, une artère quelconque de communication attire ordinairement la population et les richesses. C’est le contraire en Perse. Les plus riches villages sont cachés dans les gorges les plus inaccessibles des montagnes. De là cet air de désolation et de mort dont un Européen est partout frappé quand il suit en Perse le sentier des caravanes ; de là aussi les idées fausses qu’on se fait souvent sur la statistique et les ressources de ce pays.

La ville de Shouster, placée sur la route suivie par le voyageur russe, est justement célèbre par les immenses travaux hydrauliques qui distribuent, avec un art infini, dans ses divers quartiers, les eaux du Kouran le Pasitigris des historiens d’Alexandre. Grace aux firmans dont il était porteur aux lettres de recommandation du gouverneur d’Ispahan, dont on connaissait la prochaine arrivée, M. de Bode fut reçu en prince à Shouster. Il en profita pour recueillir sur cette cité de précieux détails archéologiques et statistiques. Shouster est une ville d’un aspect fort original. Les maisons ont en général deux étages couronnés d’une large terrasse entourée de parapets. Dans les cours intérieures, de grands passages voûtés, creusés au-dessous du sol, font le tour de l’édifice. Ces espèces de cloîtres souterrains sont le lieu de refuge des habitans pendant l’été. Ils y passent tout le jour, et ne les quittent que pour monter sur leurs terrasses à l’approche de la nuit. Shouster possède aussi une kaaba, forteresse isolée de la ville par d’épaisses murailles, bien que comprise dans la même enceinte, et qui domine les eaux rapides du Kouran. C’est de cette forteresse, au coucher du soleil, que le panorama de Shouster est surtout curieux à contempler. Les habitans ont pour coutume de souper tous à la même heure sur les toits plats de leurs maisons. Il se fait donc à ce moment une illumination générale. Chaque table est éclairée de grands candélabres contenant des bougies défendues contre le vent et les insectes par des cloches de verre, ou par des cadres de bois doré tendus de fine mousseline. Les domestiques, toujours nombreux, vont et viennent avec d’immenses lanternes de toile ou de papier huilé qui ont jusqu’à trois pieds de diamètre, et leurs silhouettes noires se dessinent sur ces globes lumineux comme des figures de lanterne magique.

Shouster était jusqu’à ces derniers temps une ville très populeuse, mais la peste et le choléra, qui s’y sont succédé pendant les années 1831 et 1832, ont enlevé les trois quarts des habitans. Leur nombre ne dépasse pas actuellement quatre ou cinq mille ames. Beaucoup de familles ont d’ailleurs émigré pour transporter leur résidence à Dizfoul, depuis que cette dernière ville est devenue le chef-lieu de la province et le centre de l’administration, au grand détriment de Shouster, qui avait été jusqu’alors la capitale de tout le Khouzistan. Aussi de très belles maisons, encore en fort bon état, se trouvent-elles abandonnées. — Les Persans de Shouster ont la réputation d’avoir plus d’esprit et en même temps d’être plus corrompus que tous leurs compatriotes. La ville fourmille de bouffons, de danseurs, de musiciens et de saltimbanques de toute espèce. On y fait une chère exquise et on y trouve, en fait de luxe, de plaisirs et de gastronomie, toutes les ressources d’Ispahan.

La ville et sa banlieue paient au gouvernement un revenu annuel de 20,000 tomans ou 10,000 livres sterling. L’octroi en prélève à peu près autant au profit de la ville sur les diverses consommations, et enfin la douane produit encore à l’état à peu près la même somme. Ce sont surtout les produits de l’Inde anglaise qui trouvent à Shouster un débouché considérable, savoir le sucre, les épices, l’opium et le coton expédiés de Bombay. Ces marchandises sont d’abord transportées par mer jusqu’à Mohammerah, port franc situé sur le Kouran, non loin de son confluent avec le Shat-el-Arab et la rivière de Kourdistan. De Mohammerah, elles remontent le Kouran sur de petits bâtimens arabes, jusqu’à environ deux lieues au-dessous de la ville d’Ahvaz. Là, il est nécessaire de les débarquer et de les transporter par terre jusqu’à cette ville, à cause de quelques bancs de rochers qui interceptent le lit de la rivière. Un peu au-dessus d’Ahvaz, on recharge encore une fois les marchandises sur des bateaux qui les remontent jusqu’à trois lieues de Shouster, où elles arrivent enfin à dos de mulet.

