Reconnaissance à Dada

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Reconnaissance à Dada
La Nouvelle Revue FrançaiseTome XV (p. 216-237).


RECONNAISSANCE À DADA


On a déjà beaucoup parlé de Dada. Certains trouvent qu’on en a trop parlé et s’étonnent de l’indulgence dont la Nouvelle Revue Française fait montre à son endroit. Personnellement il ne pourrait rien m’arriver de plus désagréable que d’être soupçonné de faiblesse envers une mode ou de ce consentement par timidité qu’arrache aux esprits pusillanimes toute innovation, si abracadabrante soit-elle. Aussi ne crois-je pas inutile d’indiquer ici brièvement les quelques traits par où Dada m’est sympathique et fait, si j’ose dire, mon affaire.


I


Mais d’abord étonnons-nous qu’il se soit trouvé des gens pour se fâcher de ses gentillesses. Il faut avoir vraiment bien mauvais caractère. Quand bien même son intention de nous exaspérer serait patente, quel meilleur moyen de la déjouer que le sourire et la complaisance ? André Gide du premier coup a trouvé l’humeur qu’il fallait montrer. Si j’osais lui reprocher quelque chose, ce serait seulement de ne pas l’avoir eue assez inaltérable et de n’avoir pas poussé la patience assez loin.

Et bien entendu la mienne ne va pas jusqu’à me faire lire ou écouter tout au long les litanies ahurissantes de MM. Tzara ou Picabia. Je ne suis pas vertueux à ce point. Je crois d’ailleurs que ce n’est point là l’effort qui m’est demandé. La plupart des poèmes Dada sont non pas seulement indéchiffrables, mais proprement illisibles et il n’y a pas lieu de leur consacrer plus d’attention que leurs auteurs, dans le fond, ne leur attribuent d’importance.

Ce sont les idées, les principes, si l’on veut les axiomes d’où ils découlent qui doivent nous intéresser. Celui-ci d’abord dont je trouve l’expression parfaitement nette dans la note d’André Breton sur les Chants de Maldoror que nous avons publiée ici même (numéro du Ier juin, p. 919) : « L’idée de la contradiction, qui demeure à l’ordre du jour, m’apparaît comme un non-sens. De l’unité de corps on s’est beaucoup trop pressé de conclure à l’unité d’âme, alors que nous abritons peut-être plusieurs consciences et que le vote de celles-ci est fort capable de mettre chez nous deux idées opposées en ballotage. » Autrement dit, la contradiction n’est pas possible. L’être du sujet est la raison suffisante de tout ce qu’il exprime. Du moment qu’ils viennent de moi, une parole, un geste, ont leur nécessité, leur explication, leur justice : l’un ne peut pas entrer en conflit avec l’autre. Sur quel terrain, sous l’invocation de quelle catégorie se heurteraient-ils ? Même si leur contiguïté violente la logique, c’est tant pis. Ou plutôt toute logique doit se subordonner à celle qui leur a permis d’exister ensemble. C’est de celle-là seule qu’il importe de tenir compte. C’est celle-là seule qu’il importe, dans tous les cas, de retrouver, d’écouter, de traduire. Saisir l’être avant qu’il n’ait cédé à la compatibilité ; l’atteindre dans son incohérence, ou mieux dans sa cohérence primitive, avant que l’idée de contradiction ne soit apparue et ne l’ait forcé à se réduire, à se construire ; substituer à son unité logique, forcément acquise, son unité absurde, seule originelle : tel est le but que poursuivent tous les Dadas en écrivant, tel est le sens de toutes leurs élucubrations.

Qu’on ne les croie pas si sots que de ne pas comprendre à quoi par là ils se condamnent. Ils savent comme tout le monde qu’art est synonyme de moyen, et donc de truc, d’artifice, et donc encore de suppression, de combinaison, d’ajustement. Ils aperçoivent très bien qu’on ne peut donner naissance à une œuvre d’art qu’en s’utilisant et en se manœuvrant soi-même de façon méthodique et arbitraire. En choisissant comme première et préférable à tout leur propre intégrité, les Dadas renoncent, très consciemment, à faire des œuvres : « Il faudrait remplacer œuvre par expression, ou par quelque chose de ce genre, » me confiait l’un d’eux. Délibérément — c’est là leur véritable hardiesse, leur coup de génie — les Dadas sortent de l’art, débouchent dans une région indéfinissable, dont tout ce qu’on peut dire, c’est qu’y cesse la qualité esthétique. « Au-dessus des règlements du Beau et de son contrôle », s’est écrié Tzara dans une Proclamation sans prétention.

