Recherches sur les principes de la morale/Section 9

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SECTION IX.

Conclusion de l’ouvrage.


I.

On a raison d’être surpris que, dans le siecle où nous sommes, un homme se trouve dans la nécessité de prouver, par des argumens recherchés, que la vertu ou le mérite personnel consiste dans la possession des qualités de l’ame qui sont utiles ou agréables, soit à la personne qui les possede, soit aux autres. On croiroit que ce principe a dû se présenter naturellement à ceux qui ont cherché les premiers à approfondir la morale, & qu’il a dû être admis par sa propre évidence, sans qu’il fût besoin d’argumens pour l’établir. Tout ce qui est estimable se range si naturellement dans la classe de l’agréable ou de l’utile[1], qu’on ne conçoit point pourquoi l’on remonteroit à d’autres principes, ou ce qui obligeroit d’embarrasser cette question de raisonnemens épineux & déliés. Et comme tout ce qui est utile ou agréable doit l’être ou par rapport à nous-même ou relativement aux autres, il semble que l’idée & la peinture du mérite se forment aussi naturellement que l’ombre est produite par le soleil, ou qu’une image est projetée sur les eaux ; si le terrein sur lequel l’ombre va se porter est uni & égal, si la surface des eaux qui doit réfléchir l’image n’est point troublée ou agitée, l’objet s’y représente sur le champ, sans qu’il soit besoin d’art ou de science pour l’appercevoir. Il faut croire que les systêmes & les hypotheses ont perverti & corrompu notre entendement, puisqu’une théorie aussi simple & aussi naturelle a pu échapper si long-tems aux recherches des hommes.

Mais quels qu’ayent été les sentimens des philosophes, les principes dont il s’agit ont toujours été admis implicitement dans la vie commune ; & lorsqu’il est question de louer ou de blâmer une action, ou la conduite d’un homme, c’est à eux qu’on a recours. Observons les hommes dans toutes leurs occupations, dans leurs amusemens, dans leurs propos, nous ne les trouverons embarrassés là-dessus que lorsqu’ils sont sur les bancs. Quoi de plus naturel, par exemple, que les discours suivans ? Un homme, en rencontrant un autre, lui dira : vous êtes bien heureux d’avoir marié votre fille à Cléante, c’est un homme d’honneur d’un très-bon caractere ; tous ceux qui ont affaire à lui peuvent être sûrs qu’il en usera avec eux en galant homme[2]. Je vous félicite, dira un autre, sur les espérances que votre gendre vous donne ; son application à l’étude des loix, son génie pénétrant, la connoissance profonde qu’il a, dans un âge encore tendre, des hommes & des affaires, vous donnent lieu d’espérer qu’il parviendra aux places les plus éminentes[3]. Vous me surprenez beaucoup, dira un troisieme, en parlant de Cléante comme d’un homme studieux & appliqué, je l’ai rencontré, il y a peu de jours, dans une compagnie fort gaie ; il étoit l’ame de la conversation, je n’ai jamais vu une personne qui ait autant d’esprit & d’agrémens, autant d’aisance sans affectation, autant de connoissances & autant de facilité à s’exprimer[4]. Vous l’admireriez bien d’avantage, dit un quatrieme, si vous le connoissiez plus particuliérement. Cette gaieté, que vous avez pu remarquer en lui, n’est point de ces accès de bonne humeur excités par la société, cette gaieté ne se dément jamais, & elle répand une sérénité perpétuelle sur son visage & une tranquillité inaltérable dans son ame. Il a passé par de rudes épreuves, il a assuyé des malheurs, il a couru des dangers, mais la grandeur d’ame l’a mis au dessus de toutes les peines[5]. À ces discours, je m’écrie, Messieurs, en peignant Cléante vous venez de peindre le vrai mérite ; chacun de vous a donné son coup de pinceau, & sans y penser vous avez été plus loin que Gracian ou Castiglione. Un philosophe pourroit choisir ce caractere comme un modele de vertu dans toute sa perfection.

