Recherches sur les principes de la morale/Addition 2

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ADDITION II.

Nouvelles considérations sur la justice.

On se propose dans cette addition d’expliquer d’une façon plus détaillée l’origine & la nature de la justice, de faire voir quelques points particuliers dans lesquels cette vertu differe des autres.

Les vertus sociales, telles que l’humanité & la bienveillance,, déploient leur influence par un penchant immédiat ou par un instinct direct qui a principalement en vue l’objet simple qui excite les affections de l’ame. Il ne renferme ni le systême réfléchi, ni les conséquences qui résultent du concours de l’imitation ou de l’exemple des autres. Un pere ou une mere volent au secours de leur enfant, alors ils sont transportés par la sympathie qui les anime. Cette pitié innée ne leur laisse pas le temps de réfléchir aux sentimens ou à la conduite du reste des hommes en pareille circonstance. Un homme généreux saisit avec joie l’occasion de servir son ami, parce qu’alors il se sent lui-même déterminé par un vif sentiment de bonté qui le domine ; il ne se soucie point d’examiner s’il y eût jamais dans l’univers une personne animée d’un si noble motif ou s’il s’en trouvera par la suite qui en éprouve l’influence. Dans toutes ces occasions les passions sociales n’ont en vue qu’un seul objet individuel, & ne s’occupent que de la sûreté & du bonheur de la personne qu’on aime ou qu’on estime ; cela suffit, & comme le bien qui résulte de la puissance favorable de ces affections est parfait & entier, il excite de même le sentiment moral de l’approbation, sans réflexion sur les conséquences, ou sans étendre ses vues sur le concours ou limitation des autres membres de la société. Au contraire si l’ami généreux ou le citoyen désintéressé étoit seul à donner des marques de la bonté de son cœur, cela le rendroit encore plus estimable à nos yeux ; ce mérite de la rareté & de la nouveauté rehausseroit le prix de ses vertus.

Il n’en est point de même des vertus sociales de justice & de fidélité ; elles sont très-utiles ou même absolument nécessaires pour le bien-être de la société, mais l’avantage qui en résulte n’est point la conséquence de chaque acte individuel, il vient du systême entier dans lequel on fait entrer toute la société, ou du moins la plus grande partie du genre humain. L’ordre & la tranquillité publique accompagnent la justice, c’est-à-dire, l’attention générale de tous les individus à ne point envahir les possessions des autres. Mais des égards particuliers pour le droit d’un citoyen peuvent avoir des suites fâcheuses. Souvent alors le résultat des différens actes est directement opposé à celui du systême total des actions ; il peut trèsbien se faire que le premier soit extrêmement nuisible, tandis que le dernier sera utile au suprême degré. Les richesses, qu’un méchant homme hérite de ses peres, peuvent être dans ses mains des instrumens dangereux. Il est des circonstances où le droit de succession aura des conséquences fâcheuses. La pratique générale de la regle fait son avantage ; & il suffit qu’elle compense tous les maux & les inconvéniens qui peuvent venir des différens caracteres des hommes & des situations particulieres.

Cyrus, jeune encore & sans expérience, lorsqu’il adjugea un habit long à un jeune homme d’une grande taille & un habit court à un jeune garçon plus petit, ne consulta que la circonstance présente & la convenance actuelle, mais son gouverneur lui fit envisager des conséquences plus éloignées, & prit de-là occasion de faire voir à son éleve qu’il faut que les regles soient inflexibles pour maintenir l’ordre & la paix dans la société.

Le bonheur ou la prospérité du genre humain, qui résulte de la bienveillance & de ses différentes branches, peut être comparé à un mur bâti par plusieurs mains, il s’élève à mesure qu’on y met de nouvelles pierres & il s’accroît à proportion de travail & de l’actvité de chaque ouvrier. L’avantage, qui naît de la justice & des vertus qui lui appartiennent, est comme une voûte, dans laquelle chaque pierre tomberoit par son propre poids, si elle n’étoit soutenue par les autres. Ici l’ensemble ne se soutient que par le support mutuel que se prêtent les parties correspondantes.

