Recherches sur les principes de la morale/Section 6

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SECTION VI.

Des qualités utiles à nous-mêmes.


I.

Rien n’est plus ordinaire que de voir les philosophes empiéter sur le territoire des grammairiens, & s’engager dans des disputes de mots tandis qu’ils croyent traiter les questions les plus importantes & les plus profondes. Ensuite de cette observation, s’il étoit question ici d’affirmer ou de nier que toutes les qualités estimables de l’ame doivent être regardées comme des vertus, bien des gens croiroient peut-être que nous traitons une des plus profondes spéculations de la morale ; il est cependant vraisemblable que toute cette recherche ne seroit fondée que sur une dispute de mots. Ainsi pour éviter autant que nous le pourrons toute ambiguité & toute chicane, nous nous contenterons de remarquer d’abord, que dans la vie ordinaire les sentimens de censure ou d’approbation, excités par les qualités de l’esprit, de quelque nature qu’elles soient, se ressemblent presque tous ; en second lieu que tous les anciens moralistes, qui sont nos meilleurs guides, n’y ont trouvé que peu ou point de différence.

Premiérement il est à observer que le sentiment qu’on a de son propre mérite, ou la satisfaction qui résulte de l’examen de notre propre conduite, & qui quoique le plus ordinaire de tous n’a point de nom dans notre langue[1], est fondé sur des qualités telLes que le courage, la capacité, l’industrie & la probité aussi-bien que sur un grand nombre d’autres perfections de notre ame. D’un autre côté n’est-on pas toujours mortifié en réfléchissant à ses extravagances & a ses déréglemens passés, & ne ressent-on pas un déplaisir secret & de la honte quand la mémoire retrace des circonstances dans lesquelles on s'est conduit d'une maniere absurde & ridicule ? Le tems n'est point capable d'effacer les idées cruelles que laissent à un homme sa mauvaise conduite, & les affronts que lui ont attirés sa lâcheté ou son imprudence. Ces idées le poursuivent jusques dans ses moments de solitude, elles flétrissent tous les désirs de son cœur, & font qu’il se voit lui-même sous les couleurs les plus odieuses & les plus méprisables. Est-il rien que nous cachions aux autres avec plus de soins ou sur quoi nous redoutions plus la raillerie & la satire que nos erreurs, nos foiblesses & nos petitesses ? Notre bravoure ou notre savoir, notre esprit, notre éducation, notre éloquence, notre adresse, notre goût & nos talens ne sont-ils pas les principales sources de notre vanité ? Nous prenons plaisir d'étaler ces choses, souvent avec ostentation, & communément nous marquons plus d'ambition d’y exceller même que dans les vertus sociales, quoiqu’elles soient infiniment plus recommandables. La bonté & sur-tout la probité sont des qualités si indispensables, que la violation des devoirs qu’elles imposent s’attire la censure la plus sévere ; cependant la pratique ordinaire de ces vertus n’est point accompagnée de grandes louanges quoiqu’elle soit essentielle au maintien de la société. Voilà, je crois, pourquoi les hommes ne font ordinairement point difficulté de se vanter des bonnes qualités de leur cœur, tandis qu’ils sont si réservés sur celles de leur esprit ; les qualités de l’esprit étant supposées plus rares & plus extraordinaires sont plus communément l’objet de nos desirs orgueilleux, & lorsqu’on voit quelqu’un se louer par ces endroits, on le soupçonne volontiers enclin à la vanité & à l’amour-propre.

Il est difficile de décider si on fait plus de tort à la réputation d’un homme en disant qu’il est fripon, qu’en disant qu’il est poltron ; ou si un ivrogne & un gourmand ne sont pas aussi odieux & aussi méprisables qu’un orgueilleux ou un avare. Si j’avois à choisir, je préférerois pour mon propre bonheur & pour la jouissance de moi-même un cœur humain & sensible à tous les talens réunis de Demosthene & de Philippe ; mais aux yeux du monde j’aimerois mieux passer pour un homme d’un grand génie & d’un courage intrépide : avec cette réputation je me croirois en droit de m’attendre de la part du public aux plus fortes démonstrations d’admiration & d’applaudissement. Le rôle qu’un homme joue dans la société, la manière dont il est reçu dans les cercles, l’estime que lui témoignent ceux qui le connoissent, sont des avantages qui dépendent autant de son esprit & de ses talens que d’aucune autre partie de son caractere. Un homme qui auroit les meilleures intentions du monde, qui seroit le plus éloigné de toute violence & de toute injustice, n’acquérera jamais beaucoup d’estime sans avoir au moins une certaine portion d’esprit & de dons naturels ?

Sur quoi disputons-nous donc. Si le bon sens & le courage, la tempérance & l’industrie, l’esprit & les connoissances forment une partie considérable du mérite personnel ; si un homme qui possède ces qualités a plus de raisons que celui qui en est privé, d’être content de lui-même, & plus de titres pour mériter la bienveillance, l’estime & les bons offices des autres ; en un mot si les sentimens que ces qualités s’attirent sont les mêmes que ceux qu’inspirent les vertus sociales, quelle raison aurions-nous pour être si scrupuleux sur un mot, & pour douter si ces qualités méritent le nom de vertus[2] ? on peut en effet soutenir que le sentiment d’approbation que ces perfections excitent est moins fort & par conséquent différent de celui que font naître la justice & l’humanité ; mais cette raison ne doit point suffire pour les ranger dans des classes entiérement différentes & pour leur donner des noms différens. Les caracteres de César & de Caton, peints par Salluste sont tous deux vertueux dans le sens le plus stricte, mais ils ne le sont pas de la même façon, & ils excitent en nous des sentimens bien divers ; l’un produit de l’amour, l’autre de l’estime ; l’un est aimable, l’autre est respectable, nous souhaiterions que notre ami fût du caractere de l’un & nous désirerions de ressembler à l’autre. Par la même raison l’approbation qui accompagne les talens, la tempérance, l’industrie, peut différer en quelque chose de celle que nous accordons aux vertus sociales, sans que ces deux sortes de vertus soient pour cela d’une nature totalement différente. En effet nous observons que même les talens naturels ainsi que les autres vertus ne produisent pas tous le même genre d’approbation. Le bon sens & le génie nous attirent de l’estime & de la considération, l’esprit & la bonne humeur s’attirent de l’amour & de l’affection[3].

