Recueil intime/Lemerre, 1881/Spectres ardents

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Recueil intimeLemerre (p. 96-100).

Spectres ardents




AU milieu du brouillard mourait un pâle jour.
La campagne était nue et muette alentour.

Et dans l’immensité de cette vapeur grise,
Sans un point d’horizon, sans un souffle de brise,

Des gens vêtus de deuil, ayant forme d’humains,
Cheminaient, en cachant leur cœur avec leurs mains.


C’était un défilé, terrible en son silence,
Où le calme effrayait plus que la violence.

Ces êtres inconnus dans ces brouillards glacés,
Toujours fuyant, toujours par d’autres remplacés,

Tous en deuil, tous ayant leur cœur caché de même,
Semblaient les visions d’un infernal poème.

Et l’esprit anxieux plus encor qu’abattu,
Je m’approchai d’un spectre, et lui dis : « D’où viens-tu ?

» Où vas-tu ? dans quel but tes mains ainsi crispées ? »
Mais lui : « Bois des poisons, transperce-toi d’épées,

» Tu ne souffriras pas autant que je le fais
» Du mal mystérieux mis en moi pour jamais. »

Et, ses mains s’écartant, cruel effet de l’âme,
Je vis que dans le cœur il portait une flamme.


Cette flamme, au milieu de ces habits de deuil,
Lançait un tel éclat qu’elle éblouissait l’œil.


Et le tourment du feu dépassait toute idée.
Pourtant l’être ajouta d’une voix saccadée :

« Mortel, crains la pensée, oh ! crains-la plus que tout.
» La souffrance du corps dans la mort se dissout ;

» Mais quand on porte une âme éprise d’autre chose
» Que du réel stupide où la brute repose,

» Quand on a des regards s’élevant vers l’azur,
» Qu’on maudit le fossé, le grillage et le mur,

» Quand on veut tout aimer, quand on veut tout connaître,
» Alors il aurait mieux valu ne jamais naître.

» Après la vie affreuse, après les pleurs de sang,
» L’âme s’ouvre, croit être au but éblouissant ;

» Le but, c’est l’infini qui recule à mesure ;
» Rien de plus ne reluit, rien de plus ne s’azure.

» Seule, avec vos désirs, votre angoisse s’accroît ;
» Et l’espace est plus vide, et le brouillard plus froid.


» Une flamme vous mord au cœur, flamme éternelle,
» Si puissante qu’un ange y brûlerait son aile,

» Flamme qui ne vient pas de quelque Dieu jaloux,
» Mais d’un être encor plus implacable, de vous. »

« — Faut-il donc renier l’idéal, m’écriai-je ?
» La terre, est-ce le vrai ? le ciel, est-ce le piège ?

» A son rêve doit-on forcément se blesser,
» Et, si tu revivais, vivrais-tu sans penser ? »

« — Moi, si je revivais, répondit le fantôme,
» Je ne voudrais d’aucun espoir ni d’aucun baume.

» Mon âme plongerait où mon âme plongea,
» Je recommencerais ce que j’ai fait déjà.

» En vain ceux dont l’esprit est penché vers la terre
» M’avertiraient de fuir la douleur solitaire ;

» Dans la foudre et le vent je m’en irais encor,
» Loin des chercheurs de joie et loin des chercheurs d’or ! »


Et, comme au cœur la flamme était toujours plus vive,
Il y remit les mains en pose convulsive,

Et, poussé de nouveau par l’aiguillon maudit,
Il s’enfuit à travers la bruine et s’y perdit.