Recherches sur l’administration municipale de Rennes au temps de Henri IV/I

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APERÇU PRÉLIMINAIRE SUR LA TOPOGRAPHIE, LA POPULATION, L’INDUSTRIE ET LE COMMERCE DE RENNES A LA FIN DU XVIe SIÈCLE

L’objet de ce travail est de montrer quelle fut et comment fonctionna l’administration municipale de la ville de Rennes du jour où le « corps de ville », à qui elle était confiée, se trouva investi de tous ses privilèges. Le gouverneur de Rennes et le Parlement n’étaient pas absolument exclus des affaires municipales, mais, en droit, ils ne pouvaient y toucher que d’une façon exceptionnelle ; s’ils le faisaient sans nécessité pressante, ils empiétaient sur les pouvoirs de la Communauté. La Communauté avait des origines assez lointaines. Elle s’était constituée peu à peu, à mesure que la ville s’agrandissait et reculait son enceinte ; elle devait tous ses rouages aux privilèges que les rois et les ducs lui avaient concédés. Avant de faire connaître en quoi consistaient de tels privilèges et quel parti en tirait le corps municipal, il ne sera peut-être pas inutile de dire quelque chose de la topographie de Rennes, de sa population, de son industrie et de son commerce à l’époque dont il est ici question.

1o Topographie de la ville.

Il serait superflu d’exposer avec détails comment, dans la première moitié du XVe siècle, les fortifications de Rennes furent déplacées à deux reprises[1]. Il suffira de constater que l’enceinte, telle qu’elle fut modifiée vers 1443 par le lieutenant du gouverneur, Henri de Villeblanche, ne s’étendit pas dans la suite. Jusqu’au milieu du XVe siècle elle se développait tout entière sur la rive droite de la Vilaine ; avec Henri de Villeblanche elle franchit la rivière et engloba une portion notable de sa rive gauche. Voici quel était le tracé des fortifications de Rennes au lendemain des guerres de la Ligue. Au nord elles dessinaient une courbe irrégulière entre la porte Mordelaise ou Royale et la porte Saint-Georges ; elles s’ouvraient, de ce côté, par deux autres portes, la porte Saint-Michel et la porte aux Foulons. Toutes ces portes étaient flanquées de tours. Toutes étaient reliées entre elles par des murailles continues. À l’est, la ligne d’enceinte enveloppait l’abbaye de Saint-Georges et suivait presque constamment les canaux dérivés de la Vilaine. La porte Blanche marquait à peu près le coude que formait le plus méridional de ces canaux, au moment où il se repliait vers l’ouest. On a comblé cette dérivation de la Vilaine. Au XVIe siècle elle formait exactement la limite sud de la ville de Rennes, de la porte Blanche à la porte du Champ-Dolent. La porte de Toussaints se trouvait entre ces dernières. Le flanc occidental du mur d’enceinte correspondait enfin à la dernière section du petit bras de la Vilaine et s’étendait sur la rive droite du bras principal, entre le port Saint-Yves et la porte Mordelaise. La porte au Duc donnait accès sur le port. Là se trouvait une des plus vieilles parties des fortifications ; tout près du pré Raoul s’élevaient les tours Furgon et du Chêne[2]. Les murs de Rennes devaient mesurer un périmètre d’environ deux mille huit cents mètres et enceindre soixante-deux hectares[3].

On peut facilement établir avec précision la topographie de la ville de Rennes vers l’an 1600. Les quartiers du centre et du nord-ouest furent en grande partie détruits par l’incendie de 1720, mais l’on possède des documents, des plans de Rennes, qui permettent de reconstituer les principales voies de la ville telles qu’elles étaient antérieurement, et de déterminer la place des principaux édifices. Un des plus importants documents est à coup sûr celui où se trouve relatée l’entrée de Henri IV dans Rennes ; il fut rédigé en 1598. On y voit le Roi suivre à travers la ville un itinéraire fixé à l’avance par la Communauté et parcourir des rues qui sans doute comptaient parmi les plus populeuses[4]. Un autre document portant la même date parle de la répartition d’un emprunt forcé[5]; un troisième qui remonte à 1591 est relatif à l’établissement d’une taxe[6]. Ces deux derniers montrent la ville de Rennes divisée en seize circonscriptions, les faubourgs non compris. Ces circonscriptions portaient le nom de cinquantaines, probablement parce que chacune d’elles recrutait pour la milice cinquante hommes que commandait un capitaine ou cinquantenier. Dans les pièces dont il s’agit les cinquantaines sont toujours désignées par un nom de rue ou de place.