L’équivoque qui continue de régner sur l’entreprise des Dadas s’évanouirait en un moment si l’on voulait bien comprendre que ces jeunes gens ne se donnent pas pour des écrivains ni pour des artistes, qu’ils ne cherchent absolument rien sinon d’échapper aux valeurs, de quelque ordre qu’elles soient.

Ils tentent en commun, et avec la collaboration involontaire et ridiculement bénévole du public, une expérience aussi folle et aussi logique que celles dont les laboratoires sont chaque jour le théâtre : l’expérience de la réalité psychologique absolue. Ils se dévouent à actualiser sans choix, sans distinction, sans prédilection d’aucune sorte, toutes les parties de leur esprit. En d’autres termes ils délivrent cette omni-équivalence qui est en puissance au fond de chacun de nous et qui pratiquement n’est vaincue que par la réflexion et par la volonté. Ils refusent de voir, d’enregistrer la très petite différence qui seule sépare ce que nous croyons de ce que nous ne croyons pas, ce que nous faisons de ce que nous ne faisons pas. Ils se font un devoir de prévenir en eux toute élection et d’y maintenir, comme le dit si bien André Breton, le « ballotage » originel.

Louis Aragon a trouvé une formule charmante : « Rien, dit-il, ne peut compromettre l’intégrité de l’esprit. » C’est-à-dire le seul dommage qui pourrait au monde se produire, pour peu qu’on le veuille bien, est impossible. Il suffit de faire toujours très exactement tout ce qui vous passe par la tête : cela ne peut avoir jamais aucun danger ; le seul danger serait de ne pas le faire, car l’esprit en serait diminué d’autant. Mais une suite de mots abandonnés de la syntaxe, un cri, le geste de porter la main à sa tête ou de se moucher sur la scène ont autant de sens, de portée, que les plus sublimes effusions de la poésie, dès lors que l’idée nous en est venue. Il est impossible à l’homme de dire quelque chose qui n’ait point de sens ; le Serin Muet, l’Aventure céleste de M. Antipyrine sont des témoignages aussi précieux, aussi irremplaçables que le Mystère de Jésus ou que Mon cœur mis à nu. C’est moins beau peut-être, mais ce n’est pas moins essentiel. En tous cas cela ne correspond pas à une démarche, de la part de l’esprit, plus compromettante.

Est-ce à dire que la folie n’existe pas ? — Si : elle apparaîtrait nettement dans le cas d’un homme qui réussirait à s’empêcher de penser ou de sentir quelque chose, de commettre un acte envisagé, ou qui simplement — par quel miracle, on ne peut le concevoir — deviendrait capable de cette absurdité idéale : un paradoxe.

Le corollaire immédiat de ces principes est que le langage n’a aucune valeur fixe et définitive : « Avant tout, écrit André Breton, nous nous attaquons au langage qui est la pire convention. On peut très bien connaître le mot Bonjour et dire Adieu à la femme qu’on retrouve après un an d’absence. » C’est une superstition que de croire chaque mot à chaque idée pour toujours enchaîné et recevant d’elle seule son pouvoir. Un mot peut très bien surgir d’un état d’esprit auquel son sens abstrait ne correspond en aucune façon : l’exprimera-t-il moins, cet état d’esprit, pour ne le signifier pas ? La véritable exactitude, pour l’écrivain, ne sera-t-elle pas de le recueillir, de l’inscrire à la place où il est venu, d’accepter sa valeur fortuite, de s’emparer de son témoignage sans s’inquiéter de l’aberration qu’il contient : « Lautréamont eut si nettement conscience de l’infidélité des moyens d’expression qu’il ne cessa de les traiter de haut : il ne leur passa rien, et, chaque fois qu’il était nécessaire, leur fit honte. Il rendit ainsi en quelque sorte leur trahison impossible. »

Les Dadas ne considèrent plus les mots que comme des accidents : ils les laissent se produire. Ils se comportent à leur égard comme des employés de chemin de fer qui se désintéresseraient des signaux.

