Du Pain de Pommes de terre.
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la ſurface de la pâte, on empêche qu’elle ne ſoit ſaiſie tout d’un coup par la chaleur, & que devenue trop bruſquement dure & épaiſſe, elle n’apporte quelques obſtacles à la cuiſſon du centre & au reſſuiement de la mie.
Si l’on a ſuivi la méthode qui vient d’être indiquée dans l’article précédent, nous oſons aſſurer, d’après des expériences répétées & variées, que la pomme de terre qui n’a pu juſqu’à préſent être convertie en pain bien levé, ſans le mélange d’une farine quelconque employée dans la proportion de parties égales au moins, n’exige aucun ſecours étranger pour prendre la forme de cet aliment : tout l’art conſiſte à ſoumettre ces racines à deux opérations préliminaires avant de leur appliquer le travail ordinaire de la boulangerie.
Le pain de pommes de terre eſt donc compoſé de moitié amidon & moitié pulpe, d’un demi-gros de ſel par livre de mélange ; l’eau qui forme le cinquième environ de la maſſe générale, ſe diſſipe en entier durant la cuiſſon, en ſorte que pour obtenir une livre de ce pain, il faut trois livres & demie de pommes de terre, c’eſt-à-dire, neuf onces d’amidon & autant de pulpe ; mais il eſt important de remarquer que dans ce déchet nos racines n’ont perdu que leur humidité ſurabondante. La matière nutritive qu’elles renferment, loin d’avoir été affoiblie dans ſes eſſets, n’a pu que beaucoup gagner par la fermentation panaire qui, comme l’on ſait, améliore tous les farineux indifféremment, en augmentant leur volume & leur diſſolubilité.
On pourroit obtenir des pommes de terre un pain bis encore plus économique. Pour cet effet il ſaudroit faire ſécher ces racines ainſi que la matière fibreuſe reſtée ſur le tamis dans l’extraction de l’amidon ; après avoir réduit l’un & l’autre en poudre, on y mêleroit une même quantité de pommes de terre cuites & ſous la forme de pulpe, en procédant de la manière décrite plus haut : dans ce cas, on ſe diſpenſeroit de peler la pomme de terre, vu que le pétriſſage, exécuté par des bras vigoureux, achève de diviſer la peau ; mais ce pain bis, quelque ſoin que l’on prenne pour ſa ſabrication, il faut l'avouer, eſt toujours compact, ſerré & de mauvais goût.
Comme le procédé du pain de pommes de terre paroît compliqué, & qu'il ſeroit très-poſſible de le manquer ſi on ne ſe faiſoit aider les premières fois par un Boulanger adroit, & aſſez exempt de préjugés pour exécuter à la lettre ce que je preſcris, il ſuffiroit d'introduire dans la pâte un peu de levure de bière délayée dans l'eau, pour obtenir, trois heures après, un pain bien conditionné, ainſi que l'ont ſait quelques perſonnes qui, doutant d'abord de la poſſibilité de cette converſion d'après quelques eſſais infructueux, ſont venues me demander d'où dépendoit la réussite. La levure, je le répète, eſt le ſeul ferment qu'on devroit employer dans ce cas, par-tout où la braſſerie eſt connue.
Convaincu que l'unique moyen de faciliter l'intelligence d'un procédé, c'eſt de l'exécuter ſous les yeux de ceux auxquels il eſt important d'en communiquer les détails, & de ne leur laiſſer aucuns doutes, il n'eſt pas de circonſtances dont je n'aie profité : dans cette vue, je ne me ſuis donc pas borné à répandre la manière de faire du pain de pommes de terre par la voie de l’impreſſion ; j’ai encore rendu témoins de cette expérience les hommes de tous les états : à l’Hôtel royal des Invalides, à l’École militaire, au Collège de Pharmacie. Mais ſans l’authenticité qu’il ſalloit absolument lui donner, le pain de pommes de terre ſe ſeroit perfectionné ſans bruit & dans le ſilence, ainſi qu’il avoit été cherché & trouvé.
La Normandie étant une des provinces du royaume où la pomme de terre a trouvé le plus de contradicteurs, malgré les Écrits patriotiques qu’a publiés M. le Chevalier Muſtel, pour enrichir ſa patrie de cette production intéreſſante, j’ai exécuté le procédé concernant ce pain au Havre de Grâce & enſuite à Rouen, dans le laboratoire de M. Deſcroiſilles, Démonſtrateur royal de Chimie, qui depuis l’a répété avec le même ſuccès. Quel autre motif pouvoit m’animer, que le deſir unique d’inſpirer le plus grand intérêt en ſaveur d’un végétal avili & regardé ſeulement comme propre à nourrir & à engraiſſer nos beſtiaux ? Quiconque a pu me prêter d’autres intentions, ne connoît guère le déſintéreſſement de mes vues. Quoique la fabrication du pain de pommes de terre ait été exécutée avec ſuccès par différentes perſonnes, je ne diſconviens pas qu’elle ne ſoit encore au-deſſus de l’intelligence des gens de la campagne pour leſquels j’écris ; mais on la rendroit bientôt plus aiſée avec une poignée de farine de froment, de ſeigle ou d’autres grains ; la pâte alors prend plus de conſiſtance & de viſcoſité ; elle lève mieux & plus parſaitement ; enfin, le pain a plus de qualité. Il me ſemble déjà entendre mille voix s’élever contre ce moyen, & crier qu’il n’eſt pas nouveau puiſque c’eſt-là préciſément ce que tout le monde a ſait. Je demande, avant qu’on ne prenne un parti, de vouloir bien faire attention à l’éclairciſſement qui ſuit.