Pour déterminer la direction et le développement des rues et des places ou la situation des édifices, il faut rapprocher les documents cités ici et beaucoup de passages des registres de la Communauté du plan panoramique de Closche. Ce plan fut dessiné en 1616 ; la perspective y est assez bizarre, mais une foule de renseignements y sont rassemblés[7]. D’ailleurs les plans postérieurs peuvent être consultés avec fruit. Ce sont : le plan de Tassin qui se rapporte à l’année 1638, mais ne fournit l’indication d’aucun nom de lieu[8] ; le plan anonyme de la « vieille ville ou cité, ville neuve et nouvelle ville de Rennes » qui n’est pas daté, mais paraît appartenir à la fin du XVIe siècle[9] ; enfin le plan de Forestier qui fut dressé après l’incendie de 1720[10]. La muraille d’enceinte n’a pas varié d’un plan à l’autre ; les bras de la Vilaine sont les mêmes dans chacun d’eux. Le dernier est très différent des autres parce qu’il reproduit la ville telle qu’elle fut reconstruite au XVIIIe siècle.

La Vilaine, au temps de Henri IV comme de nos jours, partageait Rennes en deux parties très distinctes, mais elle projetait alors plusieurs bras vers le sud ; le plus important de ces bras enveloppait toute la ville basse qui se trouvait former une île. De grandes voies s’étendaient d’ouest en est, sur les deux rives ; d’autres conduisaient de la Vilaine à la partie septentrionale de l’enceinte ou à sa partie méridionale. Beaucoup d’entre elles présentaient des brisures qui les rendaient très différentes des rues symétriques d’aujourd’hui. Sur la rive droite de la Vilaine il existait, au début du XVIe siècle, deux longues voies qui reliaient l’hôpital Saint-Yves ou la Cathédrale à l’abbaye de Saint-Georges ou au couvent des Cordeliers. La première était formée à son origine, soit par la rue Saint-Yves, soit par la rue des Dames ; elle se prolongeait par la place de la Pompe, la rue Haute-Baudrairie, la rue Basse-Baudrairie, le placis de l’église Saint-Germain et la rue Corbin. La seconde partait du chevet de la Cathédrale avec la rue Saint-Sauveur ; le « grand bout » et le « petit bout de Cohue », c’est-à-dire la place de la Cohue ou des Halles lui appartenaient ; les rues des Changes et du Puits-Mesnil, le placis Saint-François la complétaient. La rue Saint-Georges était, elle aussi, dirigée d’ouest en est, mais elle ne se raccordait avec les rues précédentes que grâce à celles qui établissaient des communications entre la Vilaine et la ville haute. L’église cathédrale et la porte Saint-Michel étaient enfin reliées par la rue de la Cordonnerie, la petite rue Saint-Michel et les deux cours de Rennes. Sur la rive gauche de la rivière, la rue du Champ-Dolent, la rue de la Parcheminerie, la rue Vasselot et la rue Saint-Thomas conduisaient de la porte du Champ-Dolent à la porte Blanche.

Il y avait des rues transversales au nord et au sud de la Vilaine. On pouvait aller de la tour Furgon à la porte Mordelaise en traversant la place de la vieille Monnaie et en passant devant la Cathédrale. La rue des Lauriers et la rue Saint-Guillaume conduisaient du port Saint-Yves au chevet de la Cathédrale. La rue de la Miterie et la rue Trichetin reliaient la place de la Pompe à la place des Halles. La place du Champ-Jacquet s’étendait de la tour de la grosse horloge à la porte aux Foulons ; on descendait de cette place jusqu’à la rivière en suivant la rue de la Filanderie, la rue Neuve et la rue de la Poissonnerie ; on remontait du Pont-Neuf à la porte aux Foulons par la rue d’Orléans, la rue de la Fanerie, la rue de la Charbonnerie et la rue aux Foulons. Le pont Saint-Germain se prolongeait sur la rive droite par la rue Saint-Germain et la rue de la Gigue ; la rue Saint-Germain se prolongeait elle-même plus à l’est par la rue Derval et la rue Saint-François. Sur la rive gauche, les principales rues transversales étaient la rue de l’Ile qui partait du pont de bois, la rue de Toussaints et la rue Saint-Germain, dans sa partie méridionale. Le plan de Rennes fournira l’indication de quelques rues moins importantes que celles qui viennent d’être citées. On peut ajouter à ces divers détails que l’Hôtel de Ville, la cathédrale de Saint-Pierre, l’hôpital Saint-Yves, l’église Saint-Sauveur, les Halles ou Cohue, le Siège Présidial, la tour de la grosse horloge ou tour Saint-James se trouvaient dans la région nord-ouest de Rennes, c’est-à-dire dans la plus vieille partie de la ville. Le couvent des Cordeliers et l’abbaye de Saint-Georges confinaient aux remparts du nord-est ; ils étaient voisins de l’église Saint-Germain. Le Parlement occupait plusieurs « corps de logis » chez les Cordeliers. Tout le quartier sud-est appartenait aux Jésuites et aux Carmes. L’église de Toussaints était le centre de la paroisse la plus importante de Rennes.