Je crois que la plupart des hommes seront du sentiment de l’élegant auteur du poëme de l’art de conserver la santé : la vertu consiste dans le bon sens & l’esprit joints à l’humanité : la bonté seule est une sottise[4].

Un homme qui s’est ruiné par ses prodigalités insensées, par sa vanité frivole, par des projets chimériques, par des plaisirs déréglés, par un jeu immodéré, a-t-il droit de prétendre à nos bons offices & à notre assistance généreuse ? Ces vices, car on peut leur donner ce nom, attirent sur tous ceux qui en sont dominés, le mépris & des malheurs qui n’excitent la pitié de personne.

Achæus, prince prudent & sage, tomba dans un piége fatal qui lui coûta la couronne & la vie, quoiqu’il eût pris toutes les précautions raisonnables pour s’en garantir. Polybe remarque que ce prince n’en est pas moins digne d’estime & de compassion, & les perfides seuls dont il a été la victime méritent le mépris & la haine. La négligence & l’étourderie que Pompée fit paroître au commencement des guerres civiles refroidirent l’amitié que Cicéron lui portoit, de même, dit ce dernier, que le défaut de propreté, de décence, & de discrétion dans une maîtresse, nous en éloigne & fait que nous cessons de l’aimer. C’est ainsi qu’il s’exprime dans ses lettres à Atticus, où il ne parle pas en philosophe mais en homme du monde & en homme d’état. Le même Cicéron, quand à l’imitation des anciens il parle en philosophe, donne beaucoup d’étendue à l’idée de vertu, & comprend sous ce nom honorable toutes les qualités estimables de l’esprit. Dans les offices il dit que la prudence est une sagacité qui conduit à la découverte de la vérité & qui met en garde contre l’erreur. La grandeur d’ame, la tempérance, la décence y sont analysées de la même maniere, & cet éloquent moraliste en admettant la division alors reçue des quatre vertus cardinales ne fait des devoirs de la société qu’un point de sa division.

On n’a qu’à lire les titres des chapitres de la morale d’Aristote pour se convaincre qu’il met au rang des vertus le courage, la tempérance, la magnificence, la grandeur d’ame, la modestie, la prudence, & la liberté mâle, aussi-bien que la justice & l’amitié. Soutenir & s’abstenir, c’est-à-dire, être patient & modéré ont été regardés par quelques anciens comme l’abrégé de la morale.

À peine Épictete fait-il mention de la compassion & de l’humanité, si ce n’est pour mettre les disciples en garde contre ces sentimens. Il paroît que les Stoïciens ne faisoient consister la vertu que dans la fermeté & dans un jugement sain. Chez eux comme dans Salomon & chez les autres moralises orientaux, la sagesse & la folie sont des synonymes de vertu &de vice. Les hommes vous loueront, dit David, si vous travaillez à votre bonheur. Un poëte grec a dit : Je hais un homme sage qui ne l’est pas pour lui même.

Plutarque n’est pas plus systématique dans sa philosophie que dans son histoire. Lorsqu’il compare les grands hommes de la Grece & de Rome, il expose également leurs vices & leurs vertus, & n’omet rien de ce qui peut déprimer ou exalter leur caractere. Ses discours moraux renferment pareillement une censure libre des hommes & des mœurs.

Quoique Tite-live parle d’Annibal avec partialité, il ne laisse pas de lui accorder des vertus éminentes. «Il n’y eut jamais, dit cet historien, d’homme plus propre à obéir & à commander, & il est difficile de dire s’il se rendit plus agréable à son général qu’à l’armée ; il n’y avoit personne à qui Asdrubal aimât mieux confier la conduite d’une entreprise dangereuse, les soldats ne marquoient jamais plus d’ardeur & de confiance que lorsqu’ils étoient sous ses ordres ; il affrontoit les dangers avec audace, il y conservoit beaucoup de prudence ; il n’y eut point de fatigue qui pût accabler son corps ni son esprit, le froid & le chaud lui étoient indifférens ; il regardoit le boire & le manger comme des besoins de la nature qu’il falloit satisfaire, & non comme des occasions de sacrifier à la volupté. Il» veilloit ou reposoit indifféremment la nuit ou le jour… Ces grandes vertus étoient ternies par de grands vices, il poussoit la cruauté jusqu’à la barbarie, il étoit d’une perfidie plus que Punique, sans foi, sans loi, il n’avoit égard ni à sa parole, ni à ses sermens, ni à la religion[5].

Le portrait que Guicciardin fait du Pape Alexandre VI. est assez semblable à celui qui précede, mais il est plus juste ; il prouve que les modernes, quand ils parlent naturellement, ressemblent aux anciens : «Ce Pape, dit-il, avoit un jugement & une capacité singuliers, une prudence admirable, un talent étonnant pour persuader ; une promptitude & une dextérité incroyable dans toutes les affaires importantes ; mais ces vertus furent contrebalancées par ses vices, il n’avoit ni bonne-foi, ni religion, il étoit d’une avarice insatiable, d’une ambition démesurée & d’une cruauté plus qu’inhumaine». Polybe reproche à Timée d’avoir parlé d’une façon trop passionnée d’Agathocle qu’il regardoit pourtant lui-même comme le plus cruel & le plus odieux des tyrans. Surquoi il dit : «si comme cet historien le rapporte, il quitta le métier vil & abject de potier de terre pour se réfugier à Syracuse, si malgré une extraction abjecte il parvint en peu de tems à se rendre maître de toute la Sicile ; s’il mit la république de Carthage dans le plus grand danger ; si enfin il est mort fort âgé & en possession de la royauté, ne doit-on pas convenir qu’il falloit qu’il possédât des talens extraordinaires & qu’il eût un grand génie & une capacité peu commune ? Ainsi son historien n’eût pas dû se contenter de dire ce qui pouvoit le rendre odieux, il eût été de son devoir de rapporter aussi les qualités louables & estimables qu’il pouvoit avoir».