Comme toute qualité qui est utile ou agréable soit aux autres, soit à nous-mêmes, est appellée vertu ou mérite personnel, jamais on ne se trompera sur cette dénomination, en jugeant d’après la raison naturelle, & non obscurcie par les préjugés de la superstition & d’une fausse religion. Pourquoi le célibat, les jeûnes, les macérations, l’abnégation de soi-même, l’humilité, le silence, la retraite & toutes les vertus monacales sont-elles rejetées par tous les hommes sensés ? C’est parce qu’elles ne mènent à rien, qu’elles ne contribuent en rien à l’avancement d’un homme, qu’elles ne le rendent point plus estimable dans la société, qu’elles ne donnent point le talent de plaire dans le monde, enfin parce qu’elles ne lui apprennent point à jouir de lui-même. Au contraire, nous remarquons que ces prétendues vertus sont un obstacle à tout bien ; qu’elles émoussent l’entendement, qu’elles endurcirent le cœur, qu’elles obscurcissent l’imagination, qu’elles détruisent le tempérament, nous sommes donc en droit de les placer au rang des vices, & il n’y a point de superstition assez forte pour étouffer entiérement ces sentimens naturels parmi les gens du monde. Un sombre enthousiaste peut obtenir après sa mort une place dans le calendrier, mais tant qu’il vivra, il ne sera jamais estimé dans la société, à moins que ce ne soit par ceux qui sont possédés du même délire mélancolique que lui.

Ce qui semble favoriser notre systême, c’est qu’il ne nous jette point dans cette dispute vulgaire sur les différens degrés de bienveillance ou d’amour-propre, qui déterminent les actions humaines : dispute qui suivant toute apparence ne se terminera jamais, tant parce que ceux qui ont pris un parti ne sont point aisés à ramener, que parce que les faits que l’on peut alléguer pour ou contre, sont si épars, si incertains & sujets à tant d’interprétations différentes, qu’il est impossible de les comparer, ou d’en rien conclure. Il suffit que l’on nous accorde une chose qui ne peut être contestée sans la plus grande absurdité, c’est que nous éprouvons au dedans de nous-mêmes de la bienveillance, quelque légère qu’elle soit, & que nous nous sentons quelques étincelles d’amitié pour le genre humain ; il entre dans notre composition quelque chose du caractere de la tourterelle, quoique allié avec celui du loup & du serpent. Que l’on suppose ces sentimens aussi foibles qu’on voudra, qu’on les dise à peine assez forts pour nous faire remuer la main ou le doigt, ils ne laisseront pas de déterminer les dispositions de notre ame, & lorsque toutes choses seront d’ailleurs égales, dans les cas où nous n’aurons ni passion ni préjugé, ils nous feront donner la préférence à ce qui est utile à l’humanité sur ce qui lui est nuisible. Ici la distinction morale commence ; il naît un sentiment général de blâme ou d’approbation ; il se forme un penchant, quoique foible vers les objets qui produisent l’un de ces sentimens, & une aversion proportionnée pour ceux qui produisent l’autre. Ceux qui soutiennent avec tant d’opiniâtreté que c’est l’amour-propre qui prévaut dans toutes nos actions, n’auront pas lieu de se scandaliser, si on leur dit que le sentiment des vertus premieres est foible ; au contraire ils doivent être disposés à embrasser cette opinion préférablement à toute autre, & leur génie qui paroît moins dépravé que satirique, doit naturellement combiner l’un & l’autre de ces systêmes, qui ont réellement entre eux une liaison très-grande & indissoluble.

L’avarice, l’ambition, la vanité & toutes les passions, que le commun regarde improprement comme les effets de l’amour-propre, ne sont point pris dans notre systême pour la cause du sentiment moral ; non que ces passions soient trop foibles, mais parce qu’elles ne tendent point directement à satisfaire l’amour-propre. L’idée du terme moral renferme un sentiment commun à tous les hommes : il faut qu’ils approuvent un objet généralement, & que chaque homme ou du moins le plus grand nombre s’accordent dans l’opinion & dans le jugement qu’ils en portent. Il faut encore que ce sentiment soit assez universel pour s’étendre à toute l’humanité, & qu’il rende les actions ou la conduite des hommes même les plus éloignés de nous, estimables ou blâmables à nos yeux, selon qu’elles sont conformes ou opposées à la regle de justice qui est établie. Or ces deux circonstances ne se trouvent que dans le principe de l’humanité sur lequel notre systême est fondé ; les autres passions excitent bien dans tous les cœurs des sentimens très-forts de desir ou d’aversion, d’affection ou de haine, mais ces sentimens ne sont point assez universels pour que l’on puisse fonder sur eux un systême général, qui rende raison de l’approbation & du blâme que nous donnons aux actions.

