Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/II

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Traduction par Louis Léger.
Ernest Leroux (p. 15-27).

II

LA TABLE, LA MUSETTE ET LE SAC

(CONTE BOHÊME)


I


Il y a longtemps, bien longtemps, un vieux paysan vivait dans une chaumière avec ses trois fils. L’aîné s’appelait Martin, le second Michel, le troisième Jeannot.

Un soir, le père et les trois fils étaient réunis autour d’une jatte de lait. — Martin, dit le père, je sens que je ne vivrai pas longtemps. Quand je mourrai, c’est à toi que reviendra ma chaumière ; surtout ne fais point de tort à ta mère ni à tes frères.

Martin promit ; mais, tout en promettant, il avait soin de choisir les bons morceaux et d’accaparer le pain. Michel s’étonnait de cette conduite ; Jeannot en fut si triste qu’il oublia de manger.

Au bout de peu de temps, le père tomba malade : il fit venir ses fils pour leur dire adieu. Il recommanda à Martin de ne jamais abandonner la chaumière. — Jeannot, dit-il au troisième, tu es un peu simple ; mais ce que le ciel a ôté à ton esprit, il l’a donné à ton cœur. Sois toujours bon, et écoute tes frères. Là-dessus il mourut. Martin et Michel éclatèrent en lamentations épouvantables ; mais Jeannot resta auprès du lit mortuaire muet, immobile, comme s’il avait perdu la raison. Au bout de quelque temps il sortit, s’assit dans le jardin et pleura comme un enfant. Après l’enterrement, Martin et Michel décidèrent qu’ils iraient courir le monde et chercher fortune. Jeannot devait rester à la maison auprès de leur mère.

— Le monde est grand, pensaient-ils : à force de le parcourir, nous pourrons rencontrer la fortune. En restant ici, nous ne deviendrons rien du tout.

Jeannot ne demandait pas mieux que de rester ; mais leur mère, qui était encore très vaillante ne voulut pas qu’il renonçât à la bonne chance, et décida ses frères à l’emmener.

Ils partirent donc tous trois ; Michel et Martin avaient pris deux grands sacs remplis de vivres. Jeannot n’avait rien.

— Je voudrais bien savoir, dit-il tout à coup à ses frères, si nous allons rencontrer la fortune.

— Tu peux bien courir au-devant d’elle, toi qui n’as rien à porter.

Ils étaient furieux de voir que Jeannot ne portait rien, tandis qu’ils avaient tant de peine à traîner leurs sacs. Ils avaient marché toute la matinée ; le soleil les brûlait ; ils étaient fatigués et ils avaient faim. Ils s’assirent au bord de la route, sous un arbre, et se mirent à manger. Jeannot s’assit sous un autre arbre et se mit à pleurer ; peut-être avait-il faim, peut-être regrettait-il la mort de son père.

Ses frères se moquèrent de lui.

— Tu vois, une autre fois, ne sois pas si paresseux ; tu auras aussi à manger.

Jeannot essuya ses larmes avec sa manche.

— Vous faites de jolis fils, leur dit-il ; vous partez courir le monde pour soulager votre mère, et vous commencez par emporter de chez elle ce qu’il y a de meilleur.

Cette réponse inattendue fit taire les deux frères. Au bout de quelques instants, ils offrirent même à Jeannot de partager leur repas. Puis ils se remirent en route.

Vers le soir, ils arrivèrent à une chaumière et demandèrent l’hospitalité. Le maître de la chaumière les fit entrer et les invita à souper. Martin le remercia, et ajouta, non sans une certaine fierté, qu’il avait assez de quoi manger. En effet, ils tirèrent des vivres de leurs sacs et firent un bon repas. Pendant ce temps-là, Jeannot était assis dans un coin et pleurait. La ménagère, en revenant de la cuisine, vit qu’il ne mangeait pas, et voulut qu’il se mît à table. On servit une excellente soupe au lard. Martin, qui l’aimait beaucoup, rongeait avec dépit ses croûtes de pain et ses restes de fromage ; mais on ne l’invita pas. Le lendemain, les deux méchants frères partirent de bonne heure et emmenèrent Jeannot dans une forêt profonde, pour être certains que personne ne lui donnerait à manger.

Après avoir longtemps erré, ils arrivèrent tout à coup dans une clairière d’où ils aperçurent un immense château. Jeannot sourit ; mais Martin ne fut pas content.

— Nous nous sommes trompés de route dit-il ; retournons en arrière. — Nigaud, dit Michel. Nous sommes partis pour courir le monde. Qu’importe de courir à droite ou à gauche ?

Jeannot ne dit rien, il alla tout droit au château. Martin le regarda faire, puis se décida à le suivre.