On peut remarquer en général que les anciens n’ont gueres eu d’égard dans leurs raisonnemens moraux à ce qui étoit volontaire ou involontaire, cependant ils regardoient Polybecomme fort douteuse la question si la vertu est susceptible d’être enseignée ou non[6]. Ils trouvoient à juste titre que la lâcheté, la bassesse, la légéreté, l’impatience, l’inquiétude, l’extravagance, & une infinité d’autres qualités de l’esprit, quoique entiérement independantes de la volonté, étoient ridicules, méprisables & odieuses. Mais de tout tems il a été impossible de supposer qu’il dépendît plus de l’homme de se procurer la beauté de l’ame que celle du corps. Cependant quelques philosophes modernes, en regardant la morale sur le même pied que les loix civiles qui se maintiennent par les peines & par les récompenses, ont été tentés de faire du volontaire & de l’involontaire la base de tout leur systême. Chacun est maître d’employer les termes dans tel sens qu’il lui plaît, mais on est obligé de convenir que beaucoup de choses, qui ne dépendent ni de la volonté ni du choix, sont tous les jours des objets de louange ou de blâme, & il faut qu’en qualité de moralistes ou du moins en qualité de philosophes spéculatifs nous cherchions à donner des raisons satisfaisantes de cette espece de contradiction.

Une tache, une faute, un vice, un crime sont des expressions pour indiquer différens degrés de censure & de blâme, qui tous au fond sont à peu près du même genre. En expliquant un de ces termes nous concevrons facilement les autres.

II.

Lorsque nous examinons une qualité ou une habitude, si elle paroît à certains égards préjudiciable à la personne qui la possede, & qu’elle la rende incapable d’une affaire ou d’une action, nous la mettons au nombre de ses fautes & de ses imperfections. L’indolence, la négligence, le manque d’ordre, l’opiniâtreté, la légéreté, la précipitation, la crédulité n’ont jamais été regardés comme choses indifférentes dans un homme, encore moins comme vertus louables : nos yeux sont frappés sur le champ du préjudice qui en resulte, il excite en nous du déplaisir & s’attire notre censure.

On convient qu’il n’y a point de qualité qui soit digne de louange ou de blâme sans restriction : tout dépend du degré ; les péripatéticiens disent que la vertu tient le milieu, mais ce milieu est déterminé par l’utilité. La promptitude & l’expédition dans les affaires sont estimables, sans elles on ne parvient à l’exécution d’aucun projet ; poussez cette promptitude trop loin, elle vous engagera dans des mesures précipitées & mal concertées. Ce sont des considérations de cette espece qui nous aident à fixer le juste milieu dans toutes les recherches de la morale & de la prudence, elles nous empêchent de perdre de vue les avantages qui résultent d’un caractere ou d’une façon d’être. Or comme la personne douée d’un tel caractere jouit seule de ses avantages, il paroît évident que ce n’est point l’amour de nous-mêmes qui captive dans ce cas notre estime & notre approbation, & qui nous en rend le coup-d’œil si agréable, à nous qui ne sommes que spectateurs. Il n’y a point de force d’ imagination qui puisse nous transformer en une autre personne ; & nous séduire au point de nous persuader qu’étant cette personne nous recueillons les fruits des qualités estimables qui lui appartiennent ; ou bien si cela arrive ainsi, l’imagination ne peut point être assez rapide pour nous remettre sur le champ à notre place, & pour nous faire aimer & estimer cette personne différente de nous. Des vues & des sentimens, si contraires à la vérité & si opposés les uns aux autres, ne sauroient se réunir en même tems & dans la même personne, ainsi dans le cas dont il s’agit, il n’est pas possible de soupçonner des vues intéressées ; c’est un principe tout différent qui nous pousse & qui nous fait prendre part à la félicité de la personne que nous considérons. Lorsque les talens naturels & les connoissances qu’elle a acquises nous font prévoir son avancement & son élévation, les plans qu’elle remplira, ses heureux succès, son empire constant sur la fortune & l’exécution des projets les plus utiles, nous sommes frappés à la vue de tant d’images agréables, & nous sentons naître en sa faveur des sentimens de complaisance & d’estime : les idées de bonheur, de joie, de triomphe, de prospérité sont liées avec chaque nuance de son caractere, & répandent sur nos cœurs un sentiment délicieux d’humanité & de sympathie[7].

Supposons un homme constitué de façon à ne prendre aucun intérêt à ses semblables, & à regarder le bonheur & le malheur de tous les êtres sensibles avec autant d’indifférence que deux nuances contiguës d’une même couleur, supposons que si d’un côté étoit la prospérité des nations, & d’un autre leur ruine, & qu’on lui dît de choisir, il demeureroit incertain & irrésolu entre deux motifs égaux, semblable en cela à l’âne de la fable placé entre un morceau de bois & un morceau de marbre, sans pancher ni pour l’un ni pour l’autre, Je crois qu’on peut conclure justement qu’un homme de ce caractere, ne prenant nul intérêt au bien être d’une société ou à l’utilité particuliere des autres, regarderoit toute qualité, quelque pernicieuse & quelque avantageuse qu’elle pût être, avec autant d’indifférence que l’objet le moins fait pour intéresser.

Mais si à la place de ce monstre idéal nous supposons un homme qui puisse former un jugement ou se déterminer en conséquence, il aura une raison de préférence toute simple. Toutes choses d’ailleurs égales, avec quelque froideur qu’il se décide, lorsqu’il n’est point animé par son propre intérêt, ou que les personnes intéressées ne le touchent point, il ne laissera pas de faire un choix, de distinguer ce qui est utile de ce qui est nuisible. Mais cette distinction est précisément la même que la distinction morale dont on a si souvent & si inutilement cherché l’origine. Les mêmes qualités de l’esprit excitent & nos sentimens moraux & ceux de l’humanité ; le même homme est susceptible d’éprouver fortement & les uns & les autres ; & lorsque leur objet change, qu’il se rapproche de nous & qu’il se lie à nos intérêts, nos sentimens en reçoivent seulement plus de force & de vivacité. Ainsi, suivant toutes les regles de la philosophie, nous sommes obligés de conclure que ces deux sortes de sentimens sont les mêmes dans leur principe, puisque dans chaque circonstance, même la plus légère, ils suivent les mêmes loix, & sont excités par les mêmes objets.

