Recueil de tombeaux des quatre cimetières de Paris/Le cimetière de campagne

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LE CIMETIÈRE DE CAMPAGNE,
Élégie anglaise
De Gray,

Traduction nouvelle, en vers français.


Le jour fuit ; de l’airain les lugubres accens
Rappellent au bercail les troupeaux mugissans ;
Le laboureur lassé, regagne sa chaumière ;
Du soleil expirant la tremblante lumière
Délaisse par degrés les monts silencieux ;
Un calme solennel enveloppe les cieux ;
Et sur un vieux donjon que le lierre environne,
Les sinistres oiseaux, par un cri monotone,
Grondent le voyageur dans sa route égaré,
Qui vient troubler l’empire à la nuit consacré.
Près de ces ifs noueux dont la verdure sombre
Sur les champs attristés répand le deuil et l’ombre,
Sous ces frêles gazons, parure du tombeau,
Dorment les villageois, ancêtres du hameau,
Rien ne peut les troubler dans leur couche dernière ;
Ni le clairon du coq annonçant la lumière,
Ni du cor matinal l’appel accoutumé,
Tu la voix du printemps au souffle parfumé.
Des enfans, réunis dans les bras de leur mère,
Ne partageront plus sur les genoux d’un père
Le baiser du retour, objet de leur désir,
Et, le soir au banquet, la coupe du plaisir.
N’ira plus à la ronde égayer la famille.
Que de fois, la moisson fatigua leur faucille !
Que de sillons traça leur soc laborieux !
Comme au sein des travaux leurs chants étaient joyeux,
Quand la forêt tombait sous les lourdes coignées !

Que leurs tombes du moins ne soient pas dédaignées.
Que l’heureux fils du sort, déposant sa grandeur,
Des simples villageois respecte la candeur ;
Que le sourire altier sur ses lèvres expire :
Biens, dignités, crédit, beauté, valeur, empire,
Tout vient dans ce lieu sombre abîmer son orgueil.
Ô gloire ! ton sentier ne conduit qu’au cercueil.
Ils n’obtinrent jamais, sous les voûtes sacrées,
Des éloges menteurs, des larmes figurées ;
Les ministres du ciel ne leur vendirent pas
Le faste du néant, les hymnes du trépas ;
Mais, perçant du tombeau l’éternelle retraite,
Des chants raniment-ils la poussière muette ?
La flatterie impure, offrant de vains honneurs,
Fait-elle entendre aux morts ses accens suborneurs ?
Des esprits enflammés d’un céleste délire,
Des mains dignes du sceptre ou dignes de la lyre,
Languissent dans ce lieu, par la mort habité.
Grands hommes inconnus, la froide pauvreté
Dans vos âmes glaça le torrent du génie ;
Des dépouilles du temps la science enrichie
À vos yeux étonnés ne déroula jamais
Le livre où la Nature imprima ses secrets ;
Mais l’avare Océan recèle dans son onde
Des diamans, l’orgueil des mines de Golconde ;
Des plus brillantes fleurs le calice entr’ouvert
Décore un précipice ou parfume un désert.
Là peut-être sommeille un Hamdem de village,
Qui brava le tyran de son humble héritage ;
Quelque Milton sans gloire, un Cromwel ignoré,
Qu’un pouvoir criminel n’a point déshonoré.
S’ils n’ont pas des destins affronté la menace,
Fait tonner au Sénat leur éloquente audace,
D’un hameau dévasté relevé les débris,
Et recueilli l’éloge en des yeux attendris,

Le sort, qui les priva de ces plaisirs sublimes,
Ainsi que les vertus, borna pour eux les crimes ;
On n’a point vu l’épée, ivre de sang humain,
Leur frayer jusqu’au trône un horrible chemin ;
Ils n’ont pas étouffé dans leur âme flétrie
Et la pitié qui pleure, et le remords qui crie.
Jamais leur main servile, aux coupables puissans
N’a des pudiques sœurs prostitué l’encens ;
Et leurs modestes jours, ignorés de l’envie,
Coulèrent sans orage au vallon de la vie.
Quelques rimes sans art, d’incultes ornemens
Recommandent aux yeux ces obscurs monumens :
Une pierre attestant le nom, le sexe et l’âge,
Une informe élégie où le rustique sage
Par des textes sacrés nous enseigne à mourir,
Implorent du passant le tribut d’un soupir.
Eh ! quelle âme intrépide, en quittant le rivage,
Peut au muet oubli résigner son courage ?
Quel œil, apercevant le ténébreux séjour,
Ne jette un long regard vers l’enceinte du jour ?
Nature, chez les morts ta voix se fait entendre ;
Ta flamme dans la tombe anime notre cendre ;
Aux portes du néant respirant l’avenir,
Nous voulons nous survivre en un doux souvenir.
Et toi, qui pour venger la probité sans gloire,
Du pauvre dans tes vers chantas la simple histoire,
Si, visitant ces lieux, domaine de la mort,
Un cœur parent du tien veut apprendre ton sort,
Sans doute un villageois, à la tête blanchie,
Lui dira : traversant la plaine rafraîchie,
Souvent sur la colline il devançait le jour,
Quand au sommet des cieux le midi de retour
Dévorait les coteaux de sa brûlante haleine,
Seul, et goûtant le frais à l’ombre d’un vieux chêne,
Couché nonchalamment, les yeux fixés sur l’eau,

Il aimait à rêver au doux bruit du ruisseau :
Le soir, dans la forêt, loin des routes tracées,
Il égarait ses pas et ses tristes pensées ;
Quelquefois, en quittant ces bois religieux,
Des pleurs mal essuyés mouillaient encore ses yeux.
Un jour, près d’un ruisseau, sur le mont solitaire,
Sous l’arbre favori, le long de la bruyère,
Je cherchai, mais en vain, la trace de ses pas ;
Je vins le jour suivant, je ne le trouvai pas !
Le lendemain, vers l’heure où naissent les ténèbres,
J’aperçus un cercueil et des flambeaux funèbres ;
À pas lents vers l’église on portait ses débris ;
Sa tombe est près de nous ; regarde, approche et-lis :


ÉPITAPHE.


Sous ce froid monument sont les jeunes reliques
D’un homme à la fortune, à la gloire inconnues,
La tristesse voilait ses traits mélancoliques ;
Il eut peu de savoir, mais un cœur ingénu,.
Les pauvres ont béni sa pieuse jeunesse
Dont la bonté du ciel a daigné prendre soin ;
Il sut donner des pleurs, son unique richesse ;
Il obtint un ami, son unique besoin.
Ne mets point ses vertus, ses défauts, en balance,
Homme, tu n’es plus juge en ce funèbre lieu :
Dans un espoir tremblant il repose en silence,
Entre les bras d’un père et sous la loi d’un Dieu.





La terre est une immense tombe,
Où descend l’industrie, où la vertu succombe.