Shouster possédait autrefois des plantations considérables de coton et fournissait elle-même la matière première à ses manufactures ; mais, depuis l’introduction des cotonnades anglaises par la voie de Bombay et de Mohammerah, l’industrie agricole et l’industrie manufacturière ont eu le même sort ; elles sont tombées, probablement pour ne plus se relever. On ne cultive plus le coton, et les tisserands ont abandonné leurs métiers. Il en est de même pour la canne à sucre ; elle florissait autrefois dans ces contrées, surtout dans les environs d’Ahvaz : aujourd’hui la culture en est tout-à-fait négligée. Quand M. de Bode voulut connaître la cause de ce dépérissement, on lui dit que beaucoup d’années auparavant un Anglais était venu s’établir à Ahvaz, et qu’il avait acheté fort cher toutes les cannes à sucre des diverses plantations du voisinage, tiges, replants et racines ; puis il les avait entassées dans un vaste magasin auquel il avait mis le feu, de sorte qu’il n’en était pas même resté pour la semence, et depuis ce temps la plante avait complètement disparu du pays. Cette explication n’est pas tout-à-fait dénuée de vraisemblance, en supposant que l’Anglais eût agi pour le compte de son gouvernement ; cependant ceux qui aiment le merveilleux en ont trouvé une autre. Selon leur version, Imam-Reza, l’un des douze successeurs, canonisés du prophète, et celui précisément dont on va visiter la tombe en pèlerinage à Meshed, avait un goût très prononcé pour les bonbons. Pendant un séjour à Meshed, il éprouva un vif désir de se procurer du sucre d’Ahvaz et en fit demander aux habitans de cette dernière ville ; mais ceux-ci, par avarice, le lui refusèrent. Le saint homme, vindicatif comme tout dévot musulman, pria aussitôt le ciel pour qu’Ahvaz ne produisit plus de canne à sucre. Sa prière fut entendue, et, pour que la punition de ceux qui l’avaient offensé fût plus exemplaire, toutes les cannes à sucre furent immédiatement transformées en scorpions. La preuve que cette histoire est parfaitement vraie, c’est qu’on trouve aux environs d’Ahvaz prodigieusement de scorpions.

La distance de Shouster à Dizfoul, la capitale actuelle du Khouzistan, est d’environ douze lieues. Située sur la rive gauche de la rivière du même nom (le Dizsoul, l’ancien Copratas), la ville de Dizfoul a une grande analogie avec Shouster. Les maisons offrent le même modèle de construction élevée et spacieuse, les mêmes toits en terrasses et les mêmes voûtes souterraines destinées à servir d’abri pendant les chaleurs. La rivière qui coule sous les fenêtres du palais du gouvernement n’est pas aussi large que le Kouran, mais les flots en sont aussi rapides. Un grand nombre de moulins, perchés sur les rochers et sur les petites îles qui en interceptent le cours, sont unis entre eux par un réseau de petits ponts très pittoresques qui donnent au paysage une physionomie chinoise. Ces ponts sont éclairés la nuit, ce qui produit sur la rivière une illumination des plus brillantes. Un pont de vingt-deux arches, à l’extrémité occidentale de la ville, est attribué par les habitans à un prince d’une dynastie antérieure à Zoroastre ; mais il est aisé d’y reconnaître une construction sassanienne.