Les loix naturelles qui reglent la propriété comme les loix civiles sont toutes générales. Elles n’envisagent que les circonstances essentielles, sans avoir égard aux caracteres, aux situations, aux liaisons des personnes, ni aux conséquences particulieres qui peuvent résulter de la disposition de ces loix dans chaque cas singulier qui se présente ; elles ne font point difficulté de priver un homme bienfaisant de tous les biens, s’ils ont été acquis d’une maniere abusive, sans titres valables, & elles feront passer ces biens à un avare qui n’aime que lui-même, & qui a déjà entassé des trésors immenses dont il ne fait aucun usage : l’utilité publique demande que la propriété soit réglée par des loix universelles inflexibles ; or quoique ces loix ne soient adoptées que parce qu’on les regarde comme les plus propres à procurer le bien général, il est impossible qu’elles préviennent les torts particuliers ou qu’elles ayent des conséquences favorables dans chaque circonstance ; il suffit que le plan général soit nécessaire pour le maintien de la société civile, & que dans ces loix l’utilité l’emporte de beaucoup sur les inconvéniens. Les loix générales de l’univers, quoique faites par une sagesse infinie, n’excluent pas tout inconvénient dans chaque opération particuliere.

Quelques gens ont soutenu que toute justice étoit fondée sur les conventions des hommes & venoit de choix volontaire, de consentement, ou de l’accord unanime des hommes : si par convention l’on entend ici une promesse, qui est la signification la plus usitée de ce mot, il n’y aura rien de plus absurde que cette proportion. L’observation des promesses est elle-même une des parties les plus considérables de la justice, & assurément nous ne sommes pas obligés de tenir ce que nous avons promis parce que nous avons promis de le tenir. Mais si par convention l’on entend un sentiment de l’intérêt commun que tout homme éprouve au dedans de lui-même, qu’il remarque dans ses semblables, & qui le porte à concourir avec les autres à un plan général, à un systême d’actions qui ait pour objet l’utilité publique, il faut convenir que dans ce sens, la justice est fondée sur les conventions humaines. En effet si l’on avoue, comme on est forcé de le faire, que les conséquences particulieres d’un acte particulier de justice peuvent porter préjudice au général comme aux individus, il suit que chaque homme en pratiquant cette vertu doit envisager le plan total ou le systême entier, & attendre de ses semblables la même sagesse & la même conduite ; si toutes ses vues se bornoient aux conséquences isolées de chacune de ses actions, sa bienveillance & son humanité aussi-bien que son amour propre pourroient souvent lui faire tenir une conduite très-opposée à celle que prescrivent le droit strict & une justice rigoureuse.