Lorsque quelqu’un appelle un homme son ennemi, son rival, son adversaire, son antagoniste, on sent qu’il parle le langage de l’amour-propre, & qu’il exprime des sentimens qui lui sont personnels, & causés par sa situation ou par des circonstances particulieres ; mais lorsqu’il donne à ce même homme les épithetes de vicieux, d’odieux, de dépravé, on sent tout de suite qu’il parle un autre langage & qu’il exprime des sentimens qu’il veut faire partager à ceux qui l’écoutent ; il faut donc pour lors qu’il quitte sa position personnelle, & qu’il choisisse un point de vue qui lui soit commun avec tous les autres ; il faut qu’il mette en mouvement quelque ressort universel de la nature humaine, & qu’il touche une corde qui soit à l’unisson de tous les cœurs ; ainsi s’il a envie de faire voir que cet homme a des qualités qui tendent au malheur de la société, il choisira cette circonstance comme un point de vue commun, il touchera le principe de l’humanité sur lequel tous les hommes sont d’accord entre eux. Tant que le cœur de l’homme sera tel qu’il est, il ne sera jamais totalement indifférent au bien-être de l’humanité, & ne sera point entiérement insensible au but où tendent les actions & les mœurs ; & quoiqu’on ne regarde peut-être pas cet amour de l’humanité, comme une passion aussi forte que la vanité ou que l’ambition, comme il est commun à tous les hommes, il doit être le fondement de la morale, ou de tout systême général sur les mœurs les actions humaines. L’ambition d’un homme n’est point celle d’un autre, le même succès & le même objet ne les contenteront pas tous deux} mais l’humanité d’un homme est celle de tous les autres, & le même objet excite ce sentiment dans tous les hommes.

Cependant les sentimens qui naissent de l’humanité sont non seulement les mêmes dans tous les hommes, & produisent la même approbation ou le même blâme, mais ils regardent encore tout le genre humain ; en sorte qu’il n’y a personne dont la conduite ou le caractere ne devienne par leur moyen, un sujet de louange ou de censure pour les autres. Il n’en est pas ainsi des deux autres passions de l’amour-propre, dont nous venons de parler : elles produisent dans chaque individu des sentimens tout différens, suivant sa position particuliere, sans aucun égard ni ménagement pour le reste des hommes. Quiconque a beaucoup d’ attentions & d’estime pour moi, flatte ma vanité ; quiconque me marque du mépris, me mortifie & me déplaît : mais comme la sphere de mes connoissances est très-bornée, il n’y aura qu’un petit nombre de personnes à partager cette passion, & à exciter par elle mon affection ou mon aversion. Mais si vous avez à peindre une puissance tyrannique, insolente & barbare dans tel pays ou tel âge du monde que vous voudrez, aussi-tôt je songe aux suites fâcheuses, aux effets terribles de cette tyrannie, & je suis saisi d’horreur & d’indignation. Il n’est point de caractere assez étranger pour moi, qui sous ce point de vue puisse m’être entiérement indifférent. Une qualité avantageuse à la société, ou seulement à la personne qui la possede, sera toujours préférée ; ainsi toute qualité ou action qui concerne l’humanité entiere, doit par-là être placée dans une classe, ou désignée par une dénomination qui exprime la censure ou l’approbation générale.