Pourquoi les physiciens concluent-ils avec la plus grande vraisemblance que la lune est retenue dans son orbite par la même force de gravitation, qui fait que les corps tombent de leurs poids & s’approchent de la surface de notre globe ? C’est parce que le calcul prouve que ces deux effets sont absolument égaux & semblables entre eux : cette maniere de raisonner ne doit-elle pas produire autant de conviction dans les recherches morales que dans celles de physique ?

Il seroit superflu de prouver en détail que toutes les qualités utiles à ceux qui les possedent sont approuvées, & que les qualités contraires sont blâmées ; la moindre réflexion sur ce qu’on éprouve tous les jours dans la vie suffit pour nous convaincre de cette vérité ; nous nous bornerons à examiner un petit nombre de cas particuliers, afin d’écarter, s’il est possible, tous les doutes qui pourroient rester sur cette matiere. La discrétion est une des qualités les plus nécessaires pour le succès de toutes les entreprises, elle met de la sûreté dans les liaisons que nous avons avec les autres, elle nous fait faire attention à leur caractere & au nôtre ; elle nous fait peser toutes les circonstances de l’affaire que nous voulons entreprendre, & mettre en usage les moyens les plus sûrs pour parvenir au but que nous nous proposons. Dans un Cromwell, dans un cardinal de Retz la discrétion eût pu paroître une vertu bourgeoise : incompatible avec les vastes desseins qui occupoient leur ambition & leur courage, peut-être cette qualité eût été en eux un défaut & une imperfection. Mais dans le cours ordinaire de la vie, il n’y a point de vertu qui soit plus nécessaire pour réussir & pour écarter les obstacles ; sans cette vertu les plus grands talens peuvent devenir funestes à celui qui les possede ; Polyphême, privé de son oeil, n’étoit que plus exposé à cause de sa taille démesurée & de sa masse prodigieuse.

Le caractere le plus heureux, si la nature humaine étoit susceptible d’une si grande perfection, seroit celui d’un homme qui, maître de son tempérament, employeroit alternativement la hardiesse & la précaution suivant qu’elles seroient utiles à ses desseins.

St. Evremond trouve cette perfection au maréchal de Turenne ; à mesure que ce grand capitaine vieillissoit, il marquoit plus d’audace dans ses entreprises militaires : comme une longue expérience dans le métier de la guerre lui avoit fait connoître tous les incidens qu’on pouvoir avoir à craindre, il marchoit avec plus de fermeté & d’assurance dans une route qui lui étoit connue. Suivant la remarque de Machiavel, Fabius étoit toujours sur ses gardes, au-lieu que Scipion étoit très-entreprenant ; ils réussirent tous deux, parce que pendant le commandement de tous les deux les affaires des Romains étoient dans une situation convenable au génie de chacun ; tous deux auroient échoué, si les situations eussent été renversées. Nous sommes heureux quand notre position se trouve conforme à notre tempérament ; mais il y a plus de mérite à pouvoir accommoder son tempérament aux circonstances.

Qu’est-il besoin de vanter les avantages de l’industrie, & de faire voir combien elle est utile pour acquérir du pouvoir & des richesses, ou pour ce qu’on appelle faire fortune ? L’apologue nous dit que la tortue, par une marche non interrompue, remporta le prix de la course sur le lievre, qui couroit cependant lorsqu’elle ne faisoit que se traîner. Le tems, quand il est bien économisé, est semblable à un champ bien cultivé, dont quelques arpens produisent plus de choses utiles à la vie que des provinces entieres d’un terrein très-fertile mais négligé & couvert de ronces & de mauvaises herbes.

On ne peut se promettre une fortune solide, ni se flatter d’une subsistance honnête, quand on ne connoît point la frugalité. Les richesses au-lieu d’augmenter diminuent tous les jours, & le possesseur n’en est que plus malheureux : car n’ayant pu borner ses dépenses lorsqu’il jouissoit d’un revenu considérable, il lui sera bien moins possible de se contenter d’une fortune plus modique ; suivant Platon les ames de ceux qui ont été dominés par des désirs impurs & déshonnêtes, après avoir été séparées de leurs corps qui leur fournit soient les moyens de se satisfaire, restent errantes sur la terre près des endroits où leurs corps sont ensevelis, elles désirent de se rejoindre aux organes qui leur ont procuré ces sensations qu’elles regrettent. C’est ainsi que nous voyons les prodigues, après avoir dépensé leur fortune en débauches extravagantes, accourir aux tables abondantes & se glisser dans toutes les parties de plaisir, où ils sont un objet de haine pour les vicieux, & de mépris pour les sots.

L’extrême de la frugalité, c’est l’avarice ; on a droit de la blâmer pour deux raisons : premierement, parce qu’elle prive un homme de l’usage de ses richesses, & parce qu’elle étouffe l’hospitalité, & empêche de jouir des plaisirs de la société. La prodigalité est l’autre extrême, elle est communément plus nuisible à l’homme qui s’y livre. L’un de ces excès est plus blâmé que l’autre suivant le tempérament du juge, & suivant que celui-ci est plus ou moins sensible aux plaisirs de la société & des sens.