Surtout que rien ne s’arrange ! Que rien jamais n’aille « se dénouer par l’artifice grammatical » ! Il faut laisser les phrases se construire toutes seules : elles auront toujours forcément un sens, quand ce ne serait que celui de l’esprit qui les profère. Elles formeront toujours quelque chose. On viendra voir après. Il y a des chances pour que ce produit naturel de la pensée ait plus de réalité que tout ce que la logique ou le goût nous eussent aidés à combiner.

Le langage pour les Dadas n’est plus un moyen : il est un être. Le scepticisme en matière de syntaxe se double ici d’une sorte de mysticisme. Même quand ils n’osent pas franchement l’avouer, les Dadas continuent de tendre à ce surréalisme, qui fut l’ambition d’Apollinaire. Ils pensent que l’esprit est avant tout un lieu de passage et qu’en le désencombrant avec soin, des choses — il est impossible de dire lesquelles — portées par des mots, doivent spontanément le traverser, qu’aucune recherche ni aucune formule n’eussent permis de découvrir ni de fixer. « Essayons, c’est difficile, écrit Paul Éluard, de rester absolument purs. Nous nous apercevrons alors de tout ce qui nous lie. » Privons le langage de toute utilité ; assurons-lui une vacance parfaite, et nous verrons aussitôt l’inconnu le choisir, le gagner, le mettre à profit. Pour peu que nous ayons bien exactement cassé tous les liens préalables entre les mots, d’autres vont se former qui enfin nous apprendront quelque chose, — tant pis si nous ne pouvons pas dire quoi.

Sans doute c’est là dénier à la littérature tout caractère social. Car comment le lecteur pourra-t-il jamais savoir si ce que sa pensée rencontre est bien la même chose que ce que le coup de dés du poète a amené. Mais une telle certitude est-elle nécessaire ? « Il y a, dit André Breton, toute une série de malentendus acceptables », qui font qu’un poème ne restera jamais absolument solitaire. Presque fatalement, on se retrouvera plusieurs à « veiller auprès du cher corps endormi », chacun bien persuadé qu’il entend respirer et palpiter son enfant.

Plaire, émouvoir, caresser : autant de fins ridicules et qu’il suffit de descendre à envisager pour cesser d’être un poète. Écrire est un acte essentiellement privé. Tout au plus a-t-on le droit d’espérer tromper les autres, les induire en quelque mirage. Encore faudra-t-il que cela arrive sans qu’on y ait formellement pensé et par le seul miroitement, par la seule féconde fausseté des mots qui se seront fait jour.


II


On peut aimer une doctrine pour d’autres raisons que pour la satisfaction qu’elle vous apporte et sans éprouver la moindre envie de lui donner son assentiment. Ce qui me plaît en celle-ci, — outre le secours provisoire qu’elle aura prêté à de jeunes talents que je m’attends à voir s’élever très haut, — c’est sa franchise, et c’est la netteté avec laquelle elle permet de caractériser la situation littéraire actuelle.

Jusqu’aux Dadas on a vécu dans la réticence. Tout ce que disent et prétendent les Dadas, il y a longtemps que toute une lignée d’écrivains s’appuie dessus ; mais aucun n’avait encore osé le déclarer, le produire comme axiome, ni en envisager de face toutes les conséquences. C’est la première fois que l’on prend conscience des dogmes essentiels que toute la littérature des cent dernières années implique et désigne ; c’est la première fois aussi que l’on se décide à une pratique vraiment scrupuleuse, vraiment religieuse et systématique de ces dogmes. Et l’on peut voir enfin où cela mène.

Il y a longtemps déjà que cette idée est infuse dans l’esprit d’un grand nombre d’écrivains, que la littérature se ramène à une extériorisation pure et simple d’eux-mêmes. Marquer le moment exact où elle les a envahis ne va pas naturellement sans quelque difficulté. Mais on peut au moins apercevoir une époque où ils n’en étaient pas du tout pénétrés, où ils se faisaient de leur fonction une image toute différente.

Il est bien évident qu’aux yeux d’aucun des grands écrivains de l’âge classique le germe, le plasma intelligible, dont ils sentaient leur cerveau tapissé et en quoi ils reconnaissaient la substance de leur œuvre, n’apparaissaient comme des choses qu’ils eussent simplement à chasser, à expulser telles quelles devant eux. Comme un objet plutôt, qu’il leur fallait explorer, pénétrer, conquérir. Ils se concevaient spontanément dans un certain rapport avec une réalité, qui, alors même qu’elle leur était intérieure, restait distincte de leur faculté inventive et réclamait simplement son emploi. Même dans la plus folle fantaisie, ils se considéraient comme en bride ; ils se voyaient partie d’un système sur les éléments étrangers duquel ils ne s’accordaient qu’un pouvoir restreint. Ils étaient auteurs dans la mesure seulement où ils poussaient à l’évidence certaines données confuses qu’ils n’avaient nulle conscience d’avoir eux-mêmes engendrées.

