Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke (Félix Alcan)/4

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Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke — Second écrit de M.  Clarke
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 738-742).

Second réplique de M.  Clarke.

1. Lorsque j’ai dit que les principes mathématiques de la philosophie sont contraires à ceux des matérialistes, j’ai voulu dire qu’au lieu que les matérialistes supposent que la structure de l’univers peut avoir été produite par les seuls principes mécaniques de la matière et du mouvement, de la nécessité et de la fatalité, les principes mathématiques de la philosophie font voir, au contraire, que l’état des choses, la constitution du soleil et des planètes, n’a pu être produit que par une cause intelligente et libre. À l’égard du mot de mathématique ou de métaphysique, on peut appeler, si on le juge à propos, les principes mathématiques des principes métaphysiques, selon que les conséquences métaphysiques naissent démonstrativement des principes mathématiques. Il est vrai que rien n’existe sans une raison suffisante, et que rien n’existe d’une certaine manière plutôt que d’une autre, sans qu’il y ait aussi une raison suffisante pour cela ; et par conséquent lorsqu’il n’y a aucune cause, il ne peut y avoir aucun effet. Mais cette raison suffisante est souvent la simple volonté de Dieu. Par exemple, si l’on considère pourquoi une certaine portion ou système de matière a été créée dans un certain lieu, et une autre dans un autre certain lieu, puisque tout lieu étant absolument indifférent à toute matière, c’est été précisément la même chose vice versa, supposé que les deux portions de matière ou leurs particules soient semblables ; si, dis-je, l’on considère cela, on n’en peut alléguer d’autre raison que la simple volonté de Dieu. Et si cette volonté ne pouvait jamais agir, sans être prédéterminée par quelque cause, comme une balance ne saurait se mouvoir sans le poids qui la fait pencher, Dieu n’aurait pas la liberté de choisir ; et ce serait introduire la fatalité.

2. Plusieurs anciens philosophes grecs, qui avaient emprunté leur philosophie des Phéniciens, et dont la doctrine fut corrompue par Épicure, admettaient en général la matière et le vide. Mais ils ne surent pas se servir de ces principes, pour expliquer les phénomènes de la nature par le moyen des mathématiques. Quelque petite que soit la quantité de la matière, Dieu ne manque pas de sujets sur lesquels il puisse exercer sa puissance et sa sagesse ; car il y a d’autres choses, outre la matière, qui sont également des sujets sur lesquels Dieu exerce sa puissance et sa sagesse. On aurait pu prouver, par la même raison que les hommes ou toute autre espèce de créatures doivent être infinis en nombre, afin que Dieu ne manque pas de sujets pour exercer sa puissance et sa sagesse.

3. Le mot de Sensorium ne signifie pas proprement l’organe, mais le lieu de la sensation. L’œil, l’oreille, etc., sont des organes ; mais ce ne sont pas des Sensoria. D’ailleurs, M.  le chevalier Newton ne dit pas que l’espace est un Sensorium ; mais qu’il est, par voie de comparaison, pour ainsi dire, le Sensorium, etc.

4. On n’a jamais supposé que la présence de l’âme suffit pour la perception : on a dit seulement que cette présence est nécessaire afin que l’âme aperçoive. Si l’âme n’était pas présente aux images des choses qui sont aperçues, elle ne pourrait pas les apercevoir ; mais sa présence ne suffit pas, à moins qu’elle ne soit aussi une substance vivante. Les substances inanimées, quoique présentes, n’aperçoivent rien : et une substance vivante n’est capable de perception que dans le lieu où elle est présente, soit aux choses mêmes, comme Dieu est présent à tout l’univers ; soit aux images des choses, comme l’âme leur est présente dans son Sensorium. Il est impossible qu’une, chose agisse, ou que quelque sujet agisse sur elle, dans un lieu où elle n’est pas présente ; comme il est impossible qu’elle soit dans un lieu où elle n’est pas. Quoique l’âme soit indivisible, il ne s’ensuit pas qu’elle n’est présente que dans un seul point. L’espace fini ou infini est absolument indivisible, même par la pensée ; car on ne peut s’imaginer que ses parties se séparent l’une de l’autre, sans s’imaginer qu’elles sortent, pour ainsi dire, hors d’elles-mêmes ; et cependant l’espace n’est pas un simple point.

5. Dieu n’aperçoit pas les choses par sa simple présence, ni parce qu’il agit sur elles ; mais parce qu’il est, non seulement présent partout, mais encore un être vivant et intelligent. On doit dire la même chose de l’âme dans sa petite sphère. Ce n’est point par sa simple présence, mais parce qu’elle est une substance vivante, qu’elle aperçoit les images auxquelles elle est présente, et qu’elle ne saurait apercevoir sans leur être présente.