Que pouvons-nous donc demander de plus, pour distinguer les sentimens de l’humanité, de ceux de la passion ? Voilà une raison plausible & satisfaisante pourquoi les uns plutôt que les autres sont la base de la morale : toute conduite, qui m’affecte agréablement par un sentiment d’humanité, emporte les suffrages de tous les hommes, parce qu’elle fait sur eux la même sensation ; mais ce qui satisfait mon avarice ou mon ambition ne plaît qu’à ces passions qui sont en moi & ne flatte point l’avarice, ni l’ambition du reste des hommes. Personne ne peut faire une action qui tende au bien, qu’elle ne soit agréable à mon humanité, quelque peu de liaison qu’il y ait entre moi & cet autre individu, mais tout homme qui sera assez loin de moi pour ne pouvoir ni servir, ni traverser mes vues ambitieuses ou mon avidité insatiable, sera un objet indifférent pour ces passions. La différente espece de ces sentimens une fois reconnue aussi évidente qu’elle l’est, il faut que le langage s’y accommode, & l’on est obligé d’inventer des termes propres à exprimer ces sentimens universels d’approbation ou de blâme qui naissent de l’humanité, c’est-à-dire des vues de l’utilité générale & de son contraire. Alors on distingue le vice & la vertu, alors on se fait une idée de la morale, on se forme des notions générales des actions, on attend des hommes telle conduite dans telles positions, on prononce qu’une action est conforme à la regle abstraite que nous nous sommes faite, & qu’une autre la contredit, & les mouvemens particuliers de l’amour-propre sont souvent étouffés, ou modérés par ces principes universels[6]. L’exemple des émeutes populaires, des séditions, des révoltes, des factions, des terreurs paniques & de toutes les passions qui sont le partage de la multitude, nous apprend combien l’esprit de parti contribue à allumer & à entretenir les passions des hommes ; nous voyons souvent que les cabales les plus opiniâtres sont excitées par les causes les moins considérables & les plus frivoles. Solon, quoique peut-être législateur injuste, n’étoit point trop cruel de punir ceux qui ne prenoient aucun parti dans les guerres civiles. Je crois, moi, que peu de gens encoureroient, en pareil cas, la peine decernée par la loi, si leur penchant & leurs discours suffisoient pour les faire absoudre. Car quel est l’amour-propre assez fort, ou la philosophie assez insensible pour refroidir un homme au point d’être alors d’une indifférence totale ? Il faut être fort au-dessus ou fort au-dessous de l’humanité, pour ne point entrer dans une conspiration générale. Est-il donc surprenant que les sentimens moraux aient tant d’influence sur les mœurs, quoiqu’ils partent de ressorts qui semblent, au premier coup-d’œil, foibles & incapables de produire de si grands effets ; Mais nous devons observer que ces principes sont universels dans la société. Ils forment, pour ainsi dire, la ligue du genre humain contre le vice & le désordre ses ennemis ; comme cet esprit de bienveillance est plus ou moins répandu parmi les hommes, quoique le même dans tous, il fait très-souvent la matiere de la conversation, il est entretenu par la société. C’est ainsi que le blâme & l’approbation sortent de l’état de léthargie, ou ils resteroient probablement dans une nature isolée & grossiere ; souvent leur puissance est supérieur à celle d’autres passions originairement plus fortes, mais comme celles-ci sont particulieres & personnelles, elles cedent nécessairement aux principes généraux de la société & du bien public.

L’amour de la gloire & de la réputation est un autre ressort de notre machine, qui donne beaucoup de force au sentiment moral ; c’est la passion des grandes ames, & c’est le premier mobile de leurs actions & de leurs entreprises. Curieux de nous faire un nom, & de nous acquérir de la réputation dans le monde, nous examinons souvent notre conduite, & nous considérons comment elle doit paroître aux yeux de ceux qui nous approchent, & qui en sont les témoins. Cette habitude constante de veiller sur nous-mêmes, tient en action tous les sentimens d’équité & d’injustice, & fait que ceux qui pensent noblement, ont un certain respect pour eux-mêmes comme pour les autres, ce respect est le gardien le plus sûr de toutes les vertus. Les plaisirs propres de l’animalité perdent peu à-peu leur prix, on s’efforce d’acquérir la beauté morale & intérieure, & l’ame travaille à s’orner des perfections qui conviennent à l’être raisonnable.

Telle est l’idée que nous nous formons de la perfection morale ; voilà comment on peut expliquer la force d’un grand nombre de sympathies ; notre sentiment moral n’est lui-même en grande partie qu’une sensation de cette nature, l’envie que nous avons de donner aux autres une idée favorable de notre mérite semble venir de soin que nous avons de nous faire prendre cette idée à nous-mêmes ; & pour y parvenir nous sommes forcés de régler nos jugemens incertains sur l’approbation d’autrui.

