Recherches sur les principes de la morale/Section 4

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SECTION IV.

De la Société politique.

Si chaque homme avoir assez de sagesse pour ne jamais perdre de vue le puissant motif qui doit l’engager à observer la justice & l’équité, & s’il avoit assez de force d’esprit pour ne chercher constamment que l’intérêt public & à venir, malgré la séduction des plaisirs & des avantages présens ; il n’y auroit jamais eu de gouvernement ni de société politique. Chaque homme en suivant la pente naturelle de la liberté auroit vécu dans une paix profonde & dans une parfaite harmonie avec tous les autres. Quel besoin auroit-on de loix positives dans un état où la justice naturellement observée mettroit à nos actions le frein nécessaire ? Pourquoi créer des magistrats lorsqu’il ne s’éleveroit aucun désordre & qu’il ne se commettroit aucune injustice ? Pourquoi donneroit-on des entraves à la liberté que nous apportons en naissant, lorsqu’en toute occasion l’usage que nous en pourrions faire seroit innocent & utile ? Il est évident qu’il n’y auroit jamais eu de gouvernement s’il étoit totalement inutile ; le devoir de la soumission ne peut être fondé que sur l’avantage qui en résulte pour la société par le maintien de l’ordre & de la tranquillité publique.

Lorsqu’un certain nombre de sociétés politiques s’est établi & partagé en plusieurs classes, elles conservent ordinairement une sorte de communication & une liaison d’intérêts entre elles. Alors il faut des regles pour cette position particuliere, qu’on désigne ensuite sous le nom de droit des gens ou de loix des nations. De cette espece sont la loi de regarder la personne des ambassadeurs comme sacrée, de s’abstenir de l’usage des armes empoisonnées, de donner quartier pendant la guerre, &c. Il est clair que ces loix ont été faites pour l’avantage réciproque des états & des royaumes qui ont des liaisons entre eux.

Les loix qui s’observent entre les particuliers ne sont point entiérement inconnues aux sociétés politiques. Tous les princes veulent qu’on ait des égards pour les droits des autres, & il n’est pas douteux que plusieurs ne le veulent sincérement. Tous les jours il se fait des alliances & des traités entre des états indépendans les uns des autres ; on ne feroit que gâter du parchemin si l’expérience nous montroit ces actes sans effet & sans autorité. Le genre humain ne sauroit subsister sans une association entre les individus ; & cette association ne pourroit jamais avoir lieu si l’on n’avoit égard aux loix de la justice & de l’équité. Le désordre, la confusion, la guerre de tous contre tous résulteroient nécessairement du déréglement de la conduite contraire. Mais les nations peuvent fleurir sans avoir de liaisons entre elles. Elles peuvent même subsister jusqu’à un certain point dans un état de guerre générale. Et voilà pourquoi les loix de la justice, quoique utiles pour elles, ne sont point aussi indispensables de nation à nation qu’entre les particuliers ; dans ce cas comme dans bien d’autres, l’obligation morale est proportionnée à l’utilité. Tous les politiques & le plus grand nombre des philosophes conviennent, que la raison d’état peut en de certains cas dispenser des regles de la justice, & invalider une alliance ou un traité dont l’exacte observation seroit absolument préjudiciable à l’une des parties contractantes. Mais entre particuliers, il ne faut pas moins que la derniere nécessité pour faire justifier un manque de parole ou l’usurpation du bien des autres.

Dans une république de confédérés, telle que celle des Achéens parmi les anciens, ou celles des Suisses & des Provinces-Unies chez les modernes, comme la confédération s’est formée pour l’intérêt réciproque, les articles de l’union doivent être sacrés, & il seroit plus criminel de les violer que de commettre une injustice de particulier à particulier.

La longueur de l’enfance de l’homme & le besoin qu’il a de secours, exigent une longue union entre les parens pour la conservation de leurs enfans, & cette union rend la chasteté & la fidélité nécessaires dans le mariage. §ans cette utilité on avouera que jamais on n’eût pu imaginer de faire de ces qualités une vertu[1].

