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Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/VII

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Léger.
Ernest Leroux (p. 65-74).

VII

LE BERGER ET LE DRAGON


(CONTE SLOVAQUE[1])


I


Il y avait une fois un berger qui, tout en gardant son troupeau, jouait de la flûte ; ou bien, couché par terre, il regardait les nuages, les montagnes, les moutons ou la prairie.

Un jour, c’était en automne, au temps où les serpents vont dormir dans la terre, le bon berger était étendu par terre, la tête appuyée sur la main : il rêvait.

Tout à coup, ô merveille ! voici que de toutes parts des masses de serpents se dirigent vers un rocher qui se dressait en face du berger ; chaque serpent, en arrivant auprès du rocher, prenait sur sa langue une certaine herbe et l’appliquait sur le rocher. Le rocher s’ouvrait, et les serpents disparaissaient l’un après l’autre dans ses flancs.

Le berger se leva ; il recommanda à son chien Dounaï de ramener le troupeau à la maison, et marcha vers le rocher. — Il faut, pensait-il, que je voie ce qu’est cette herbe et où vont ces serpents.

Il arracha un brin de l’herbe et en toucha le rocher qui s’ouvrit.

Il entra et se trouva dans une grotte dont les parois étincelaient d’or et d’argent. Au milieu de la grotte il y avait un trône d’or ; sur ce trône était assis, roulé en rond, un gros serpent : il dormait. Autour de la table étaient groupés des milliers de serpents : ils dormaient aussi ; pas un ne bougea quand le berger entra dans la grotte.

Cet endroit plut d’abord au berger ; il en fit plusieurs fois le tour, puis il commença à s’ennuyer, se rappela ses moutons, et voulut s’en aller.

— J’ai vu, se disait-il, ce que je voulais voir. Allons-nous-en.

Il était aise de dire : « Allons-nous-en. » Mais comment ? Le rocher s’était refermé sur le berger après qu’il était entré. Il ne savait que faire, que dire pour l’ouvrir ; il lui fallait rester dans la grotte.

— Soit, se dit-il, dormons.

Et il s’enveloppa dans son manteau, se coucha et s’endormit.

Il sommeillait depuis peu de temps, à ce qu’il lui semblait du moins, quand un certain bruit le réveilla. Il regarde autour de lui : il voit sur lui, autour de lui, les parois étincelantes, le trône doré, sur le trône le vieux serpent, autour du trône les serpents qui lèchent le trône.

Tout à coup les serpents demandent :

— Est-il temps ?

Le vieux serpent les laisse parler, puis soulève lentement la tête et dit :

— Il est temps.

À ces mots, il s’allonge de la tête à la queue comme une perche, descend du trône à terre, et se dirige vers la porte de la grotte. Les autres le suivent.

Le berger se détend de même tout à son aise, bâille, se lève, et suit les serpents.

— Là où ils vont, j’irai bien aussi, pensait-il.

Il était aisé de dire : « J’irai aussi. » Mais comment ?

Le vieux serpent touche le rocher qui s’ouvre, et sort avec ses compagnons. Quand le dernier fut dehors, le berger voulut sortir comme eux ; mais le rocher se referma sur son nez, et le vieux serpent lui cria d’une voix sifflante :

— Mon ami, il faut rester ici.

— Et qu’y ferai-je ? Votre ménage est mal monté ; je ne puis pas toujours dormir. Laissez-moi sortir. J’ai mon troupeau au pâturage, et à la maison une femme acariâtre ; elle m’arrangerait de belle façon si je ne revenais pas à l’heure !

— Tu ne sortiras pas avant d’avoir trois fois juré de ne révéler à personne où tu as été, ni comment tu as pénétré ici.

Que faire ? le berger jura par trois fois, afin de pouvoir sortir.

— Si tu ne tiens pas ton serment, malheur à toi ! siffla le serpent au moment de le laisser aller.

Voilà notre berger sorti. Mais quel changement ! c’était l’automne, et maintenant c’est le printemps. Les jambes lui tremblent de terreur !

— Nigaud, nigaud que je suis ! J’ai dormi tout l’hiver. Que dira ma femme ?

Ainsi raisonnait notre berger tout en regagnant sa chaumière.

Il aperçoit de loin sa femme ; elle paraissait occupée. Ne se sentant pas encore préparé à ses reproches, il se cache dans le parc aux moutons. Pendant qu’il était là, un beau monsieur s’approche de sa femme et lui demande où est son mari.

La femme se met à pleurer, et raconte comment l’automne dernier son mari a mené les moutons dans la montagne, et n’est plus revenu. Les loups l’ont peut-être dévoré ; les sorcières l’ont peut-être déchiré en morceaux.

— Ne pleure pas, s’écrie maître berger, je suis vivant ; les loups ne m’ont pas mangé ni les sorcières déchiré en morceaux. J’ai passé l’hiver à dormir dans le parc aux moutons.

Mais il avait compté sans son hôte.

Dès qu’elle a reconnu la voix de son mari, la bergère cesse de pleurer et se met à crier :

— Que mille tonnerres t’écrasent, imbécile ! Le beau berger, sur ma foi ! Abandonner ses moutons à la grâce de Dieu, se coucher dans le parc et dormir comme les serpents l’hiver !

Le berger s’avouait à lui-même que sa femme avait raison ; mais, comme il ne pouvait dire ce qui lui était arrivé, il se tut et ne souffla mot.