Mais pour concilier les choses, & pour écarter, s’il est possible, toute obscurité, supposons un moment que tous ces raisonnemens soient faux ; supposons que ce soit une erreur de rapporter, à des sentimens de sympathie & d’humanité, le plaisir que produisent des vues d’utilité ; avouons pour un moment qu’il faut trouver une autre cause de suffrage général que l’on accorde à tous les êtres, tant insensibles qu’animés raisonnables, lorsque nous remarquons qu’ils contribuent au bien commun de l’humanité. Quelque difficulté qu’il y ait à concevoir qu’une chose puisse être approuvée, parce qu’elle a pour fin un objet déterminé, mais totalement indifférent de lui-même ; passons par-dessus cette absurdité, & voyons quelles en seront les conséquences. La définition que nous avons donnée de la vertu, sera toujours la même ; il faudra toujours avouer que toute qualité de l’esprit, qui sera utile ou agréable à la personne qui la possede ou aux autres, causera du plaisir à ceux qui en seront témoins, attirera leur estime, recevra d’eux le nom de vertu ou de mérite. N’estime-t-on pas la justice, la fidélité, la droiture, l’honneur, la chasteté, &c. uniquement parce que ces qualités ont pour but le bien de la société ? N’est-ce pas-là où tendent l’humanité, la bienveillance, la douceur, la générosité, la reconnoissance, la modération, la tendresse, l’amitié & les autres vertus sociales ? Peut-on douter que l’industrie, la discrétion, la frugalité, l’ordre, la persévérance, la prévoyance, le jugement & une infinité d’autres qualités dont l’ énumération seroit trop longue, peut-on douter, dis-je, que le but où tendent ces vertus, c’est-à-dire l’avantage & l’intérêt de celui qui les possede, ne soit l’unique fondement de leur mérite ? Qui est-ce qui pourra nier qu’une ame, qui se maintient dans une sérénité constante, qui jouit d’une gaîté inaltérable, qui conserve toujours sa dignité & & noblesse, qui répand des marques de sa bienfaisance sur tout ce qui l’environne, ne présente un spectacle plus agréable & plus touchant, qu’une ame abattue par la mélancolie, agitée par des inquiétudes, enflammée par la colere, ou qui languit par l’avilissement ? À l’égard des qualités agréables aux autres, elles parlent pour elles-mêmes, & il faut être bien malheureusement né pour n’avoir jamais été frappé des charmes de l’enjouement, de l’affabilité, de la modestie délicate, & des manieres prévenantes.

Je sens qu’il n’y a rien de moins philosophique que d’insister d’un ton dogmatique sur un sujet, je sais que même le scepticisme le plus outré n’est pas plus propre à détruire les raisons les mieux établies, Je suis convaincu que l’impudence & l’opiniâtreté sont les compagnes de l’erreur : les hommes qui s’égarent donnent un libre cours à la passion, sans rester jamais dans cet état de suspension raisonnable, qui peut seul les garantir des absurdités les plus grossieres. Cependant je suis obligé d’avouer que cette énumération jette tant de jour sur la matiere, qu’il n’y a point de vérités, de raisonnement & d’induction dont je me tienne, quant à présent, plus assuré que de celle-ci, savoir, que la vertu consiste dans l’utilité& le contentement que ces qualités apportent à la personne qui les possede, ou’à ceux qui ont des liaisons avec elle. Mais lorsque je pense que l’on a mesuré & déterminé la grandeur & la figure de la terre, que l’on a expliqué les marées, que l’on a soumis les corps célestes à des loix constantes, que l’esprit est parvenu jusqu’à calculer l’infini, & que les hommes, malgré cela, ne laissent pas d’être toujours en dispute sur le fondement de leurs devoirs, cette bizarrerie étrange me fait retomber dans la défiance & dans le doute, & je soupçonne qu’une hypothese si naturelle, si elle eût été vraie, eût été adoptée depuis long-tems avec le suffrage unanime de genre humain.

II.

