Recueil des lettres missives de Henri IV/1583/3 juin ― À mon cousin monsieur de Matignon

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1583. — 3 juin.

Orig. — B. R. Fonds Béthune, Ms. 8860, fol. 15 recto.


À MON COUSIN MONSR DE MATIGNON,

MARESCHAL DE FRANCE.

Mon Cousin, Parce que les deux provinces de ce gouvernement, esquelles surviennent ordinairement plusieurs desordres, excez et attemptaz, et dont il vient, plus de plainctes, sont le Rouergue et Quercy (auxquelles il est d’autant plus necessaire de pourveoir, que les maulx y continuent, et que de ceste continuation pourroient naistre beaucoup d’inconveniens prejudiciables au bien de la paix), il m’a semblé vous debvoir escrire ceste lettre pour vous prier d’adviser s’il seroit bon, pour le service du Roy mon seigneur, et repos des dictes provinces, que vous commettez l’evesque de Rhodez[1] et le sr de Quayluz[2] pour faire cesser tels attentatz et desordres, et reparer ceulx qui ont desja esté faictz et commis. Je manderay aussy au vicomte de Panat[3], et au sr de la Vaqueresse[4] de s’employer conjoinctement avec les dessusdictz pour ung si bon œuvre, parce que j’estime que toutes choses s’y pourront mieulx accommoder, quand elles seront traictées par commissaires, estans de l’une et de l’aultre religion, et qu’il sera bon d’essayer ceste voye pour cognoistre si elle succedera, premier, que de venir à celle de la rigueur et force, dont nous avons parlé ensemble. Et pour le regard du Quercy, vous adviserez ceulx qu’il sera bon d’employer pour cest effect en ladicte seneschaussée, soient les dessusdicts ou aultres dudict pays, et je manderay au sr de Meausse[5], ou telz aultres que vous cognoistrez estre plus propres, estans de la Religion, d’y vacquer conjoinctement. Ce faisant, j’espere qu’il en reussira quelque bon succez et effect qui pourra donner contentement à Sa Majesté et aux gens de bien ; mais il est besoing que vous escrivez une bonne lettre au seneschal de Quercy, tendant à fin qu’il se contienne sans passion, aigreur, ne animosité soubz l’observation des edictz du Roy mon seigneur. Je vous prye me mander là-dessus vostre intention, afin que je puisse faire faire de ma part les depesches sur ce requises et necessaires ; comme aussy je vous prye me mander de voz nouvelles le plus souvent que vous pourrez, et Nostre Seigneur vous tenir, mon Cousin, en sa tressaincte garde et protection. De Nerac, ce IIIe juin 1583.

Vostre plus affectionné cousin et assuré amy,


HENRY.