Il est constant que tous les hommes désirent également le bonheur, mais ils ne réussissent pas également dans leurs recherches ; une des principales causes du mauvais succès est le défaut de cette force d’esprit, qui nous mettroit en état de résister à la séduction d’un plaisir présent pour des avantages éloignés. Nos penchans, d’après un coup-d’œil général jeté sur ce qui est désirable, se forment des regles de conduite & de mesures de préférence des uns sur les autres ; ce code contient les déterminations de nos passions paisibles & calmes, qui seules peuvent nous faire décider si un objet est digne de notre attachement ou de notre aversion, & je ne sais par quel abus de termes on a pu le regarder comme des résultats de la raison & de la réflexion. Mais lorsqu’ensuite un objet vient à se rapprocher de nous, à se présenter sous un point de vue plus favorable, il saisit notre imagination ; le systerne général de nos résolutions est renversé, nous donnons la préférence à une jouissance passagere, souvent nous nous couvrons d’ignominie, & nous attirons sur nous une longue suite de chagrins pour des plaisirs qui éloignés n’avoient pu mériter notre attention. Les poëtes emploient quelquefois leur esprit & leur langage séducteur à chanter les plaisirs présens, & à nous faire oublier les idées éloignées de réputation, de santé ou de fortune ; il est aisé de sentir qu’en suivant leurs préceptes à la lettre, on se jeteroit dans la dissolution & dans les débauches, qui ne pourroient manquer d’être suivies de malheur & de repentir. Un homme ferme & décidé tient fortement à ses résolutions générales ; il n’est point séduit par l’appas des plaisirs, ni troublé par les menaces de la douleur, il ne perd jamais de vue les objets éloignés, & par-là il assure son honneur & sa félicité. Le contentement de soi-même est un avantage dont, à certains égards, le sage & l’insensé jouissent également, mais c’est le seul bien qu’ils partagent ensemble, & je n’en connois point qui leur soit commun d’ailleurs. Un sot n’est propre ni aux affaires, ni à la conversation, ni à la lecture ; & à moins que son état ne le condamne aux travaux les plus grossiers, il est un fardeau inutile à la terre. C’est pour cela que les hommes sont si jaloux de leur réputation sur ce point ; nous avons un grand nombre d’exemples qu’on ait souffert des reproches de perfidie & de scélératesse, mais nous n’avons jamais vu qu’on souffre patiemment les reproches d’ignorance & de stupidité. Polybe nous dit que Dicéarque, général Macédonien, pour braver les opinions vulgaires, avoit élevé des autels à l’impiété & à l’injustice ; je suis convaincu que ce même homme n’eût pas soutenu le titre d’imbécille, & qu’il eût cherché à s’en venger. Il n’y a que la tendresse filiale, de tous les liens de la nature le plus fort & le plus indissoluble, qui puisse faire supporter le reproche de sottise, surmonter le dégoût qu’il cause : l’amour même est éteint par cette qualité dès qu’elle est apperçue, quoique cette passion puisse quelquefois subsister avec la fausseté, l’ingratitude, la noirceur & l’infidélité ; il n’y a pas jusqu’à la vieillesse qui ne soit moins funeste à l’amour que la sottise. Tant il est vrai qu’il n’y a point d’idée plus insupportable pour les hommes que celle d’une entiere incapacité pour toute entreprise & toute affaire, & d’une erreur continuelle dans la conduite de la vie !

On demande quelquefois si une conception lente est préférable à une conception prompte ? Si un homme dont le premier coup d’œil est très-pénétrant, mais qui n’est pas capable d’application, est plus estimable qu’un homme qui ne vient à bout de rien sans un grand travail ? S’il vaut mieux avoir dans l’esprit de la netteté que de l’invention ? S’il est plus avantageux d’ètre doué d’un grand génie que d’avoir un jugement sûr ? Quel est en un mot le caractere ou le tour d’esprit qui mérite la préférence sur tous les autres ? Il est évident qu’on ne peut répondre à aucune de ces questions sans examiner qu’elle est de ces qualités celle qui rend un homme plus utile à la société, & plus propre à réussir dans ses entreprises.

Si un sens exquis & un génie supérieur ne sont point si utiles que le simple bon sens, leur rareté en revanche, leur nouveauté, & la grandeur de leurs objets, font une espece de compensation ; ils attirent l’admiration des hommes : il en est de ces qualités comme de l’or à qui l’on attribue une valeur fort au-dessus de celle de fer, quoiqu’il soit beaucoup moins utile.

Rien ne peut suppléer au défaut de jugement ; celui de la mémoire peut être remplacé, soit dans le cabinet, soit dans le monde, par la méthode, par l’application, par le soin de confier tout au papier, & il est rare d’entendre dire qu’un homme n’ait point réussi dans une affaire faute de mémoire. Chez les anciens ou un homme ne pouvoit jouer un rôle sans le talent de la parole, & où l’on avoit à parler devant des auditeurs dont les oreilles étoient trop délicates pour supporter des harangues aussi mal digérées que celles de nos orateurs modernes, il étoit de la plus grande importance d’avoir de la mémoire & cette qualité étoit beaucoup plus estimée qu’elle ne l’est de nos jours. À peine y a-t-il un grand génie dans l’antiquité qui n’ait été loué par cet endroit ; & Cicéron met la mémoire au nombre des autres grandes qualités qu’il attribue à César[8].

Des coutumes & des mœurs particulieres changent l’utilité des qualités & en changent aussi le mérite ; des accidens & des situations particulieres peuvent produire le même effet jusqu’à un certain point ; on accordera toujours plus d’estime à un homme qui possede les talens convenables à son état & à sa profession, qu’à celui que la fortune a mis dans une place où il ne devoit point être ; à cet égard les vertus privées sont plus arbitraires que les vertus publiques sociales, à d’autres égards, elles sont peut-être moins sujettes au doute & à la dispute.

Depuis quelque tems on a remarqué dans ce royaume que les gens en place faisoient parade d’un grand amour pour le bien public, & les spéculatifs de grands sentimens de bienveillance ; & l’on a découvert tant de fausseté dans cette affiche, que les gens du monde pourroient sans injustice marquer beaucoup d’incrédulité sur l’usage de ces qualités morales, & être même tentés d’en nier entiérement l’existence & la réalité. Nous voyons que chez les anciens les stoïciens & les cyniques dégoûtèrent de leurs opinions par le peu de pratique qui accompagnoit le pompeux étalage qu’ils faisoient continuellement de la vertu. Lucien, philosophe très-licencieux sur l’article du plaisir, mais à d’autres égards très-grand moraliste, ne peut s’empêcher quelquefois de parler avec ironie & chagrin de leur vertu si vantée : cependant quelle que soit notre mauvaise humeur dans ces occasions, elle ne peut aller assez loin pour nous faire nier l’existence de toute vertu & de toute distinction dans la conduite & dans les mœurs. Indépendamment de la discrétion, de la prudence, du courage, de l’application, de la frugalité, de l’économie, du bon sens, du discernement, qui sont des vertus dont les noms seuls arrachent l’aveu de leur mérite, il y en a encore d’autres auxquelles le scepticisme le plus décidé ne peut refuser son approbation & le tribut de ses louanges. La tempérance, la sobriété, la patience, la confiance, la persévérance, la prévoyance, le secret, l’ordre, le talent de s’insinuer, l’adresse, la présence d’esprit, la promptitude à concevoir, la facilité à s’exprimer, & une infinité d’autres, sont des qualités que tout le monde est forcé de mettre au nombre des perfections & des dons précieux. Comme elles tendent au bien-être de celui qui les possede, sans prétendre fastueusement à procurer le bien public ni à s’attirer l’estime des autres, nous en sommes moins jaloux, & nous ne faisons point difficulté de les ranger au nombre des vertus. Après cela la route est applanie, & il est clair que nous ne pouvons nous dispenser d’admettre dans le même rang la bienveillance gratuite, l’amour de la patrie & de l’humanité.

