Recueil général et complet des fabliaux des 13e et 14e siècles/LIV

La bibliothèque libre.
Des Estats du Siecle

LIV

[DES ESTATS DU SIECLE]

Bibl. de Genève, Man. fr., 179 bis,
fol. 37 et 38.[1]

1
Nous lisons une istoire, ou fable,
D’un qu’avoit .I. fil non estable,
Qu’au comancement de sa vie
Regarda l’estat de Clergie,
5Et vit qu’il est trop precieux,
Trés aisiés, trés delicieux.
Les Clers ont les prelations,
Les rantes, les possessions,
Les grans palaffrois, les chevaux,
10Les vins vieux et les vins nouveaux,
Devant tous autres la parole.
Si se prist aler à l’escole,
Et cuyda bon Clerc devenir
Et cel grant estat maintenir.
15Quant vint après .III. ans ou quatre,
Il regarda les enfans batre,
Et la poine qu’il convient traire,
Quant uns homs se veut por Clerc faire,
Matin lever et tart cuchier,
20De jour panser, de nuyt songier,

Et les autres affliccions
Qui sont nès ès prelations ;
L’estat de Clergie desprise,
Et dist que mieux vaut Marchandise.
25Marchans gagnyent ardiement,
Merchans vivent aisiement,
Marchans puent prouffit aquerre
Et en la mer et en la terre.
Lors fist ses nefz appareillier,
30Outre mer[2] s’en vait por gagnier,
Mais, quant fust en la mer profonde,
Regarda le peril de l’onde,
Et se santist le cuer amer
Par l’esmeuvement de la mer,
35Tantoust arrière s’en retourne ;
A cultiver terre s’atourne[3].
Cilz, qui avoit le cuer volage,
Commencza louuer cultivage,
Quar l’en puet gagnier en cultil
40Sans grant travail et sans peril,
Sans aler loing de sa maison.
Mais après vint une saison,
Quant il cuida grant gaing aquerre,
Sa semence pourrist en terre
45Et ne gita herbe ne grain.
Si se sentist por fol vilain,
Et jura par sa main senestre
Que Chevalier lui convient estre,
Quar Chevaliers ont les honneurs
50Et les estas de grans seigneurs.

Sans main mettre, l’en leur aporte
l’out ce qui leur faut à leur porte.
L’en[4] les sert à grant diligence,
A honneur et à reverence ;
55Chacun doubte les Chevaliers.
Quant eulx moynent leurs escuiers.
Leurs hommes avoec[5] leur pennallye ;
N’est rien ou monde qui leur fallye.
Qu’à Chevalier fait vilenie.
60Il n’est pas seür de sa vie.
Tantoust Chevalier se fist faire.
Mais après luy vint .I. contraire.
Que luy convient aler en guerre
Por son paix et por sa terre.
65Et s’arma, selon la coustume,
Des armes qui ne sont pas plume.
Et il mist[6] l’eaume en sa teste ;
Ne le tient pas n’a jeu n’a feste.
Après, quant vist la chivauchie
70Des enemis qu’ont aprouchie.
Et qui se moustroint en appart.
Lors voulsist bien estre autre part
Et pensa, s’il n’estoit délivres,
Qui luy dondroit .xm. livres,
75Quar tel estat plus ne tiendroit
Pour le peril qu’il y veoit[7].
Si se trouva estre Avocas,
Et vist, entre tous les estas.
C’est celli par qui mieux luy samble
80Que l’en met plus d’argent ensamble.

Avocas gagnyent sans grant poine.
Quant .I. homs sa cause demoine
Par Avocat, qui tout jour tire,
Il se puet bien tenir de rire,
85Quar, s’il a point d’argent en borse,
Li Avocas[8] en fera trousse.
Tantoust prist l’abit d’Avocat ;
De Chevalier laissa l’estat.
Quant vint après, en .I. fort plait.
90Ses aversaires avant trait
Tant de coustumes, tant de droès,
Tant de canons et tant de loès.
Et tant de desmandes luy baillye
Que il ne scet quel par qu’il alye.
95Si propousa en son courage
Qu’il se mettroit en Mariage.
Quant .I. homs a sa preude feme,
Sage, sutil, de bonne fame,
Elle governe la maison
100Et tout commande par raison.
Moult d’aise fait à son mary ;
S’elle luy voit le cuer mary,
Trés doucement le reconforte ;
Assés d’autre prouffit luy porte.
105Pour ce tantoust se maria
Pour le grant aise qu’il y a.
Après, quant son estat cognoit,
Ne trueve pas ce qu’il cuydoit ;
Si tient en despit Mariage,
110Et se mist en .I. reclusage,

Et propousa toute sa vie
Estudier Astronomie,
Et savoir du ciel la nature ;
Quar de la terre n’a plus cure.


  1. LIV. — Des Estats du siecle, p. 264.

    Nous devons la copie de ce fabliau à l’obligeance de M. Eug. Ritter.


  2. Vers 30 — * Outre mer ; ms., Autre mer.
  3. 36 — * s’atourne ; ms., s’acourde.
  4. 53 — * L’en ; ms., L’un.
  5. 57 — * avoec leur ; ms., et leur.
  6. 67 — * Et il mist ; ms., Et mist.
  7. 76 — * veoit ; ms., vesoit.
  8. 86 — * Li Avocas ; ms., Le Avocat.