Tous les classiques étaient implicitement positivistes : ils acceptaient le fait d’un monde, aussi bien intérieur qu’extérieur, et l’obligation de l’apprendre. Peu leur importait le degré de sa réalité, et s’il était par hasard une simple fulguration de leur moi. Ils recevaient en toute simplicité sa borne. Même s’ils se fussent attribué un certain pouvoir métaphysique d’émanation, ils eussent pris grand soin d’en maintenir distincts leur don d’écrivain et leur capacité créatrice. Jamais ils n’eussent songé à employer ceux-ci à autre chose qu’à éclaircir, et, si l’on veut, (car l’effort de mise au point n’exclut pas l’imagination) à transfigurer la réalité qui était sous les yeux de chacun.

Il faudra tâcher un jour de décrire en détail, et avec illustrations à l’appui, la lente modification qui s’est produite au cours du xixe siècle dans l’attitude mentale de l’écrivain. En gros, elle a consisté dans un progressif affaiblissement de l’instinct objectif, dans une foi de plus en plus grêle à l’importance des modèles extérieurs, dans un détachement croissant de la réalité, et, conjointement, dans une identification de plus en plus étroite du sujet avec lui-même, dans un effort de plus en plus profond de sa part pour recueillir à l’état pur sa propre efficace, pour épouser son propre jaillissement et pour faire de l’œuvre d’art la simple incarnation de ses velléités et de ses rêves.

On pourrait dire qu’à partir du Romantisme l’écrivain sent sa puissance prendre le pas sur sa perception ; elle est là qui le tracasse, qui le dérange, qui le talonne ; le plus urgent lui paraît être de la dépenser ; la création, et la création immédiate, continuelle et intégrale, devient pour lui le seul recours, le seul devoir. Il prend Dieu désormais directement pour modèle et s’applique à copier d’aussi près que possible son opération ; il recommence à tout coup la Genèse ; à tout coup il lui faut aboutir à quelque chose d’aussi premier qu’Adam et Ève.

Flaubert est bien curieux qui, tout en se donnant l’air de peindre et de reproduire trait pour trait la plus plate, la plus inerte, et donc la plus extérieure réalité, au fond ne fait que poursuivre au travers d’elle les fantômes informes qui ont pris possession de son imagination. Jamais on ne vit réaliste plus sceptique sur l’existence des choses qu’il s’applique à décrire, plus indifférent dans le fond à leur structure véritable. À aucun moment leur complexité intrinsèque ne l’attire ; il est étonnamment dépourvu du besoin de la débrouiller ; il n’y a point là pour lui de problème, ni de tentation ; la nature est pour lui aussi peu sirène, aussi peu Lorelei qu’on puisse le rêver. La soumission qu’il lui déclare ne s’accompagne en lui et n’est l’effet d’aucun véritable amour. L’observation ne lui sert nullement à l’explorer, à l’approfondir, à gagner ses régions intimes. Rien de moins entrant que son regard. Il ne voit rien et ne cherche à rien voir au delà de ce dont il a besoin. S’il se courbe sur la nature, poussif, geignard, obstiné comme un mineur sur la veine qu’il débite, c’est qu’il lui faut en extraire son bien, c’est qu’il veut lui arracher les matériaux nécessaires à son édifice. De la pierre, de la planche, de l’ardoise ou des tuiles : voilà tout ce que l’observation est chargée de lui obtenir, voilà la seule utilité qu’il lui connaisse.

