Recueil général et complet des fabliaux des 13e et 14e siècles/XLV

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De Martin Hapart

XLV

DE MARTIN HAPART

Bibl. nat., Man. Fr., no 12,483,
fol. 239 vo à 240 vo.[1]

1
Aumosne delivre de mort
Et fait arriver à bon port
De Mammone[2] d’iniquités,
Faites amis[3] en la cité
5Du ciel, où cilz et celes vont
Qui as povres de cuer bien font ;
Quar, se petite aumosne vaut
Et fait monter ou ciel en haut,
Planté d’aumosne trop vaut miex
10Et fait plus tost monter ès cielx.
Honneure les angres et donne
Aumosne, quar Jhesus pardonne
Leur meffais à ceus qui ce font,
Et des angres honnouré sont.
15De ce je vous dire un conte,
Mès je ne scé qui le raconte.

Par mainte fois oï avez
De ces examples recorder :
De Saint Michiel un en orrez,

20Se il vous plaist à escouter.
Onques de tel n’oy parler
Nus qui soit vis ;
Il n’est[4] mie du temps jadis,
Mès il avint ou temps d’avril[5].

25A Avrenches, dessus le pont,
Une riche fame out meignant[6].
Que[7] espousa un riches hons
E[8] de molt grant atenement.
Il estoit plaideour molt grant.
30Sage et gaillart ;
On l’apeloit Martin Hapart :
Il hapoit de chascune part.

Martin hapoit quant estoit vif.
Et si hapa quant il fu mort ;
35Molt de gent metoit à essil
Et leur faisoit de leur droit tort ;
Miex amoit à boire bon vin
Qu’estre au moustier ;
S’entente estoit à soutillier
40Conme il peüst gent essillier.

Martin Hapart haïoit moustier
Sur toute rien et le sermon,
Les mesiaus et les potenciers,
Et les gens de religion ;
45L’Anemi l’avoit par reson
Mis en escrit :

En enfer estoit fet son lit,
Mès sa fame le garanti.

Sa fame à Saint Michiel ala
50Par mainte fois et l’aoura ;
Son mari pria qu’i alast[9],
Mès il dist que rien n’en fera.
Un jour par matin se leva,
Si pria molt
55Son mari qu’il alast au Mont ;
Martin dist que foie gent sont

D’aler Saint Michiel aourer,
Quar i n’i a de li noient :
Il n’i a riens que un moustier
60Et un grant ymage d’argent ;
Saint Michiel n’est c’un pou de vent.
Dieu le crea,
Ne char ne sanc ne li donna,
Fors les eles dont il vola.

65Tant comme il est, en Poitou,
Ou à Paris, ou à Orliens,
Puet l’Anemi faire un trou
En son moustier qu’i n’en set riens ;
Que fust l’or et l’argent ceens
70En bons deniers,
Et le moustier fust trebuchiez,
Et les moignes tretous noiez.


« Tu ez folz, » sa fame li dist,
« Diex le commanda de son ciel
75Que l’en un moustier i feïst
U non de l’angre Saint Michiel.
A dames est plus dous que miel,
Et qui ira
Bien repentant de tout meffait,
80En paradis son lit est fait.

— Ou quel paradis ? » dist Martin ;
« Il n’est paradis fors deniers
Et mengier, et boire bon vin,
Et gesir sus draps déliez ;
85Il n’i a riens de Saint Michiel
Fors les parois
Et l’ymage que le biau rois
Fist paiier de ses viex orfrois.

« Mès, g’irai, » dist il « par mon chief[10],
90A povres[11] gent rien ne donrai.
Ne n’amenderont ja du mien ;
..............
Une maille li porteray
Qu’ey espargnié ;
Ele est esbrechie le tiers ;
95Je li offerray volentiers. »

Cele[12] maaille li moustra :
La fame molt bien la quenut.
Martin à Saint-Michiel ala ;

Onques n’i menga ne ne but,
100Ne onques tant povre ne sut[13]
Demander li
Qu’i donnast vaillant un espi :
Là venir n’en fu pas marri.