Ils entrèrent dans le château ; mais ils n’y trouvèrent pas une créature humaine. Un frisson les saisit. Martin voulut partir ; mais, quand il vit Jeannot ouvrir la porte, il le suivit encore. Ils entrèrent dans une salle magnifique. Quelle merveille ! La salle était pleine de monnaie de cuivre jusqu’à une hauteur de cinq coudées. Martin et Michel restèrent tout éblouis ; puis ils jetèrent de leurs sacs les restes de leurs provisions et se mirent à les remplir de gros sous.

Jeannot ouvrit une seconde chambre ; elle apparut à leurs yeux éblouis pleine de monnaie d’argent.

Les deux frères jetèrent aussitôt les sous pour entasser les écus dans leurs sacs. Cette besogne à peine terminée, Jean ouvrit une troisième porte. Éblouissement prodigieux ! La troisième salle était pleine de pièces d’or qui brillaient comme le soleil. Ils vidèrent de nouveau leurs sacs et de nouveau les remplirent. — Allons-nous-en, dit tout à coup Martin, quelqu’un pourrait venir, et nous ne serions pas à notre aise.

Les deux frères se sauvèrent. Jean les suivit ; de chacun de ces trésors il ne prit qu’une pièce de monnaie et les restes des provisions qu’on avait jetées dans la première salle. Chemin faisant, il mangea. On arriva dans un bois épais ; les frères jetèrent leurs sacs d’argent et s’assirent pour se reposer. Jeannot se coucha auprès d’eux et acheva de grignoter le dernier croûton. Tout à coup, Martin s’aperçut qu’il avait faim ; mais il n’avait que des ducats dans son sac.

— Jeannot, dit-il, dépêche-toi d’aller au château, et rapporte-nous les restes que nous y avons laissés.

— Ce n’est pas la peine, répondit Jeannot ; je les ai ramassés et je les ai mangés.

— Misérable, s’écria Martin, je t’apprendrai à manger la part de tes frères !

Et ils tombèrent sur lui et le frappèrent à qui mieux mieux.

— Va où tu voudras, gourmand, et ne te permets plus de te présenter devant nous.

Et ils sortirent du bois. Le lendemain matin, ils arrivèrent chez eux, achetèrent une belle maison, s’y installèrent avec leur mère, et se mirent à y vivre comme de grands seigneurs.

II

Jeannot était resté par terre inanimé. Quand il revint à lui, il se trouva seul. Que faire ?

— Je retournerai au château, pensa-t-il : je ramasserai de l’argent et je m’en irai vivre en grand seigneur.

Il retourna en effet au château ; il n’y trouva personne. Il ôta sa veste, noua les manches par le bout de façon à en faire des espèces de sacs, et se mit à y entasser les pièces d’or. Tout à coup il entend un bruit lointain semblable à celui du tonnerre ; ce bruit se rapproche ; le château tremble jusqu’en ses fondements. Une voix se fait entendre, une voix stridente comme celle d’un taureau :

— Hum ! hum ! Ça sent la chair fraîche.

Et deux géants entrent dans la salle.

— Ah ! ah ! petit ver de terre, c’est toi qui voles nos trésors ! s’écrie l’un d’entre eux. Eh bien, nous te mangerons ce soir à souper.

Le second géant murmura quelque chose à l’oreille de son camarade.

— Soit, dit celui-ci, je t’accorde la vie ; mais désormais c’est toi qui, en notre absence, garderas nos trésors. Seulement, garde-les bien… À propos, quand tu auras faim, frappe trois fois du poing sur cette table en disant : « Cuisine impériale ! » et tu recevras de quoi bien dîner.

Jeannot promit tout ce qu’on voulut. À partir de ce moment, il mena une vie fort agréable. Il n’avait rien à faire : personne ne venait au château, la table lui obéissait toujours. À la fin, l’ennui le prit.

— Que messieurs les géants gardent eux-mêmes leurs trésors, dit-il un beau matin ; et toi, ma bonne table, viens-t’en avec moi à la maison.

Il prit la table sur son dos, quitta le château et entra dans la forêt. Il la traversa et se trouva dans les champs. Là il rencontra un bon vieillard qui lui demanda à manger.

— Vous ne pouvez mieux tomber, répondit Jeannot. Venez vous asseoir avec moi sous cet arbre. Jean posa la table sur le sol, la frappa trois fois du poing en criant : Cuisine impériale ! Un splendide repas fut aussitôt servi.

— C’est une belle invention, dit le vieillard ; fais-moi cadeau de cette table. J’ai encore quelque chose de mieux à t’offrir. Vois cette musette : toutes les fois que tu le commanderas, il en sortira une armée aussi nombreuse que tu voudras.

Jeannot, depuis que ses frères l’avaient si fort battu, était devenu ambitieux. Il prit la musette et donna la table. Le vieillard une fois parti, il se retrouva seul, en plein champ, et par-dessus le marché avec beaucoup d’appétit. Il commença à regretter sa table ; il pensa tout à coup à sa musette. Une mauvaise idée lui vint. Il ouvrit la musette :

— Deux cents hussards en avant ! cria-t-il.