La plus grande doſe de pommes de terre qu’on ſoit parvenu à introduire dans la pâte des différens grains, c’eſt parties égales ; or, je crois avoir démontré que ces racines ne fourniſſent tout au plus qu’un tiers de leur poids de matière ſubſtantielle ; & que pour produire une livre de nourriture comparable à celle d’une même quantité de pain de froment, il ſalloit employer trois livres de pommes de terre au moins, de manière que ſi un ſeul homme conſommoit par année environ cinq cents livres de blé, le ſupplément en queſtion ne pourroit en épargner qu’un quart au plus. Mais ici la choſe eſt absolument différente ; ma pâte de pommes de terre eſt preſqu’auſſi ſolide que celle qui réſulte des meilleurs farineux, & une livre donne communément trois quarterons de pain qui nourrit très-bien. Or, un douzième de farine que je propoſe d’ajouter, deviendroit toute la dépenſe ; & il arriveroit qu’avec cinquante livres de grains, ſuffiſans à peine pour la ſubſiſtance d’un mois, on auroit du pain toute l’année.
Le pain de pommes de terre tel qu’on l’a compoſé juſqu’à préſent, ne mérite nullement qu’on le qualifie de ce nom, puiſque ce ſont toujours les farines avec leſquelles on le prépare qui y dominent ; mais celui dont il s’agit eſt tout le contraire. On peut donc les diſtinguer par ces nuances : du pain de froment mélange avec des pommes de terre, du pain de pommes de terre mélangé avec du froment ; enfin le pain de pommes de terre ſans mélange.
Que d’avantages l’économie ne retireroit-elle point de ces différens pains : il y a des cantons qui, dans les temps d’abondance, ne produiſent pas aſſez de grains pour nourrir leurs habitans plus des deux tiers de l’année. Les pommes de terre remplaceroient ceux qu’on tire de l’Étranger ſouvent à grands frais. Ces mêmes cantons n’auroient-ils retiré que le douzième de leur récolte ordinaire, ils auroient du pain toute l’année ; enfin s’il y avoit diſette totale de grains & abondance de pommes de terre, le pain de ces racines compléterait la ſubſtance journalière, & remplaceroit l’aliment habituel ſans aucun inconvénient.
En inſiſtant ſouvent ſur les circonſtances où l’on pourroit avoir recours à ma propoſition, je deſirerois éclairer ceux qui, par amour du bien public ou par des préoccupations particulières, pourroient prendre de mon travail, une opinion trop haute ou trop déſavantageuſe. Quant aux critiques qui jugent les travaux ſans en approfondir l’objet, & qui, nageant dans l’abondance, s’imaginent que leurs concitoyens ne ſont pas plus expoſés qu’eux à manquer de pain ou à le manger fort mauvais ; je ne puis me flatter de changer leur diſpoſition.
La pomme de terre ayant des détracteurs, il étoit naturel qu’on eſſayât de donner du ridicule à celui qui s’en montroit le défenſeur zélé ; mais je ne me ſuis jamais aveuglé ; ſans doute, on a dit trop de bien & trop de mal du pain de pommes de terre. L’enthouſiaſme ſait naître des contradicteurs ; la critique trop ſévère produit quelquefois le découragement : tant que mon travail n’offrira qu’un phénomène chimique qui renverse les principes établis, je croirai n’avoir procuré à la ſcience qu’un ſeul petit fait propre à rendre circonſpects ceux qui ſe hâtent de prononcer d’après les règles générales. Mais ſi ce travail peut devenir utile à la ſociété, ſi l’expérience & l’obſervation le ſimplifient au point de le mettre à la portée du bon Cultivateur accoutumé à vivre de pain, & qu’environné de terreins à pommes de terre, il parvienne à préparer avec ces racines ſon aliment journalier, c’eſt alors que je croirai avoir acquis quelques droits à la reconnoiſſance des bons Patriotes. Tel eſt le langage que j’ai toujours tenu ; l’envie, ce tyran de toutes les découvertes pourra s’exhaler à ſon aiſe ; je ne m’exprimerai jamais différemment. La nourriture principale du peuple eſt ma ſollicitude ; mon vœu, c’eſt d’en améliorer la qualité & d’en diminuer le prix.
A peine le procédé du pain de pommes de terre a-t-il été rendu public, que les hommes, faits par leur état & par leurs lumières pour apprécier la valeur de cette expérience & l’utilité dont elle pourrait devenir un jour, s’empressèrent de me communiquer les réflexions les plus judicieuſes à ce ſujet.
M. Maillart de Meſle, entr’autres, ancien Intendant des iſles de France & de Bourbon, qui s’eſt beaucoup occupé de tous les objets d’économie pendant ſes différentes adminiſtrations dans les Ports du Roi & ſur les Eſcadres, m’écrivit pour m’engager d’eſſayer de faire du biſcuit de pommes de terre, en ajoutant combien cet eſſai ſeroit intéreſſant s’il réussiſſoit,