6 et 7. Il est vrai que l’excellence de l’ouvrage de Dieu ne consiste pas seulement en ce que cet ouvrage fait voir la puissance de son auteur, mais encore en ce qu’il montre sa sagesse. Mais Dieu ne fait pas paraître cette sagesse, en rendant la nature capable de se mouvoir sans lui, comme un horloger fait mouvoir une horloge. Cela est impossible, puisqu’il n’y a point de forces dans la nature, qui soient indépendantes de Dieu, comme les forces des poids et des ressorts sont indépendantes des hommes. La sagesse de Dieu consiste donc en ce qu’il a formé, dès le commencement, une idée parfaite et complète d’ouvrage, qui a commencé et qui subsiste toujours, conformément à cette idée, par l’exercice perpétuel de la puissance et du gouvernement de son auteur.

8. Le mot de correction ou de réforme ne doit pas être entendu par rapport il Dieu, mais uniquement par rapport a nous. L’état présent du système solaire, par exemple, selon les lois du mouvement qui sont maintenant établies, tombera un jour en confusion ; et ensuite il sera peut-être redresse, ou bien il recevra une nouvelle forme. Mais ce changement n’est que relatif, par rapport à notre manière de concevoir les choses. L’état présent du monde, le désordre où il tombera et le renouvellement dont ce désordre sera suivi entrent également dans le dessein que Dieu a forme. Il en est de la formation du monde comme de celle du corps humain. La sagesse de Dieu ne consiste pas à les rendre éternels, mais à les faire durer aussi longtemps qu’il le juge in propos.

9. La sagesse et la prescience de Dieu ne consistent pas il préparer des remèdes par avance, qui guériront d’eux-mêmes les désordres de la nature. Car, il proprement parler, il n’arrive aucun désordre dans le monde, par rapport à Dieu ; et par conséquent, il n’y a point de remèdes ; il n’y a point même de forces naturelles qui puissent agir d’elles-mêmes, comme les poids et les ressorts agissent d’eux-mêmes par rapport aux hommes. Mais la sagesse et la prescience de Dieu consistent, comme on l’a dit ci-dessus, il former dès le commencement un dessein, que sa puissance met continuellement en exécution.

10. Dieu n’est point une inlelligentia mundana ni une intelligentia supramundana ; mais une intelligence qui est partout dans le monde et hors du monde. Il est en tout, partout, et par-dessus tout.

11. Quand on dit que Dieu conserve les choses, si l’on veut dire par là qu’il agit actuellement sur elles, et qu’il les gouverne, en conservant et en continuant leurs êtres, leurs forces, leurs arrangements et leurs mouvements, c’est précisément ce que je soutiens. Mais si l’on veut dire simplement que Dieu, en conservant les choses, ressemble à un roi qui créerait des sujets, lesquels seraient capables d’agir sans qu’il eût aucune part à ce qui se passerait parmi eux ; si c’est là, dis-je, ce que l’on veut dire, Dieu sera un véritable créateur, mais il n’aura que le titre de gouverneur.

12. Le raisonnement que l’on trouve ici suppose que tout ce que Dieu fait est surnaturel et miraculeux ; et par conséquent, il tend à exclure Dieu du gouvernement actuel du monde. Mais il est certain que le naturel et le surnaturel ne diffèrent en rien l’un de l’autre par rapport à Dieu : ce ne sont que des distinctions, selon notre manière de concevoir les choses. Donner un mouvement réglé au soleil (ou a la terre), c’est une chose que nous appelons naturelle : arrêter ce mouvement pendant un jour, c’est une chose surnaturelle selon nos idées. Mais la dernière de ces deux choses n’est as l’effet d’une plus grande puissance que l’autre ; et par rapport à Dieu, elles sont toutes deux également naturelles ou surnaturelles. Quoique Dieu soit présent dans tout l’univers, il ne s’ensuit point qu’il soit l’âme du monde. L’âme humaine est une partie d’un composé, dont le corps est l’autre partie ; et ces deux parties agissent mutuellement l’une sur l’autre, comme étant les parties d’un même tout. Mais Dieu est dans le monde, non comme une partie de l’univers, mais comme un gouverneur. Il agit sur tout, et rien n’agit sur lui. Il n’est pas loin de chacun de nous ; car en lui nous (et toutes les choses qui existent) avons la vie, le mouvement et l’être.