Dans le fond il ne tient à rien qu'à trouver une matière pour une espèce d’image indéfinissable et précise, d’ordre dirait-on poétique, ou même plastique, que couve son cerveau. Albert Thibaudet a eu mille fois raison de le faire apparaître « comme le type le plus saisissant chez nous du romancier qui pense par thèmes[1] », — mille fois raison de souligner l’importance de sa fameuse boutade : « Dans Salammbô j’ai voulu donner l’impression de la couleur jaune. Dans Madame Bovary j’ai voulu faire quelque chose qui fût de la couleur de ces moisissures des coins où il y a des cloportes. Quant au reste, le plan, les personnages, cela m’est bien égal. » Oui, si l’on y regarde de près, Flaubert en somme n’écrit que pour donner un corps à certaines lubies dont il est hanté : le formidable troupeau de détails concrets qu’il met en branle et pousse devant lui, c’est simplement dans l’espoir que le débarrasseront en s’y précipitant les démons qui le travaillent[2]. Il est un des premiers chez qui la prédominance du moi créateur sur l’objet, chez qui l’effort pour soumettre le monde à l’esprit, pour forcer les choses à servir de substance à l’imagination, pour engager la nature dans le train des songes, deviennent flagrants.


Mais c’est avec le Symbolisme surtout que la résolution s’affirme, chez un grand nombre d’écrivains, de se délivrer de tout modèle et de ne plus faire de l’art qu’une sorte de substitut de la personnalité. Laissons de côté Mallarmé, pourtant si instructif, tout occupé qu’il est à « fixer » sa sensibilité en minutieux cristaux poétiques, à se déposer lui-même, par petits paquets, dans les mots. L’importance croissante qu’a prise Rimbaud et l’extraordinaire valeur exemplaire que lui attribuent aujourd’hui les jeunes gens ne tiennent-elles pas essentiellement à l’intrépidité avec laquelle il a d’emblée rompu avec toute entité étrangère, au dédain parfait qu’il a tout de suite affiché pour toute espèce de représentation, au ridicule qu’il a sans hésitation jeté sur l’idée qu’une œuvre d’art pouvait avoir à ressembler à quelque chose, à la tranquillité avec laquelle il s’est mis non pas du tout à se peindre, mais à descendre lui-même, chair et âme, dans son poème. L’œuvre de Rimbaud n’est qu’un corps qu’il s’est donné. Avec la vitesse et l’immédiateté du génie il a conjuré pour son usage et, si j’ose dire, pour sa décharge personnelle, une de ces grandes « créatures » prodigieuses comme on en voit circuler dans les Illuminations.

Rimbaud fut de naissance un émigrant : « Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, — je suis descendu dans ce carosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés. » Il n’a jamais cherché qu’une chose : s’en aller ; la littérature ne fut rien pour lui qu’un premier exil ; il s’y jeta poussé par le même mépris de toute société, par le même frénétique besoin de n’appartenir à personne qui devaient plus tard le conduire au Harrar. On cherche pourquoi il a cessé brusquement d’écrire ; mais on s’éviterait ce problème si l’on voulait bien remarquer qu’en fait il n’a jamais écrit, au sens jusqu’à lui donné à ce mot. Il s’est simplement manifesté. Qu’il ait un moment employé les mots à cette fin, le hasard peut-être tout seul en a décidé ainsi. Et peut-être, de son point de vue, fut-ce une faute que d’avoir consenti à ce mode d’expression. N’est-ce pas peut-être ce qu’il voulait faire comprendre à sa sœur quand sur son lit de mort, parlant de ses premiers essais, il lui confiait : « C’était mal » ?

Si j’avais plus de temps, plus de place, je montrerais ici comment le Cubisme tout entier, et en particulier le Cubisme littéraire, n’est rien de plus dans le fond qu’un raffinement du Symbolisme, c’est-à-dire de l’art de s’engendrer soi-même. L’exemple de Mallarmé et de Rimbaud plane constamment sur lui. Si les Cubistes parlent si souvent de construction[3], ils pensent seulement à la construction au dehors, à l’édification poétique de leur personnalité. Les lois qu’ils s’imposent ne cessent pas d’être subjectives ; elles n’ont d’autre sens que d’assurer une certaine cohésion esthétique entre les éléments de leur sensibilité. Mais ils produisent cette harmonie avec tout le reste, elle sort d’eux-mêmes comme tout le reste. Il continue de s’agir uniquement pour eux d’auto-expulsion. L’idée de repères extérieurs à observer ne les effleure même pas. Ils ne voient de mesure pour leur génie que dans l’intensité de la force qu’ils sentent les fuir au cours de la création, ou que dans l’étrangeté, au sens propre, dans l’écart par rapport au réel, des images, des spectacles, des mouvements psychologiques, des pensées même qu’ils mettent au jour.