Il paroît en effet qu’en ceci comme en tout autre chose, les apparences peuvent être trompeuses, & il est plus difficile en spéculation de chercher, dans le principe de l’amour propre, le cas que nous faisons des vertus privées dont nous avons parlé, que l’estime que nous portons aux vertus sociales, telles que la justice & la bienfaisance. Quant aux dernières, on peut dire que toute conduite ou toute action qui contribue au bien de la société, est aimée, louée estimée par la société à cause de l’utilité que chacun en retire ; il est vrai que ce sentiment ou cette estime est réellement de la reconnoissance & non de l’amour-propre, mais cette distinction, quelque naturelle qu’elle soit, ne sera point faite par des raisonneurs superficiels, & on pourra du moins chicaner & disputer là-dessus pendant quelques instans. Mais les qualités qui tendent simplement à l’avantage de celui qui les possede sans aucun rapport à nous ou à la société, ne laissent pas d’être estimées ; & comment s’y prendra-t-on pour chercher la source de ce sentiment dans l’amour-propre ? Il faut donc avouer, ce me semble, que le bonheur & l’infortune des autres ne sont point des spectacles indifférens pour nous, & que sans aller plus loin, la vue du bonheur fait sur nous l’effet d’un beau jour & de cette joie secrette qu’inspire l’aspect d’un paysage bien cultivé, & que la vue du malheur, semblable à un nuage épais qui sous offusque ou à un paysage inculte & stérile, afflige notre imagination. Lorsqu’on sera convenu de ces faits, il n’y aura plus de difficulté, & l’on pourra se flatter que les spéculatifs adopteront une maniere plus naturelle d’expliquer les phénomenes de la conduite des hommes. Il semble que c’est ici le lieu d’examiner les effets qu’opèrent sur nous les qualités du corps & les avantages de la fortune, de considérer la maniere dont ils excitent notre estime, & de voir si ces phénomenes fortifieront ou affoibliront notre systême.

Il est évident que ce qui constitue principalement la beauté dans tous les animaux, est l’avantage qu’ils retirent de la conformation & de la disposition de leurs membres, relativement aux usages auxquels ils sont destinés. Les proportions, que Virgile & Xenophon ont données du cheval, sont encore aujourd’hui la regle de nos maquignons, parce qu’elles sont fondées sur l’expérience de leur utilité. On veut dans un homme des épaules larges, le corps souple, des jointures fermes, des jambes fines, toutes ces choses sont des beautés, parce qu’elles annoncent de la vigueur. Les idées d’utile & de nuisible ne suffisent point entiérement pour déterminer ce qui est beau ou difforme, mais elles sont certainement la source d’une partie considérable de notre approbation ou de notre aversion.

Dans l’antiquité la force du corps & l’adresse étoient beaucoup plus estimées que de nos jours, parce que ces qualités étoient plus avantageuses & plus nécessaires à la guerre. Sans nous arrêter à ce que disent Homere & les poëtes à ce sujet, on peut remarquer que les historiens ne manquent point de placer la force du corps parmi les autres grandes qualités d’Epaminondas, qu’ils s’accordent à regarder comme le plus grand héros & le plus grand homme d’état & de guerre[9] que la Grece ait produit. On loue parle même endroit Pompée un des plus illustres Romains[10]. Cet exemple peut être mis à côté de celui de la mémoire dont nous avons parlé plus haut.

À quel mépris & à quelles railleries l’impuissance n’est-elle point exposée de la part des deux sexes ? La victime infortunée qui en souffre est regardée comme privée du plus grand des plaisirs de la vie, qu’elle est encore incapable de faire partager aux autres. La stérilité dans les femmes étant une espece d’inutilité est pareillement un sujet de reproche, mais bien moins grave ; la raison en est simple dans notre systême.

Il n’y a point de regle plus indispensable dans la peinture ou dans la sculpture que celle de donner des attitudes vraies à ses figures & de les placer d’aplomb, c’est-à-dire précisément sur leur centre de gravité. Une figure mal-placée est hideuse, parce qu’elle nous présente les idées désagréables de gêne, de chûte, de blessure, de douleur[11].

Une disposition ou un tour d’esprit, qui met un homme en état de s’élever dans le monde & de faire sa fortune, mérite de l’estime, comme nous l’avons déjà fait remarquer ; ainsi il est naturel de penser que la possession réelle du crédit & des richesses doit produire le même sentiment.

Si nous cherchons un systême qui rende raison de l’estime que l’on a pour un homme riche & puissant, nous n’en trouverons de plausible que celui qui la placera dans la jouissance que procure la vue de la prospérité, du bonheur, de l’aisance, de l’abondance, du pouvoir, de la possibilité de satisfaire ses desirs. On voit donc clairement que l’amour-propre, que quelques personnes affectent de regarder comme la source de tout sentiment moral, ne peut expliquer celle-ci. Lorsqu’il n’y a ni bienveillance ni amitié, il est difficile de concevoir sur quoi nous pourrions fonder les espérances de tirer du fruit des richesses des autres ; cependant nous sommes naturellement portés à estimer l’homme riches avant même que de savoir s’il a pour nous des dispositions favorables.