L’infidélité de cette espece est beaucoup plus pernicieuse dans les femmes que dans les hommes, & voilà pourquoi les loix de la chasteté sont plus séveres pour un sexe que pour l’autre[2]. Ceux qui vivent dans une même famille ont tant d’occasion de prendre des libertés contraires à la chasteté, que rien ne pourroit conserver l’innocence & la pureté des mœurs, si le mariage étoit permis entre les parens les plus proches, ou que le commerce amoureux, qui peut se former entre eux, fût autorisé par la loi ou par l’usage. C’est pourquoi l’inceste ayant été jugé très-pernicieux, on y a attaché l’idée d’une grande turpitude & d’une grande difformité morale.

Quelle pouvoit être la raison pour laquelle les loix grecques permettoient d’épouser la sœur du côté du pere & défendoient d’épouser celle du côté de la mère ? Le motif en est clair. Les Grecs étoient si réservés dans les mœurs qu’il n’étoit jamais permis à un homme d’entrer dans l’appartement des femmes de sa famille ; il ne pouvoit voir que sa propre mere. Le commerce avec la belle-mere & avec ses filles lui étoit aussi sévérement interdit que la liaison avec des femmes d’une autre famille, & le danger d’une habitude criminelle n’étoit à craindre que d’un côté. Par une suite de cette réserve dans les mœurs d’Athenes, l’oncle pouvoit épouser la niece. Mais à Rome, où le commerce des deux sexes étoit plus libre, les mariages des oncles & des nieces, des demi-freres & des demi-sœurs n’étoient point permis. L’utilité publique dicte ces sortes de variations.

On blâmeroit beaucoup celui qui dans la vue de nuire à un autre feroit un usage pernicieux de ses lettres, ou diroit ce qui a pu lui échapper dans une conversation particuliere. La liberté du commerce doit se resserrer extrêmement dans une société où les loix de la fidélité ne sont point observées.

On regarde comme une indiscrétion ou du moins comme un défaut d’éducation, de répéter des contes dont on ne sent point les conséquences & d’en nommer les auteurs. Ces contes, en passant de bouche en bouche, subissent bientôt des variations considérables, reviennent tout-à-fait travestis à ceux qui y sont intéressés, & le produisent des querelles & des animosités contre des personnes dont les intentions étoient très-innocentes.

Rien n’est plus incommode dans la société que des gens qui cherchent à pénétrer dans les secrets, qui lisent les lettres des autres, qui s’occupent à épier leurs paroles, leurs regards & leurs actions.

Le même principe dicte presque toutes les loix de la bienséance, qui sont une espece de morale subalterne faite pour la commodité de la société & pour la sûreté du commerce journalier. On blâme également le trop & le trop peu de cérémonie, & tout ce qui favorise l’aisance dans les manieres, sans tomber dans une familiarité indécente, est regardé comme louable & utile.

La confiance dans l’amitié, dans les attachemens, dans les habitudes est communément très-estimable. Elle est nécessaire pour établir la confiance dans les liaisons de la société. Mais dans les endroits où l’on se rassemble sans choix & par hasard, où la santé & le plaisir réunissent les gens pour un tems, la convenance publique dispense de cette vertu. L’essentiel dans ces occasions est que le commerce soit aisé & libre pour le tems qu’on a à passer ensemble ; sans blesser la politesse & la bienséance, l’usage permet de rompre ensuite ces liaisons momentanées & de négliger des connoissances qu’on n’a point choisies.

Jusques dans les sociétés fondées sur les principes les plus contraires à la morale & les plus propres à détruire les intérêts de la société générale, il faut des loix & des maximes, qu’une espece de faux point d’honneur & l’intérêt particulier engagent les membres à observer. Les voleurs & les pirates, comme on l’a dit plus d’une fois, ne pourroient maintenir leur association illégitime, sans établir entre eux une nouvelle justice distributive, & sans observer les mêmes loix de l’équité qu’ils violent à l’égard, du reste du genre humain.

Un proverbe grec disoit : je hais un homme qui boit & qui a de la mémoire. Les folies d’un débauché doivent être ensevelies dans l’oubli ; afin de ne point gâter l’idée de celles qu’on se propose de faire par la suite.