Tout le charme d’Apollinaire n’est-il pas dans une certaine excentricité qu’il arrive à se procurer à lui-même ? — Où le prendre ? dites-vous. Comment le reconnaître ? — Justement il ne cherche pas du tout à se faire reconnaître. Son seul effort est pour douer, pour animer, pour émettre les parties de lui-même qui n’ont aucun rapport avec vous. Son poème est une plante qui a poussé dans son cœur, une colombe qui s’envole de son sein. Il ne lui confie point son image ; c’est de son pouvoir, de sa vertu, de son essence, qu’il espère le voir porter témoignage. Une goutte de sa meilleure âme tremble au bec du bel oiseau.

Et Max Jacob : « Le style est la volonté de s’extérioriser par des moyens choisis[4]. » Ou bien : « Surprendre est peu de chose, il faut transplanter[5]. » Et pour cela d’abord évidemment se transplanter soi-même. Qui lit avec un peu d’étonnement l’innombrable et savoureux bavardage du poète, se demandant à quoi il se réfère, doit comprendre que ce n’est à rien du tout et que toute la valeur de tant de ragots et d’effusions mélangés n’est que de communiquer une figure poétique à une âme qui reste, ou qui devient par là-même masquée.

Je n’ai appris que récemment à goûter, mais je goûte fortement dans ce qu’elles ont de réussi, les œuvres de Max Jacob et surtout d’Apollinaire. J’ai d’autre part pour Rimbaud une admiration qui ne peut pas être dépassée et je ne ferais pas grande difficulté, par moments, à le révérer comme le plus grand poète qui ait jamais existé. Je suis né dans le Symbolisme et c’est chez Baudelaire, chez Verlaine, chez Mallarmé que j’ai trouvé mes premières véritables émotions littéraires. Il ne peut donc être question, en ce qui me concerne, d’une méconnaissance de la littérature que je viens d’analyser, ni d’une insensibilité à ses charmes.

Mais tout en l’admirant profondément, j’avais conçu, depuis assez longtemps déjà, des inquiétudes sur ses possibilités : un gouffre me semblait peu à peu se creuser dessous elle ; ou plutôt j’avais l’impression qu’elle allait vers une impasse. Le grand mérite à mes yeux de Dada, le service immense qu’il me rend et ce qui lui vaut ma reconnaissance, c'est qu’il me découvre d’un seul coup cette impasse, c’est qu’il atteint dans un sursaut de logique au point de paralysie complète et d’auto-anéantissement d’un art dont je soupçonnais déjà fragiles les chances de vie.

Que démontrent en effet les Dadas si ce n’est qu’il est impossible en se réalisant de réaliser quelque chose et que la pure extériorisation de soi-même finit pour l’écrivain par équivaloir à une entière abdication ? Chercher le passage, l’issue, travailler à son propre avènement, c’est fatalement abandonner de plus en plus le souci de l’art, la volonté de fondation esthétique. Le mot de Max Jacob : « s’extérioriser par des moyens choisis », les Dadas nous font voir qu’il implique une contradiction formelle. Choisir ses moyens, ce n’est plus s’extérioriser qu’imparfaitement, c’est se déformer, c’est mentir à soi-même. L’œuvre d’art, ce « bijou » qu’évoque Jacob et à la concrétion duquel il prétend donner tous ses soins, est forcément restrictive de la personnalité. Pour qui donc prit une fois comme idéal sa propre parfaite expansion, le moment doit venir où l’œuvre d'art, où l’œuvre simplement, apparaît inacceptable, intolérable, à fuir. Exprimée en termes physiques la proposition gagne encore en évidence : une littérature centrifuge, comme fut la nôtre presque tout entière depuis cent ans, a nécessairement son point d’aboutissement en dehors de la littérature. Dada, dans ce qu’il a d’informe, de négatif, d’extérieur à l’art représente d’une façon achevée ce qui fut le rêve implicite de plusieurs générations d’écrivains.