Après avoir tendu raison de l’approbation morale qui accompagne la vertu, il ne me reste plus qu’à examiner comment notre intérêt personnel nous invite à la pratiquer, nous verrons si tout homme qui a son bien-être à cœur, ne trouve pas son plus grand avantage dans sa fidélité aux devoirs de la morale ; si cela peut être démontré d’après le systême que nous venons d’établir, nous aurons la satisfaction de penser que nous avons posé des principes non-seulement à l’épreuve du raisonnement, mais capables aussi de rendre les hommes meilleurs, de perfectionner en eux les vertus sociales, de rectifier leurs idées de moralité. Quoique la vérité philosophique d’une proposition ne dépende pas essentiellement du bien qui en résulte pour la société, un homme ne laisseroit pas d’avoir mauvaise grâce, s’il donnoit un systême qui, quoique vrai, seroit pourtant, de son propre aveu, d’une pratique funeste & dangereuse. Pourquoi fouiller dans ces cloaques de la nature qui répandent l’infection autour d’eux ? Pourquoi tirer la peste des souterrains où elle est renfermée ? On admirera la sagacité de vos recherches, mais votre systême sera détesté ; les hommes, s’ils ne peuvent réfuter vos idées, s’accorderont du moins à les ensévelir dans un oubli éternel. Les vérités pernicieuses à la société, s’il y en a de cette espece, doivent céder à des erreurs bonnes & salutaires.

Mais quelles vérités philosophiques peuvent être plus utiles à la société que celles qu’on vient d’exposer ? Elles représentent la vertu sous ses traits les plus aimables, avec ses charmes les plus touchans, elles nous invitent à l’aborder avec confiance, familiarité, affection. Elle n’a plus les vêtemens lugubres dont la superstition & quelquefois la philosophie la couvrent ; elle est pleine de bonté, d’humanité, de bienveillance & d’affabilité ; on voit même à sa suite la gaieté & une douce ivresse. Cette vertu ne nous parle point d’austérités superflues, de rigueurs outrées, de souffrances, ou de renoncement à soi-même ; elle nous déclare que son unique projet est de rendre ses disciples & tous les hommes contens, s’il est possible, & de faire leur félicité à chaque moment de leur existence ; jamais elle ne se refuse un plaisir que sur l’espoir d’en être amplement dédommagée dans un autre tems. La seule peine qu’elle exige est de calculer juste, & de donner la préférence au bonheur le plus grand ; si quelques hommes farouches, ennemis des plaisirs & de la joie, prétendent s’approcher d’elle, elle les rejette comme des hypocrites & des imposteurs, ou si elle les admet à sa cour, ils sont assis au dernier rang & parmi ses moindres favoris.

Mais quittons le style figuré. De bonne foi, comment se flatter de pouvoir engager les hommes à embrasser une pratique que l’on annonce comme pleine de rigueur & d’austérité ? Quelle morale peut se faire des sectateurs, si elle ne leur montre en détail que chaque individu est véritablement intéressé à suivre les devoirs qu’elle prescrit ? Or l’avantage particulier de notre théorie, c’est de fournir les moyens les plus propres pour parvenir à une fin si précieuse.

Il seroit inutile de prouver que les vertus utiles ou agréables à celui qui les possede, sont désirables en vue de son propre intérêt ; & les moralistes pourroient s’épargner la peine qu’ils se donnent pour en recommander la pratique. À quoi bon rassembler cent argumens pour prouver que la tempérance est avantageuse, & que l’excès des plaisirs est nuisible ; ne voit-on pas que le nom d’excès en marque déjà la malignité ? Si l’usage des liqueurs fortes ne nuisoit pas d’avantage à la santé ou aux facultés de l’esprit & du corps, que l’usage de l’air & de l’eau, Il ne seroit pas plus blâmable.

Il paroît tout aussi inutile de faire voir que les qualités sociales telles que l’esprit, la politesse, la décence, sont plus desirables que leurs contraires. La vanité seule sans autre considération est un motif suffisant pour nous faire souhaiter ces perfections. Jamais homme n’a volontairement manqué par ces endroits. Nos défauts en ce genre viennent tous d’une mauvaise éducation, de notre incapacité, ou d’un naturel dépravé & indomptable. Lequel aimeriez-vous mieux, ou que votre compagnie fût recherchée avec empressement, ou qu’on vous évitât par mépris ? Peut-on délibérer sur le choix ? Comme il n’y a point de vrai plaisir, s’il n’est partagé plus ou moins avec un certain nombre de personnes, de même aussi la société n’a point d’agrémens pour un homme qui sent que sa présence y est importune, & qui ne voit dans ceux qui l’entourent que des marques de dégoût & d’antipathie.