A sept lieues de Dizfoul, on rencontre les ruines de Shoush. Dans ces ruines, M. de Rode croit retrouver la fameuse Suze, la plus ancienne et la plus célèbre capitale de la Perse. Le premier monument qu’on remarque en venant de Dizfoul à Suze est le tombeau du prophète Daniel, rendez-vous, à tous les jours de fête, d’une grande partie de la population musulmane, qui a pour ce saint prophète une vénération plus grande encore que celle des chrétiens. Un rideau de palmiers entoure ce monument surmonté d’une pyramide de marbre blanc, découpée extérieurement en compartimens triangulaires imitant les sections d’une ruche de mouches à miel. Il est évident que le tombeau de Daniel a subi diverses restaurations, car le style de l’architecture actuelle trahit une date assez récente. Rien n’y rappelle l’antique que quelques fragmens de pilastres en marbre blanc, dont les chapiteaux sculptés en feuilles de lotus témoignent d’une époque contemporaine de celle de Suze. Dans l’intérieur d’une cellule carrée, on voit une bière en bois noir qui est censée contenir les restes de Daniel, et qui se trouve séparée du chœur par un grillage dans le genre de ceux qui entourent les tombeaux d’Esther et de Mardochée à Hamadan. À cette grille sont suspendus divers écriteaux avec des citations du Coran que les pieux musulmans portent respectueusement à leurs lèvres en faisant le tour du tombeau. Au-dessous de l’appartement qui contient le cénotaphe, est une seconde voûte qui est censée représenter la fosse aux lions dans laquelle Daniel fut jeté par ordre de Darius, roi des Mèdes. La muraille occidentale de l’édifice est baignée par le Shapour (l’Eulœus d’Hérodote et l’Ulaï de l’Écriture sainte), petite rivière peu large, mais profondément encaissée et navigable jusqu’à son confluent avec le Kouran, près de la ville d’Ahvaz. A quelques pas du monument, sur le bord de l’eau, on trouve trois grands fragmens de marbre blanc. L’un est un chapiteau de colonne avec des ornemens sculptés en feuilles de lotus ; l’autre est une tablette avec des inscriptions cunéiformes, et le troisième, un grand bas-relief représentant un homme entre deux lions grossièrement sculptés. A partir du tombeau de Daniel, tout le terrain compris entre l’Euloeus et le Copratas est semé de ruines ou de tertres recouverts de broussailles, mais formés évidemment, d’après leur configuration, d’autres ruines plus compactes et probablement mieux conservées. Il y aurait ici des trésors archéologiques à mettre au jour. La nature et le cours des événemens semblent s’unir d’ailleurs pour conserver dans ces localités la trace de toutes les traditions bibliques. Ainsi aux lieux mêmes où l’Écriture sainte nous représente le prophète Daniel comme ayant été jeté vivant dans la fosse aux lions, les lions sont plus nombreux que jamais. Ils sont aujourd’hui les seuls habitans de Suze, et leurs rugissemens éveillent chaque nuit les échos de cette plaine où la tradition place le tombeau du prophète hébreu.

La route suivie par M. de Bode, à partir de Dizfoul jusqu’à Téhéran, n’offre plus rien qui mérite de nous arrêter. Nous pouvons donc constater maintenant les résultats archéologiques de ce voyage, dont nous avons déjà fait ressortir l’intérêt statistique et ethnographique. Ces résultats sont importans et nombreux ; nous les citerons dans leur ordre. — On doit d’abord à M. de Bode la détermination des limites exactes et de la physionomie actuelle de l’ancienne Chaldée. — Certains points des Écritures restés douteux jusqu’à lui ont été éclairés par ses recherches. La route d’Alexandre, depuis Suze jusqu’à Persépolis, a été retrouvée et fixée. Enfin M. de Bode a précisé la position géographique de Suze, de façon à rendre sur ce point toute nouvelle controverse inutile. Pendant long-temps, on avait cru retrouver Suze dans Shouster ; mais les recherches de M. de Bode ont démontré, contrairement à cette supposition, qu’il fallait chercher l’emplacement de Suze parmi les immenses ruines connues aujourd’hui sous le nom de Shoush. Les palais, les principaux monumens de Suze, ayant été construits non en marbre, comme ceux de Persépolis, mais en briques cuites au soleil, comme ceux de Babylone, ont partagé le sort de ces derniers, c’est-à-dire qu’il n’en est point resté de suffisamment intacts pour que le voyageur moderne pût en reconnaître la destination. Cependant, si l’on ne peut plus distinguer l’usage des diverses constructions, on peut au moins apprécier l’époque et le style de l’architecture. Or, tandis que Schouster n’offre ni un monument ni une ruine que l’on puisse faire remonter à une époque plus ancienne que le kalifat, les ruines de Shoush, au contraire, appartiennent certainement à l’époque babylonico-perse ; enfin la position de Shoush s’accorde seule avec celle qui est assignée par les historiens à l’ancienne capitale, Strabon fixe à quatre mille stades (environ cent soixante lieues) la distance de Suze à Persépolis ; or, Schouster n’est qu’à cent dix-sept lieues des ruines persépolitaines, et de ces ruines à Shoush on compte au moins cent quarante lieues à vol d’oiseau.