Tout ce que contenait la tendance subjective, il le développe sans pitié. Avec quelle force ne montre-t-il pas que vouloir se recueillir soi-même tout entier, c’est en somme cesser d’accorder la moindre importance à aucun de ses états de conscience ! Les représentations Dadas, en dépit peut-être de leurs organisateurs, avaient un sens très clair. Elles voulaient dire : « Du moment que vous, public, comme nous, acteurs, avons décidé de nous considérer comme de purs jets d’eau, où prendrions-nous le droit de choisir entre les gouttes ? Pourquoi celle-ci nous apparaîtrait-elle délicate et brillante, cette autre trouble et vile ? Puisque nous sommes d’accord pour ne rien faire d’autre que laisser jaillir notre esprit, nous devons l’être aussi, nécessairement, pour ne remarquer aucune différence entre ses divers épanchements. C’est vous, public, vous, nos aînés, qui avez commencé. Il ne fallait pas vous rapprocher ainsi de vous-même, il ne fallait pas vouloir vous confondre avec votre âme, ni surtout vouloir confondre avec elle l’univers. Par votre faute maintenant tout est pareil. Nous vous défions de retrouver le moindre critérium, de prononcer sans inconséquence le moindre jugement sur les produits de votre cerveau ou de votre volonté. Bon gré mal gré il faut que vous fassiez le plongeon avec nous, il faut que vous vous lanciez avec nous à la nage dans l’immense océan de l’indifférence. Grâce à vous la psychologie n’est plus qu’une vieille histoire. À force de s’être écouté, on a perdu tout moyen de se comprendre. Plus nous voici fidèles à nous-mêmes, et moins ce que nous en recevons a d’intérêt. Plus nous essayons de laisser parler en nous la profondeur, et plus c’est la surface qui s’exprime. L’inconscient nous a floués. Après nous avoir privés de tout notre discernement, il se moque de nous et ne nous envoie plus que ses émissaires les plus ridicules. Mais encore une fois, essayez donc de protester, pour voir ! Et surtout dites-nous au nom de quoi. »

Et encore au nom de quoi protesterions-nous, quand Dada tranquillement entreprend de désaffecter le langage ? Que fait-il de plus, là encore, que de tirer les conséquences extrêmes des principes sur lesquels le Symbolisme, puis le Cubisme se sont fondés ? C’est avec Mallarmé, c’est chez Rimbaud (on pourrait même remonter plus haut et sur ce point aussi Flaubert n’est pas sans responsabilité) que les mots ont commencé à se débaucher. Et sans doute je tiens pour une très géniale et très importante découverte celle de cette vertu secrète en eux, distincte de celle qu’ils ont de signifier, et qui leur permet d’absorber un peu de la sensibilité de l’écrivain et de l’emmener, à l’état de simple semence, dans un autre monde où elle refleurira. Nul plus que moi n’admire la façon dont chez Mallarmé ils se dégagent tout doucement de leur sens individuel, puis de leur solidarité logique, pour simplement finir, s’étant rejoints ailleurs, par éclore, par naître à plusieurs. Mais enfin, dans cette acception, ils cessent d’être des signes ; la valeur qu’ils reçoivent est d'un ordre post-intellectuel. Ce qui détermine leur apparition, c’est désormais uniquement leur parenté intérieure avec tel ou tel aspect du sujet. Ils ne viennent plus que sur son injonction, que sous sa poussée, et pour lui composer une figure nouvelle, étrangère[6]. Le danger est immense. Car la ressemblance de l’un ou de l’autre avec le sujet ne pouvant être appréciée que par celui-ci, rien n’empêche qu’elle soit reconnue dans tous les cas. Et en effet, au fond, elle existe dans tous les cas. Même si on ne l’aperçoit pas. Tout mot, du moment qu’il est proféré, ou seulement envisagé par l’esprit dans un éclair, a une relation avec lui. Tout mot, puisqu’il est venu à la pensée, l’exprime, car rien d'autre ne peut l’y avoir amené, que son aptitude précisément, même si elle reste incompréhensible, à l’exprimer. Tout mot donc est justifiable, est expressif, arrivant après n’importe quel autre, présenté sous n’importe quel jour, révélant n’importe quoi.

Ici encore Dada a vu juste et profond. Ici encore il a raison en concluant au néant linguistique, comme il avait conclu déjà au néant psychologique. Sa démonstration est parfaite. Il peut encore ici nous défier, du moment que nous avons accepté que l’écrivain s’adonne à son seul accomplissement, de mettre en avant quelque principe que ce soit qui interdise le complet bouleversement du vocabulaire et les incohérentes processions de mots auxquelles il s'amuse. »

Que l’on veuille bien ne pas me supposer, en présence de tous les ravages de Dada, dans un état d’indignation ni de fureur que je cacherais. Quelques mots que j’ai dits tout à l’heure ont fait croire peut-être que la cause de l’art m’était sacrée, comme on dit, et que j’allais, pour finir, me déclarer son champion, brandir un glaive d’archange. Ce n’est pas tout à fait cela. L’Art et la Beauté ne sont pas pour moi des divinités et je n’éprouve aucune révolte contre leurs iconoclastes. Avouerai-je même que je prends plus de plaisir à les voir méprisés qu’encensés, et que rien ne m’agace autant que les majuscules dont on les décore ?