Nous éprouvons les mêmes sentimens sans être à portée d’en tirer le moindre avantage & sans pouvoir nous flatter d’en recueillir les fruits. Chez toutes les nations civilisées un prisonnier de guerre est traité avec des égards proportionnés à son rang, & il est évident que les richesses contribuent beaucoup à fixer ce rang & l’état d’un homme ; si la naissance y entre pour quelque chose, cela ne fera qu’une preuve de plus de ce qui vient d’être dit ; en effet qu’est-ce qu’un homme de qualité, sinon un homme descendu d’une longue suite d’ancêtres riches & puissans, & qui acquiert notre estime par ses liens avec des personnes que nous estimons ? Ainsi nous respectons en lui en partie ses ancêtres quoique morts, à cause de leurs richesses, & certainement sans aucun espoir d’en profiter.

Mais sans recourir aux prisonniers de guerre & aux morts pour trouver des preuves de l’estime désintéressée que nous avons pour les richesses, nous n’avons qu’à remarquer ce qui se passe dans la vie commune & dans la conversation. Supposons qu’un homme, qui a une fortune honnête, entre dans une compagnie d’étrangers : il traitera naturellement chacun d’entre eux avec différens degrés de respect & d’égards, suivant l’état & la fortune de chacun, quoiqu’on ne puisse pas dire qu’il forme sur le champ des projets d’intérêt ou qu’il voulût accepter d’aucun d’eux le moindre avantage de cette espece : un voyageur est toujours reçu dans le monde & on lui fait des avances & des politesses à proportion que sa suite & son train annoncent en lui une fortune plus ou moins considérable. En un mot les richesses contribuent beaucoup à régler les égards parmi les hommes tant pour ceux qui sont au-dessus de nous que pour ceux qui nous sont inférieurs, tant pour nos connoissances que pour les étrangers. Que reste-t-il donc à conclure sinon que comme nous ne souhaitons posséder des richesses que pour satisfaire nos desirs présens ou à venir, elles s’attirent l’estime des autres uniquement parce qu’elles ont cet effet, & cela est de leur nature & de leur essence, par le rapport qu’elles ont avec l’aisance, les commodités & les plaisirs de la vie ; sans cela une lettre de change sur un banquier qui auroit fait banqueroute, une grande quantité d’or dans une île déserte nous seroient également précieuses. Lorsque nous allons chez un homme qui est, comme on dit, à son aise, les idées agréables d’abondance, de contentement, de propreté, de commodité, &c. se présentent à nous sur le champ ; l’image d’une maison gaie, de meubles bien choisis, d’une table délicate & exquise se joint au même instinct. En revanche, lorsque nous voyons un homme indigent, notre imagination est frappée de tableau désagréable de besoins, de travail, d’une cabane sale, d’habillemens grossiers & à moitié déchirés, d’alimens dégoûtans & de boisson peu délectable, &c. sans cela qu’entendrions-nous en disant que l’un est riche & l’autre pauvre ? Or comme l’estime & le mépris sont une suite naturelle de ces différens états, on voit aisément quel parti on en peut tirer pour le systême que nous avons établi par rapport aux distinctions morales[12]. Un homme qui est parvenu à se guérir de l’absurdité des préjugés, & qu’une expérience sage autant que la philosophie a convaincu que la différence qui se trouve dans la fortune des hommes n’en met pas dans leur bonheur autant que le vulgaire s’imagine ; un tel homme ne regle point son estime sur les rentes de ceux qu’il connoît. Il peut à l’extérieur marquer plus d’égards à un grand seigneur qu’à son vassal, parce que les richesses sont la maniere la plus commode, comme la plus fixe & la plus déterminée, pour distinguer les hommes : mais ses sentimens intérieurs se régleront plutôt sur le caractere des personnes que sur le caprice & sur les faveurs accidentelles de la fortune :

Dans la plupart des pays de l’Europe, la naissance, c’est-à-dire, la richesse héréditaire, décorée par les souverains de titres & de marques d’honneurs, sont la principale source de la distinction parmi les hommes ; en Angleterre on fait plus de cas de l’opulence réelle. Chacune, de ces façons de penser a ses avantages & ses inconvéniens. Dans un pays où l’on ne respecte que la naissance, les hommes croupiront sans énergie dans l’inaction & dans une indolence orgueilleuse ; on ne s’y occupera que de titres & de généalogies. Chez une telle nation, les ambitieux rechercheront les honneurs, la réputation, le pouvoir & la faveur. Lorsque ce sont les richesses à qui l’on sacrifie, la corruption, la vénalité, les rapines seront les vices dominans, d’un autre côté, les arts, les manufactures, le commerce, l’agriculture fleuriront. Comme le premier de ces préjugés est propre à favoriser les vertus militaires, il paroît plus convenable aux états monarchique, le dernier, étant un aiguillon vif pour l’industrie, convient mieux à un gouvernement républicain. En conséquence de ces principes chaque forme de gouvernement, variant les degrés d’utilité de toutes choses, change aussi à proportion la maniere de penser parmi les hommes.