L’ouvrage de M. de Bode mérite, on le voit, une place distinguée parmi les travaux importans dont l’Asie a été le sujet depuis un demi-siècle. Aujourd’hui plus que jamais, de pareilles recherches ont droit à la reconnaissance du public savant. L’attention de l’Europe se tourne et se concentre de plus en plus vers ces contrées, qui ouvrent un si vaste champ à la curiosité des explorateurs. Jamais de plus nombreux pionniers n’ont parcouru l’Asie dans tous les sens. Ce sont d’abord Niebuhr et Kinneir qui éclairent la route jusqu’au tombeau de Cyrus et aux rives du Bend-Emir ; grace à Heeren et à Ker-Porter, le palais de Xercès se relève, pour ainsi dire, devant nous, et ses nobles débris n’ont plus de mystères. L’énergie, la persévérance d’un consul français, M. Botta, secondées par le crayon de M. Flandin, évoquent Ninive, qui semblait enfouie sous la poussière des siècles. Enfin M. de Bode retrouve l’antique Suze et reconnaît, de Babylone à Persépolis, les traces d’Alexandre. En présence de tant d’efforts patiens et d’heureuses découvertes, on aime à répéter ces paroles du savant Heeren, qui les expliquent et qui formulent une conviction devenue aujourd’hui commune : « Plus nous remontons dans l’histoire, plus nous comparons les traditions des peuples sur leur origine et leurs premières destinées, plus aussi nous nous voyons ramenés constamment à l’Asie, et plus il devient vraisemblable que ce fut là le berceau du genre humain, comme ce fut aussi, il faut l’avouer, le berceau de toutes les sciences et la patrie de toutes les religions, qui, en se propageant, se sont élevées jusqu’au rang de religions dominantes. Aucune partie de l’ancien monde n’est donc plus digne que l’Asie d’attirer l’attention de l’antiquaire et chi philosophe, qui ne se bornent pas seulement à l’étude de quelques peuples isolés, mais qui veulent arriver à des conclusions générales sur l’histoire universelle de l’humanité. »


E. DE WARREN.

  1. Un missionnaire de la Propagande a découvert dans ces ruines, parmi des monceaux de décombres, plusieurs chambres souterraines avec des hiéroglyphes et des inscriptions cunéïformes.
  2. Il n’y a pas précisément quarante colonnes ; il y en a bien davantage, mais les Perses emploient quarante comme nous nous servons du nombre mille pour dire beaucoup, et un grand nombre de leurs palais portent ce même nom de Tchil-Minar.
  3. C’est dans cette grande famille des Lours qu’il faut chercher les véritables aborigènes de la Perse, les Zend, Arti ou Ardi, primitivement descendus de la Bactriane, dont ils ont retenu le nom : Bakhyari, Bactriane, tandis qu’ils ont donné leur nom de clan, Ardi, à la chaîne de montagnes (Ardekhan) qui leur offrit souvent un refuge contre les émigrations plus récentes des Perses et des Mèdes.