Reclus - Correspondance, tome 1/16

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Schleicher Frères (1 : Décembre 1850 - Mai 1870p. 65-70).


À Élie Reclus.


En visite, chez M. Pennefeather, à Cappagwhite. Sans date.

Cappagwhite ressemblerait aux Églizottes ou à Saint-Michel l’Épârron (Dordogne) si les maisons avaient une apparence plus splendide et si une rivière coulait auprès. La campagne environnante ressemble aussi aux campagnes du Périgord ; mais, à mesure qu’on gravit les collines du nord de Cappagh, l’horizon s’élargit et s’accroît et n’est limité que par les montages de Galta, espèces de Pyrénées en petit. Du haut de la colline de Cappagh, on peut voir à la fois Cachel, les montagnes de Killarney, Limerick et le golfe du Shannon. J’ai eu l’insigne bonheur d’avoir ce magnifique horizon sous les yeux par un jour de soleil.

En fait de renseignements statistiques, Cappagh a quinze tavernes, mais pas un seul water-closet.

En fait de jolies filles, cette partie de l’Irlande est remarquable : les hommes sont robustes et bien bâtis et les femmes ne le cèdent en rien aux hommes sous le rapport de la force et de la beauté ; elles n’ont pas non plus l’air aussi naïf que dans le comté de Wicklow. On voit à leurs yeux vifs qu’elles savent observer, rire et mépriser.

Notre jeune homme est franc, vif, paillard et superficiel jusqu’à l’absurde ; il n’a jamais su ce que c’était que penser, et, en vérité, il ne serait pas généreux de le lui demander. En dînant, il m’a dit cette phrase mémorable : I delight in mi queen, in mi noblemen, in mi[1] gentlemen (Je chéris ma Reine, mes Seigneurs, mes gentlemen) mais il me serait impossible de te donner une idée des gestes d’extase dont il accompagnait cette tirade. Il aime Webster amazingly (étonnamment), ce qui m’explique parfaitement pourquoi Webster ne l’aime que tout juste.

Du reste, la propriété est en désarroi, et le mécontentement a pris des proportions effroyables. Salut.

Elisée Reclus.


Nous ignorons si ce fut volontairement, ou contraint par les circonstances, qu’Élisée quitta l’Irlande et abandonna l’œuvre si courageusement entreprise, pour passer en Amérique. Mais nous inclinons à croire qu’il voulait au contraire ouvrir un champ plus vaste à ses projets agricoles en allant chercher quelque terre vierge à féconder par le travail, en une libre association avec son frère et quelques amis. Il voulait en même temps connaître le monde pour pouvoir le décrire. Cela du moins, nous le savons par la préface de sa première édition de La Terre que nous reproduisons ici en partie :

« Le livre qui paraît aujourd’hui (1er novembre 1867), je l’ai commencé, il y a bientôt quinze années, non dans le silence du cabinet, mais dans la libre nature. C’était en Irlande ; au sommet d’un tertre qui commande les rapides du Shannon, ses îlots tremblant sous la pression des eaux et le noir défilé d’arbres dans lequel le fleuve s’engouffre et disparaît après un brusque détour. Étendu sur l’herbe, à côté d’un débris de muraille qui fut autrefois un débris de château-fort et que les humbles plantes ont démoli pierre à pierre, je jouissais doucement de cette immense vie des choses, qui se manifestait par le jeu de la lumière et des ombres, par le frémissement des arbres et le murmure de l’eau brisée contre les rocs. C’est là, dans ce site gracieux que naquit en moi l’idée de raconter les phénomènes de la Terre et, sans tarder, je crayonnai le plan de mon ouvrage. Les rayons obliques d’un soleil d’automne doraient ses premières pages et faisaient trembloter sur elles l’ombre bleuâtre d’un arbuste agité… »

Mais, avant de se rendre à la Nouvelle Grenade où il rêvait de fonder une association fraternelle, Élisée séjourna près de deux ans aux États-Unis, qu’il n’atteignit pas sans difficultés matérielles, ayant dû, raconte la légende qu’il n’a jamais démentie, prendre passage sur un bateau à voiles et payer sa traversée par les services rendus à bord en qualité de cuisinier, occupation pour laquelle il ne devait pas avoir d’aptitudes très prononcées. Débarqué à la Nouvelle-Orléans il vécut de métiers manuels jusqu’à ce que peut-être quelques lettres d’introduction ou d’heureuses rencontres, entr’autres celle d’un boulanger de son pays, lui eussent permis de trouver des élèves et de gagner quelqu’argent. Il fit des voyages, étudia la contrée dans ses traits physiques représentatifs, travaux qui furent utilisés plus tard dans ses articles pour la Revue des Deux-Mondes et autres journaux, et ensuite dans sa Géographie Universelle.

Bientôt Élisée fut demandé, non loin de la Nouvelle-Orléans, dans une famille de planteurs pour y instruire les enfants.

C’est là surtout, moins de dix ans avant la terrible guerre de Sécession, qu’il put étudier de près la société esclavagiste, « voir les Noirs passant comme des ombres à côté des citoyens, n’ayant aucun droit que le Blanc fût tenu de respecter, achetés et vendus comme des bêtes de somme, privés de nom légal, placés hors de toute justice, hors de la société, hors de la famille, puisque leurs enfants appartenaient au maître »[2]. Chez les parents de ses élèves, les mœurs n’étaient pas empreintes de cette férocité ; là, ainsi que chez nombre d’autres planteurs, on aimait et traitait avec bonté et familiarité certains de ces domestiques noirs qui, trop facilement, adoraient leurs tyrans et seraient parfois volontiers retournés à leur service après l’abolition de l’esclavage ; mais le milieu ambiant, basé sur l’injustice, pesait à Élisée, qui ne trouva d’autre alternative que de fuir peu avant l’instant cruel et difficile où lui, abolitionniste, aurait marché contre les hôtes qui lui avaient été bienveillants.

C’est bien au séjour d’Élisée en Louisiane et à l’étude toute spéciale à laquelle il se livra des us et coutumes de l’« Institution patriarcale » que l’on doit les fiers articles de revendication en faveur de la race opprimée, qu’il publia dans la Revue des Deux-Mondes à son retour en Europe, au moment de la guerre civile aux États-Unis, articles qui constituent une véhémente flétrissure de l’esclavage, en même temps qu’une histoire approfondie de cette longue et douloureuse lutte [3].

Ce fut pendant son séjour à la Nouvelle-Orléans, qu’il débuta dans sa future carrière d’écrivain en publiant quelques articles dans des journaux de la localité, dont le premier fut signé par son ami, le médecin de la Faye.



  1. mi idiotisme irlandais, au lieu de my.
  2. John Brown, La Coopération, juillet, 14, 1867. Article d’Élisée Reclus.
  3. L’Esclavage aux États-Unis, Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1859 et 1er janvier 1860.
    Deux années de la grande lutte américaine, Revue des Deux-Mondes, 1er août 1864 ; Histoire des États Américains, ibid. Annuaire, 1864, etc., etc.