Quant à l’ostel s’en retourna,
105La mort le prist ; si vint son jour :
Ne cuidoit pas que mort entrast[14]
En tel chastel n’en si fort tour ;
Des biens estoit à grant honnour,
Quar faucement
110Bien doit amer celui l’argent
Qui le gaaigne loiaument.

Or oez par quoy il hapa,
Quant il fu en son sarqueu mis ;
C’est miracle si ne fust ja
115Sceü par homme qui soit vis ;
Mès le fossier si avoit mis
En son braeul
.C. et .II. soulz, que il avoit
Receu d’un buef qui cras estoit.

120Le fossier ses pans rebraça
A sa ceinture hautement ;
Sa bourse aval li balocha :
Le sarqueu prist li et l’argent.
Quant vint à son devalement,
125Il s’entr’ouvri,
La bourse du braeul rompi ;

Martin hapa tout devers li.

Il senti bien rompre le las,
Mès il ne sot pas que ce fu[15].
130A son hostel se clama las
Quant il s’en fu aperceü ;
Au prestre s’en est revenu ;
Si se clama
De Martin Hapart, qui hapa
135Sa bourse, quant il l’enterra.

Cele journée proprement
Refu le sarqueu deffouy ;
Le fossier trouva son argent
Qui en la fosse li chey.
140Et la maaille, qu’il ofîri ;
On l’enporta ;
Au vesque la nouvele ala,
Dont par mainte fois se seigna.

Le grameire, se dient, lut
145.I. clerc, qui sot molt de latin ;
L’Anemi tantost s’aparut :
« Di moy, » fait il, « où est Martin ?
— Tu en orras, » fait il, « la fin ;
Le cors tenon ;
150En enfer nous entrebaton
Pour l’ame que perdue avon.

« Son lit estoit en meson fait[16].
Mès Michiel le nous a tolu ;

Une maaille l’en a trait ;
155S’a ballancé devant Jhesu
Les grans biens qu’il avoit eü
Par faus recors ;
Saint Michiel nous en a fet tort ;
Il estoit nostre après la mort. »

160L’Anemi à tant s’en tourna,
Et le vesque est demouré.
Qui au Mont-Saint-Michiel ira,
Il li sera guerredonné.
Prions Saint Michiel, l’onnouré
165De toute gent,
Qu’il nous conduie à sauvement
Devant Dieu pardurablement.

Amen.

  1. XLV. — De Martin Hapart, p. 171.

    Publié par Ach. Jubinal, Nouveau recueil de contes, dits, fabliaux…, 1839, II, 202.


  2. Vers 3 — Mammon e, lisez Mammone. — * d’iniquités ; ms., de iniquités. — Placez une virgule après ce mot.
  3. 4 — Supprimez la virgule avant et après « amis ».
  4. 23 — * Il n’est ; ms., El n’est.
  5. 24 — Après ce vers, on lit dans le ms. les trois suivants, qui ne rentrent pas dans le rhythme des strophes :

    Douce gent, c’est bien verité.
    Qui au Mont Saint Michiel ira,
    S’il muert en l’an, miex l’en sera.

  6. 26 — * meignant ; ms., meiguant.
  7. 27 — * Que ; ms., Qui.
  8. 28 — « E » manque au ms.
  9. 51 — * qu’i alast ; ms., qu’il i alast.
  10. 89 — Ce vers, dans le ms., n’assonne pas en  : Par mon chief, » dist il, « ge irai.
  11. 90 — * A povres ; ms., Mès à povres.
  12. 96 — * Cele ; ms., Sele.
  13. 100 — * ne sut ; ms., li siut.
  14. 106 — * que mort entrast ; ms., qu’entrast la mo[rt].
  15. 129-131 — Les premières lettres de ces vers ont dû être restituées, ainsi que pour les vers 145-149 et 159.
  16. 152 — Il faut absolument corriger en meson fait pour la rime.