C’est ainsi que deux hommes font aller les rames d’un batteau par une convention réciproque, dans la vue de leur intérêt commun, sans promesse ni contrat ; ainsi l’or & l’argent sont devenus les mesures de l’échange ; ainsi l’introduction des mots & le langage tirent encore leur origine de l’accord & de la convention des hommes. Tout ce qui est avantageux à deux ou à plusieurs personnes, lorsque chacune d’elles remplit ses engagemens, & ce qui perd tous ses avantages lorsqu’il n’y en a qu’une à les remplir, ne peut partir d’un autre principe ; sans cela aucune d’elles n’auroit une obligation réelle d’entrer dans ce plan de conduite[1] : Le mot naturel a une signification si vague, on lui donne tant de sens différens qu’il paroît assez inutile d’examiner si la justice est naturelle ou non. Cette dispute seroit peu importante. Si l’amour-propre, si la bienveillance sont des qualités naturelles à l’homme ; si la raison & la prévoyance lui sont naturelles, on peut dire la même chose de l’ordre, de la justice, de la fidélité, de la propriété, de la société. L’inclination & les besoins des hommes les portent à se réunir ; le jugement & l’expérience leur prennent que cette réunion est impraticable, tandis que chacun se gouverne à sa fantaisie & n’a aucun égard pour les possessions des autres. Ces réflexions suivent de près les passions qu’on éprouve : l’on observe presqu’aussi-tôt les mêmes passions & les mêmes réflexions dans les autres. Il est donc sûr & infaillible que ce sentiment d’équité a opéré à un certain point dans tous les âges & dans chaque individu de l’espece humaine. Dans un animal, qui a tant de sagacité, on doit regarder comme naturel un effet nécessaire de l’usage de ses facultés intellectuelles[2]. Toutes les nations policées ont eu un soin particulier d’établir les loix de la propriété sur des vues générales qui fussent également avantageuses à tous les membres de la société. Elles en ont fait la base des jugemens & des décisions judicielles, proscrivant toute sorte de partialité ou de caprice arbitraire ; rien ne seroit plus dangereux que d’accoutumer les tribunaux à avoir égard, même dans les cas les plus légers, à des amitiés ou à des haines particulieres. Il est certain que si les hommes s’imaginoient que c’est la faveur seule qui dicte les arrêts des magistrats & des juges, ils ne manqueroient pas de concevoir contre eux la haine la plus envenimée. Ainsi lorsque la raison naturelle ne nous présente pas un point fixe d’utilité publique, d’après lequel on puisse décider une dispute sur la propriété, on est obligé d’établir des loix positives pour suppléer à ce défaut, & prescrire aux tribunaux de justice ce qu’ils ont à faire. Lorsque ces loix manquent elles-mêmes, comme cela arrive souvent, on a recours à ce qui s’est fait précédemment, & une décision antérieure, quoique faite sans raison suffisante, devient à juste titre la regle d’un nouveau jugement. Si encore les loix & les arrêts antérieurs se taisent à cet égard, on a recours à des loix indirectes & imparfaites, & dans ce cas on procede par analogie, par raisonnement, par comparaison ; l’on décide sur des ressemblances, & des rapports qui sont plus souvent des fantaisies que des réalités. On peut assurer en général que la jurisprudence differe à cet égard de toutes les autres sciences, & que dans un grand nombre de ses questions les plus délicates, on ne peut point juger à coup sûr de quel côté est le bon droit. Si un plaideur, par une analogie déliée ou par une comparaison fine, trouve le secret d’étayer sa cause d’une loi ou d’un exemple, sa partie adverse ne sera point embarrassée de trouver quelque analogie ou quelque exemple tout contraire ; & pour l’ordinaire la préférence donnée par le juge est plutôt fondée sur le goût ou sur l’imagination que sur des raisons solides. L’utilité publique est le but général de toutes les cours de judicature. Cette utilité exige une regle stable qu’on suive invariablement dans tous les procès, mais lorsqu’il se présente plusieurs loix d’une autorité à peu près égale ou indifférente, c’est une pointe d’esprit qui fait pancher la balance[3]. Nous observerons avant de terminer ce sujet, qu’après que les loix de la justice sont fixées par les vues de l’utilité générale, les vexations, les torts, les maux, qui résultent de leur violation pour chaque individu, entrent pour beaucoup dans l’opinion des hommes & sont une source principale de blâme universel qui accompagne l’injustice. Suivant les loix de la société mon habit, mon cheval m’appartiennent : j’en dois avoir pour toujours la possession, je compte en jouir tranquillement, si vous osez me les ravir vous frustrez mon attente, & par-là vous me déplaisez doublement & vous offensez encore ceux qui sont témoins de tort que vous me faites. C’est un attentat contre le public que de violer ainsi les loix de l’équité, c’est offenser chaque individu que de faire injustice à un seul ; & quoique la seconde de ces considérations ne tire sa force que de la premiere qui doit lui être antérieure, puisque sans elle la distinction du mien & du tien seroit inconnue dans la société, cependant il n’y a point de question où la considération de bien public ne soit fortifiée par celle de bien particulier. L’on fait souvent moins d’attention à ce qui fait tort à la société, si d’ailleurs aucun des individus, qui la compose, n’en souffre essentiellement ; mais lorsque d’une très-grande injustice faite au public il résulte un dommage très-considérable pour quelque particulier, il n’est point surprenant qu’une action si odieuse soit fortement blâmée.