Aussitôt, chevaux de hennir, sabre de résonner au flanc des cavaliers. Leur chef s’approcha de Jeannot et lui demanda poliment ce qu’il désirait.

— À environ une demi-heure d’ici, vous trouverez un vieillard avec une petite table : saisissez-le et m’apportez la table.

Les hussards partirent au grand galop ; dix minutes après, ils étaient de retour, et la table avec eux.

Jeannot ouvrit la musette et y fit rentrer les soldats. Puis il se mit à table et mangea gaiement la cuisine impériale. Le lendemain, il rencontra encore un bon vieillard qui se fit inviter comme le précédent.

— Voilà une belle invention, dit-il en regardant la table ; si tu veux me donner ce meuble, je te donnerai mon sac en échange.

— Oh ! oh ! dit Jeannot, ce serait une mauvaise affaire.

— Pas si mauvaise. De ce sac on peut faire sortir autant de châteaux que l’on désire.

Jeannot réfléchit un instant.

— Soit, dit-il.

Et il fit l’échange. Cinq minutes après, il fit sortir du sac et il lançait trois cents uhlans à la poursuite de son hôte et rentra en possession de la table.

Jeannot avait donc désormais trois talismans. Il reprit sa route et arriva dans la capitale. Là il apprit que ses frères étaient devenus de gros richards et de très grands seigneurs. Il salit et déchira ses vêtements afin d’avoir l’air d’un mendiant, et alla leur demander l’aumône. Ils le mirent à la porte, malgré les supplications de leur mère. Pourtant ils finirent par lui offrir l’hospitalité dans l’écurie. Jean ne dit rien ; mais, quand tout fut endormi, il fit sortir du sac un château, de la musette une compagnie pour le garder. Il dormit fort bien dans le château, et la table lui fournit un souper magnifique. Au matin, il fit tout disparaître, château et soldats et se retrouva sur la paille.

Il passait les journées à ne rien faire ; ses frères étaient fort intrigués ; ils le pressèrent tant de questions, qu’il finit par leur raconter le secret de la table magique. Il les invita à partager un repas qui laissait bien en arrière les meilleurs festins de la capitale. L’histoire de ce repas fit grand bruit ; le roi lui-même entendit parler de la table magique. Curieux de goûter à la cuisine impériale, il envoya un de ses chambellans prier Jeannot de vouloir bien la lui prêter pendant trois jours.

— Soit, dit Jeannot ; mais que le roi se souvienne que si dans trois jours il ne me l’a pas renvoyée, je lui déclarerai la guerre.

Le chambellan prit la table et raconta au roi en riant la menace de Jeannot. Le roi fut enchanté de la table et de la cuisine impériale, si enchanté, qu’il se résolut à garder cette merveille. Il fit appeler un menuisier habile qui lui fabriqua une table toute pareille, et il renvoya à Jeannot cette contrefaçon. Jeannot, se voyant ainsi trompé, entra dans une violente colère. Il brisa la fausse table.

— Dites à votre roi, dit-il au chambellan, que demain je démolirai son palais comme je brise cette table.

On rit beaucoup chez le roi ; mais on rit beaucoup moins quand Jeannot fit sortir de sa musette un million de cavaliers et un million de fantassins. La garnison du palais n’essaya même pas de se défendre. Le roi arbora le drapeau blanc et alla trouver Jeannot.

— J’ai eu tort, lui dit-il, et je veux réparer ma faute. Voici ta table, et par-dessus le marché, je te donne ma fille en mariage.

Le mariage eut lieu avec une grande pompe, et je laisse à penser si la table fournit à tous les conviés la cuisine impériale. Après le festin, Jeannot fit sortir de son sac un château merveilleux où il emmena sa jeune épouse. Le roi fut si étonné qu’il lui confia le sceptre et la couronne.

Voilà donc Jeannot roi à son tour, et quel roi ! Il pouvait entrer en guerre avec le monde entier. Il avait des troupes plus qu’aucun souverain n’en eut jamais ; il élevait des châteaux à toutes ses frontières ; sa table était la meilleure qu’on eût jamais connue. Ses frères en crevaient de dépit ; pour les punir de leur dureté, il ne les rappela jamais auprès de lui ; mais il traita fort bien sa mère, qui eut une belle et longue vieillesse. Au centre du palais, dans la chambre du trésor, étaient renfermés la table, le sac et la musette. Jeannot régna longtemps sous le nom de Jean  I, et fut très regretté de son peuple. Mais ses successeurs n’imitèrent pas son exemple : l’un d’entre eux même la sottise d’avoir honte des humbles origines de sa dynastie. Il relégua la table, le sac et la musette dans un caveau noir et humide.

Vous demandez ce que devint ce grand empire. Il déclina de plus en plus. Un beau matin, le prince ingrat courut au caveau qui gardait les talismans. Hélas ! la table s’était pourrie, de la musette il ne restait que les courroies, et du sac quelques chiffons que les rats étaient en train de grignoter ! Ainsi finissent les plus belles choses de ce monde !