Mais le beau monsieur dit à sa femme qu’il n’avait pas dormi dans le parc, qu’il avait dû aller ailleurs, et que, s’il voulait dire où il avait été, il lui donnerait beaucoup d’argent.

La bergère se mit en grande colère contre son mari, et voulut savoir à tout prix où il avait été. Le beau monsieur la renvoya à la maison, et lui promit de l’argent pour la faire taire. Il se chargea d’arracher lui-même la vérité au berger.


II

Quand la bergère fut partie, le beau monsieur reprit sa forme naturelle et apparut ce qu’il était réellement, un magicien des montagnes. Le berger le reconnut, parce que les magiciens ont trois yeux. Ce magicien était un homme très habile ; il savait prendre toutes les formes qu’il voulait. Malheur à qui eût osé lui résister !

Le berger eut grand peur du magicien ; mais il avait encore plus peur de sa femme. Le magicien lui demanda où il avait été, ce qu’il avait vu. Le berger fut épouvanté de ces questions. Que dire ? Il avait peur du vieux serpent et du parjure. Il avait trois fois plus peur du magicien.

Cependant, quand par trois fois le magicien eut renouvelé sa question, quand il le vit se dresser et grandir devant lui, il oublia son serment.

Il raconta où il avait été et comment il avait pénétré dans le rocher.

— Bien, dit le magicien. Viens avec moi. Montre-moi l’herbe et le rocher.

Le berger le suivit.

Quand on fut arrivé au rocher, le berger arracha un brin de l’herbe et en toucha le rocher qui s’ouvrit. Mais le magicien ne voulut pas que le berger entrât ; lui-même n’entra point ; il tira un livre de sa poche et se mit à lire. Le berger était blanc de frayeur.

Tout à coup la terre trembla ; on entendit dans le rocher des sifflements, et un affreux dragon sortit de la grotte. C’était le vieux serpent qui venait de se transformer ainsi. Sa gueule vomissait des flammes ; sa tête était effroyable ; il agitait sa queue à droite et à gauche. Elle brisait les arbres qu’elle touchait.

— Jette-lui ce licol au cou ! cria le magicien au berger.

Et il lui donna une espèce de corde, sans toutefois quitter son livre des yeux. Le berger prit la corde, mais il n’osait approcher du dragon. Cependant, quand le magicien lui eut par deux et trois fois répété l’ordre, il se résolut à obéir. Pauvre berger ! le dragon l’enveloppe dans ses replis, et avant d’avoir eu le temps de réfléchir, le voilà assis sur le dos du monstre et volant avec lui dans les airs.

À ce moment il se fit une obscurité profonde ; mais le feu des yeux du dragon éclairait le voyage aérien. La terre tremblait, les pierres roulaient dans les airs. Le dragon furieux agitait sa queue de droite à gauche ; les arbres qu’il touchait, il les brisait comme des baguettes ; il vomissait de l’eau sur la terre comme un torrent. C’était l’abomination de la désolation. Le berger était à moitié mort. Peu à peu, cependant, la colère du monstre se calma. Il cessa d’agiter sa queue, de verser de l’eau sur la terre, de faire jaillir de ses yeux des flammes. Le berger revint à lui ; il espérait que le dragon allait descendre. Mais ses aventures n’étaient pas finies. Le dragon voulait encore le punir. Il s’élevait de plus haut en plus haut, toujours plus haut ; les montagnes apparaissaient au berger comme des fourmilières… et le dragon montait toujours… Le berger ne voyait plus que le soleil, les étoiles et les nuages, et le dragon restait suspendu dans les airs.

— Mon Dieu ! que devenir ? Je suis suspendu en l’air ; si je saute, je me tue ; je ne puis pas m’envoler dans le ciel.

Ainsi gémissait le pauvre berger, et il se mit à pleurer amèrement.

Le dragon ne lui répondit pas.

— Dragon, seigneur dragon ! ayez pitié de moi, murmurait le berger. Descendons ; jusqu’à mon dernier jour, je promets de ne pas vous fâcher.

Un rocher se fût attendri à ces supplications. Le dragon, lui, ne disait ni oui ni non ; il ne bougeait point de place.

Tout à coup le berger entendit la voix d’une alouette ; ce lui fut une grande joie. L’alouette s’approchait de lui. Quand elle fut tout près, il lui cria :

— Alouette, oiseau cher à Dieu, je t’en prie, va-t’en auprès du Père céleste ; raconte-lui ma peine. Dis-lui que je lui souhaite le bonjour, et que je le prie de me secourir.

L’alouette s’envola et fit la commission. Le Père éternel eut pitié du berger ; il écrivit quelque chose en lettres d’or sur une feuille de bouleau, mit la feuille dans le bec de l’alouette, et lui ordonna de la laisser tomber sur la tête du dragon.

L’alouette s’envola, laissa tomber la lettre écrite en lettres d’or sur la tête du dragon ; à l’instant même, le dragon et le berger tombèrent à terre.

Quand le berger revint à lui, il vit qu’il se trouvait auprès de sa cabane ; il vit son chien Dounaï qui lui ramenait ses moutons… Pour dire toute la vérité, il vit qu’il avait dormi et fait un rêve. Le conte est fini.

  1. On appelle Slovaques les Slaves du nord de la Hongrie, dont la langue se rapproche de la langue bohême ou tchèque.