Les comptes des « miseurs »[11] fournissent des renseignements précis sur les faubourgs de Rennes. Celui du nord était traversé par les chemins de Dinan et de Saint-Laurent[12]. La rue Haute et la rue Reverdyais paraissent en avoir été les principales voies[13]. La porte Blanche commandait le chemin de Chantepie sur lequel se trouvait le faubourg Saint-Hélier ; la porte de Toussaints commandait celui de la Madelaine qui traversait le faubourg du même nom[14]. Le 9 mai 1598, Henri IV suivit la rue de la Madelaine et passa auprès du puits Maugé avant de franchir le pont de Toussaints[15]. On montre encore aujourd’hui un puits portant le même nom, à côté de la rue de Nantes, qui doit correspondre à l’ancienne rue de la Madelaine. À l’ouest de Rennes enfin s’étendait le faubourg l’Évêque que parcouraient les chemins de Pacé et de Vezin[16]. Au nord-est de la ville et en dehors des fortifications se trouvait l’abbaye de Saint-Melaine ; au sud-ouest l’hôpital de la Santé.
2o Population.

On a cru devoir établir ici approximativement ce qu’était la population de Rennes dans les premières années du XVIIe siècle. On a relevé pour cela, pendant une période de cinq ans, toutes les naissances signalées dans les registres de baptême que conservent les archives de Rennes ; on a pris la moyenne annuelle et on l’a multipliée par le chiffre vingt-cinq, considéré comme moyenne probable de la vie humaine. Ce travail a porté sur les années 1604, 1605, 1606, 1607, 1608. Les registres de baptême qui ont été compulsés appartiennent aux paroisses de Saint-Sauveur, de Saint-Aubin, de Saint-Germain, de Toussaints, de Saint-Étienne, de Saint-Pierre en Saint-Georges, de Saint-Martin et de Saint-Hélier ; il s’agit donc de la population de Rennes et de ses faubourgs. La paroisse de Saint-Laurent faisait partie de Rennes, mais on ne retrouve pas de registres de baptême qui lui soient particuliers ; elle était d’ailleurs assez éloignée de la ville. De 1604 à 1608 la moyenne annuelle des naissances à Rennes fut de mille quarante-trois ; si on multiplie ce chiffre par vingt-cinq, on obtient un autre chiffre de vingt-six mille soixante-quinze qui doit être à peu près celui de la population[17].

3o Industrie et commerce.

Quelques renseignements sur l’industrie et le commerce de Rennes à la fin du XVIe siècle sont fournis par des « lettres » de Henri III, datées de 1578, et par une « pancarte » qu’établirent les habitants en 1597. Les « pancartes » étaient des tarifs qui fixaient les droits à lever sur les marchandises quand elles entraient dans les villes ou quand elles en sortaient. Il ressort des documents en question que Rennes était un des plus grands marchés de la Bretagne. Les industries les plus florissantes y étaient sans doute celles de la tannerie, de la « ceinturerie et baudrairie », de la cordonnerie et de la parcheminerie. Dans les « lettres » de 1578 le Roi insiste d’une façon tout à fait particulière sur les cuirs de bœuf ou de vache tannés, secs ou mouillés, sur les cuirs à poil, sur les peaux à laine, sur les peaux de veaux, de chèvres et de chevreaux. Dans la « pancarte » de 1597 la fabrication du parchemin et du vélin est signalée comme fort active. Il existait d’ailleurs à Rennes une rue Baudrairie, une rue de la Cordonnerie et une rue de la Parcheminerie.

On fabriquait encore à Rennes de la poterie, des lacets et des rubans de fil, de la quincaillerie et des « escriptoireries ».