Pourquoi la grande communauté des hommes se régleroit-elle autrement que les cercles, ou les sociétés particulieres ? Pourquoi seroit-il plus douteux que les vertus étendues de l’humanité, telles que la générosité & la bienfaisance, soient moins désirables dans la vue de notre utilité personnelle & pour notre propre bonheur, que l’esprit ou la politesse ? Craignons-nous que ces affections sociales ne compromettent plus immédiatement nos intérêts particuliers que les autres qualités, & qu’elles exigent de trop grands sacrifices de notre part, ceux de notre honneur ou de nos biens ? Si c’est-là notre idée, il faut que nous connoissions bien peu la nature des passions humaines, & que nous fassions plus d’attention à des distinctions de mots, qu’à des différences réelles.

Quelque contrariété que l’on suppose communément entre les vertus sociales & l’amour-propre, ces choses ne sont pas réellement plus opposées que l’amour-propre & l’ambition, que l’amour-propre & la vengeance, que l’amour-propre & la vanité. Il faut toujours qu’il y ait un penchant originel, de quelque genre qu’il soit, qui serve de base à l’amour-propre, & qui donne du goût pour les objets qu’il recherche ; il n’y en a point de plus propre à produire cet effet que la bienveillance ou l’humanité. Les biens de la fortune doivent servir à quelque plaisir, à l’un ou à l’autre indifféremment. L’avare, qui accumule son revenu & qui prête à usure, emploie son argent à satisfaire sa cupidité ; & il seroit difficile de prouver pourquoi un homme perdroit plus par une action généreuse que par toute autre sorte de dépense, puisque le plus haut point où il puisse atteindre par l’amour-propre le plus raffiné, est de contenter quelqu’une de ses affections.

Si la vie sans passion doit être insipide & fatigante, supposons qu’un homme, maître de son sort à cet égard, délibere sur le genre de desir qu’il choisira pour en faire le fondement de son bonheur ; il observera que ces affections lorsqu’elles ont été satisfaites, donnent un plaisir proportionné à leur vivacité ; mais outre cet avantage qui est commun à toutes les affections, la sensation immédiate de la bienveillance, de l’amitié & de l’humanité, est douce, tendre & agréable, même indépendamment du sort ou des événemens de la vie. Ces vertus sont accompagnées d’une satisfaction intérieure & d’un souvenir flatteur, elles nous mettent bien avec nous-mêmes ainsi qu’avec les autres ; le témoignage qu’on se rend au fond du cœur, d’avoir rempli ses devoirs envers la société, est toujours délicieux. Les hommes marquent de la jalousie des succès de l’ambition ou de l’avarice, mais tant que nous marchons dans les sentiers de la vertu, tant que nous nous occupons de vues utiles & d’actions généreuses, nous sommes assurés de leur bienveillance & de leurs éloges. Quelle autre passion rassemblera les avantages multipliés d’un sentiment agréable, d’un contentement intérieur & d’une bonne renommée ? mais nous voyons que les hommes sont par eux-mêmes assez convaincus de ces vérités. S’ils manquent aux devoirs de la société, ce n’est pas qu’ils ne desirent d’être généreux, humains & bienfaisans, c’est qu’ils n’y sont pas disposés.

En traitant le vice avec la plus grande impartialité & avec le plus d’indulgence qu’il est possible, nous sommes obligés de reconnoître qu’il n’y a jamais d’exemple où l’on puisse lui donner la moindre préférence sur la vertu, même dans la vue de son propre intérêt, à moins que ce ne fût dans le cas de la justice, où en envisageant les choses d’un certain côté, un homme paroîtroit peut-être perdre quelque chose par son intégrité. Quoique l’on soit forcé d’avouer que la société ne peut subsister si l’on n’a égard à la propriété, cependant par l’imperfection des choses humaines, un malhonnête homme, qui aura de l’esprit, pensera en de certaines circonstances qu’une injustice augmentera considérablement sa fortune, sans faire un tort considérable à la société universelle. En général la probité est la meilleure politique, cette regle peut bien souffrir des exceptions : mais autant qu’on en peut juger, la conduite la plus sage sera toujours d’observer le principe général, & de tirer parti de toutes les exceptions.