  1. Le mot orgueil se prend communément en mauvaise part, cependant ce sentiment en lui-même paroît indifférent & peut être bon ou mauvais, suivant qu’il est bien ou mal dirigé, & suivant les circonstances qui l’accompagnent. Les François rendent ce mot par amour-propre ; mais comme ils emploient le même mot pour exprimer l’amour de soi-même aussi-bien que la vanité, il en résulte une grande confusion de termes dans la Rochefoucault & dans plusieurs de leurs moralistes.
  2. Il me paroît que dans notre langue le courage, la tempérance, l’industrie, la frugalité, &c. sont appellées vertus, du moins dans le langage ordinaire, mais lorsqu’on dit qu’un homme est vertueux, on veut principalement caractériser ses qualités sociales. Il n’est pas nécessaire dans un discours moral & philosophique de faire attention à toutes ces bizarreries de la langue, qui peuvent varier avec ses différentes dialectes & ses différentes époques ; les sentimens des hommes étant plus importans & moins sujets à varier, méritent un peu plus nos spéculations ; cependant on peut remarquer en passant, que dès que l’on parle des vertus sociales, cette distinction suppose qu’il y a des vertus d’une autre nature.
  3. L’amour & l’estime sont presque la même passion, & partent des mêmes causes ; les qualités qui les produisent toutes deux sont de la nature de celles qui inspirent du plaisir. Mais lorsque ce plaisir est austere & sérieux, lorsque son objet est grand & qu’il cause une forte impression, lorsqu’il produit en nous du respect & un sentiment d’humilité, dans tous ces cas, la passion qui naît de ce plaisir s’appelle plus particuliérement estime d’amour. Les deux sentimens sont accompagnés de bienveillance, elle est cependant plus étroitement liée avec l’amour qu’avec l’autre. Il paroit qu’il entre plus d’orgueil dans le mépris que d’humilité dans l’estime. Pour peu qu’on réfléchisse sur les passion, il est aisé d’en sentir la raison. Tous ces mélanges & toutes ces combinaisons de différens sentimens sont un sujet très-intéressant de spéculation, mais ils ne tiennent point à celui que nous traitons. Dans le cours de cette recherche nous considérons en général les qualités qui méritent la louange ou le blâme, sans entrer dans toutes les différences minutieuses des sentimens qu’elles excitent. Il est évident que l’on a de l’aversion pour tout ce qu’on méprise, aussi bien que pour tout ce qu’on hait, & nous ne voulons point entrer dans des réflexions plus compliquées. Les sciences morales paroissent toujours abstraites au commun des lecteurs, quelques précautions que l’on prenne pour les débarrasser de spéculations inutiles, & pour les mettre à la portée de tout le monde.
  4. Virtue (for mere good-nature is a fool)
    Is sense and spirit, with humanity.
    Art of preserving health. Book IV.
  5. Voyez Livre 21, chap. 4.
  6. Voyez Platon dans son Menon, Seneque de otia chap. 31. Horace dit, Virtutem doctrina paret, naturans donnet. Livre I, Epist. 18.
  7. On pourroit dire hardiment qu’il n’y a point de créature humaine à qui la vue du bonheur n’inspire de plaisir, & à qui la vue de l’infortune ne cause du déplaisir, à moins qu’elle ne soit possédée par le ressentiment & par l’envie. D’ailleurs, ce sentiment paroît inséparable de notre être, mais il n’y a que les ames généreuses qu’il pousse à chercher avec ardeur le bonheur des autres, & à qui il inspire une passion réelle pour leur félicité. Chez les hommes d’une ame rétrécie & commune, cette sympathie ne va point au-delà d’un foible mouvement de l’imagination, qui sert seulement à exciter en eux des sentimens d’approbation ou de blâme, & qui fait qu’ils donnent à un objet des dénominations honorables ou infamantes. Un avare louera l’industrie & la frugalité même dans les autres, & il les regardera comme fort au-dessus de toutes les autres vertus ; il connoît le bien qui en résulte, il sent cette espece de bonheur plus vivement que tout autre dont on pourroit lui faire la peinture, malgré cela il ne donneroit peut-être pas un écu pour faire la fortune de l’homme industrieux dont il fait tant de cas.
  8. Fuit in illo ingenium, ratio, memoria, littera, cura, cogitatio, diligentia, &c. Philippe. 2.
  9. Voyez Diodore de Sicile, liv. XV. Nous allons donner le portrait d’Epaminondas tel que cet historien nous l’a transmis, pour montrer les idées que l’on avoit du parfait mérite dans ces tems reculés. «Dans les autres hommes illustres, dit-il, on trouvera que chacun d’eux possédoit quelque qualité éclatante, sur laquelle sa réputation s’étoit établie, mais toutes les vertus étoient réunies dans Epaminondas ; la force du corps, l’éloquence, la vigueur d’esprit, le mépris des richesses, la douceur du caractere, & ce qui mérite sur-tout d’être estimé, le courage & la prudence dans la guerre.»
  10. Cum alacribus, saltu ; cum velocibus, cursu ; cum validis rectè certabat. Sallust. apud Veger.
  11. Tous les hommes sont également sujets à la douleur & à la maladie, & tous peuvent se rétablir & recouvrer la santé. Comme ces circonstances ne mettent point de distinction entre un homme & un autre, elles ne sont point une source d’orgueil ou d’humilité, d’estime ou de blâme. Mais quand nous nous regardons quelquefois comme des êtres d’un ordre supérieur, nous sommes humiliés de nous voir sujets à tant d’infirmités, & les théologiens se servent de cette considération pour réprimer notre vanité & notre orgueil, ils réussiroient encore mieux si nous n’étions portés naturellement à nous comparer entre nous les uns aux autres. Les infirmités de la vieillesse sont mortifiantes, parce qu’on peut les comparer avec la vigueur de la jeunesse. On cache avec soin les écrouelles ; parce que ce mal peut être gagné par les autres, & par notre postérité. Il en est de même des maux qui excitent du dégoût, & qui présentent des images hideuses.
  12. Il y a quelque chose de fort extraordinaire, ce qui paroit inexplicable dans la marche & la succession des passions que produisent en nous la fortune & la situation des autres. Souvent leur avancement & leur prospérité excitent notre envie, sentiment mêlé de beaucoup de haine, & qui vient principalement de la comparaison que nous faisons de nous-mêmes à un autre. Dans le même instant, ou du moins après un intervalle très-court, nous pouvons sentir du respect qui est une sorte d’affection ou de bienveillance, mêlée d’un sentiment d’humilités Dans un autre cas les malheurs de nos semblables excitent souvent notre pitié, sentiment mêlé de beaucoup de bienveillance, mais qui a aussi beaucoup d’affinité avec le mépris, qui est une espece d’aversion mêlée d’orgueil. Je ne fais remarquer ces phénomenes que pour offrir des objets aux spéculations de ceux qui font des recherches sur la morale. Il suffit, quant à présent, d’observer en général que le pouvoir & les richesses s’attirent communément du respect, que la pauvreté & la bassesse excitent le mépris, quoique des considérations particulieres & des circonstances accidentelles puissent quelquefois y joindre l’envie ou la pitié.