Il est surtout intéressant de constater qu’en 1597 les relations commerciales de Rennes étaient fort étendues. Le commerce du poisson sec et salé, de la morue et du hareng, s’était développé, grâce au voisinage de Saint-Malo. Le commerce des draps avait grandi, grâce à la proximité de la Normandie ; Lisieux et Rouen avaient des rapports fréquents avec Rennes, mais celle-ci faisait aussi venir des draps de Paris, de Beauvais et de Boulogne, du Maine, du Poitou et du Berry, même de Londres, de Flandre et d’Espagne. Un certain commerce de luxe s’était développé avec l’usage des « taffetas, passements, soies, rubans, clinquants, toiles d’or et d’argent ». Les velours de Milan, d’Espagne ou de Flandre pénétraient dans Rennes. Les relations de la Bretagne avec le port de Bordeaux et avec l’Espagne ou le Portugal avaient donné l’élan au commerce des vins, et les vins d’Espagne et des Canaries étaient particulièrement appréciés à Rennes. Les relations avec la Flandre et l’Allemagne avaient poussé des négociants de ces pays à amener des chevaux aux foires de Rennes[18]. Rennes fut à la fin du XVIe siècle une ville assez peuplée et assez riche. Elle n’était pas comparable à Nantes qui parfois lui disputait le titre de capitale de la Bretagne, mais elle était le vrai centre politique de la province ; elle possédait le Parlement et les lieutenants-généraux. Expliquer ce que fut son administration municipale sous le règne de Henri IV, c’est donc montrer comment étaient gérés à cette époque les intérêts d’une des principales villes de France.


  1. Bibliothèque de Rennes, ms. 320, fos 18 et 20 ; Cf. ms. de Robien : Essai sur l’histoire ancienne et naturelle de la Bretagne, 1re partie, fo 77.
  2. Bibliothèque de Rennes, ms. 320, fos 20, 21 et 22.
  3. Ogée et Marteville, Histoire de Rennes, t. II, p. 182.
  4. Archives de Rennes, 475 A, fos 36 vo et 51 vo. Henri IV pénétra dans la ville par la porte de Toussaints et gagna la Cathédrale par un long circuit. Il contourna l’église de Toussaints ; il pénétra dans la rue Vasselot, tournant ainsi le dos à la Cathédrale qu’il se proposait d’atteindre ; il prit bientôt, sur sa gauche, la rue Saint-Germain, franchit le pont et atteignit l’église du même nom. Il serait tout simple de refaire aujourd’hui, jusqu’à la Vilaine, la première partie du trajet de Henri IV. Au delà de l’église Saint-Germain tout a changé. Le Roi gagna la rue de la Charbonnerie qui n’existe plus ; elle se trouvait au Nord de l’église et reliait la rue Saint-Georges qui subsiste et la rue de la Fanerie qui ne subsiste pas à la rue du Puits-Mesnil, également disparue. La rue du Puits-Mesnil que suivit aussi Henri IV devait être une des plus fréquentées de Rennes, parce qu’elle faisait partie d’une grande voie qui, d’est en ouest, traversait toute la ville haute, et conduisait du couvent des Cordeliers et du Parlement vers la Cathédrale. De nos jours il existe un ensemble de rues analogue, mais ces rues sont complètement rectilignes, tandis que celles du XVIe siècle offraient des courbes et des brisures assez nombreuses. Henri IV traversa la place des Halles appelées Cohue ; il suivit enfin la rue de la Cordonnerie et entra dans l’église cathédrale de Saint-Pierre.
  5. Archives de Rennes, 168 (1598).
  6. Ibid., 136 (1591).
  7. Plan de Closche (1616) ; il se trouve dans certains exemplaires de l’Histoire de Bretagne, de d’Argentré (Édition de 1618).
  8. Les Plans et Profils de toutes les principales villes et lieux considérables en France, ensemble les cartes, par le sieur Tassin, géographe de Sa Majesté (Paris, 1638).
  9. Musée archéologique de Rennes : Plan de la vieille ville ou cité, ville neuve et nouvelle ville de Rennes.
  10. Bibliothèque de Bennes, ms. 307, 1re partie : Plan de Forestier.
  11. Les « miseurs » étaient des officiers municipaux chargés de la recette et de la dépense. Voir plus loin le chapitre qui leur est consacré.
  12. Archives de Rennes, Comptes des miseurs, 1601 (Dépenses pour les pavés).
  13. Ibid., 476 B, fo 2 ro (12 juin 1600).
  14. Ibid., Comptes des miseurs, 1601 (Dépenses pour les pavés).
  15. Dom Morice, Preuves (Paris, 1746), t. III, col. 1756.
  16. Archives de Rennes, Comptes des miseurs, 1601 (Dépenses pour les pavés).
  17. Archives de Rennes, Registres de baptême des paroisses de Saint-Sauveur, de Saint-Germain, de Toussaints, de Saint-Étienne, de Saint-Pierre en Saint-Georges, de Saint-Martin et de Saint-Hélier : Années 1604, 1605, 1606, 1607 et 1608.
  18. Archives de Rennes, 250 (22 juillet 1578) ; 70 (31 janvier 1597).