Je crois qu’on aura de la peine à trouver une réponse satisfaisante à ce raisonnement, s’il en exige une. Si le cœur ne se révolte point contre des maximes pernicieuses, s’il se familiarise sans répugnance avec des pensées injustes ou basses, il est certain qu’il a perdu un des plus puissants motifs de vertu ; nous avons lieu d’attendre que la conduite sera conforme à sa théorie. Mais dans les ames bien nées il se trouve une antipathie trop forte contre la fraude & la perfidie, pour pouvoir être contrebalancée par des vues d’intérêt & de profit. La tranquillité intérieure, le témoignage d’une bonne conscience, des mœurs sans reproche, une vie pure & innocente sont des choses essentielles à notre bonheur : elles seront cheres à tout honnête homme qui en sentira l’importance.

Un tel homme aura souvent le plaisir de voir les fripons, malgré leur adresse, être dupes de leurs propres maximes ; & tandis qu’ils cherchent à tromper en secret, il se présente une occasion délicate, ils sont tentés, la nature est foible, elle succombe, ils donnent dans un piége, d’où ils ne peuvent se tirer qu’en perdant leur réputation & la confiance de la société. Mais leurs crimes eussent-ils tout le succès qu’ils désirent, pussent-ils être éternellement ignorés, l’honnête homme, avec une teinture légere de philosophie, ou par des réflexions simples & les observations les plus communes, découvrira que les méchans sont au fond les plus grandes dupes, & qu’ils ont sacrifié le bonheur de jouir, du moins au dedans d’eux-mêmes, du plaisir d’être vertueux, pour acquérir des bagatelles de nulle valeur. Qu’il faut peu de chose pour satisfaire aux besoins de la nature ! Quelle comparaison y a-t-il entre les plaisirs de la société, de la conversation, de l’étude, de la santé même & des biens ordinaires de la nature, que l’on n’achete point à prix d’argent, & par dessus tout cela, de la satisfaction que donne le souvenir voluptueux de la bonne conduite ; quelle comparaison, dis-je, y a-t-il entre ces choses & les vains amusemens que procurent le luxe & la depense ? En vérité ces plaisirs naturels n’ont point de prix, pour deux raisons. Ils ne coûtent rien à acquérir & leur jouissance est au-dessus de tous les trésors.

  1. Utile, dulce.
  2. Qualités utiles aux autres.
  3. qualités utiles à la personne qui les possede.
  4. Qualités agréables aux autres.
  5. Qualités agréables à la personne qui les possede.
  6. Il paroît constaté par la raison & par l’expérience qu’un sauvage grossier & barbare regle principalement son amour & sa haine sur les idées d’utilité & d’injure particulières. Il n’a que de très-foibles notions d’un systême ou d’une regle générale de conduite. Il hait de tout son cœur l’homme qui se trouve vis-à-vis de lui dans un combat, non-seulement pour le moment présent, ce qui est inévitable, mais même pour toujours ; sa haine n’est satisfaite que lorsque sa vengeance l’a porté aux plus cruels excès. Nous, au contraire, qui sommes accoutumés à vivre en société, qui donnons plus d’étendue à nos réflexions, nous considérons que cet homme sert sa patrie, & la société dont il est membre, que nous en ferions tout autant à sa place ; qu’en général la société est fondée sur ces maximes ; ainsi par ces suppositions & ces vues nous modérons jusques à un certain point, la violence de nos passions particulieres, & quoique la plus grande partie de notre amitié ou de notre aversion continue à se régler sur des vues personnelles d’intérêt, nous ne laissons pas de rendre hommage aux regles générales qu’il est d’usage de respecter ; c’est ce que nous faisons lorsque nous cherchons à rendre odieuse la conduite de notre ennemi, en lui imputant de la méchanceté ou de l’injustice, par-là nous donnons un libre cours à celles de nos passions qui naissent de l’amour-propre ou de l’intérêt particulier ; lorsque le coeur est rempli de fureur, jamais il ne manque de prétextes de cette nature, ils sont quelquefois aussi frivoles & aussi ridicules que ceux qu’Horace met en usage, lorsqu’ayant été sur le point d’être écrasé par la chûte d’un arbre, il acuse de parricide celui qui l’avoit planté.