  1. François de Comeillan, évêque de Rhodez depuis le 1er septembre 1582. Il prenait les titres de gouverneur, lieutenant general, chef du conseil et surintendant du comté de Rhodez et quatre chastellenies de Rouergue.
  2. Antoine de Lévis, baron puis comte de Quélus, baron de Villeneuve et de la Penes, seigneur de Privasac et de Florensac en partie, était fils de Guillaume de Lévis, baron de Quélus, et de Marguerite d’Amboise. Il fut conseiller du Roi en ses conseils, chevalier de ses ordres, capitaine de cinquante hommes d’armes, sénéchal et gouverneur du Rouergue, lieutenant des cent gentilshommes de la maison du Roi, en 1561, gentilhomme ordinaire de la chambre, en 1570. Fort aimé de Henri III, il vit sa faveur augmenter par celle de son fils Jacques de Lévis, un des principaux mignons de ce prince, blessé à mort en avril 1578. Antoine de Lévis fut fait chevalier du Saint-Esprit en 1581, et mourut en 1586.
  3. Jean de Castelpers, baron de Panat, vicomte de Peirebrune, de Requista, de Cadars, etc. dit le vicomte de Panat, fils de Jean de Castelpers et de Jeanne de Clermont-Lodève, était le gendre d’Antoine de Quélus dont il vient d’être question, et le beau-frère du favori de Henri III. Il mourut le 12 mars 1588.
  4. Ce capitaine, appelé aussi de la Vacheresse ou Vacaresse, était de la maison de Rives. Il commença à se distinguer, en 1572, par la défense du château de Beaudiné, dont il s’était emparé par stratagème, et qu’il conserva malgré les attaques combinées des gouverneurs du Velai et du Vivarais. En 1586, étant gouverneur du Rouergue pour les religionnaires, il dirigeait une autre entreprise dont le succès accrut encore sa réputation. La compagnie de Timoléon de Gouffier, sieur de Bonnivet, qui devait joindre le lendemain l’armée de l’amiral de Joyeuse, fut surprise le 7 octobre, dans Villefranche de Panat, et faite prisonnière. Dix personnes seulement parvinrent à s’échapper ; mais Bonnivet fut pris et ne fut même racheté qu’un an après, moyennant quatre mille écus. Voyez l’Histoire générale de Languedoc, l. XXXIX et XLI.
  5. La Meausse, gouverneur de Figeac, était un vieux gentilhomme d’un esprit juste et ferme. Lors des conférences de Nérac, il avait d’un seul mot détruit tout l’effet d’une comédie jouée par Catherine de Médicis, et peinte de main de maître par d’Aubigné. « La Royne aïant ouï quelques gentilshommes ploïer en leurs responces particulieres, les voulant voir et essaïer ensemble en sa chambre, et là descoupla une harangue curieusement ellabourée par Pibrac, auquel on avoit recommandé l’eloquence miraculeuse de Polongne, comme à un coup de besoin. Cependant elle, de son costé, avoit appris par cœur plusieurs locutions qu’elle appelloit consistorialles : comme d’approuver le conseil de Gamaliel, dire que les pieds sont beaux de ceux qui portent la paix ; appeller le Roi l’oinct du Seigneur, l’image du Dieu vivant, avec plusieurs sentences de l’epistre saint Pierre en faveur des dominations ; s’escrier souvent : Dieu soit juge entre vous et nous ; j’atteste l’Eternel ; Devant Dieu et ses anges. Tout ce stille, qu’ils appelloient (entre les dames) le langage de Canaan, s’estudioit au soir au couscher de la Roine (et non sans rire), la bouffonne Atrie presidente à ceste leçon. Pibrac, bien preparé, harangua devant ces fronts d’ærin ;... merveilleux en délicatesse de langage, expres en ses termes, subtil en raisons, lesquelles il fortifioit et illustroit d’exemples agreables, presque tous nouveaux et curieusement recerchez. Là n’estoient oubliées les soubmissions des Perses à leurs Sophis ; les testes que les principaux des Turcs se faisoient coupper pour les envoyer à leur Seigneur ; le don que les Moscovites font de biens et de vies à leur grand-duc, par la bouche duquel ils croient ouïr le ton de la voix de Dieu ; à cela le conte du prince qui se tua devant l’ambassadeur d’Angleterre ; et encor l’aveugle obeïssance des sauvages et Indiens à leurs Rois : et en fin, aïant confronté tout ce qu’il y a de moderne à l’antiquité, il fut si pathetic, qu’il rendit comme en exstase les plus delicats de ses auditeurs. Adonc la Roine, aïant les yeux comme larmoians, se leve de sa chaire et haussant les mains sur sa teste, s’escria plusieurs fois : « Eh bien ! mes amis, donnons gloire au Dieu vivant, faisons choir de ses mains la verge de fer ! » Et comme elle eut demandé au nez de quelques-uns, « Que pouvez-vous repliquer ? » tout fut muet, jusques au gouverneur de Figeac, nommé La Meausse, qui, comme l’interrogation s’adressoit à lui, respondit : « Je dis, madame, que monsieur que voilà a bien estudié ; mais de païer ses estudes de nos gorges, nous n’en pouvons pas comprendre la raison. » (Hist. universelle, t. II, l. IV, chap. III.)