Parmi les nations, où l’usage a introduit une galanterie contraire aux mœurs, le voile du mystere dont on la couvre a formé un corps de loix propres à cette sorte d’attachement. Le fameux tribunal d’amour établi en Provence décidoit en dernier ressort toutes les questions délicates de cette nature.

Dans les sociétés de joueurs, il y a des loix établies qui varient suivant le caractere des différens jeux. Il est vrai que de pareilles sociétés sont établies sur des fondemens frivoles, que les loix en sont presque toutes bizarres & arbitraires, c’est en quoi consiste leur différence réelle d’avec les loix de la justice, de la fidélité & de la loyauté. La société générale est absolument nécessaire pour la conservation de l’espece humaine ; l’avantage public dicte la morale, qui prend sa source dans la nature de l’homme & de la société dont il fait membre. À cet égard la comparaison de ces loix avec des réglemens arbitraires ne peut être que très-défectueuse ; mais elle sert à nous faire voir la nécessité des regles dans toutes les liaisons des hommes ; de quelque nature qu’elles puissent être. Ils ne sauroient même passer les uns devant les autres sans observer des regles ; les charretiers, les cochers, les postillons ont leurs principes pour se ranger & faire place ; leurs loix sont principalement fondées sur l’aisance & la commodité mutuelle. Quelquefois aussi elles sont arbitraires, ou du moins elles dépendent de même qu’une infinité d’autres raisonnemens des jurisconsultes, d’une espèce d’induction capricieuse & bizarre[3].

Si nous allons plus loin, nous pouvons observer qu’il n’est pas possible aux hommes même de s’assassiner les uns les autres sans regles, sans maximes, & sans une certaine ombre de justice & d’honneur. La guerre a ses loix aussi-bien que la paix, & jusqu’à cette guerre d’amusement que se font les gens qui se battent à coups de poing, ceux qui jouent du bâton à deux bouts, les gladiateurs, les lutteurs, tout est appuyé sur des loix & sur des réglemens convenus : l’intérêt public, l’utilité commune doivent former en tout genre un modele de juste & d’injuste entre les personnes intéressées.

  1. La raison que Platon oppose aux objections que l’on pourroit faire contre la communauté des femmes, qu’il établit dans sa république imaginaire, se réduit à ce que : ce qui est utile est honnête, & que ce qui est inutile est honteux. V. Plato de Republ. lib. V. Cette maxime est indubitable lorsqu’il s’agit de l’utilité publique, c’est ce que Platon veut dire, Et en effet à quoi peuvent mener toutes les idées de chasteté & de pudeur ? nisi utile est quod facimus frustra est gloria, dit Phedre. Plutarque dit la même chose dans son traité de la pudeur vicieuse. Rien de ce qui est nuisible n’est louable. Les Stoïciens étoient aussi de ce sentiment : Voyez Sextus Empiricus, lib. III, cap. 20.
  2. Toutes ces loix ont pour premier objet la génération ; cependant les femmes qui ont passé l’âge de faire des enfans, n’en sont pas plus dispensées que celles qui sont dans la fleur de la jeunesse. Souvent des maximes générales sont étendues au-delà des bornes du principe qui y donne lieu, c’est au goût & au sentiment à décider. Si les vieilles femmes pouvoient renoncer à la chasteté, leur exemple deviendroit bientôt pernicieux pour les jeunes, qui seroient nécessairement portées à anticiper sur le tems qui leur devroit procurer cette liberté, & qui concevroient des idées trop légères d’un devoir si nécessaire à la société.
  3. Les loix de la commodité veulent que la voiture la moins chargée cede à celle qui l’est d’avantage, & entre les voitures de la même espece, que celle qui est vuide cede à celle qui a du monde ; celles qui vont à la capitale ont le pas sur celles qui en sortent, & cela paroît fondé sur le rang qu’occupe une grande ville, & par la préférence que l’avenir doit avoir sur le passé. Par la même raison, entre gens qui vont à pied, la main droite donne à un homme la prérogative de se ranger du côté du mur, & prévient chez nous les disputes & les coups de poings dont les gens tranquilles ne s’accommodent gueres.