  1. Cette théorie sur l’origine de la propriété, & par conséquent de la justice, est en général la même que celle que Grotius a adoptée. Voici comment il s’exprime. Hinc discimus, quæ fuerit causa, ob quam a primæva communione rarum primo mobilium, deinde & immobilium, discessum est : nimirum quod cum non contenei homines vesci sponte natis, antra habitare, corpore nudo agere, aut corticibus arborum ferarumve pellibus vestito, vitæ genus exquisitius delegissent, industria opus fuit, quam singuli rebus singulis adhiberent : quo minus autem fructus in commune conferrentur, primum obstitit locorum, in quæ homines discesserunt, distantia, deinde justitiæ & amoris defectus, per quæ fiebat, ut nec in labore, nec in consumtione fructuum quæ debebat, æqualitas servaretur. Simul discimus, quo modo res in proprietatem iverint ; non animi actu solo, neque enim scire alii poterant, quid alii suum esse vellent, ut eo abstinerent, & idem velle plures poterant ; sed pacto quodam aut expresso, ut per divisionem, aut tacito, ut per occupationem. Vide de Jure belli & pacis lib. II, cap. 2, §. 2, art. 4 & 5.
  2. Le naturel peut être opposé à ce qui est inusité, merveilleux ou artificiel. Dans les deux premieres significations, il n’est pas douteux que la justice & la propriété ne soient des choses naturelles, mais comme elle supposent de la raison, de la prévoyance, du dessein, une union & une association, peut-être que l’on ne peut point à la rigueur leur appliquer la derniere signification. Si les hommes n’eussent point vécu en société jamais la propriété n’eût été connue, & jamais la justice & l’injustice n’eussent existé ; mais la raison & la prévoyance ont établi la société, qui ne subsisteroit pas sans elles. Les animaux d’un ordre inférieur, quand ils se rassemblent, sont guidés par un instinct qui leur tient lieu de raison. Au reste toutes ces choses ne sont que des disputes de mots.
  3. L’intérêt de la société exige absolument qu’il y ait une réparation ou une distinction entre les possessions, & que cette réparation soit fiable & constante ; voilà l’origine de la justice & de la propriété. Il est en général assez indifférent de savoir qu’elles sont les possessions assignées à des particuliers, ce sont souvent des vues de des considérations assez frivoles qui en décident ; nous allons en donner quelques exemples.
    Si une société se formoit entre des hommes indépendant les uns des autres, la regle la plus naturelle dont on conviendroit, seroit d’attacher la propriété à la possession actuelle, & de laisser à chacun son droit sur ce dont il jouiroit pour lors. Le rapport de possession, qui a lieu entre la personne & l’objet possédé, entraîne naturellement le rapport de propriété.
    Pour une raison semblable l’occupation ou la premiere possession dûrent être le fondement de la propriété.
    Lorsqu’un homme exerce à grande peine son industrie sur un objet qui n’appartenoit antérieurement à personne, s’il greffe ou taille un arbre, s’il cultive un champ, &c. les changemens qu’il opere mettent un rapport entre lui & cet objet, & nous engagent naturellement à le lui attribuer par un nouveau rapport que nous nommons propriété. Cette cause concourt ici avec l’utilité de la société, qui est intéressée à encourager le travail & l’industrie.
    Peut-être que l’humanité envers le possesseur concourt dans cet exemple avec les autres motifs, & nous porte à lui affiner la libre possession de ce qu’il a acquis par son travail & à la sueur de son front, dans l’espérance d’en jouir toujours. En effet, quoique l’humanité particuliere ne puisse pas être regardée comme l’origine de la justice, puisque cette derniere vertu se trouve si souvent en contradiction avec la premiere, cependant lorsque la loi de la possession constante & distincte a été une fois établie par les besoins indispensables de la société, l’humanité particuliere & la répugnance qu’on sent à faire tort à un autre, peuvent dans un cas singulier faire naître une regle particuliere de propriété.
    Je suis très-porté à croire que le droit de succession ou d’hérédité dépend beaucoup de la découverte de ces rapports, & que la relation d’un premier propriétaire faisant naître un rapport entre lui & l’objet possédé, est la raison pour laquelle la propriété est transportée à un autre homme, après la mort de son parent. Il est vrai que l’industrie est plus encouragée par le transport de la possession aux enfans ou aux plus proches parens, mais cette considération ne peut avoir lieu que dans une société déjà policée, tandis que le droit de succession a lieu même parmi les peuples les plus barbares.
    L’acquisition de la propriété par accession ne peut être expliquée qu’en recourant à des rapports ou à des connexions qui sont dans l’imagination.
    La propriété des rivières appartient suivant les loix de la plupart des nations, à ceux qui en possèdent les bords, on en excepte cependant les grandes rivières telles que le Rhin ou le Danube, qui paroissent être trop considérables pour pouvoir être jointes par accession à la propriété des terres qui les bordent. Cependant ces rivières mêmes sont regardées comme propres aux nations dont elles arrosent le territoire, parce qu’une nation entiere présente une idée assez grande pour y correspondre, & pour fonder la notion d’un tel rapport.
    Les accessions qui arrivent à un terrein qui est sur le bord d’une riviere, appartiennent à ce terrein, suivant les loix civiles, pourvu qu’elles se soient faites par ce que l’on nomme alluvion, c’est-à-dire peu-à-peu & imperceptiblement ; circonstances qui aident l’imagination à lier les objets.
    Lorsqu’une grande portion de terrein est arrachée subitement d’un des bords, & portée à un autre, elle n’appartient point à celui qui est propriétaire du terrein qui vient d’être accrû, jusqu’à ce qu’elle fasse corps avec ce terrein, & jusqu’à ce que les arbres y aient poussé des racines, avant cela l’imagination ne peut point encore les joindre suffisamment.
    En un mot il faut distinguer entre la nécessité de la distinction & de la perpétuité des possessions des hommes, & les regles qui assignent des objets particuliers à des personnes particulieres ; la premiere de ces nécessités est forte, naturelle & invincible, la derniere peut dépendre d’une utilité publique, plus frivole & plus légère, du sentiment de l’humanité particuliere, de la répugnance qu’on a à faire tort à un particulier, de loix positives, d’exemples antérieurs, d’analogies & de liaisons, ou d’un tour délié de l’imagination.