Je suis au contraire assez sensible à cette extrême modestie, à cette incompréhension de toute grandeur humaine qu’André Breton souligne, à la fin de son article, comme une des vertus de Dada. Je les préfère en tous cas infiniment à la suffisance sacerdotale de tant de littérateurs manqués. Je me sens très près du sentiment délicat et tragique, de la pudeur désespérée qui poussent le même André Breton à s’écrier : « Il est inadmissible qu’un homme laisse une trace de son passage sur la terre. »

Et comment serais-je scandalisé par tout ce nihilisme, alors que je suis bien obligé de constater qu’il n’est qu’un héritage et que ce ne sont pas ceux-là qui le professent qui en sont responsables ? — Au reste, après tout ce que ces dernières années nous ont permis de voir, est-il aujourd’hui si déplacé ?

Mais l’expérience est là ; je ne puis l’ignorer. L’art m’apparaît comme un fait humain, comme une fatalité de notre nature : nous y retomberons toujours. On peut me démontrer tant qu’on voudra qu’il est impossible : il est, il a toujours été, donc il sera. Et j’avoue bien volontiers que c’est là toute sa raison d’être.

Persuadé qu’il sera, je me demande à quel prix. Et c’est ici que la démonstration des Dadas me devient si précieuse. Les conséquences qu’ils ont tirées des principes régnants me paraissent inéluctables. Il faut donc que ces principes soient changés. Il faut que nous renoncions au subjectivisme, à l’effusion, à la création pure, à la transmigration du moi, et à cette constante prétérition de l’objet qui nous a précipités dans le vide. Il faut qu’un mouvement subtil de notre esprit l’amène à se dédoubler à nouveau ; il faut qu’il reprenne foi en une réalité distincte de sa puissance, qu’il arrive à distinguer à nouveau en lui un instrument et une matière. Il importe surtout que l’esprit critique cesse de nous apparaître comme essentiellement stérile et que nous sachions redécouvrir sa vertu créatrice, son pouvoir de transformation. Nous ne pourrons nous renouveler que si l’acte de l'écrivain se rapproche franchement de l’effort pour comprendre. C’est non pas en imitant le savant, mais en s’apparentant à nouveau à lui, que l’écrivain verra la fécondité lui revenir. Et sans doute, il restera toujours, à la différence du savant, un inventeur, un trompeur. Mais il faudra qu’il n’en ait plus l’air et qu’il ne se sache plus tel. Il faudra que le monde irréel qu’il a pour mission de susciter naisse seulement de son application à reproduire le réel et que le mensonge artistique ne soit plus engendré que par la passion de la vérité.

jacques rivière

  1. Voir la Nouvelle Revue Française du Ier octobre 1919, pp. 780-81.
  2. « Les accidents du monde, a-t-il écrit lui-même dans sa Préface aux chansons de Louis Bouilhet (citée par Brunetière dans le Roman Naturaliste, p. 150), dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent comme transposés pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous semblent pas avoir d’autre utilité. » Jamais peut-être on n’a exprimé avec autant de lourdeur, de force et de naïveté un plus complet dédain pour le donné, une plus sereine irréligion de la réalité, une conception plus purement poétique du roman, une plus entière volonté de « fiction ».
  3. « Le poème est un objet construit. » Max Jacob. Préface du Cornet à dés.
  4. Préface du Cornet à dés.
  5. Ibid.
  6. Ils deviennent de simples effets. Il faut voir avec quelle promptitude ils suivent, il ne faut pas dire la pensée, mais la personne de Rimbaud par exemple. L’obéissance est tout ce que le poète leur demande. Des lignes se dessinent dans l’espace, des chemins insaisissables se déclarent où ils n’ont qu’à se précipiter ; ils recueillent dans l’instant mille directions ; ils sont précis et inutiles comme l’éclair.